Présentation
p. 111-114
Texte intégral
1Les trois contributions réunies ici, bien qu’elles se déploient sur des terrains très différents, posent toutes la question du sujet aux prises avec la rupture et l’incertitude que peut constituer un événement biographique marquant (maladie, décès, placement socio-éducatif). Claude Grin, Éric Chauvier, ainsi que Yannis Papadaniel, Marc-Antoine Berthod et Nicole Brzak cherchent, par des voies méthodologiques différentes, des appuis pour saisir ce qui se joue dans les énoncés et les récits de vie produits en situation par leurs interlocuteurs : individus en quête de signes de défunts, adolescents en rupture familiale ou scolaire, proches de personnes atteintes d’une maladie grave. Sur ces trois terrains, comprendre l’autre est un exercice d’autant plus complexe sur le plan de la relation ethnographique et de la méthodologie qu’il est sur le fil, à la recherche du sens de ce qu’il est en train de vivre ou de ce qu’il est en passe de devenir en tant que personne : un médium, un jeune adulte revendiquant son autonomie, un veuf potentiel.
2La manière dont Grin, Chauvier, et Papadaniel, Berthod et Brzak ont « prise » sur leurs objets et sont « pris » par leurs terrains respectifs est très différenciée. Leurs postures d’enquêteurs relèvent parfois de choix méthodologiques volontaires dans l’a priori du terrain et, d’autres fois, ces choix découlent et s’imposent au gré des circonstances, des rencontres et des tâtonnements in situ, au fil de l’expérience. Par ailleurs, au cours d’une même enquête, ces postures sont amenées à évoluer, comme le montre bien la contribution de Claude Grin. Au début de son terrain sur des séances médiumniques, la chercheuse manifeste en effet des réticences à « être prise », selon les termes de Favret-Saada, et à se livrer pleinement au processus de croyance dans les discours et les pratiques de communication avec l’au-delà. Si, dans un premier temps, la position de « bystander » (Goffman, 1987) lui paraît être un choix pertinent permettant l’observation et la compréhension objective et distanciée des mécanismes de la médiumnité et du discours du « parler d’âme à âme » avec les défunts, elle se rend progressivement compte qu’elle doit en passer par l’« expériencé », au sens de Dewey, pour percevoir, comprendre et restituer ce que les participants à ces sessions (médiums et apprentis médiums) y investissent et ce qu’ils en attendent.
3Poursuivant une réflexion déjà entamée dans d’autres travaux (Chauvier, 2012), Éric Chauvier décortique, quant à lui, de fugaces échanges avec une adolescente participant à des ateliers d’expression au sein d’une institution socio-éducative. Il s’attache notamment à comprendre ce qu’est une rencontre et ce qui rend possible l’intersubjectivité. Il dissèque patiemment le sens et la portée des gestes, des mots, des impressions et sensations produits par la rencontre avec cette adolescente, Djenna, afin de transcrire le plus finement possible qui est cette jeune fille lorsqu’elle agit comme elle le fait auprès de ses éducateurs, de ses pairs ou encore de lui-même en tant qu’intervenant-ethnographe. Ce faisant, l’auteur entreprend de documenter le phénomène social de production des sujets au sein d’une institution socio-éducative, ainsi que les appuis et les aspérités du chemin conduisant à la compréhension d’autrui.
4Pour leur part et contrairement aux deux premières contributions où le « je » du chercheur organise la trame narrative des récits et descriptions, Yannis Papadaniel, Marc-Antoine Berthod et Nicole Brzak ont choisi de rester dans les coulisses du récit pour observer les effets d’un événement marquant – la maladie grave – sur les proches de personnes dont l’autonomie et, parfois, le pronostic vital est engagé. De cette place et par leur dispositif d’enquête par « conversations », plutôt que par entretiens, ils analysent le phénomène de l’empathie et les reconfigurations relationnelles à l’œuvre au sein des familles et des couples auxquels appartiennent ces personnes souffrantes. Ils interrogent également les effets du processus de réflexivité induit par la maladie grave sur le rapport à soi, à autrui et au monde des individus touchés par ce type d’événement.
5C’est bien ce phénomène – l’empathie – et cet « objet » – le sujet – qu’interrogent les trois contributions réunies ici ainsi que, plus largement, l’ensemble des auteurs de cet ouvrage. En tant qu’ethnographes, nous sommes constamment amenés à produire des connaissances anthropologiques en nous appuyant sur de la matière humaine faite de conversations, de récits, de confidences, d’observations relevant de moments plus ou moins intimes de la vie d’autres personnes. L’élan qui meut l’ethnographe s’apparente à une gymnastique intellectuelle, émotionnelle et relationnelle qui implique fortement la subjectivité du chercheur et l’oriente vers les sujets qui lui font face afin de saisir en quoi réside la singularité des êtres. Il s’agit également de comprendre ce qui les anime, ce qui leur est irréductible autant que ce qui peine à être partagé ou, au contraire, ce qu’ils choisissent de rendre accessible ou de mettre en discussion avec leurs pairs ou avec l’ethnographe.
6Les terrains et contributions réunis ici posent la question de ce qui est saisissable et imprenable par l’ethnographe, au-delà du dispositif d’enquête et des relations qu’il aura pu tisser avec ses hôtes sur le terrain. La fluidité et la complexité de la « vie des autres » et de la vie sociale nous échappent toujours un peu et nul écrit anthropologique, si sensible et réflexif soit-il, n’épuise le réel. Pour autant, il ne s’agit en aucun cas d’abandonner l’exercice anthropologique mais, bien au contraire, de le réaliser de manière plus exigeante et attentive afin de restituer, à l’échelle des interlocutions et des interactions, ce qui constitue le rapport au monde qu’entretiennent les individus et ce qui vient le modifier, ainsi que les modalités par lesquelles s’opère une transformation du social et des subjectivités. Et ce, sans jamais perdre de vue les rapports de pouvoir qui peuvent conditionner ces transformations et peser sur les choix des individus.
Auteurs
Marieke Blondet est anthropologue sociale (PhD), diplômée de l’École des hautes études en sciences sociales et de l’Université Otago (Nouvelle-Zélande). Elle est chargée de projet à AgroParisTech Nancy. Son travail en anthropologie de la conservation porte sur les aires naturelles protégées. Elle a participé au collectif Les Politiques de l’enquête (Didier Fassin & Alban Bensa (dir.), La Découverte, 2008) et a publié « Métissages juridiques aux Samoa américaines ; entre fixation légale de la tenure foncière et manipulation des pratiques » (Céline Travési & Maïa Ponsonnet (dir.), Les Conceptions de la propriété foncière à l’épreuve des revendications autochtones, Cahiers du CREDO, 2015) et « Participation in the Implementation of Natura 2000: a Comparative Study of Six EU Member States » (Land Use Policy, nº 66, 2017).
Mickaële Lantin Mallet est anthropologue, formée à l’École des hautes études en sciences sociales. Elle est consultante au sein d’un cabinet d’expertise en risques psychosociaux en santé au travail, chargée de recherche au Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC, Paris Grand Ouest La Défense-Nanterre) et chargée d’enseignement à l’UniLaSalle de Beauvais. Ses travaux interrogent les effets restructurants de l’événement (maladie grave ou rare, dispute, procès, etc.) sur les rapports sociaux et sur les récits de soi. Elle a publié « Porter plainte en justice » (Cahiers de littérature orale, nº 77-78, 2015).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Anthropologies réflexives
Modes de connaissance et formes d’expérience
Marieke Blondet et Mickaële Lantin Mallet (dir.)
2017
Patrimonialisations croisées
Jeux d’échelles et enjeux de développement
Olivier Givre et Madina Regnault (dir.)
2015
Aux sons des mémoires
Musiques, archives et terrain
Alice Aterianus-Owanga et Jorge P. Santiago (dir.)
2016