Présentation
p. 53-56
Texte intégral
1L’appariement des textes d’Alban Bensa et de Manon Capo sonne comme une évidence : même terrain, la Nouvelle-Calédonie, et même filiation parmi les océanistes pour les deux chercheurs. Ce binôme naturel propose néanmoins d’éclairer la notion de « prise » selon deux points de vue différents, notamment parce que ces deux chercheurs ne sont ni de la même génération ni du même genre. Alban Bensa est un anthropologue confirmé, spécialiste de la Nouvelle-Calédonie et depuis longtemps engagé aux côtés des leaders indépendantistes kanak. L’expérience d’ethnologue de Manon Capo est plus récente, ses terrains ayant eu lieu bien après les événements qui ont frappé la Nouvelle-Calédonie dans les années 1980. De plus, en tant que femme, son accès au terrain et aux données ethnographiques est, de fait, différent. Ces deux textes sont donc aussi l’illustration de l’intersubjectivité qui peut exister entre les chercheurs eux-mêmes.
2Au-delà de ces distinctions, les deux auteurs prennent le parti d’une écriture et d’une anthropologie narrative pour nous conter la « prise » dont ils ont chacun fait l’objet de la part des groupes familiaux kanak qui les ont adoptés. Manon Capo décrit de manière détaillée ses différentes expériences d’interrelations avec ses « parents » et les observations participantes au sens de Tedlock (1991) qu’elle a pu mettre en place. Alban Bensa, lui, revient sur quelques moments clés de son travail ethnographique au long cours (plusieurs décennies) auprès des personnes qui l’ont également incorporé à leur parenté, et plus particulièrement sur ce qu’une attention réflexive portée sur ces moments précis a pu lui apprendre concernant les relations de parenté et l’organisation sociale au sens large des Kanak. Les deux auteurs nous montrent, comme Favret-Saada avant eux, les vertus du « lâcher-prise » et les bienfaits de se laisser prendre1 par un groupe social et par une société pour le ou la comprendre : le terrain puis la connaissance de l’autre se construisent donc sur le mode de l’adoption et via la création d’une parenté fictive.
3Tous deux décrivent la manière dont les personnes qui accueillent l’ethnographe sur le terrain – et dont il souhaite acquérir les savoirs – le placent en position d’acteur participant, ce qui l’engage et lui donne des responsabilités et une position à tenir dans le lignage, jusque dans des jeux de pouvoir entre groupes. L’ethnographe se voit donc inscrit dans un groupe et une histoire précis.
4Les deux auteurs expliquent aussi que, pour comprendre la parenté kanak, et percevoir comment et pourquoi elle est mobilisée et structure autant cette société, il est nécessaire de ne pas se limiter au seul cadre des cérémonies (au cours desquelles les relations de parenté sont mises en scène, voire scénarisées), mais au contraire d’observer les manifestations de cette parenté au cours de nombreux et répétés micro-événements du quotidien qui font l’expérience de terrain ; et donc la vivre de l’intérieur. Par exemple, les deux ethnologues rapportent une sortie de terrain similaire s’accompagnant du récit de l’histoire du clan et de ses liens aux autres groupes claniques : événement qui a tenu lieu d’initiation. Bensa et Capo montrent ainsi que pour les Kanak, le novice doit « expériencer » (Dewey, 2012 ; Madelrieux, 2012) le territoire, le parcourir, le vivre dans sa chair pour s’imprégner de l’espace et de l’histoire et ainsi être davantage intégré au réseau de parenté, prendre sa place et sceller en quelque sorte le statut donné.
5Cependant, pour atteindre cette connaissance fine que nous revendiquons dans cet ouvrage, se laisser prendre, être intégré, ne suffit pas. L’ethnographe doit s’interroger sur cette prise, questionner le groupe ou la personne qui l’adopte. Il doit aussi réfléchir à la position qui lui a été attribuée, à ce que cela implique personnellement, en tant qu’individu et en tant que chercheur, mais aussi politiquement, dans des rapports de forces (entre groupes de parenté concurrents, entre Kanak et autorités françaises sur place et en métropole) qui dépassent la seule personne de l’ethnologue.
6C’est la démarche poursuivie par Alban Bensa et Manon Capo. Leur attitude de « se laisser prendre », de faire l’expérience personnelle, intime, de cette parenté, puis le regard réflexif qu’ils ont tous deux mis en œuvre pour détricoter les liens interpersonnels tissés au fil du temps avec leurs interlocuteurs privilégiés afin de comprendre ce que cela impliquait dans le comportement et l’engagement de chacun, leur a permis de produire un savoir anthropologique précieux sur la manière dont leurs « parents » kanak vivent ces règles de parenté. Ils ont ainsi pu prendre la mesure de l’aspect multiple et mouvant des appartenances de chacun, et constater à quel point, dans le cadre d’une règle ou d’une théorie idéal-typique de la parenté kanak, au-delà des notions structuralistes de système généalogique, les Kanak manipulent les règles de parenté, jouent avec, en mobilisant tel ou tel lien de parenté, telle référence à la généalogie selon les circonstances et les objectifs qu’ils se donnent individuellement ou collectivement. Cette observation rejoint la question de l’indexicalité telle que proposée par Bertrand Masquelier dans la dernière partie de cet ouvrage. En résumé, sans cette adoption et sans l’incarnation par l’ethnographe de la position reçue, sans démarche et sans attitude réflexive, il n’y a pas de connaissance anthropologique.
Notes de bas de page
1 Favret-Saada, 1977.
Auteurs
Marieke Blondet est anthropologue sociale (PhD), diplômée de l’École des hautes études en sciences sociales et de l’Université Otago (Nouvelle-Zélande). Elle est chargée de projet à AgroParisTech Nancy. Son travail en anthropologie de la conservation porte sur les aires naturelles protégées. Elle a participé au collectif Les Politiques de l’enquête (Didier Fassin & Alban Bensa (dir.), La Découverte, 2008) et a publié « Métissages juridiques aux Samoa américaines ; entre fixation légale de la tenure foncière et manipulation des pratiques » (Céline Travési & Maïa Ponsonnet (dir.), Les Conceptions de la propriété foncière à l’épreuve des revendications autochtones, Cahiers du CREDO, 2015) et « Participation in the Implementation of Natura 2000: a Comparative Study of Six EU Member States » (Land Use Policy, nº 66, 2017).
Mickaële Lantin Mallet est anthropologue, formée à l’École des hautes études en sciences sociales. Elle est consultante au sein d’un cabinet d’expertise en risques psychosociaux en santé au travail, chargée de recherche au Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative (LESC, Paris Grand Ouest La Défense-Nanterre) et chargée d’enseignement à l’UniLaSalle de Beauvais. Ses travaux interrogent les effets restructurants de l’événement (maladie grave ou rare, dispute, procès, etc.) sur les rapports sociaux et sur les récits de soi. Elle a publié « Porter plainte en justice » (Cahiers de littérature orale, nº 77-78, 2015).
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