Les « Slavo-Aryens » : un ésotérisme à la russe
p. 127-142
Texte intégral
1L’ésotérisme exalte les uns et irrite les autres1. Certains y voient une illumination spirituelle permettant de pénétrer bien au-delà des limites d’un savoir scientifique et rationnel. D’autres le considèrent tantôt comme une pseudo-science, tantôt comme un « satanisme pour les intellectuels ». Mais il ne laisse personne indifférent. De plus, aujourd’hui, il bénéficie d’une grande popularité auprès des écrivains, car il leur permet de labourer avec succès le champ du fantastique social, qui prétend expliquer les causes des malheurs actuels et fait des projets pour une société idéale à venir. Or ces projets-là sont très étroitement liés aux représentations raciales. C’est pourquoi il semble utile de suivre l’évolution de l’idée raciale à la lumière des visions ésotériques développées depuis 150-200 ans. D ans le présent article, nous analyserons d’abord quelques théories ésotériques occidentales, puis des doctrines apparues en URSS et enfin dans la Russie d’aujourd’hui2.
La tradition ésotérique et le racialisme en France et en Russie
2La tradition ésotérique européenne s’est formée au xixe siècle en partie sur la base des « visions astrales » et en partie sur celle de l’interprétation des mythes de divers peuples. Elle intégrait également des hypothèses en vogue sur la modification de l’axe terrestre et le déplacement des pôles magnétiques, ces événements censés avoir entraîné un changement brusque du relief et du climat sur la terre. Cette doctrine comportait la thèse des quatre races (rouge, noire, blanche et jaune), qui auraient dominé successivement le monde et qui correspondraient à certains continents et à certaines époques (lémurienne, atlantique, éthiopienne et blanche). Chacune de ces races anciennes aurait établi, l’une après l’autre, un grand empire sur la terre, avec de multiples colonies lui appartenant. Leur domination aurait duré des millénaires et se serait achevée par une catastrophe naturelle, après laquelle un nouveau cycle aurait commencé, lié à une autre race. Tous les changements en cours dans l’histoire de l’humanité s’expliqueraient par des mélanges raciaux. Par ailleurs, la situation sur la terre aurait été contrôlée par des forces supérieures, de sorte que les principaux événements auraient été prédéterminés et que l’évolution des peuples aurait suivi des lois strictement établies par avance.
3D’après les fondateurs de cette théorie, la « race blanche » fut la dernière à apparaître sur la terre et se forma près de la mer Blanche, où avaient habité ses ancêtres, les Hyperboréens, adeptes d’une « religion solaire ». À l’époque, la terre était dominée par la « race noire », qui atteignait au nord les régions méridionales de l’Europe, y compris le sud de la Russie. C’est elle qui aurait laissé après elle des édifices cyclopéens. Au zénith de leur puissance, les Noirs asservirent les Blancs et les Jaunes. Mais par la suite, les Blancs consolidèrent leur pouvoir et, sous la direction du chef Ram, repoussèrent les Noirs loin vers le sud. Ram fonda un grand empire théocratique, étendu entre l’Afrique du Nord et le Japon, et inaugura l’époque de domination des Blancs. Une partie des Blancs migrèrent vers l’Asie Mineure et l’Europe, et furent à l’origine des Aryens. Parfois, dans la même tradition, le terme « Aryens » était employé pour désigner tous les « Blancs3 ». Leur sagesse se conserva dans les textes védiques consignés à l’âge d’or, lors de la formation de la hiérarchie sociale et du système des castes résultant de la victoire des Blancs sur les Noirs et les Jaunes. C’est l’ésotériste français Antoine Fabre d’Olivet qui formula le premier ce schéma grandiose de « l’anthropogenèse4 ». Après lui, ce schéma fut exposé avec quelques variations par son élève Alexandre Saint-Yves d’Alveydre5 et l’élève de ce dernier, le président du Conseil suprême de l’ordre des martinistes, Papus6.
4En même temps que Papus, un autre ésotériste français, Édouard Schuré, parlait lui aussi de quatre races issues de différents continents. Tout en admettant que chaque race pouvait descendre d’une autre, Schuré démontrait que ces races avaient continué à exister parallèlement côte à côte. Néanmoins, chaque époque se serait caractérisée par la domination d’une seule race : dans un passé lointain, ce seraient les races « rouge » et « noire » qui auraient dominé, tandis qu’aujourd’hui c’est la race « blanche » qui dominerait la terre. Le mélange des races, selon Schuré, mènerait à leur dégradation et à leur dégénérescence7.
5Ces idées se retrouvaient aussi chez d’autres ésotéristes du début du xxe siècle, qui insistaient toujours sur la coexistence, dans le monde moderne, des races « supérieures » et des races « inférieures », ces dernières comprenant des « déchets des races originelles » à la « mentalité inférieure ». Par exemple, un membre éminent de la Société théosophique, Charles Leadbeater, croyait que « du sang de la race noire » était conservé en Russie et en Hongrie8.
6La théosophie d’Helena Blavatski, qui avait fait de la théorie raciale la poutre maîtresse de sa théorie de l’évolution de l’humanité, rendit populaires ces idées-là. Sa doctrine avait peu de consistance logique. L’auteure se déclarait par exemple partisane du polygénisme tout en croyant à l’évolution, qu’elle comprenait d’une manière non darwinienne. D’une part, elle affirmait que les différentes races étaient apparues sur les divers continents indépendamment les unes des autres, mais d’autre part, elle voyait dans l’évolution une suite de races dont les unes se formaient sur la base des autres, mais de sorte que chaque nouvelle race se distinguait par des qualités plus enviables. Se fondant sur la tradition hindoue, Helena Blavatski partageait la théorie des cycles et croyait que, à l’instar d’un homme, les races et les peuples passaient par des étapes de croissance, de développement, de vieillissement et d’extinction. Autrement dit, l’évolution serait le destin de l’humanité totale, tandis que chaque race serait sujette à l’involution. Blavatski définissait cela comme « une évolution double en deux sens opposés » : au progrès physique devait correspondre nécessairement une décadence de l’élément spirituel et mental9.
7Blavatski disait que les trois premières races originaires (« racines ») avaient eu une nature éthérée, et que l’humanité n’avait acquis un aspect physique qu’à partir de la quatrième. Elle situait la deuxième race sur le continent fabuleux d’Hyperborée, pas loin du pôle Nord, où un climat sous-tropical était censé régner à l’époque. Elle découvrit la troisième race sur un « continent austral », nommé Lémurie. La quatrième, les « Lémuro-Atlantes », était liée selon elle au « premier pays historique », l’Atlantide, submergé il y a 12 000 ans. Blavatski présentait les habitants de l’Europe du paléolithique comme des « Atlantes pur-sang ». Plus tard, avec les races les plus avancées, les Aryens se seraient formés ; Blavatski les nommait « la cinquième race », constituant aujourd’hui la majeure partie de l’humanité. Les restes de la race ancienne se seraient mélangés avec les hommes de la nouvelle race, et c’est ainsi que la variabilité des types physiques humains serait apparue. Cependant, seuls les « meilleurs représentants » de l’ancienne race pouvaient y parvenir. Selon Blavatski, le crépuscule de la « race décrépite » s’accompagnait de son extermination physique par la nouvelle race, bien que celle-ci n’en soit point coupable, s’agissant d’une « nécessité karmique10 ». Il est vrai qu’une race ne disparaissait jamais immédiatement ni complètement. Des restes des anciennes races se conservaient, mais menaient une existence misérable en marge de la nouvelle civilisation. C’est ce qui expliquait, selon Blavatski, les différences considérables entre les races dans leurs capacités intellectuelles. Elle ne voyait donc rien d’étonnant dans l’isolement des « races inférieures », prétendument condamnées à disparaître par la « loi karmique ». Cette idée de Blavatski est reprise par certains ésotéristes d’aujourd’hui, qui présentent les aborigènes de l’Australie, les Bushmen d’Afrique du Sud, les Veddas, les Andamanais, etc., non seulement comme des « êtres en voie de dépérissement », mais aussi comme des « animaux11 ». C’était reproduire le discours raciste de type colonial traditionnel.
8Blavatski associait la quatrième race aux « fils des Géants », et la cinquième aux « fils des Dieux », et déclarait qu’elles avaient mené des guerres atroces entre elles. Quelquefois, elle définissait les races par leur couleur de peau, et alors les « fils des Géants » étaient « noirs » et les « fils des Dieux », « jaunes ». De plus, tout en portant une grande attention à la « spiritualité », elle dotait chaque race de particularités morales et comportementales qui étaient censées lui être propres. Ainsi, les « Lémuro-Atlantes » étaient, selon elle, des « sorciers méchants », tandis que les « Aryens » se distinguaient par leur noblesse. Toujours selon Blavatski, les « premiers Aryens » avaient confessé « la religion védique », qu’ils auraient propagée dans le monde entier, en en dotant les « restes des populations atlanto-lémuriennes ». Ce sont ces croyances-là qui constitueraient le fondement de toutes les religions modernes, y compris le judéo-christianisme. Ainsi, la théorie de Blavatski comportait entre autres une idée messianique. Elle possédait également une dimension eschatologique, dans la mesure où le début et la fin d’une « époque raciale » s’accompagneraient toujours de catastrophes mondiales12.
9L’une des sources de l’illumination de Blavatski fut le roman fantastique de l’écrivain et ésotériste anglais Edward Bulwer-Lytton, The Coming Race, qui décrivait une civilisation avancée habitant des villes souterraines. Il s’agissait de descendants des hommes s’étant cachés dans les cavernes pour fuir le déluge, et qui avaient autrefois transformé la surface de la terre. Ils y maîtrisèrent une énergie spéciale (le vril) qui leur permit d’accéder à un bien-être total, oubliant les guerres, la misère et les privations. L’auteur décrit en somme une société idéale, servie par des machines-robots. Conformément à l’esprit colonial de l’époque, il attribue aux membres de cette société une éthique particulière : si certains êtres leur résistent (par exemple au cours de la colonisation de nouvelles terres), il faut les exterminer sans aucune pitié : « Exterminer ce qui nuit à la société, croyaient-ils, n’est pas un crime13. » Beaucoup de ces idées ont fait partie des thèmes privilégiés de l’ésotérisme mondial.
10Saint-Yves d’Alveydre enrichit ce schéma d’une doctrine de la « loi de Synarchie », c’est-à-dire d’une « loi sociale » assurant la vie heureuse d’une société dans le cadre d’un État théocratique judéo-chrétien. Il croyait que Moïse avait été initié à cette loi par des sages de la « race noire » précédente et que les chrétiens l’avaient héritée des juifs. Convaincu que les Anciens avaient eu des connaissances très profondes, Saint-Yves d’Alveydre démontrait que « la science ancienne » était codifiée dans des textes sacrés conservés jusqu’à nous14. Il affirmait aussi que les empereurs romains et byzantins avaient impitoyablement détruit les sources du « savoir ancien15 ». Le dernier refuge de celui-ci aurait été la région d’Agartha, dans l’Himalaya, où le conseil des Dieux se serait abrité et où une société juste aurait existé16.
11Tous les récits de ce genre faisaient appel à la théorie raciale en vogue au début du xxe siècle, et y ajoutaient une grande part de fantasmes et de craintes devant « le mélange racial » et les « guerres raciales », qui inquiétaient sérieusement la société. Pour éviter les guerres, les ésotéristes du xixe siècle ont proposé d’édifier un État global avec un gouvernement unique : ainsi, selon Saint-Yves d’Alveydre, il fallait dans un premier temps instituer des États-Unis d’Europe, puis unifier toute l’humanité17. Inspirés par les empires coloniaux qui se formaient sous leurs yeux et par l’expatriation massive des Européens vers des pays lointains, les ésotéristes croyaient y voir une hégémonie de la « jeune race blanche (aryenne) », destinée à dominer la terre, tandis que les autres races devaient accepter leurs règles de vie ou disparaître18. Ces penseurs transposaient leurs représentations de société idéale dans des époques très anciennes, en espérant rendre ainsi plus convaincant leur projet social censé rétablir l’ancienne Tradition.
12Des bribes de ces idées ésotériques se retrouvent, sous diverses combinaisons, dans les écrits néo-mythologiques des épigones russes d’aujourd’hui, qui reprennent la thématique « aryenne » et transforment les « Aryens » de Blavatski en « Slavo-Aryens », voire en « Rouss anciens ». Les ésotéristes russes contemporains, à la suite de leurs prédécesseurs, continuent à chercher les origines des races terrestres (ou de certaines d’entre elles) sur d’autres planètes, d’où leurs « matériaux génétiques » auraient été transportés sur la Terre. Il convient de souligner le fait que les ésotéristes en question se nourrissent essentiellement de l’héritage de Blavatski et de ses successeurs. Même s’ils puisent des idées ésotériques énoncées en d’autres pays au xxe siècle, ils préfèrent les auteurs qui vivent de cet héritage. Ils sont donc toujours attirés par l’imaginaire racial, qui sera discuté dans ce qui suit. Bien entendu, l’ésotérisme russe ne s’y réduit pas, mais le phénomène en question n’a jamais été encore analysé en détail19.
Les dogmes de l’ésotérisme et leurs usages en URSS
13Parmi les dogmes constants de l’ésotérisme, il y a la théorie des cycles, l’involution, l’arrivée des races humaines (du moins pour certaines d’entre elles) d’autres planètes, la succession évolutionniste de ces races, la « loi karmique », la réincarnation, le déluge, les civilisations anciennes censées avoir existé sur des continents submergés20...
14Certains ésotéristes russes présentent ce processus d’« anthropogenèse » comme une apparition des maîtres cosmiques, descendus de temps à autre sur Terre pour accélérer ou corriger l’évolution de l’humanité. Ce sont eux qui y auraient apporté de grands savoirs védiques, pour en faire la « doctrine secrète » des anciens Aryens21. Si Blavatski affirmait qu’à notre époque déjà, les « Aryens » commençaient à céder peu à peu la place aux hommes de la nouvelle « sixième race », les ésotéristes russes d’aujourd’hui présentent ce tournant radical comme un passage de l’ère des Poissons à celle du Verseau, alors que prend fin « l’époque méchante » de Kaliyuga et que commence un nouvel âge d’or22. Pour beaucoup d’entre eux, la chose est liée à la mission spéciale de la Russie, les Russes étant censés être des descendants directs des « Aryens radieux », et la langue russe devant rapprocher les nations du globe et les réunir en une « communauté mondiale23 ». Certains des héritiers de Blavatski tentent de ressusciter le polygénisme24, et ce faisant ils nous renvoient à une théorie raciale obsolète. Ainsi Iouri Stefanov, un ésotériste russe considéré comme une autorité par ses pairs, a loué Fabre d’Olivet pour avoir « découvert » le polygénisme, sans se rendre compte que cette idée avait été l’un des fondements du racisme25.
15La doctrine propre de Blavatski ne présentait pas encore ouvertement de racisme, même si elle reconnaissait que les restes des races anciennes étaient destinés à disparaître par « la nécessité karmique ». Mais cette doctrine manquait de logique stricte et se prêtait à des interprétations diverses. Ce n’est pas par hasard que certaines idées ésotériques, dont les racines remontent à la doctrine de Blavatski et à l’aryosophie autrichienne apparue en même temps qu’elle, ont mené au racisme et à l’antisémitisme26.
16Au cours du siècle dernier, cette tendance s’est fait sentir en Russie. L’ésotériste russe Alexandre Bartchenko, ayant eu connaissance de la doctrine de Saint-Yves d’Alveydre après 1920, a repris son idée de succession cyclique des civilisations et des races. Il évoquait une époque ancienne de la grande fédération universelle des peuples pendant laquelle le communisme, ou l’âge d’or, aurait régné sur la terre. Il enseignait qu’à mesure que la civilisation se perfectionne, les besoins matériels passaient au second plan, supplantés par les sentiments, et que cela produisait une dégénérescence et une décadence. L’ancienne civilisation universelle termina son existence il y a 36 000 ans. L’Atlantide, submergée par l’océan Atlantique il y a près de 11 000 ans, en fut une relique. Ensuite, il y a près de 9 000 ans, la civilisation se régénéra sous la forme d’une « fédération Ramide » em-brassant l’Asie et une partie de l’Europe. La « marche de Ram » date de cette époque-là. Cependant, cette civilisation se disloqua à son tour il y a 5 600 ans. Selon Bartchenko, un nouveau déluge attend la terre au milieu du xxie siècle et seuls ceux qui sauront se sauver sur les hauts plateaux en réchapperont. Ce sont eux qui seront destinés à vivre un nouvel âge d’or.
17Bartchenko croyait que la succession des cultures était due à celle des races dominantes. Avant la « civilisation Ramide », c’est, assurait-il, la race noire qui exerçait sa domination, avant que la race blanche ne vienne la supplanter. Cette dernière était destinée à créer une société communiste après le déluge. La race jaune subsisterait aussi, mais on ne prévoyait aucun avenir pour la race noire, qui devait périr avec le déluge. Bartchenko s’efforçait de marier les idées occultistes et bouddhistes avec le marxisme, et la « synarchie », dans son schéma, était remplacée par le communisme27.
18La théorie de Bartchenko n’était pas dépourvue d’idées racistes propres à l’ésotérisme. Ainsi, dans son récit Docteur noir, écrit avant sa lecture de Saint-Yves d’Alveydre, il reprenait l’idée de polygénisme, considérant, à la suite de Blavatski, les aborigènes d’Australie, les Bushmen, les Veddas, etc., comme des restes des anciennes races en voie d’extinction. Il affirmait enfin que, en vertu d’une « loi biologique », les races noire, jaune et rouge étaient incapables de se mélanger avec « la race blanche, porte-drapeau de la civilisation28 ». Les « Aryens » auraient même été sommés de mettre à mort les rares survivants des « races anciennes », pour que ceux-ci ne se révoltent pas. Il est vrai que l’auteur s’opposait sur ce point à Bulwer-Lytton, et que son héros s’insurgeait, sans succès, contre cette coutume barbare29.
19Constantin Tsiolkovski allait encore plus loin : tout en croyant à une « raison cosmique », il était convaincu que les « êtres supérieurs » étaient destinés à « liquider les germes de vie dans les autres planètes et à peupler celles-ci de leur propre progéniture ». De cette manière, ce n’est pas le mal qui se répandrait, mais « la raison et le bonheur de tout ce qui est30 ». Traitant d’un « amour universel » et de la nécessité de mettre fin aux souffrances, Tsiolkovski proposait à cette fin de faire « cesser l’existence de tous les êtres inconscients, malheureux et imparfaits », en les privant de la faculté de se reproduire31. Il appelait cela une « éthique du Cosmos32 ».
20Ainsi, préoccupés du bonheur de tous les hommes sur la terre et de la réunification de l’humanité, certains ésotéristes, vers 1930, en vinrent à l’idée selon laquelle il fallait, au nom de ce grand objectif, se débarrasser de tous les « êtres imparfaits ». Naturellement, ils se chargeaient de discriminer les « parfaits » de ceux qui ne l’étaient pas.
21La parenté de ce programme antihumain avec le totalitarisme ne fait pas de doute33. Néanmoins, l’un des principaux ufologues russes d’aujourd’hui soutient, dans la lignée de Tsiolkovski, qu’il s’agit là d’une « loi de l’univers34 ». Il ne va pas, cependant, jusqu’à dire qui a découvert cette loi, ni à quelle époque.
22Autrement dit, après avoir été le produit d’une époque coloniale, la doctrine ésotérique a gardé l’idée d’une hiérarchie raciale censée refléter les phases de l’évolution, où la « spiritualité » est devenue un trait racial persistant. C’est pourquoi les appels lancés par des ésotéristes à renoncer au chauvinisme et à la haine raciale35 restent sans effet, étant contraires aux postulats de leur propre « doctrine évolutionniste ». Nous allons voir que cela permet même à certains ésotéristes russes d’exposer des vues nettement racistes.
Racialisme ésotérique et racisme dans la Russie contemporaine
23L’ésotérisme bénéficia d’un intérêt renouvelé en Russie dans les années 1970 et 1980. Vers 1980, Pavel Globa commença à rétablir « l’astrologie avestique » en fondant à cette fin une Association avestique d’astrologie. Il fut l’un des premiers à se tourner à nouveau avec enthousiasme vers les théories ésotériques traditionalistes, fondées sur l’idée d’involution et affirmant que toute civilisation, au lieu de progresser, s’achemine au contraire vers la décadence et la sauvagerie. Rétablissant la doctrine ésotérique de « l’anthropogenèse », il affirmait que la plupart des races humaines étaient venues sur la Terre des étoiles lointaines, et que chacune d’elles avait formé sa propre civilisation. Il rattachait les « hommes blancs » d’aujourd’hui aux « Aryens » et enseignait qu’avant eux, quatre autres races avaient déjà vécu sur la Terre : une race autochtone (« bleue ») et trois autres venues de l’espace cosmique (« jaune », « noire » et « rouge »). D’après lui, chaque race avait peuplé d’abord son continent, les Aryens étant établis en Atlantide, identifiée à la presqu’île de Labrador36.
24Après une catastrophe cosmique, l’axe terrestre se modifia, et les anciens grands continents furent submergés. Pour échapper au désastre, les hommes fuirent leurs pays natals, ce qui entraîna le mélange des anciennes races. Globa attribua à chaque race des connaissances et des facultés qui lui seraient propres. Il dota généreusement les Bleus de capacités mathématiques, attribua aux Jaunes une doctrine de l’harmonie, représenta les Noirs comme de puissants mages, et déclara les Rouges experts en alchimie. Quant aux Aryens, il en faisait les porteurs d’une « loi morale et éthique du Cosmos », constituant le fondement de l’ordre universel. Les Aryens devenaient donc les adeptes d’une religion originelle, qu’ils auraient enseignée à tous les autres peuples du monde. Autrement dit, même si Globa reconnaissait que toutes les « races » avaient apporté leurs contributions au progrès de la culture humaine, celle des Aryens, liée aux normes morales et éthiques fondamentales, s’avérait la plus précieuse. Selon lui, certains peuples gardaient des traits particuliers des anciennes races, l’héritage « aryen » étant le mieux conservé chez les Slaves, les Allemands, les Baltes et les Scandinaves37.
25Tout cela, bien entendu, ne fait qu’exposer de manière éclectique les théories ésotériques de la fin du xixe et de la première moitié du xxe siècle. De plus, en assimilant le type physique (« racial ») aux capacités intellectuelles, cette doctrine non seulement crée des stéréotypes, mais, de fait, ressuscite un postulat important de la théorie raciale, au fondement du racisme. En effet, Globa divise les hommes en Occidentaux et Orientaux, censés avoir des types mentaux et des systèmes de valeurs très différents. Il insiste sur des différences psychologiques radicales entre « les Européens, descendants des proto-Aryens, et les Asiatiques, qui incarnent deux formes de la psychologie collective : solaire et lunaire ». Il déclare que « ce qui est acceptable pour un homme de la race blanche [...] ne peut pas être accepté par un homme de “type oriental”38 ». Il est vrai qu’il enseigne que la frontière entre le bien et le mal se situe au sein de l’âme de l’homme, et non entre des races, des nations ou des pays. Il n’échappe pas pour autant à la tentation de fixer quelques traits extérieurs supposés définir avec certitude le caractère d’un homme. Les cheveux frisés et noirs, par exemple, impliqueraient l’infantilisme et la paresse, et « la prononciation incorrecte » du son [r] désignerait un homme méchant39.
26Globa accorde une attention particulière à la Russie. Il suggère que c’est à elle de « donner une nouvelle lumière spirituelle au monde et devenir le centre de la régénération spirituelle de l’humanité ». C’est sur son territoire qu’un sauveur devrait apparaître, ce qui devrait arriver au passage de l’époque des Poissons à celle du Verseau, c’est-à-dire, selon Globa, en 2003. Il prédit qu’en 1997, la Russie commencerait à « se relever de ses cendres » et qu’après 2003, une « efflorescence spirituelle » aurait lieu ; les Russes s’uniraient aux Ukrainiens et aux Biélorusses pour former un « État slave unifié ». Bien entendu, tout cela devait se produire sous l’influence de la « doctrine des anciens Aryens », c’est-à-dire du zoroastrisme40. On peut juger aujourd’hui de l’exactitude de ce pronostic41.
27D’autres ésotéristes russes spéculèrent de la même manière. Ils substituèrent la dégradation à l’évolution, découvrirent les sources des races quelque part sur d’autres planètes, expliquèrent leur succession par des catastrophes globales, tout en donnant la préférence aux Aryens, censés marquer le point suprême de « l’évolution raciale » moderne, tandis que des groupes de population (ou de tribus) étaient identifiés aux restes des races anciennes, fatalement incapables de « participer à la vie des races nouvelles ». Ce faisant, certains ésotéristes divisèrent l’humanité en races « dirigeantes » et « inférieures » et attribuèrent à quelques « sous-races » des qualités morales douteuses42. D’autres, pour donner à leurs aperçus une apparence scientifique, opéraient avec la notion de « géno-code », qu’ils déclarèrent prédéterminer tous les événements ayant lieu sur la terre43. D’autres encore enrichirent ces schémas de récits féministes, relatifs au passage du matriarcat au patriarcat, censé dater du début de la période glaciaire. À ce moment-là, les hommes se seraient emparés du pouvoir par perfidie, ce qui aurait entraîné une décadence morale44. Il est à noter que dans certaines variantes, l’ésotérisme, d’une part, se combine avec la foi en Jésus-Christ, et d’autre part, s’associe à l’antipathie contre les prêtres chrétiens, semblablement rapportés aux forces des ténèbres45.
28Aujourd’hui, le savoir ésotérique ne veut pas se confiner dans les cadres étroits des représentations religieuses, il s’impose agressivement à la société, en cherchant à tout prix à discréditer la science académique. L’un de ses porte-parole est un auteur amateur très actif, Alexandre Belov, diplômé de l’Institut technologique de Moscou et qui se donne tantôt le titre de « savant chercheur », tantôt celui de « paléontologue », tantôt celui de « paléoanthropologue ». Exerçant la fonction de secrétaire responsable du musée associatif du Dit de la campagne d’Igor auprès de la Société associative pour la conservation des monuments d’histoire et de la culture, il ne s’intéresse pas le moins du monde aux lettres et aux annales russes anciennes. Il déclare être un spécialiste de « l’involution » et, depuis des années déjà, cherche à prouver que la vie sur terre est apparue plusieurs fois, toujours sous des formes imparfaites, et que les espèces animales contemporaines résultent d’une déchéance elle aussi multiple. Par exemple, il explique la genèse des singes par une dégénérescence de l’homme ancien46.
29Dans ses livres, Belov déclare que les formes fossiles des hominidés, y compris les premières espèces humaines, sont soit des espèces isolées, sans aucun rapport les unes avec les autres, soit des produits de la dégradation. Curieusement, il estime que les hommes de Cro-Magnon furent eux aussi une espèce à part, niant ainsi leur rôle dans l’apparition des hommes modernes. Quant à ces derniers (« les hommes blancs »), il les qualifie de produit artificiel d’une activité magique des prêtres de l’Atlantide ou de l’Égypte, qui auraient délibérément créé une « race » capable de conserver les savoirs antérieurs et de rétablir la civilisation disparue au temps du déluge47. Belov oppose les « Blancs » aux « Australiens » et aux « Africains », dont l’énergie créatrice se serait manifestée en bien d’autres sphères. Selon lui, le « coefficient d’intellect » élevé est génétiquement propre aux « Blancs », car ils seraient dotés d’un appareil respiratoire spécial. Cela aurait développé chez eux une intuition extraordinaire et en aurait fait naturellement des civilisateurs et des porteurs de culture48.
30La patrie de la « race blanche », toujours selon Belov, se situait dans les régions polaires, où elle serait apparue sous la forme des Atlantes et des Hyperboréens. On trouve chez Belov des spéculations sur « l’esprit d’une race », sur les conséquences négatives du mélange racial, sur l’origine des « Négroïdes », des « Mongoloïdes » et des « Australoïdes » à partir des hommes de Cro-Magnon, ce qui implique une différence d’espèce par rapport aux « Blancs », etc.49 Dans l’un de ses livres, Belov déclare que les descendants modernes des hommes de Cro-Magnon sont des êtres « dégradés » et il définit leur pensée comme « conventionnelle et régie par les réflexes50 ». Autrement dit, chez lui comme chez Blavatski, l’idée d’involution s’associe à celle de polygénisme.
31Belov ne se contente pas de glorifier la « race blanche » et « les Aryens ». Avec quelques autres auteurs russes « terriens » (potchvenniki), il proclame que les « Rouss » sont « la partie racine de l’arbre indo-européen » et il sépare les « proto-Rouss » des « Slaves » en tant que communauté plus ancienne. Les « proto-Rouss » seront donc identifiés aux « Aryens » et à la « race blanche » et déclarés comme étant les créateurs de toutes les principales civilisations anciennes. Enfin, Belov se charge de formuler « l’idée russe » qui consiste selon lui dans « l’origine divine du peuple russe51 ».
32Belov a consacré un livre spécial aux « Aryens », à leur origine et à leur première patrie52. Reprenant nombre de thèses déjà exposées plus haut, il cherche à prouver qu’en se répandant sur la surface terrestre, les « Européoïdes » se sont mélangés activement aux groupes locaux : le métissage ne semble plus guère lui poser de problème. Néanmoins, il soutient toujours que ce sont les Européoïdes qui ont enseigné de hauts savoirs aux divers groupes de l’humanité et il les qualifie de « locomotive du progrès ».
33En ce qui concerne l’origine des différentes « espèces d’hommes », l’auteur, oubliant visiblement sa version de l’activité des prêtres, affirme que l’homme de Cro-Magnon et les Européoïdes furent également « créés par les dieux » qui envoyèrent les « hommes blancs » sur la Terre pour la sauver de la dégradation et de la destruction. Curieusement, tout en restant fidèle au mythe de l’Atlantide, l’auteur ignore complètement l’Arctique : il ne dit pas un mot du « pays natal du nord » dans ce livre. On n’y trouve pas non plus d’évocation des « proto-Rouss », bien que l’auteur persiste à affirmer que l’histoire russe serait beaucoup plus ancienne qu’on ne le croit.
34Ainsi, tout en changeant considérablement ses idées en fonction des livres qu’il lit, Belov reste fidèle aux postulats essentiels de la doctrine ésotérique, à savoir l’involution, le caractère cyclique de l’histoire, le polygénisme et la création artificielle des diverses espèces humaines (par des prêtres ou par des dieux, cela est sans importance), l’histoire exceptionnelle des « Européoïdes » (des « Indo-Européens », des « Aryens ») et leur mission civilisatrice. « L’idée russe » prend aussi sa place dans ce schéma, obligeant l’auteur tantôt à identifier les « Rouss » aux « Aryens », tantôt à les présenter comme un groupe avancé des « Européoïdes ».
35Tout en partant des idées de Blavatski, certains auteurs d’aujourd’hui leur apportent des modifications et les réinterprètent à leur gré. Ainsi, un membre de l’ordre pétersbourgeois du « Jardin céleste », Oleg Pokrovski, envisage différemment la situation sur la terre pendant l’existence de la « quatrième race ». Il peint ses représentants comme des êtres tout-puissants et immortels, recevant la nourriture de l’ionosphère et n’ayant besoin d’aucune culture matérielle. Il les fait habiter au pôle Nord, dans la ville radieuse d’Asgard. Des « humanoïdes », que l’auteur identifie aux Atlantes, auraient coexisté avec eux sur la terre. Pokrovski en fait des antipodes réels de la « quatrième race », jusqu’à les situer à l’autre bout de la terre, à la place de l’actuel Antarctique. Ceci était selon lui possible parce que l’axe terrestre était disposé autrement à l’époque du paléolithique supérieur, et que le climat était modéré au pôle Sud. Les Atlantes y auraient développé une civilisation supérieure, avec des villes, des temples et même des universités et des observatoires. Ils auraient établi des colonies dans divers points de la planète, en y portant leur haute culture et en y laissant leurs traces sous la forme d’édifices cyclopéens. Ils cohabitaient pacifiquement avec la « quatrième race » qui, contrairement à eux, vivait de pure « spiritualité », sans intérêt pour les ressources naturelles de la terre. En revanche, les Atlantes se seraient distingués par leur raison, mais auraient été complètement privés d’élément spirituel. Par la suite, certains d’entre eux auraient rejoint les hommes de la « quatrième race » pour mettre au monde la « cinquième race ». Mais les Atlantes, méchants et envieux, auraient voulu la détruire. Le créateur aurait alors pris sa défense en organisant le déluge, qui aurait eu lieu il y a 10 000 ans. Il en serait résulté un retournement de l’axe terrestre et la formation de vastes zones au climat modéré et tropical.
36L’auteur affirme que quelques Atlantes auraient survécu à la catastrophe et auraient continué de vivre côte à côte avec les hommes de la « cinquième race », tout en gardant leur caractère intraitable. C’est pourquoi l’humanité moderne serait divisée en deux « races », la race « naturelle » (« les hommes-N ») et la race « spirituelle » (« les hommes-E »). Les « hommes-N », n’ayant pas d’« esprit immortel », mais n’étant pas indifférents aux biens matériels, sentiraient approcher leur fin et, pour la différer, déclencheraient sans cesse des guerres et des conflits fratricides. Contrairement à eux, les « hommes-E » ignoreraient le côté matériel de la vie et se passionneraient pour la spiritualité et la connaissance profonde de l’être des choses, comme le créateur le leur aurait prescrit. Toutefois, les « hommes-N » ne seraient pas condamnés à végéter dans la non-spiritualité. Selon Pokrovski, les Atlantes auraient bâti des pyramides en Égypte sur l’ordre des dieux en vue du « réglage énergétique de la race humanoïde ». Sous l’influence du champ pyramidal, les « hommes-N » pourraient, s’ils le désirent, devenir des « hommes-E », mais beaucoup d’entre eux ne le souhaiteraient pas53.
37La fantaisie de l’auteur ne s’arrête pas là et, en cherchant à résoudre l’énigme de l’origine des Juifs, il avance l’idée d’une activité perfide des prêtres d’Égypte. Après un « lavage de cerveau », quelques anciens Atlantes se seraient déclarés juifs et auraient cru à leur mission de « peuple élu ». Ce faisant, les prêtres auraient eu comme objectif d’installer leurs hommes sur toute la terre afin d’avoir partout des exécuteurs à leurs ordres. Depuis des siècles d’esclavage, ces « hommes-N » auraient perdu tout ce qui leur restait d’imagination et de pensée indépendante, et seraient devenus plus obéissants. Ils ne pourraient pas avoir de contact avec le « Dieu Un », en revanche les prêtres les auraient liés à Jahvé, devenu leur « dieu tribal ». Ensuite, toujours sous la pression de ces prêtres, les Juifs seraient partis d’Égypte en emportant tous les objets de valeur qui seraient devenus leur « capital initial », car Jahvé leur aurait enseigné à asservir les autres peuples grâce à leur puissance financière. C’est ainsi qu’un pouvoir des ténèbres se serait établi sur la terre54. Pour éviter d’être accusé d’antisémitisme, l’auteur introduit une réserve curieuse : il dit qu’aujourd’hui les Juifs se distinguent par leur humanisme et par leur capacité d’amour, qu’il y a beaucoup d’« hommes-E » parmi eux, et que « l’ancien mal a été expié par les souffrances pendant la Seconde Guerre mondiale55 ». Faut-il comprendre qu’auparavant, les Juifs auraient servi le mal pendant des siècles, et qu’ils auraient été justement punis pour cela ?
38L’auteur cite aussi comme ennemis le christianisme (qu’il distingue de la « doctrine véritable » du Christ) et les communistes. L’Inquisition, puis les communistes, auraient visé à détruire « la fleur de la cinquième race ». Cet « obscurantisme des forces sombres » aurait duré deux mille ans, et ce n’est qu’aujourd’hui que viendrait la fin des ténèbres et qu’apparaîtrait la lumière véritable. Il s’agit de la formation d’une « sixième race », destinée à effectuer une synthèse harmonique des éléments spirituels et corporels56. L’auteur déclare que la « foi pure » aurait été portée par des « saints mages russes », contraints à la clandestinité après le baptême de la Russie57.
39Ainsi, s’opposant au darwinisme et à la théorie scientifique de l’anthropogenèse, de nombreux ésotéristes prétendent que les races humaines ont été créées sur d’autres planètes par des représentants de civilisations extraterrestres et transportées sur la Terre à des fins expérimentales. Ils ne voient pas d’autre voie pour les races que celle de l’involution. L’ancien bio-logiste devenu ésotériste Vladimir Chemchouk y ajoute l’idée selon la-quelle l’humanité actuelle serait dominée par des occupants extraterrestres, des reptiles assistés par les « structures maçonniques » des « Goths, Petchénègues, Variags, diables, gobelins et Khazares ». Reprenant un mythe antisémite bien connu, il tente de persuader ses lecteurs que la révolution d’Octobre a mis au pouvoir des « Khazares », relayés par des « diables » après 193658. Dans son dernier livre, Chemchouk s’appuie sur la « nouvelle chronologie » de Fomenko et déclare que les civilisations anciennes étaient une « invention des envahisseurs ». Selon lui, dans le passé, la terre a toujours été peuplée par la seule nation russe et le paléolithique aurait connu un paradis sur terre. Mais des « envahisseurs » auraient détruit l’ancienne civilisation russe, et voudraient aujourd’hui s’emparer de toute la Terre. Dans cette entreprise, ils se feraient assister par des races hybrides qu’ils auraient sélectionnées, et auxquelles l’auteur rattache tous les hommes à l’exception des « Blancs59 ».
40Ainsi, dans toutes ses versions russes, la doctrine ésotérique de « l’anthropogenèse » s’en tient au polygénisme et présente l’évolution de l’humanité comme une succession nécessaire des races. La « race aryenne » est déclarée dominante dans le monde moderne et des « restes des races antérieures », prétendument condamnées à l’extinction, coexisteraient avec elle. Les « races » ou les « sous-races » seraient dotées de qualités morales spécifiques, positives pour les unes, négatives pour les autres. Les « races » s’avèrent donc inégales par leur valeur, et se voient par conséquent attribuer des rôles différents dans le monde. Cela refléterait la lutte séculaire entre le bien et le mal, entre les forces de la lumière et des ténèbres, et certains ésotéristes russes opposent la « race blanche » à tous les autres habitants de la terre comme la lumière aux ténèbres. Diverses doctrines ésotériques rangent les Juifs – appelés « Khazares », « maçons », etc. – du côté des forces sombres. Autrement dit, aujourd’hui comme à l’époque du nazisme, la doctrine ésotérique de « l’anthropogenèse » forme la base d’un imaginaire raciologique. Tout cela favorise la croissance de l’ethnocentrisme et des théories complotistes, accompagnées d’une xénophobie ouverte.
Notes de bas de page
1 Traduit du russe par Serge Zenkine.
2 Voir pour les détails : Victor Shnirelman, Ariyskiy mif v sovremennom mire (Le Mythe aryen dans le monde contemporain), Moscou, Novoe literatournoe obozrenie, 2015, vol. 1, p. 304-332.
3 Saint-Yves d’Alveydre préférait les appeler des « Celtes et la race noble », en associant la couleur blanche à la sagesse. Voir Alexandre Saint-Yves d’Alveydre, Mission des Juifs, Paris, Calmann-Lévy, 1884, p. 284.
4 Voir Joscelyn Godwin, Arktos: The Polar Myth in Scientific Symbolism, and Nazi Survival, Londres, Thames and Hudson, 1993, p. 44 ; Iouri Stefanov, « La grande triade de Fabre d’Olivet », Volchebnaïa gora, nº 3, 1995, p. 177-184.
5 Voir Alexandre Saint-Yves d’Alveydre, Mission des Juifs, op. cit.
6 En russe, on pouvait lire : Papus (Gérard Encausse), « Conversations ésotériques », Izida, nº 1, 1912, p. 9-13 ; nº 2, p. 11-16 ; 1913, nº 4, p. 10-13 ; nº 5, p. 14-17.
7 Édouard Schuré, Les Grands initiés : esquisse de l’histoire secrète des religions, Paris, Perrin et Cie, 1918. En russe : Velikie posviaschennye, Kalouga, Zemskaïa ouprava, 1914.
8 En russe : Charles Webster Leadbeater, Astral’nyi plan (Le Plan astral), Saint-Pétersbourg, V. L. Bokouchevski, 1908, p. 32, 66-67.
9 Elena Blavatskaïa (Helena Blavatski), Taynaya doktrina (La Doctrine secrète), 2. L’Anthropo-genèse, Saint-Pétersbourg, Andreev i synovia, 1991, p. 105, 134.
10 Elena Blavatskaïa, Taynaya doktrina (La Doctrine secrète), 1. La Cosmogenèse, livre 1, Moscou, Progress, 1991, p. 345 ; 2. L’Anthropogenèse, livre 4, Moscou, Progress. 1992, p. 985-986.
11 Voir Elena Blavatskaïa, Taynaya doktrina (La Doctrine secrète), 2. L’Anthropogenèse, Moscou, Andreev i synovia, 1991, p. 124, 198, 205-206, 235, 239-241, 390, 407 ; Larisa Dmitrieva, « Taynaya doktrina » d’Elena Blavatskaïa (« La Doctrine secrète » d’Helena Blavatski dans quelques notions et symboles), 2. L’Anthropogenèse, Magnitogorsk, Amrita-Oural, 1994, p. 321.
12 Voir Elena Blavatskaïa, Taynaya doktrina (La Doctrine secrète), 2. L’Anthropogenèse, op. cit.
13 En traduction russe : Edward Bulwer-Lytton, Griadouschaïa rasa (La Race future), Saint-Pétersbourg, I.N. Erlich, 1891, p. 127.
14 En traduction russe : Alexandre Saint-Yves d’Alveydre, Missia Indii v Evrope (Mission de l’Inde en Europe), Saint-Pétersbourg, Novy Tchélovek, 1915, p. 22.
15 Alexandre Saint-Yves d’Alveydre, Mission des Juifs, op. cit., p. 317.
16 En traduction russe : Alexandre Saint-Yves d’Alveydre, Missia Indii v Evrope, op. cit., p. 25-29.
17 Voir Alexandre Saint-Yves d’Alveydre, Mission des Juifs, op. cit., p. 361-362 ; Alexandre Saint-Yves d’Alveydre, Missia Indii v Evrope, op. cit.
18 Alexandre Saint-Yves d’Alveydre, Mission des Juifs, op. cit., p. 151-154.
19 Voir, sur l’évolution de l’ésotérisme à l’époque soviétique, Bernice Glatzer Rosenthal (dir.), The Occult in Russian and Soviet culture, Ithaca / Londres, Cornell University Press, 1997 ; Mark Sedgwick, Against the Modern World: Traditionalism and the Secret Intellectual History of the Twentieth Century, New York, Oxford University Press, 2004 ; Birgit Menzel, Michael Hagemeister & Bernice Glatzer Rosenthal (dir.), The New Age of Russia: Occult and esoteric dimensions, Berlin, Otto Sagner, 2012 ; Vadim Rozin, Esoteritcheskij mir (Le Monde ésotérique), Moscou, Editorial URSS, 2002 ; Iouri Stefanov, Mistiki, okkultisty, esoteriki (Mystiques, occultistes, ésotéristes), Moscou, Vetche, 2006 ; Serguei Pakhomov (dir.), Mistiko-esoteritcheskie dvijenia v teorii i praktike (Mouvements mystiques et ésotériques en théorie et en pratique), Saint-Pétersbourg, RKhGA, 2010.
20 Voir par exemple Evgueni Kolesov, 13 vrat esoterizma : Istoria esoteritcheskikh outchenij ot Adama do nachikh dnej (Les 13 portes de l’ésotérisme : histoire des doctrines ésotériques d’Adam jusqu’à nos jours), Penza, Zolotoe setchenie, 2009, p. 21-25.
21 Voir Larisa Dmitrieva, « Taynaya doktrina » d’Elena Blavatskaïa (« La Doctrine secrète » d’Helena Blavatski dans quelques notions et symboles), 1. La Cosmogenèse, op. cit., p. 29-31.
22 Au centre de l’ésotérisme, il y a toujours l’idée d’une transformation radicale de la société à l’ère du Verseau, mais les théoriciens occidentaux mettent l’accent aujourd’hui sur les changements spirituels et culturels, sur les transformations mentales, et non sur le « changement des races ». S’ils emploient le terme « race », c’est uniquement pour désigner « la race humaine ». Voir Wouter J. Hanegraaff, New Age Religion and Western Culture: Esotericism in the Mirror of Secular Thought, Leyde, Brill, 1996, p. 98-103 et p. 331-361.
23 Voir Larisa Dmitrieva, « Taynaya doktrina » d’Elena Blavatskaïa (« La Doctrine secrète » d’Helena Blavatski dans quelques notions et symboles), 1. La Cosmogenèse, op. cit., p. 36-41. Voir aussi Vladimir Babanine, Samye bol’chie zagadki prochlogo (Les plus grandes énigmes du passé), Moscou, Sovremennik, 1996, p. 234.
24 Voir Larisa Dmitrieva, « Taynaya doktrina » d’Elena Blavatskaïa (« La Doctrine secrète » d’Helena Blavatski dans quelques notions et symboles), 1. La Cosmogenèse, op. cit., p. 195-197 ; ibid., partie 2, p. 321.
25 Iouri Stefanov, Mistiki, okkultisty, esoteriki, op. cit., p. 176-177.
26 Voir Jeffrey A. Goldstein, « On Racism and Anti-Semitism in Occult and Nazism », Yad Vashem Studies, nº 13, 1979, p. 53-72 ; Jackson Spielvogel & David Redles, « Hitler’s Racial Ideology: Content and Occult Sources », Simon Wiesenthal Center Annual, nº 3, 1986, p. 227-246 ; Joscelyn Godwin, Arktos, op. cit., p. 42-43 ; Lolly Zamoiski, Za fasadom masonskogo khrama (Derrière la façade du temple maçonnique), Moscou, Politizdat, 1990, p. 176-208 ; N. Nicholas Goodrick-Clarke, Okkulthye korni natsisma (Les Racines occultes du nazisme), Saint-Pétersbourg, Evrasia, 1995 ; Victor Shnirelman, « La Deuxième venue du mythe aryen », Vostok, nº 1, 1998, p. 89-107 ; Victor Shnirelman, « L’ésotérisme et le racisme », Vestnik Omskogo universiteta, nº 3, 2010, p. 10-14.
27 Voir Oleg Chichkine, Bitva za Gimalai (La Bataille de l’Himalaya : le NKVD, la magie et l’espionnage), Moscou, Olma-Press, 1999, p. 307-314 ; Alexandre Andreev, Okkultist strany Sovietov (Un occultiste du pays des Soviets : le mystère du docteur Bartchenko), Moscou, Iaouza, Eksmo, 2004, p. 22, 100-205, 258-259.
28 Alexandre Bartchenko, « Docteur Noir », Mir priklioutchenij, nº 2, 1913, p. 347-348.
29 Ibid., nº 4, p. 671-675.
30 Constantin Tsiolkovski, Pritchina Kosmosa (La Cause du cosmos. La Volonté de l’Univers. L’Éthique scientifique), Moscou, Kosmopolis, 1991, p. 33-34.
31 Ibid., p. 66.
32 Ibid., p. 84-85.
33 Voir Vsevolod Revitch, Perekriostok outopiy (Le Carrefour des utopies), Moscou, Institut vostokovedenia, 1998, p. 180 ; Michael Hagemeister, « The Conquest of Space and the Bliss of the Atoms: Konstantin Tsiolkovskii », dans Eva Maurer et al. (dir.), Soviet Space Culture: Cosmic Enthusiasm in Socialist Societies, New York, Palgrave MacMillan, 2011, p. 31-33.
34 Vladimir Ajaja, Ufologitcheskaya misteria (Le Mystère ufologique), 1. L’Euphorie, Moscou, AiF-Print, 2002, p. 75.
35 Voir par exemple Alexandre Klizovski, Osnovy miroponimania novoy epokhi (Les Fondements de la compréhension du monde à la Nouvelle Époque), Moscou, Eksmo, 2010, p. 255.
36 Voir Pavel Globa, Jivoy ogon’ (Le Feu vivant : doctrine des Aryens anciens), Moscou, Vagrius, Iaouza, Lan’, 1995, p. 22-23.
37 Ibid., p. 23-25.
38 Ibid., p. 30, 278-279.
39 Ibid., p. 66-67, 261.
40 Ibid., p. 296-297.
41 En 1998, la Russie connut une crise financière profonde. Fin 2004, une « révolution orange » eut lieu en Ukraine, mettant fin aux rêves d’un « État slave unifié », et en février 2014, après une nouvelle révolution, l’Ukraine choisit définitivement de se tourner vers l’Union européenne.
42 Iouri Ivanov, Tchelovek i ego doucha (L’Homme et son âme : la vie dans le corps physique et dans le monde astral), Moscou, Ariadna, 1991, p. 21-30.
43 Evgeni Bereznikov, Vozrojdenie doukha (La Renaissance de l’esprit [L’Apocalypse : le temps de dire la vérité]), Moscou, Tera-Sport, 2000, vol. 1, p. 68-79. Orphelin, Bereznikov connut une longue ascension sociale à l’époque soviétique, puisqu’il commença comme machiniste d’excavateur et aboutit au poste de deuxième secrétaire du comité régional du PC à Samarkand. Parallèlement, il dit avoir acquis de l’expérience spirituelle en s’occupant des sciences ésotériques.
44 Olga Stoukova, Epokha preobrajenia 2 (L’Époque de transfiguration, 2. La voie de la Lumière et les autres voies : reconnaissance d’après les actions), Saint-Pétersbourg, Sova Minervy, 2001, p. 120-121. Originaire de Saint-Pétersbourg, Olga Stoukova eut une formation de biologiste et travailla un certain temps en biochimie. Après 1990, elle rompit avec la science et lia sa vie à la Société théosophique.
45 Ibid., p. 193-228.
46 Voir Alexandre Belov, Taina proiskhojdenia tcheloveka raskryta ! (Le Mystère de l’origine de l’homme est découvert ! Théorie d’évolution et d’involution), Moscou, Amrita-Rous’, 2009. Vladimir Ajaja est du même avis, qui l’attribue on ne sait pourquoi à une « partie des anthropologues russes » (Vladimir Ajaja, Ufologitcheskaïa misteria 3 [Le Mystère ufologique, 3. La Création du monde : huitième jour], Moscou, AiF-Print, 2002, p. 254).
47 Pourtant, dans un autre livre, Belov déclare que les « Atlantes proto-Rouss » sont venus de Sirius, quoiqu’il continue à parler d’une activité des prêtres égyptiens pour créer une « nouvelle race ». Voir Alexandre Belov, Veles, Bog rousov (Veles, le Dieu des Rouss. Une histoire inédite du peuple russe), Moscou, Amrita-Rous’, 2007, p. 192, 231-232.
48 Ibid., p. 259-260.
49 Voir Alexandre Belov, Zvezdnaïa rasa guiperboreev (La Race stellaire des Hyperboréens. Histoire des civilisations disparues), Moscou, Amrita-Rous’, 2007, p. 104-106, 119-120 ; Alexandre Belov, Pout’ ariev (La Voie des Aryens. À la recherche d’une proto-patrie), Moscou, Amrita-Rous’, 2008, p. 14, 18, 118-120.
50 Alexandre Belov, Veles, Bog rousov (Veles, le Dieu des Rouss), op. cit., p. 183.
51 Ibid., p. 173-174, 179, 252-255.
52 Alexandre Belov, Pout’ ariev (La Voie des Aryens), op. cit. Sur le « mythe aryen » contemporain, voir Victor Schnirelman, Arijski mif v sovremennoj Rossii (Le Mythe aryen en Russie contemporaine), vol. 1-2, Moscou, Novoe literatournoe obozrenie, 2015.
53 Voir Oleg Pokrovski, Nastavlenia po vyjivaniu v Kontse Sveta (Instructions de survie à la fin du monde), Saint-Pétersourg, Afina, 2010, p. 58-89.
54 Ibid., p. 91-96.
55 Ibid., p. 97.
56 Ibid., p. 98-99, 116, 132-135.
57 Ibid., p. 98.
58 Voir Vladimir Chemchouk, Kogda ludi byli bogami (Quand les hommes étaient dieux : histoire de l’évolution de l’humanité), Moscou, Vsemirny fond planet Zemlia, 2006, p. 128-130. Ce n’est pas par hasard si la bibliographie de cet ouvrage contient le livre antisémite de l’émigré d’extrême droite Nikolay Markov, Les Guerres des forces secrètes. Sur le mythe « khazare » antisémite en Russie, voir Victor Shnirelman, Khazarski mif (Le Mythe khazare : une idéologie du radicalisme politique en Russie et ses sources), Moscou, Mosty kultury-Gescharim, 2012 ; Victor Shnirelman, « A Story of a Euphemism: the Khazars in the Russian Nationalist Literature », dans Peter B. Golden, Haggai Ben-Shammai & Andras Rona-Tas (dir.), The World of the Khazars: New Perspectives, Leyde, Brill, 2007, p. 353-372.
59 Voir Vladimir Chemchouk, Drevnepravoslavny kalendar’ i probely v rousskoj istorii (Le Calendrier ancien proto-slave et les lacunes de l’histoire russe), Moscou, Chemchouk, 2011, p. 54. Il est à noter que si la science-fiction soviétique considérait les « extraterrestres » comme une force amie (voir à ce sujet Matthias Schwartz, « Guests From Outer Space. Occult Aspects of Soviet Science Fiction », dans Birgit Menzel, Michael Hagemeister & Bernice Glatzer Rosenthal (dir.), The New Age of Russia: Occult and Esoteric Dimensions, op. cit., p. 235), aujourd’hui, l’un des principaux ufologues russes n’en attend rien d’autre que des ennuis : voir Vladimir Ajaja, Ufologitcheskaïa misteria 3 (Le Mystère ufologique. 3. La création du monde : huitième jour), op. cit., p. 298-301.
Auteur
Victor Shnirelman est directeur de recherche à l’Institut d’ethnologie et d’anthropologie à Moscou, spécialiste du nationalisme, du racisme, des conflits ethniques et de la mémoire sociale ; il travaille également sur le néo-paganisme, l’eschatologie et les théories du complot. Il a publié récemment, en russe, Le Mythe aryen dans le monde actuel (2 volumes, 2015) et La
Tribu de Dan : eschatologie et antisémitisme en Russie contemporaine (2017).
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014