L’abbé Grégoire, Saint-Simon et les saint-simoniens, entre droits de l’homme et prise en compte des altérités dites « raciales »
p. 29-48
Texte intégral
1Telle qu’elle a été écrite en 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, aux termes de laquelle « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit », a indirectement institué un déni des différences constitutives de tout individu. Sans doute cette cécité à toutes sortes d’altérités bien réelles était-elle le prix à payer pour combattre les « distinctions sociales » et imposer une tolérance réciproque entre toutes les « opinions, même religieuses1 ». Cependant le fait est qu’à travers le principe de l’égalité universelle, la Révolution française visait en premier lieu la domination du clergé catholique et de la noblesse en France. L’universalisme – il est banal, mais toujours quelque peu sacrilège de l’observer – a ses raisons pratiques qu’il appartient à la raison de généraliser et de sublimer.
2C’est bien pourquoi, très vite, mais non sans de difficiles débats, la Révolution fut amenée, en conséquence de sa Déclaration, à prendre d’importantes mesures spécifiques en faveur des Juifs sur le territoire national métropolitain, et des Noirs dans les colonies. Il fallut néanmoins un siècle et demi, les leçons tirées du génocide perpétré par les nazis et l’amorce du grand mouvement mondial de la décolonisation pour que la France, en 1946, achevât de combler les lacunes de sa Déclaration de 1789 en confirmant, aux premières lignes du préambule de sa loi constitutionnelle, son refus absolu de toute « distinction d’origine [et] de race » en même temps que de religion et de croyances. Tout aussitôt, elle consacrait une mention particulière aux droits politiques, professionnels et sociaux des femmes2. Peut-être n’est-il pas superflu de rappeler que de manière plus large et plus précise encore, la Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée en 1948 par les Nations unies, écarte quant à elle toute « distinction » quelle qu’elle soit, « notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation3 ».
3Or, s’est-on récemment avisé4, la simple présence du mot de « race » dans de tels textes accorde à une notion récusée par la quasi-unanimité des scientifiques une crédibilité susceptible d’utilisations perverses. Comment, même pour en combattre les effets, sembler cautionner une représentation lourde de dangers et en faire état comme d’une donnée objective, au même titre que de l’appartenance à un sexe ou à une religion (étant entendu, d’autre part, que sexe et religion ne sont pas non plus des données si univoques ni si positives que beaucoup voudraient le croire...) ? Mais inversement, une chose est de combattre le racisme au nom des droits de l’homme, une autre d’écarter a priori et en bloc toute prise en compte des phénotypes et des différences culturelles historiquement construites, et par voie de conséquence, tout relativisme et tout différentialisme, lors même qu’au nom le plus souvent de l’oppression qu’elles ont subie et subissent encore, diverses communautés, qui s’identifient comme telles, réclament à cor et à cri la reconnaissance de leur identité et de droits spécifiques.
4L’historien de la littérature française qui cherche à retracer la genèse du discours social sur les « races » achoppe à la même difficulté, d’ordre idéologique. À la lecture des textes et devant certaines similitudes avec nos problématiques, l’étonnement va parfois jusqu’à la sidération. Pour un Français éduqué dans les idéaux de l’après-Seconde Guerre mondiale, comment, en effet, concevoir que, dès la Révolution et tout au long du premier xixe siècle (jusqu’en 1848), les protestations contre l’esclavage des Noirs et contre la ségrégation des Juifs se soient développées non pas contre, mais bien moyennant des interrogations sur l’unité ou la pluralité de l’espèce humaine et, par conséquent, à travers de vives discussions de l’égalité physique, intellectuelle et morale des « races » supposées la constituer ?
5Rétrospectivement, ce point de départ nous paraît chargé de préjugés aujourd’hui qualifiables de « racistes ». Faut-il pour autant se refuser à examiner sereinement ces précurseurs de la prise en compte des altérités culturelles ?
6C’est donc un étonnement heuristique d’historien de la littérature et un certain plaisir de lecture humaniste éprouvés à la découverte de textes peu fréquentés que le présent article se propose de faire partager, avec l’ambition de contribuer à une histoire encore à écrire de l’idéologie raciologique française des quatre premières décennies du xixe siècle, passablement différente, du moins par ses intentions, de ses développements bien plus connus de la fin de siècle.
L’abbé Grégoire, ou les contradictions d’une philanthropie universaliste
7Accéder à l’abbé Grégoire requiert de décaper les représentations très idéologisées du personnage5.
8Député du clergé aux États généraux de 1789 et par suite à l’Assemblée nationale constituante avant de l’être à la Convention, qu’il présida, le curé de campagne Henri Grégoire, devenu évêque en 1791, a été mis au ban de la vie politique et de l’Église pendant les quinze années de la Restauration. Mais il n’est entré au Panthéon qu’en 1989, à l’occasion du bicentenaire de la Révolution – bien après Victor Schœlcher, panthéonisé pour sa part dès 1949 pour avoir en 1848 donné son nom à la loi prescrivant l’abolition complète, effective et définitive de l’esclavage. Alors même que lui, Grégoire, avait eu un rôle déterminant, en 1794, pour convaincre la Convention d’adopter la première loi républicaine en ce sens, et qu’il s’était également illustré au préalable en initiant la campagne qui avait abouti, en 1791, à la reconnaissance par la Constituante de la citoyenneté active pour tous les Juifs de France.
9Car c’est bien avant la Révolution que Grégoire a commencé à se pencher sur la situation des Juifs de France, par sa réponse à un concours organisé par la Société royale des sciences et des arts de la ville de Metz. Il s’inscrit, ce faisant, dans un mouvement philosémite dont il existe des antécédents à Berlin et qui n’agite pas seulement, semble-t-il, l’Alsace et la Lorraine, mais aussi Paris. Preuve en est un mémoire méconnu de Mirabeau, publié à Londres en 1787, qui transfère massivement le débat allemand : Sur Moses Mendelssohn, sur la réforme politique des juifs ; et en particulier sur la Révolution tentée en leur faveur en 1753 dans la Grande-Bretagne6.
10Présenté à Metz en 1787 – l’année de la parution du mémoire de Mirabeau –, couronné par la Société royale des sciences et des arts de Metz en 1788 et imprimé en 1789, le maître ouvrage de Grégoire porte un titre affichant sans ambages la cause qu’il soutient : Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs. Telle est son importance pour la formation de la pensée de l’auteur que sa matière et la logique de ses analyses sont maintes fois remployées dans ses interventions politiques ultérieures, y compris, mutatis mutandis, pour défendre la cause des gens de couleur, puis celle des esclaves – causes que l’abbé paraît découvrir à Paris, et en faveur desquelles il s’engage de même à la tribune.
11Le lecteur d’aujourd’hui ne peut pas le lire sans se livrer à des rapprochements. Les Juifs, insiste Grégoire, sont avant tout un « peuple malheureux », dont, depuis Vespasien, « l’histoire [...] n’offre que des scènes de douleur et des tragédies sanglantes7 ». Le fait marquant, d’où tout découle, n’est autre que « la dispersion » (c’est-à-dire la diaspora). Et d’égrener la série des « carnages » subis, puis, sur cette toile de fond, de recenser les humiliations typiques, de lister les métiers interdits. La situation est résumée par l’affirmation générale que l’Europe entière se serait, comme l’Empire ottoman, ingéniée à isoler sa population juive par un « mur de séparation8 ». L’idée de séparation est ensuite amplifiée par l’accumulation érudite et rhétorique de multiples dispositifs de coercition allant de la perception d’un péage sur la circulation des personnes (à des fins à la fois fiscales et vexatoires, puisque calculé sur la base d’une taxe frappant l’importation des porcs), jusqu’à la peine de mort en cas d’union charnelle avec une chrétienne9.
12L’étude de l’abbé est orientée par une perspective historique de longue durée que, d’emblée, il résume ainsi :
Voilà dix-sept siècles qu’ils se débattent, se soutiennent à travers les persécutions et le carnage : toutes les nations se sont vainement réunies, pour anéantir un peuple qui existe chez toutes les nations, sans ressembler à aucune : si les tribus sont confondues, la race ne l’est pas ; et dans tant de contrées, différentes par les religions, les idiomes et les usages, la race d’Abraham subsiste sans mélange10.
13Mais les oppositions qui fonctionnent ici entre les notions de nation, peuple, tribu et race sont en d’autres points du même texte comme oubliées, ainsi dans la définition d’» une nation répandue en tous lieux et fixée nulle part11 » – définition peut-être allusivement et malignement calquée sur celle de Dieu selon le panthéisme spinoziste. Si, estime Grégoire, la dispersion a « modifié ce peuple12 »,
ces modifications ne portent guère que sur deux objets : l’attachement obstiné à sa croyance, qu’il abandonnait avec tant de facilité dans les temps antiques ; et l’esprit de cupidité qui le domine universellement. Le commerce a introduit un changement notable dans son moral13.
14Un pareil usage ethnique de peuple, assorti de l’argument antijuif le plus éculé de la « cupidité », est aux antipodes de la vision du peuple politique et souverain de Rousseau, que fera sienne la Révolution alors encore à advenir. Pour autant, Grégoire n’en infère pas une conception naturaliste et essentialiste de la judéité. C’est pour lui le moyen de penser ce que n’admettrait pas son acception fixiste de la race comme un invariant : un changement de mœurs produit par une cause socioéconomique.
15Reste que le matérialisme médical typique du xviiie siècle et l’exigence d’exhaustivité de l’enquête, propre au genre académique dans lequel s’inscrit son mémoire, conduisent Grégoire à compiler un maximum de prétendues observations. Il les passe certes au crible et les dénonce assez souvent comme autant de « préjugés » ou de « sottises ». Ainsi, des suspicions de nymphomanie et d’onanisme admises comme plausibles sont-elles compensées par l’assertion que la fidélité conjugale est, chez les Juifs, « vraiment édifiante14 ». Mais afin de s’expliquer ce qui a pu « abâtardir » (sic) les visages, Grégoire consulte un expert, Lavater, le physiognomoniste, qui lui dit avoir lui aussi « observé » qu’» en général », les Juifs ont « le nez crochu15 ». Pire, il valide de lui-même un certain nombre d’insanités : barbe rare, indice d’un tempérament efféminé ; propension aux hémorroïdes ; mauvaise odeur qui serait due à un abus d’oignon et d’ail, de viande de bouc ou de chair d’oie ; maladies cutanées induites par la malpropreté « légale en temps de deuil16 »... Rejetant certaines « calomnies » comme des inventions du Moyen Âge, Grégoire n’en conforte que davantage l’opinion de ses contemporains sur les « vices » qui leur paraissent avérés au présent. Il suffit de citer à la suite un certain nombre des titres de ses chapitres pour mesurer que ses concessions au discours dominant ne sont pas rhétoriques : « Réfutation de plusieurs calomnies dont on a chargé les Juifs dans le Moyen Âge » (chap. 3) ; « Réflexions sur le caractère moral des Juifs : la plupart de leurs vices proviennent des vexations qu’ils ont souffertes » (chap. 6) ; « Danger de tolérer les Juifs tels qu’ils sont, à cause de leur population » (chap. 9) ; « Danger de tolérer les Juifs tels qu’ils sont, à cause de leur commerce et de leurs usures » (chap. 11). Autant d’accusations aujourd’hui passibles des tribunaux, mais qui, dans le livre de Grégoire, sont mises au service de sa thèse : il faut régénérer les Juifs.
16Récurrent dans le texte, « régénération », le mot titre de l’Essai, emprunté au vocabulaire de la vie publique du temps, combine l’approche politique et religieuse avec une approche naturaliste. Car Grégoire n’appelle pas seulement à une renaissance de l’âme comparable à celle qui, selon les théologiens, suit le baptême. Sans doute ce sens spirituel est-il présent chez lui et, plus tard, caressera-t-il la perspective, sur le long terme, de convertir les Juifs17. Mais la première épithète accolée à « régénération » dans le titre est bien « physique ». Un facteur déterminant avancé pour expliquer la dégénération postulée n’est autre que le « défaut de croisement dans l’espèce, qui abâtardit les races et dégrade la beauté des individus18 ». C’est sous l’Empire seulement, il est vrai, que Grégoire pourra trouver auprès des naturalistes des cautions monogénistes pour nier, contre les tenants esclavagistes du polygénisme, l’existence d’une « différence essentielle » entre Noirs et Blancs19. L’opinion de l’unicité d’origine de l’espèce humaine, qui offre l’avantage de la conformité au récit de la Genèse, lui sert néanmoins de cadre pour penser sa pluralité visible. Loin, en effet, de reconnaître aux différences une quelconque valeur à préserver ou même à cultiver, cet homme qui se spécialise dans la défense des Juifs, des Noirs et des Métis, s’emploie à les réduire autant qu’il le peut, en théorie et dans les principes aussi bien qu’en pratique, à l’opposé de ce qu’aujourd’hui, nous nommons le multiculturalisme – idéologie réputée intrinsèquement bonne pendant toute une partie du xxe siècle, mais dans laquelle, est-il besoin de le rappeler, la droite conservatrice de l’Europe occidentale a, depuis le début des années 2010, décidé de dénoncer la justification d’un communautarisme musulman par elle jugé globalement dangereux.
17Aussi bien l’émancipation des Juifs prônée par Grégoire implique-t-elle leur assimilation. Pour obtenir ce résultat, il faut qu’ils ne soient plus – selon la formule des titres de chapitres plus haut cités – « tels qu’ils sont ». Il ne suffit pas de leur donner la liberté d’accéder à tous les métiers. Il est en outre nécessaire de les écarter du commerce et de la finance, à quoi des interdits séculaires les ont accoutumés, pour les réorienter vers la production, et en particulier – conformément aux valeurs physiocratiques de l’époque – vers l’agriculture. Ce que des interdits ont fait, des contraintes contraires doivent le défaire. L’antique dispersion hors de la Judée doit, comprend-on, être répliquée par une dispersion moderne, au sein de la population française cette fois, sous la forme de mesures mettant fin à une « autonomie » qui, selon Grégoire, développerait la propension à vivre en « communauté20 ». Fin donc, de l’enfermement dans des quartiers réservés et de la tolérance envers les lois mosaïques sur le mariage, puisqu’avec elles vont, à ce qu’il paraît, le divorce, la polygamie et la consanguinité21. Forte incitation, en revanche, à cultiver le « point de liaison » que constitueraient « des mariages entre chrétiens et juifs22 ». Et, pour contrecarrer l’influence jugée obscurantiste des rabbins, large ouverture des établissements d’instruction chrétiens, etc.
18Une contre-violence positive, en d’autres termes, serait le remède approprié. Si Grégoire veut abattre le « mur de séparation » déjà évoqué, qui isole les Juifs, c’est pour tout aussitôt entreprendre de le reconstruire à l’intérieur même de la communauté, sous la forme d’un clivage entre le culte et la citoyenneté :
Pendant les quatre premiers siècles, les Juifs ont joui en plusieurs pays du droit d’autonomie, surtout à la faveur de la politique romaine qui s’attachait les peuples vaincus, les municipes, en leur laissant leurs lois et leurs usages. [...]
Actuellement encore en diverses contrées, ils ont droit de première instance pour les difficultés qui s’élèvent entre eux. [...] On leur a laissé la plupart de leurs usages parce qu’on a vu que chez eux la religion s’étend
à toutes les branches de législation jusqu’aux moindres détails de police. Leur Sanhédrin jugeait les causes ecclésiastiques et civiles.
Mais distinguons dans la loi mosaïque ce qui tient essentiellement à l’exercice du culte, de ce qui n’est qu’objet de jurisprudence civile et criminelle, ce sont des choses séparables. Accordons aux Juifs entière liberté sur le premier article et dans tout ce qui n’intéresse pas les biens, la liberté et l’honneur du citoyen, mais qu’en tout le reste, ils soient soumis aux lois nationales23.
19En 1794, Grégoire sera tout aussi novateur et coercitif envers les particularismes provinciaux dans son célèbre Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française. Mais il faudra attendre 1905 pour qu’après plusieurs retours plus ou moins accentués à l’alliance du trône et de l’autel, et non sans violences symboliques et physiques, la loi de séparation des Églises et de l’État achève de faire passer ce même mur de la laïcité à l’intérieur des esprits de culture catholique. Régénérer les juifs, c’est aussi régénérer les chrétiens.
L’européisme conquérant, gaulois, mais aussi judéo-chrétien de Saint-Simon
20Aucune relation n’est attestée entre Grégoire et Saint-Simon. Ce qui les oppose n’est pas négligeable. Aristocrate, ancien officier de l’armée qui vint à l’aide de la jeune République américaine, s’il est lui aussi un partisan de la rupture avec l’Ancien Régime, l’auteur du Mémoire sur la science de l’homme (1813) et du Nouveau christianisme (1825) voit dans « la théorie des droits de l’homme24 » un juridisme métaphysique qui serait l’une des causes de l’échec de la Révolution. D’un autre côté, en revanche, son inspiration philanthropique, caractéristique de la génération révolutionnaire, l’apparente à Grégoire, de même que l’hétérodoxie de son christianisme.
21Il faut, pareillement, déconstruire sa légende et le lire de près pour pénétrer la complexité de sa pensée. Aucun de ses écrits ne met au premier plan la question noire ou la question juive, ni, plus généralement, la théorie des races, de sorte que sur ce point de sa pensée, la production critique fait défaut25.
22Cependant, lorsque l’on remonte à l’une des toutes premières œuvres, les Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains (1803), initialement intitulées Lettres d’un habitant de Genève à l’humanité, il est difficile de ne pas tomber en arrêt devant une note de bas de page destinée à expliciter une allusion aux « atrocités » que provoquerait inévitablement une application indiscriminée du principe d’égalité :
Les révolutionnaires ont fait application aux Nègres des principes d’égalité. S’ils avaient consulté les physiologistes, ils auraient appris que le Nègre, d’après son organisation, n’est pas susceptible, à condition égale d’éducation, d’être élevé à la même hauteur d’intelligence que les Européens26.
23Ces quelques lignes n’ont cependant pas attiré l’attention. Il est vrai que dans leurs rééditions des Lettres, gênés et désapprobateurs, les saint-simoniens, dès 1832, les censurent sans même les signaler. Mais la reprise du propos dans l’Introduction aux travaux scientifiques du xixe siècle (1807-1808) et dans ses rééditions posthumes n’a pas provoqué davantage de commentaires, noyé qu’il est parmi bien d’autres considérations, et probablement perçu comme une scorie ou un vestige. L’assertion de l’infériorité intellectuelle des Noirs y est pourtant réitérée dans les mêmes termes, sans plus de développements, certes, mais dans le corps du texte27, et au fil de considérations naturalistes dont elle apparaît comme une partie intégrante. Enchaînant en apparence des banalités sur l’histoire naturelle, Saint-Simon y dessine une philosophie du progrès dérivée de celle de Condorcet et marquée par une insistance pré-darwinienne sur la lutte pour la domination du monde animal que se livreraient les espèces socialement les mieux organisées. Tout comme la dévolution à l’humanité de la conduite du progrès est expliquée et justifiée par la supériorité physiologique de l’homme sur le castor, entre autres espèces concurrentes, car formées en colonies, la supériorité de « la variété européenne » à l’intérieur de « l’espèce humaine » expliquerait et justifierait l’expansion de son hégémonie au-delà de son continent d’origine. S’il en fallait une preuve, c’est selon lui qu’» elle s’est établie et s’est maintenue dans la partie du globe qui produit le plus de blé et contient le plus de fer28 ».
24Dans la vision du monde de Saint-Simon, qui ne mentionne pas ses références en la matière, l’humanité, née en Tartarie, se serait divisée « en quatre peuplades » disséminées aux quatre points cardinaux entre la Chine, l’Inde, la Palestine et la Sibérie. Sans un mot sur les masses d’Extrême-Orient ni sur l’Afrique noire, il estime que seules comptent « la peuplade de l’Ouest » : Égyptiens, Grecs, Français, Espagnols, Juifs et Arabes, d’une part, et, secondairement, « la peuplade du Nord » : Tartares, Celtes, Esclavons et Normands. À la première, inventrice à la fois du monothéisme et des sciences exactes, appartiendrait la supériorité de l’intelligence, tandis que la seconde se distinguerait par son goût et son talent pour l’exploration et la conquête29. Fruit, comprend-on, du mélange de ces deux peu-plades, la « variété européenne30 » devrait à l’alliance de leurs qualités la découverte et la conquête de l’Amérique. C’est la conquête de l’Amérique, conclut banalement Saint-Simon, qui a fait de l’Europe « la métropole du globe », en attendant, conjoncture-t-il de manière plus originale, qu’un jour, l’Amérique, « totalement peuplée » et dotée d’une marine supérieure à celle des Européens, ne devienne à son tour « le continent métropolitain31 ».
25Voilà pourquoi, en 1814, dans De la réorganisation de la société européenne, la confédération européenne proposée par Saint-Simon et par Augustin Thierry comme alternative aux projets de la Sainte-Alliance pour l’après-Napoléon se présente comme l’ambition d’une colonisation universelle :
Peupler le globe de la race européenne, qui est supérieure à toutes les au-tres races d’hommes ; le rendre voyageable et habitable comme l’Europe, voilà l’entreprise par laquelle le Parlement européen devra continuellement exercer l’activité de l’Europe, et la tenir toujours en haleine32.
26Œuvre immédiatement antérieure, le Mémoire sur la science de l’homme prépare ce point de vue en s’appuyant sur les récits des voyages scientifiques de Cook, de Bougainville et de La Pérouse pour reconstituer par l’imagination, à partir des peuples qu’ils rencontrent, l’état de départ des « premiers hommes33 ». Dans l’écart entre les « degrés de civilisation34 » ainsi mis en évidence réside la motivation de l’utopie de l’européanisation du globe ainsi formulée, avec une netteté dont on aurait du mal à trouver d’autres exemples contemporains.
27Parce qu’elle trouve son matériau dans l’histoire et concerne des populations déjà très mêlées, la même logique appliquée à l’échelle nationale se concentre exclusivement sur la causalité sociohistorique. C’est en 1818, dans L’Industrie, qu’est rappelée et exploitée la thèse de l’importance fondamentale de la conquête de la Gaule par les Francs, démontrée, au siècle précédent, par l’historien Nicolas Fréret, pour le plus grand déplaisir de Louis XIV ainsi placé en position de souverain étranger à son peuple, puis utilisée, à rebours, par Boulainvilliers pour fonder la propriété et les privilèges nobiliaires sur la légitimité de la victoire des armes. Saint-Simon y expose l’idée que la structure de la propriété alors fixée par la force rendrait toujours compte de la situation à l’orée du xixe siècle : « les ayant cause des vainqueurs sont [encore] les propriétaires des terres, et les successeurs des vaincus sont les cultivateurs35 ». Revenir sur ce passé c’est, pour lui, ranimer contre les partisans du retour à l’Ancien Régime un thème politique étouffé par l’Empire et plus encore par la Restauration, mais familier à sa génération. Sous la Constituante, assure-t-il en effet en 1819 dans Le Politique,
les moins prévoyants [avaient] conjecturé que tous les privilégiés de l’Europe se coaliseraient pour empêcher que les Gaulois s’affranchissent complètement du joug des Francs en détruisant complètement les privilèges qu’ils s’étaient attribués à titre de conquête36.
28Le Catéchisme des industriels est à vrai dire très proche des vues popularisées par Sieyès en 1789 dans Qu’est-ce que le tiers état ? lorsqu’en 1823, il montre une étape décisive pour les progrès de l’industrie « dans l’amalgame des vainqueurs et des vaincus, dans la formation de la nation française, composée des Francs et des Gaulois37 », et autrement nommée « la classe industrielle38 ». Une curieuse innovation, qui dut frapper Augustin Thierry, est sa promotion de la notion de « monarchie communale ou gauloise » pour désigner une monarchie selon ses vœux, la seule qui lui paraisse conforme à « l’état présent des lumières39 ». « Gaulois », de la sorte, devient, sous la plume de Saint-Simon, synonyme d’» industriels » ou de « communes », et s’y charge par conséquent d’une forte valeur emphatique, par opposition à « Francs » ou « nobles ».
29Nulle part, il est vrai, dans ces dernières œuvres, n’apparaît le terme « race ». La principale raison paraît en être qu’à la différence de son disciple, Thierry, et des émules de celui-ci, Guizot et Michelet, Saint-Simon ne conçoit pas la notion de race à l’échelle de la distinction ethnique entre Gaulois et Francs, dont il ne fait même pas des peuplades. Une seconde raison complémentaire réside dans son choix réconciliateur d’effacer les antagonismes hérités par la réunion des vaincus et des vainqueurs au sein d’une même nation, gouvernée par une dynastie d’origine franque, mais ayant eu le plus souvent l’intelligence, comme et depuis Louis XI, de s’allier aux descendants des Gaulois contre l’aristocratie descendant de leur propre ethnie. Lorsque, sur son lit de mort, il lira l’Histoire de la conquête de l’Angleterre de Thierry, il en reconnaîtra l’intérêt, mais, selon le récit rapporté d’Olinde Rodrigues, il « regrett[era] toutefois de n’en pas approuver le point de vue philosophique, l’auteur s’y montrant principalement l’historien des races vaincues, et n’ayant pas su voir le progrès social dans l’avènement des Normands40 ». Que le propos soit fidèlement rapporté ou bien qu’avec des arrière-pensées politiques modérées, il atténue plus ou moins volontairement le propre parti pris révolutionnaire de Saint-Simon en faveur des Gaulois, il atteste que l’idée de l’antagonisme Gaulois vs Francs était une idée forte en partage entre le maître et le disciple. Quant à l’emploi, ici, du mot de « races », il évoque davantage Thierry, qui en use et en abuse au sens ethnique, que Saint-Simon, qui le réserve à une acception essentiellement naturaliste. Vérification faite, jamais, en effet, dans les écrits publiés ou inédits de Saint-Simon, ce même mot de « race » n’est accolé à « Gaulois » ou à « Francs ». En revanche, les manuscrits inédits du Catéchisme des industriels comportent de substantiels remplois de l’idée, apparue dans l’Introduction aux travaux scientifiques du xixe siècle, de la supériorité de la « race européenne », autrement dénommée « race caucasique41 ». Empruntant, dit-il, « le langage théologique [...] revenu très à la mode et presque obligé pour les philosophes », le personnage chargé des réponses aux questions de la catéchèse y explique sa conviction que « Dieu » a élu les Européens pour être les premiers à concevoir et établir le régime industriel. Mais il persiste en vérité à s’exprimer aussi de manière plus matérialiste, et s’appesantit plutôt, comme nous l’avons vu faire à l’auteur, sur l’avantage décisif que représentent selon lui les ressources européennes en blé et en fer42. Comment n’en pas conclure que la raciologie développée dans les écrits scientifiques constitue in absentia un soubassement des écrits politiques ?
30Le non-conformisme, d’autre part, ne s’arrête pas à l’apologie des valeurs démocratiques gauloises. Car, non content de rompre avec la fierté franque de sa classe d’origine, Saint-Simon se montre passablement ouvert aux éléments extérieurs à la chrétienté. Ainsi l’interprétation qu’il avance du rôle de la civilisation arabo-musulmane dans le développement des sciences à l’époque médiévale exploite-t-elle dans un sens très favorable aux « Arabes », globalement, les travaux érudits de l’Allemand Œlsner qui lui ont servi de source43. Mais surtout, son attachement à la séparation du spirituel et du temporel, qui le conduit, à plusieurs reprises, à se prononcer contre la théocratie judaïque, ne l’empêche pas de rendre hommage à l’apport monothéiste de Moïse et de reconnaître dans le christianisme l’» amalgame » du « culte des juifs » et de la « doctrine des platoniciens44 ». Trop peu commentée encore malgré son audace, la collaboration privilégiée qu’il engage, dans ses dernières années, en pleine période de réaction ultra-royaliste et catholique, avec deux intellectuels juifs émancipés de la génération post-révolutionnaire, Léon Halévy et Olinde Rodrigues, constitue sous cet angle un acte cohérent et de grande portée. Homme de lettres, Halévy, distingué fils du fondateur d’une illustre dynastie bourgeoise45, succède à Thierry et à Comte à ses côtés. Quant à Rodrigues, brillant produit, lui aussi, des lycées napoléoniens, il est un mathématicien de premier plan, connu comme tel. Cependant, du fait de ses origines, la Restauration, semble-t-il, lui barre la carrière de l’enseignement, le poussant ainsi, à l’opposé de la politique recommandée par l’abbé Grégoire, à renouer avec le métier ancestral de sa famille : la finance46. Même sous l’anonymat dont le Nouveau christianisme protège son auteur et ses collaborateurs, il n’est donc pas insignifiant que la rédaction de son introduction ait justement été confiée à un « nouveau chrétien47 » tel qu’Olinde Rodrigues, lequel y avance expressément sa conviction de la compatibilité du judaïsme avec la refondation du christianisme proposée par l’ouvrage. Par la porte qu’il ouvre de la sorte à son dernier disciple, et que franchiront, à sa suite, Eugène Rodrigues, son frère cadet, ainsi que les frères Pereire – les futurs banquiers du Second Empire48 – et Gustave d’Eichthal – fils et frère de banquier, mais intellectuel lui-même49 –, Saint-Simon amorce entre juifs et chrétiens de France un dialogue qui vaut double leçon : encouragement citoyen, pour les premiers, à prendre part au débat public ; et, pour les seconds, incitation industrialiste à abandonner leurs préventions contre le négoce et la banque.
Les saint-simoniens, ou le métissage pour tous
31Initialement, loin de prendre en compte origines et différences, les jeunes libéraux qu’Olinde Rodrigues rassemble pour poursuivre le projet de Saint-Simon tendent cependant plutôt à leur effacement par le mélange social et ethnique, selon un idéal déjà présent au premier plan chez Grégoire50, dans une future « famille » humaine unifiée et universelle préfigurant la Société des nations. Maints appels à la suppression de la « distinction des races » et à « l’unité de race » confirment que les saint-simoniens ne partagent ni l’hostilité d’un autre âge qui était celle de Saint-Simon envers l’abolition de l’esclavage des Noirs ni sa vision naturaliste d’une hégémonie dévolue à la race blanche51. L’égalité établie en principe par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen n’est plus considérée comme une erreur, mais comme un acquis, et l’histoire de l’humanité, devenue celle du brassage des classes et des races, se voit assigner pour finalité et pour fin la perspective de l’extinction de « l’exploitation de l’homme par l’homme » (une formule saint-simonienne que Marx reprendra à son compte deux décennies plus tard) :
Le dogme moral qui a déclaré qu’aucun homme ne devait être frappé d’incapacité par sa naissance, a depuis longtemps pénétré dans les esprits. [...] Il semble donc qu’il doive se faire aujourd’hui, entre les diverses classes de la société, un échange continuel des familles et des individus qui les composent, et que, par suite de cette circulation, l’exploitation de l’homme par l’homme, si elle se continue encore, soit flottante, au moins quant aux races sur lesquelles elle pèse52.
32C’est donc, pendant la retraite de Ménilmontant, un petit événement collectif qui survient le jour de 1832 où, se drapant théâtralement dans une couverture, l’un des apôtres, « Thomas Urbain, de Cayenne, homme de couleur53 » – le futur Ismaÿl Urbain –, récite et joue sa « Prière du Noir54 », rappelant ainsi à ses compagnons l’existence de toute une humanité le plus souvent oubliée dans leurs propos publics. Frappé du spectacle, Gustave d’Eichthal s’empresse d’aller quérir Enfantin pour le lui faire voir. En creux, se devine du même coup le propre mal-être du médiateur de cette manifestation de négritude. Le prophétisme commun aux deux hommes n’aurait-il pas sa source dans une souffrance de même nature ? Eichthal assume certes avec fierté sa conversion au catholicisme, décidée par son père à l’âge de l’adolescence, mais le sentiment persistant de sa différence et sa quête d’un rôle individuel spécifique dans le groupe dirigeant le poussent dans une démarche de réappropriation de sa judéité. Éprouvant lui aussi son altérité comme un déracinement, un exil, Eichthal, le Juif, à travers son empathie pour Urbain, le Noir, discerne mieux le trouble qui l’atteint dans son identité.
33Cette remarquable manifestation de la solidarité objective nouée au temps de la Révolution, sous la conduite de Grégoire, entre deux causes que beaucoup jugeaient encore conjointes au xxe siècle, mais que certains, en ce xxie débutant, en France, tendent à opposer55, rencontre un débouché théorique opportun dans la vision géopolitique que développe de son côté l’ancien directeur du Globe en personne, Michel Chevalier. Après avoir, dans les colonnes de son journal, en 1832, proposé un « système de la Méditerranée » où l’Europe et l’Islam marieraient leurs économies et leurs valeurs56, Chevalier élabore à partir de 1833 toute une prospective des flux de population. L’histoire, explique-t-il, ne se joue plus sur le territoire de l’Europe ni dans ses luttes politiques au jour le jour. C’est à l’échelle du siècle et du globe qu’elle va se relancer, par un processus de migration des peuples du Sud vers l’Amérique du Nord et vers l’Océanie. Là-bas, « de grandes nations, filles des peuples d’Europe et d’Asie » bénéficieront de l’arrivée massive « de puissants et de souples travailleurs, fils des peaux noires et des peaux rouges57 ». Les grandes lignes de la vision à laquelle parvient Chevalier sont tracées dans les Lettres sur l’Amérique du Nord qui résultent, à la fin de la décennie, de sa mission d’étude aux États-Unis. Publié d’abord dans le très influent Journal des débats, puis recueilli en deux volumes, en 1836, ce rapport en forme de correspondance et de reportage à la fois est tout entier inspiré par un principe diamétralement opposé à celui des Américains : la solution résiderait dans le « mélange » des Noirs et des Blancs, autrement dit dans leur « amalgamation », terme souvent utilisé par Chevalier, et selon lui honni des Yankees.
34Mais ce sont les réflexions de l’introduction accompagnant le recueil qui sont les plus novatrices. En lieu et place de la « race européenne » une et unie de Saint-Simon, dont il n’est plus du tout question, ainsi que de la difficulté de ses relations avec les Noirs, ce qui importerait serait bien plutôt un antagonisme en train de se développer au sein même des populations blanches entre, d’une part, la « race latine », et d’autre part, la « race anglaise », Teutons compris, autrement dit les « Anglo-Saxons », incarnés par l’Angleterre et les États-Unis. Du fait de la supériorité de son organisation sociale, celle-ci menacerait celle-là de domination. Sans indiquer, malheureusement, si ces dénominations sont de son cru ou s’il les rapporte d’outre-Atlantique, Chevalier en déduit pour la France un rôle supplémentaire d’» intermédiaire naturel » à jouer, du fait de sa « nature mixte ». Car, d’autre part, il ne renonce pas, tant s’en faut, à son autre grande idée euro-méditerranéenne de la réconciliation entre l’Occident et l’Orient, qui placerait la France entre les Européens et la « race arabe », dans un rôle analogue à celui de l’Autriche entre les Germains et la « race slave » – celle-ci constituant un autre contrepoids, note-t-il au passage, à « l’Europe latine58 ».
35Tout se passe comme si, après la dispersion du mouvement par voie judiciaire, un petit nombre d’ex-saint-simoniens enfantinistes, plus ou moins encouragés par Chevalier et par Eichthal, s’étaient entendus pour reconstituer de fait un micro-réseau, discret et informel, en vue de re-prendre la bataille des idées sur ce nouveau terrain. Devenu le secrétaire de la Société ethnologique de Paris, créée en 1839 et à laquelle participent une bonne dizaine de leurs amis communs, Eichthal ambitionne visiblement de s’appuyer sur cette science naissante et sur ce nouveau milieu philanthropique pour relancer la philosophie du progrès cultivée par Saint-Simon sous l’Empire. Lui-même paie d’exemple en publiant la même année, sous le titre de Lettres sur la race noire et la race blanche, un choix de sa propre correspondance privée avec Urbain. Conduisant le dialogue et le situant dans le cadre d’une « pensée essentiellement zoologique », Eichthal y impose une fois encore à son ami et protégé de jouer le rôle du Noir, tandis que lui-même, muet sur ses propres particularités, s’efforce de le rallier à sa nouvelle grande hypothèse, celle, dirions-nous aujourd’hui, d’un genre des races. Dans cet étonnant dialogue par lettres, les différences de caractère entre les deux hommes, leurs appartenances religieuses respectives, leur amitié ou, pour le dire en termes de sociologie moderne, leur couple homosocial, tout est interprété pour démontrer, de manière performative aussi bien qu’argumentative, l’identification de la race blanche au rôle masculin et celle de la race noire au rôle féminin59. Façon de réitérer, du même coup, la thèse saint-simonienne bien connue selon laquelle, des bourgeoises aux prostituées en passant par les ouvrières, la position des femmes relève encore de la problématique de l’esclavage.
36Bien qu’au xxe siècle, par effet de rétrospection et par méconnaissance du fonctionnement souterrain persistant des amitiés saint-simoniennes, il ait été perçu comme un franc-tireur et quelque peu réduit à la fonction de précurseur de Gobineau60, celui qui sera bientôt l’adjoint d’Eichthal au secrétariat, Victor Courtet, autre ex-saint-simonien lui aussi, adopte une démarche qui concourt pareillement à un effort complice pour renouer avec Saint-Simon, en l’occurrence plutôt le Saint-Simon de l’Introduction aux travaux scientifiques du xixe siècle. De fait, les titre et sous-titre du maître essai de Courtet, publié en 1838, constituent des quasi-citations de titres ou d’ambitions déclarées du maître : La Science politique fondée sur la science de l’homme, ou Étude des races humaines sous le rapport philosophique, historique et social. C’est en prenant, comme Saint-Simon, le contrepied de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, que Courtet, en en reproduisant allusivement l’incipit pour mieux s’en démarquer, énonce son propre postulat :
L’homme diffère de facultés et de prédispositions natives, suivant la race à laquelle il appartient, c’est-à-dire, suivant les différences d’organisation qui résultent de la multiplicité des races61.
37Dès lors qu’il calque les thèses d’Edwards quant à la permanence des races et à l’instabilité des « types mixtes » sur le schéma saint-simonien classique de l’alternance des « époques organiques ou religieuses » et des « époques critiques ou philosophiques62 », Courtet aurait pu durcir antagonismes et hiérarchies ethniques en construisant une théorie de la succession de grandes hégémonies raciales. Au contraire, il développe une dialectique des races mi-biologique, mi-sociale, dont le principe moteur est l’hybridation, et la finalité, la réduction des inégalités. À le suivre en effet, les grandes constructions politiques de l’histoire, l’Inde, l’Égypte, la Grèce, Rome, et la France, pour finir, ont toutes trouvé la clé de leur succès non pas dans une quelconque homogénéité ethnique, mais bien dans le « mélange de populations », la « pluralité de races ». Non seulement il estime que Thierry fait fausse route, pour la France contemporaine, en réactualisant des luttes depuis longtemps effacées par des « mélanges sans bornes » dus au « concours simultané du croisement des races et de l’éducation », mais encore, s’opposant aux abolitionnistes américains, il estime que la réhabilitation des Noirs affranchis ne peut pas en pratique être assurée par leur seule accession au statut, si dur, du salariat dans les fabriques, ni par la création en Afrique de colonies noires leur offrant la possibilité de retrouver leur continent d’origine et leurs frères de race sur le modèle mis en application à partir de 1821 et qui donnera naissance au Libéria. Paradoxalement au regard de nos représentations, c’est à partir de sa prémisse de l’infériorité physiologique des Noirs que Courtet déduit l’audace d’une recommandation d’un humanisme sans précédent, qui, à la limite, pourrait s’interpréter comme un appel à l’immigration et à l’intégration massives sur le sol même de la métropole. Tout comme Grégoire, il refuse « la séparation des races » réunies sur un même territoire et assure que « l’amélioration du sort des nègres aujourd’hui esclaves ou affranchis peut avoir lieu parmi nous et ne peut avoir lieu que parmi nous63 ».
38Devant la perspective, à long terme, du métissage universel, c’est toutefois à Ismaÿl Urbain, tout musulman qu’il se soit fait, à qui il revient d’en poser les conditions politiques.
39Sa position, à vrai dire, est fixée, pour lui-même, dès la veille de sa conversion à l’islam, effectuée le 8 mai 1835 en Égypte, dans la lettre qu’il écrit au consul de France pour se prémunir contre les éventuelles conséquences juridico-administratives de son acte :
Comme la politique n’entre d’aucune manière dans ma détermination, il est de mon devoir de vous déclarer que je ne renonce en rien à ma qualité de citoyen français et à la protection que vous me devez à ce titre. C’est d’ailleurs un droit qui m’est suffisamment garanti par la Charte constitutionnelle du royaume, qui assure à tous les Français la liberté de conscience et l’exercice de leur culte64.
40Selon Urbain, donc, sa conversion devrait être considérée comme relevant exclusivement de son droit d’individu à professer la religion de son choix. Or, consulté par le consul, le garde des Sceaux de l’époque argue de son emploi – il est alors professeur de français à l’école militaire égyptienne de Damiette – pour lui expliquer qu’il a « perdu la qualité de Français » dès lors qu’il a accepté « des fonctions publiques à l’étranger » sans l’» autorisation préalable du Roi65 ». Faut-il implicitement comprendre, puisque le ministre ne dit mot de la conversion, que, dans une autre situation, l’appartenance d’Urbain à l’islam eût été reconnue comme compatible avec sa citoyenneté française ? C’est l’interprétation la plus plausible, si l’on se réfère aux débats parlementaires qui, sous la Restauration déjà, grâce aux doctrinaires, avaient produit les prémices d’une reconnaissance par l’État d’une distinction entre morale publique et morale religieuse66. Premier musulman ainsi à avoir revendiqué, sans tout à fait l’obtenir, le droit d’être à la fois Français et musulman, « Ismaÿl » Urbain n’en devient pas moins à son retour, sous cette identité islamique non reconnue, un fonctionnaire français, à la fois à Alger, sous les ordres de l’armée puis du gouvernement civil, et à Paris, au ministère de la Guerre, à la Direction de l’Algérie. Mais s’il se marie en 1840 à une jeune arabo-musulmane de Constantine, c’est devant le cadi, exclusivement, afin, explique-t-il lui-même en privé, de se réserver la possibilité d’un divorce. Aussi n’obtient-il pas, à son plus grand dépit, que leur fille soit reconnue comme sa fille légitime et devra-t-il se résoudre dans l’intérêt de celle-ci, en 1857, à régulariser cette union par un mariage civil contracté en France67.
41D’autant plus remarquable, après cette expérience personnelle des limites du code civil, est la solution de rigueur qu’il préconise en 1862 dans une brochure officieuse, devenu sur ces sujets un conseiller du pouvoir impérial, pour régler le sort des Arabes musulmans d’Algérie :
Il est évident que, ne pouvant ou ne voulant pas accepter toutes les charges de notre état social, ils ne doivent pas en recueillir tous les avantages. Autant par une sage circonspection de notre part qu’à cause de leur répugnance particulière, ils ne peuvent participer à l’égalité civile et politique réglée par nos lois. Notre droit est absolu ; on ne saurait en réclamer le bénéfice si l’on veut se retrancher dans certaines exceptions privilégiées.
Tant que les indigènes n’auront pas opéré une séparation radicale entre le spirituel et le temporel, tant que leur culte et leurs dogmes religieux seront en contradiction avec nos codes, ils ne pourront être investis du titre de citoyens français. Il faut que le Coran devienne pour eux un livre purement religieux, sans action sur la législation civile. Ce progrès n’est pas impossible. D’autres peuples sont sortis de l’organisation théocratique et se sont rangés sous un gouvernement séculier, sans abdiquer leurs croyances68.
42C’est, en clair, réclamer qu’il soit mis fin à l’utilisation ambiguë qu’on vient de lui voir faire pour son propre compte de la coexistence, sur un même territoire « français », de législations et de mœurs différentes : l’accession à la nationalité française impliquerait ainsi, entre autres conditions, le renoncement à la polygamie, mais aussi au divorce, interdits dans la France catholique de Napoléon III. L’exigence ici formulée d’une « séparation radicale entre le spirituel et le temporel » ne constitue pas seulement une rupture avec leur confusion dans la religion de Saint-Simon prônée et pratiquée par les saint-simoniens autour de 183069. Sans remonter aussi aux débats entre catholiques gallicans et catholiques ultramontains sur les pouvoirs respectifs du roi et du pape, le plus important est que, par une allusion transparente, elle renvoie à la condition primordiale que Grégoire posait aux juifs en les sommant, dès avant la Révolution, de tracer un tel mur à l’intérieur même de leur foi. Si traumatisante que puisse être son application, à l’échelle des communautés comme à celle des individus, est-il meilleure démonstration de la prégnance dans les esprits de l’époque, déjà, de cet inflexible principe de séparation du civil et du religieux, qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler la laïcité ?
*
43Recontextualisé de la sorte dans l’histoire des controverses françaises sur les altérités culturelles depuis l’abbé Grégoire, le combat d’Ismaÿl Urbain et de ses amis « arabophiles70 » sous le Second Empire n’apparaît plus seulement comme une précieuse exception, mais aussi comme un exemple hautement représentatif d’apories que l’idéologie colonialiste de la IIIe République portera à grande échelle. De même que celles de Grégoire, pensera-t-on certainement au terme de ce survol, les idées fort différentes de Saint-Simon en matière d’ethnoanthropologie, et celles, autres encore, d’un Michel Chevalier, d’un Gustave d’Eichthal ou d’un Victor Courtet, se caractérisent à la fois par leur puissance d’anticipation et par leurs ambiguïtés. Saint-Simon est à la fois l’annonciateur de la supériorité de « la race européenne », celui du grand brassage démocratique des anciennes classes sociales, et le philosophe qui, à la fin de sa carrière, intronise les juifs émancipés dans le débat intellectuel. Quant aux saint-simoniens, le fait est que, tout en étant conçues dans la suite de la philanthropie universelle héritée des Lumières et de la Révolution dont Grégoire est le meilleur représentant, leurs diverses préconisations s’ingénient à louvoyer par rapport, notamment, à deux principes essentiels qui, vu d’aujourd’hui, auraient dû être les leurs : l’abolition pure et simple de l’esclavage, et une opposition franche à l’idée même de colonisation. Mais c’est précisément pourquoi, d’un autre côté, leur prise en compte aide à comprendre comment, à la fin du siècle, la philosophie républicaine du progrès, qui s’inscrira à son tour dans cette continuité révolutionnaire, pourra, en héritant de leurs contradictions comme on peut en faire l’hypothèse71, s’égarer dans une apologie univoque de la conquête et de la domination impérialistes comme instruments de civilisation. Associé alors au discours triomphant sur le rayonnement de la patrie et sur l’éducation des indigènes, le grand thème du métissage, qui est peut-être le cheval de bataille le plus remarquable des saint-simoniens, n’en sera que plus fortement dénoncé par le discours inverse de la droite réactionnaire sur la décadence et la dégénérescence cosmopolites.
44N’en demeure pas moins le constat trop rarement fait qu’au tournant des années 1830-1840, ce thème avait bel et bien valeur de résistance aux conséquences les plus négatives de l’expansion européenne.
45D’où la portée actuelle, en pleine crise du multiculturalisme, de la redécouverte qu’Eichthal et Urbain font ensemble de leurs origines respectives. À travers deux individualités mêlées et dotées d’une réflexion et de moyens d’expression hors du commun, leur conjointe revendication d’appartenance à des ascendances opprimées nous ouvre, comme le diable boiteux qui soulève les toits dans le roman de Lesage, des aperçus sans équivalent sur les termes dans lesquels, en un autre début de siècle et à une étape antérieure de la mondialisation, était collectivement vécue et réfléchie la question des races.
Notes de bas de page
1 Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, articles 1er et 10e.
2 Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, 1er et 3e paragraphes.
3 Déclaration universelle des droits de l’homme, article 2e.
4 Voir Pierre-André Taguieff, Les Fins de l’antiracisme, Paris, Michalon, 1995. Voir par ailleurs la proposition de loi déposée en ce sens à l’Assemblée nationale le 17 janvier 2008, en ligne : www.assemblee-nationale.fr/13/propositions/pion0559.asp (décembre 2017).
5 Voir Alyssa Goldstein Sepinwall, « Les paradoxes de la régénération révolutionnaire. Le cas de l’abbé Grégoire », Annales historiques de la Révolution française, nº 321, 2000, p. 69-90 ; et, de la même auteure, The Abbé Grégoire and the French Revolution: The Making of Modern Universalism, Berkeley, University of California Press, 2005.
6 Grégoire en fait état dans son Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs, Metz, imprimerie de Claude Lamort, 1789, p. 214, note 4. Texte réédité aux éditions du Boucher, Paris, 2002, en libre accès sur Internet. Nos références renvoient à l’édition originale.
7 Ibid., p. 1.
8 Ibid., p. 39.
9 Ibid., p. 41-42.
10 Ibid., p. 15.
11 Ibid., p. 16.
12 Je souligne.
13 Ibid., p. 29.
14 Ibid., p. 35-36.
15 Ibid., p. 45.
16 Ibid., p. 45-49.
17 Voir Henri Grégoire, Histoire des sectes religieuses..., Paris, Potey, 1814, vol. 2, p. 402. Je remercie Claude Rétat de m’avoir orienté vers cette référence.
18 Henri Grégoire, Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs, op. cit., p. 49.
19 Henri Grégoire, De la Littérature des nègres, Paris, Claude-François Maradan, 1808, p. 30 et suiv.
20 Henri Grégoire, Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs, op. cit., p. 154 et 158.
21 Ibid., p. 153-154.
22 Ibid., p. 165.
23 Ibid., p. 155.
24 Saint-Simon, Du système industriel [1820], dans Œuvres complètes, Juliette Grange et al. (éd.), Paris, Presses universitaires de France, 2012, vol. 3, p. 2380. C’est à cette édition en quatre volumes à la pagination continue que renvoient les références suivantes à Saint-Simon.
25 La question est soulevée, à partir d’une remarque de Pierre Leroux, dans mon article « Du côté de Saint-Simon : question raciale, question sociale et question religieuse », Romantisme, vol. 130, nº 4, « Raciologiques », 2005, p. 23-36. J’en reprends ici sous un autre angle plusieurs citations et analyses, de même que dans les développements suivants relatifs aux saint-simoniens.
26 Anonyme, Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains [1803], dans Saint-Simon, Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 121, note a.
27 Saint-Simon, Introduction aux travaux scientifiques du xixe siècle, dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 378.
28 Ibid., p. 377-378.
29 Ibid., p. 384-386.
30 Ibid., p. 378.
31 Ibid., p. 387.
32 M. le comte de Saint-Simon et A. Thierry, son élève, De la réorganisation de la société européenne [1814], dans Saint-Simon, Œuvres complètes, op. cit., vol. 2, p. 1272-1273.
33 Saint-Simon, Mémoire sur la science de l’homme, dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 2, p. 1124, 1130, et passim.
34 Saint-Simon, « Projet d’encyclopédie », ms., dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 551.
35 Saint-Simon, L’Industrie, dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 3, p. 1602, p. 1623. Voir Jean-Louis Brunaux, Nos ancêtres les Gaulois, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 26.
36 Saint-Simon, Le Politique, dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 3, p. 1901.
37 Saint-Simon, Catéchisme des industriels, dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 4, p. 2883.
38 Ibid. et passim dans le même texte.
39 Saint-Simon, Le Politique, dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 3, p. 1886.
40 Gustave Hubbard, Saint-Simon, sa vie et ses travaux, Paris, Guillaumin, 1857, p. 105-106.
41 Saint-Simon, Introduction aux travaux scientifiques du xixe siècle, dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 1, p. 3011.
42 Ibid.
43 Saint-Simon, Mémoire sur la science de l’homme, dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 2, p. 1101.
44 Saint-Simon, Catéchisme des industriels, dans Œuvres complètes, op. cit., vol. 4, p. 2998. Sur Moïse, voir p. 386, 605, 1101 et 3158.
45 Voir Henri Loyrette (dir.), Entre le théâtre et l’histoire : la famille Halévy (1760-1960), Paris, Fayard / RMN, 1996.
46 Voir Simon Altmann & Eduardo L. Ortiz (dir.), Mathematics and Social Utopias in France: Olinde Rodrigues and His Times, American Mathematical Society / London Mathematical Society, 2005, chap. 2.
47 L’expression s’est répandue à partir du Portugal et de l’Espagne pour désigner couramment les juifs convertis d’origine sépharade.
48 Voir Helen Davies, Émile and Isaac Pereire: Bankers, Socialists and Sephardic Jews in nineteenth-century France, Manchester, Manchester University Press, 2014.
49 Voir Hervé Le Bret, Les Frères d’Eichthal : le saint-simonien et le financier au xixe siècle, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012.
50 Voir la conclusion de Henri Grégoire à l’Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs, op. cit., p. 194 : « Les juifs sont membres de cette famille universelle qui doit établir la fraternité entre tous les peuples ; et sur eux, comme sur vous, la révélation étend son voile majestueux. »
51 Voir par exemple [Anonyme], Prédications, Paris, bureaux du Globe, 1832, vol. 1, p. 7, 295, 298, 315, 435.
52 [Anonyme], « Sixième séance », dans Doctrine de Saint-Simon. Première année. Exposition. 1829, Paris, au bureau de L’Organisateur, 1830, p. 104.
53 Déclaration d’identité consignée lors du Procès en la cour d’assises de la Seine, les 27 et 28 août 1832, Paris, Librairie saint-simonienne, 1832, p. 29.
54 Voir Ismaÿl Urbain, Voyage d’Orient ; suivi de Poèmes de Ménilmontant et d’Égypte, Philippe Régnier (éd.), Paris, L’Harmattan, 1993, p. 60 et 367 (note 44 incluse).
55 Une note manuscrite de Gustave d’Eichthal, en date du 8 novembre 1832, évoque en ces termes sa rencontre avec Urbain : « Le Juif et le Nègre. Les deux proscrits ? » (Bibliothèque de l’Arsenal, Papiers d’Eichthal, ms. 13 741) – La dissociation actuelle, en France, entre la cause des Juifs et celle des Noirs immigrés, que leur ghettoïsation dans les grands ensembles de logements sociaux rapproche plutôt des originaires du Maghreb, a dans les dernières années trouvé deux expressions emblématiques : l’affaire judiciaire très médiatisée du jeune Ilan Halimi, enlevé, torturé et assassiné en 2006 par un chef de bande d’origine ivoirienne qui voulait rançonner sa famille, par lui supposée richissime parce que juive ; et, sur un autre plan, la rupture, qui a beaucoup frappé le public, du duo célèbre que formaient à la fin des années 1990 les humoristes Élie Semoun et Dieudonné M’Bala M’Bala, entre autres motifs parce que l’antisionisme de ce dernier évoluait déjà vers l’antisémitisme larvé qu’il a depuis lors confirmé.
56 Voir Philippe Régnier, « Le Système de la Méditerranée de Michel Chevalier : un manifeste-programme de la géopolitique du saint-simonisme enfantinien », dans Corinne Saminadayar-Perrin (dir.), L’Invention littéraire de la Méditerranée dans la France du xixe siècle, Montpellier / Paris, Maison des sciences de l’homme à Montpellier / Geuthner, 2012, p. 189-214.
57 Philippe Régnier (éd.), Le Livre Nouveau des Saint-Simoniens : manuscrits d’Émile Barrault, Michel Chevalier, Charles Duveyrier, Prosper Enfantin, Charles Lambert, Léon Simon et Thomas-Ismayl Urbain, Tusson, Du Lérot, 1992, p. 241, 249-250, 261-262, et note 92, p. 311-312.
58 Michel Chevalier, Lettres sur l’Amérique du Nord, Paris, Charles Gosselin, 1836, vol. 1, p. 165, 254-255 ; vol.2, p. 278 et 282.
59 Voir Sandrine Lemaire, « Gustave d’Eichthal, ou les ambiguïtés d’une ethnologie saint-simonienne : du racialisme ambiant à l’utopie d’un métissage universel », dans Philippe Régnier (dir.), Études saint-simoniennes, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2002, p. 168 et suiv.
60 Voir Jean Boissel, Victor Courtet (1813-1867) : premier théoricien de la hiérarchie des races. Contribution à l’histoire de la philosophie politique du romantisme, Paris, Presses universitaires de France, 1972.
61 Victor Courtet, La Science politique fondée sur la science de l’homme, ou Étude des races humaines sous le rapport philosophique, historique et social, Paris, A. Bertrand, 1838, p. ix.
62 C’est ce schéma qui structure la philosophie saint-simonienne de l’histoire. Il est omniprésent dans Doctrine de Saint-Simon. Première année. Exposition. 1829, op. cit., passim.
63 Victor Courtet, La Science politique fondée sur la science de l’homme, ou Étude des races humaines sous le rapport philosophique, historique et social, op. cit., p. 359, 99-101, 225-227 et 229.
64 Ismaÿl Urbain, Voyage d’Orient ; suivi de Poèmes de Ménilmontant et d’Égypte, Philippe Régnier (éd.), op. cit., p. 90.
65 Ibid., p. 102-103 : lettre du consul de France, 8 décembre 1835. Aux termes de la Charte constitutionnelle du 14 août 1830, « chacun professe sa religion avec une égale liberté, et obtient pour son culte la même protection » (art. 5), et la religion catholique, auparavant « religion de l’État » (Charte de 1814, art. 6), n’est plus que la religion « professée par la majorité des Français » (art. 6).
66 Voir l’appareil critique de Saint-Simon, L’Organisateur, dans Œuvres complètes, op. cit., p. 2686-2687, note 229.
67 Voir Michel Levallois, Ismaÿl Urbain, une autre conquête de l’Algérie, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001, p. 379 ; et Michel Levallois, Ismaÿl Urbain. Royaume arabe ou Algérie franco-musulmane (1848-1870), Paris, Riveneuve, 2012, p. 211-213.
68 Ismaÿl Urbain, L’Algérie française : indigènes et immigrants [1862], Michel Levallois (préf.), Paris, Séguier, 2002, p. 52-54.
69 Voir le passage final sur la « loi vivante » dans Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Deuxième année, 1829-1830, Paris, bureau de L’Organisateur et du Globe, 1832, p. 170-172.
70 Terme d’époque employé, sous le Second Empire, dans les milieux « colonistes », majoritairement républicains, pour dénoncer Urbain et son réseau, soutenus, eux, par le sommet du pouvoir bonapartiste.
71 Le gendre de Michel Chevalier et son successeur au Collège de France, Paul Leroy-Beaulieu (1843-1916), sera l’un des idéologues les plus en vue du colonialisme de la IIIe République, auquel l’un des derniers survivants du saint-simonisme, Hippolyte Carnot, sénateur à vie et père du président Sadi Carnot, aura le temps d’applaudir avant sa mort en 1888. Gardien fidèle des papiers et des idées de son père, le fils de Gustave d’Eichthal, Eugène, sera, lui, le directeur de Sciences Po de 1912 à 1936.
Auteur
Philippe Régnier, directeur de recherche au CNRS, est membre de l’équipe interne Université Lumière Lyon 2 de l’IHRIM (UMR 5317). Formé à l’étude de l’histoire de la littérature française du XIXe siècle, il s’est spécialisé dans l’édition et l’interprétation, sous les angles les plus divers, des écrits de Saint-Simon et des saint-simoniens. Toute une partie de ses travaux antérieurs est consacrée à la dimension ethno-anthropologique scientifique, mais aussi militante, que Gustave d’Eichthal et Ismaÿl Urbain en particulier ont donnée à ce mouvement. Il est actuellement engagé dans la réalisation du projet de l’Agence nationale de la recherche SAINT-SIMONISME 18-21.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014