Chapitre 3
La PAC dans l’économie des rapports de force syndicaux
p. 95-144
Texte intégral
1La littérature qui traite de l’européanisation des groupes d’intérêt s’est essentiellement focalisée, jusqu’à présent, sur les stratégies adoptées par ces groupements pour représenter leurs intérêts auprès des institutions européennes, sur leur influence dans le processus d’élaboration des politiques publiques, ainsi que sur les effets de l’intégration européenne sur les rapports entre groupes d’intérêt et gouvernements au niveau national. Le cas de la Confédération paysanne incite à explorer de nouveaux axes d’analyse qui recoupent ceux esquissés par Robert Ladrech au sujet de l’européanisation des partis politiques1. Alors que j’assistais aux réunions, observais le travail quotidien des salariés et des responsables nationaux et examinais les archives, je ne cessais de remarquer la prégnance de la politique européenne dans l’activité syndicale, et ce, sous quatre angles différents. Premièrement, il est rapidement apparu que les réflexions sur la PAC amènent les militants à définir et à réaffirmer les types d’agriculteurs défendables par le syndicat, dessinant comme en creux ceux qui, selon eux, sont représentés par la FNSEA. Cette observation appelle à questionner le poids et le rôle d’un enjeu européen tel que la PAC dans la compétition syndicale : en quoi cette politique européenne structure-t-elle les oppositions au sein de l’espace de la représentation agricole ? Dans cette perspective, il s’agit d’analyser la manière dont les représentants de la Confédération paysanne se saisissent de la politique européenne pour se démarquer de leurs adversaires. Deuxièmement, les références écrites et orales récurrentes à « la PAC qu’il nous faut2 » ainsi que l’élaboration de projets de PAC alternative invitent à examiner le poids de cette politique dans la définition de la ligne syndicale de la Confédération paysanne : en constitue-t-elle un enjeu saillant ? Ces deux premiers axes d’analyse sont étroitement liés. L’étude de la place prise par un enjeu européen dans un programme syndical ne peut se faire sans prendre en considération les relations d’interdépendance qui unissent les différentes organisations professionnelles, qu’il s’agisse de liens de concurrence ou de collaboration. Troisièmement, ces pistes de recherche amènent à interroger les conditions de production des orientations syndicales qui sont au cœur de luttes internes. Les réformes de la PAC constituent des moments singuliers où se cristallisent les oppositions relatives aux positionnements politiques de l’organisation3. L’analyse diachronique de ces épisodes invite à saisir les ressorts de l’évolution des positions défendues par le groupe ainsi que du processus d’homogénéisation syndicale. Enfin, le croisement des sources provenant des archives, des observations et des entretiens soulève une question peu traitée jusqu’ici dans le cas des groupes d’intérêt (Eising, 2007 b) : l’évolution des équilibres de pouvoir liés à l’intégration européenne au sein des organisations. À la suite de recherches portant sur des partis politiques (Raunio, 2002 ; Poguntke, Aylott & Carter, 2007 ; Ladrech, 2007), l’hypothèse défendue sera celle d’une autonomisation de la structure syndicale nationale sous l’effet de facteurs externes et internes.
Une politique au cœur des antagonismes syndicaux
Modalités d’appropriation d’une politique européenne
La politisation de la PAC, facteur de division de la profession agricole
2Dans quelle mesure et selon quelles modalités un enjeu européen peut-il constituer un sujet pivot autour duquel s’articulent les divergences entre structures de représentation ? Répondre à cette question suppose d’être attentif à la manière dont un groupe d’intérêt s’approprie – au double sens de faire sien et d’adapter – une question européenne et la façonne comme un enjeu clivant, c’est-à-dire qui organise des oppositions au sein de l’espace de représentation. Dans le cas de la PAC, dès la fin des années 1960, le courant Paysans travailleurs développe une lecture marxiste de cette politique en matière d’antagonisme de classes sociales. Ses militants dénoncent en effet le sort des agriculteurs qui, pour répondre aux exigences des nouvelles normes de production, se sont endettés sans pour autant parvenir à atteindre la parité de salaire entre agriculteurs et salariés, objectif fixé par les pouvoirs publics. Loin d’aider ces agriculteurs, les politiques agricoles favoriseraient en réalité une minorité d’exploitants « capitalistes ». Dans son ouvrage, Bernard Lambert revient sur le plan Mansholt4 et inscrit ses réserves et critiques dans le cadre de son analyse marxiste de l’agriculture :
Mais, pour maintenir son équilibre politique et économique, à côté des paysans prolétarisés, la CEE a besoin d’une agriculture capitaliste dynamique. Le Mémorandum insiste sur la nécessité de réserver les aides et les crédits à ce qu’il appelle les « exploitations agricoles modernes » (EAM). Compte tenu des exigences d’autofinancement, seuls pourront y accéder les agriculteurs les plus riches, c’est-à-dire ceux qui jusqu’alors ont été systématiquement favorisés. (1970, p. 88)
3La PAC est donc dénoncée dans le discours syndical comme un des vecteurs de consolidation de l’agriculture capitaliste et de disparition des paysans. La CNSTP et la FNSP reprennent ces critiques au début des années 1980 – en abandonnant toutefois les références marxistes – et étoffent leur lecture de la PAC en soulevant les questions de son impact écologique et de ses conséquences sur les agricultures des pays du Sud : « De plus, notre agriculture, grosse consommatrice de matières premières importées, provoque dans les pays en voie de développement une concurrence qui privilégie les productions exportables au détriment de cultures vivrières5. »
4La Confédération paysanne hérite des analyses de la CNSTP et de la FNSP selon lesquelles la PAC organise un clivage social. Elle y ajoute un antagonisme concernant les pratiques agricoles, résumé par la formule qui accompagne le nom de l’organisation : « syndicats pour une agriculture paysanne et la défense de ses travailleurs ». Les revendications d’une répartition « équitable » des aides publiques et d’une « maîtrise de la production6 » sont couplées à celle d’un appui financier en faveur de certaines formes de production présentées comme bénéfiques pour l’environnement car moins gourmandes en intrants chimiques7 et en eau. Dans ce cadre, la PAC est présentée par le syndicat comme favorisant particulièrement des systèmes productivistes qui entraînent des pollutions environnementales et une concentration des exploitations. En outre, l’analyse que fait le syndicat de cette politique tend peu à peu à l’inscrire dans l’internationalisation des échanges agricoles et dans les évolutions macroéconomiques générales8. Dès la réforme de la PAC de 1992, les militants de la Confédération paysanne la relient avec le cycle de négociation du GATT qui aboutit aux accords de Marrakech. Ils critiquent alors vivement la libéralisation des politiques agricoles imposée par les accords commerciaux internationaux. Partant de ce cas précis, les syndicalistes montent en généralité et dénoncent les organisations internationales, telles que le GATT, qui imposent des décisions politiques et économiques alors même qu’elles ne disposent pas de la légitimité politique tirée du suffrage populaire. Pour le syndicat, cette question concerne l’ensemble des citoyens dans la mesure où la démocratie serait en jeu :
Les négociations du GATT ont théoriquement pour objet de définir un code de bonne conduite international, pour les échanges commerciaux. En fait, en s’attaquant aux protections douanières et aux aides nationales (ou communautaires pour nous), le GATT touche les politiques agricoles de chacun des États. C’est profondément antidémocratique, puisque des fonctionnaires internationaux, sans aucun contrôle, peuvent demander aux États souverains de modifier leur politique intérieure. L’opacité des tractations, la volonté de n’informer ni les journalistes ni, a fortiori, les opinions publiques des pays concernés, font peser un réel danger sur la démocratie. Il est inadmissible que les choix de politique agricole, décidés par les citoyens via les gouvernements, soient remis en cause sans que lesdits citoyens puissent s’y opposer9.
5Ces discours sont au centre du processus de politisation de la PAC. Les travaux sur l’européanisation des partis politiques analysent le plus souvent la politisation de l’Europe au regard de sa prise en compte par ces groupes. En ce sens, on considère qu’il y a politisation dès que les organisations partisanes traitent de cette question10. L’analyse de ce phénomène peut être approfondie en adoptant la définition qu’en propose Camille Hamidi. Cette auteure met en exergue deux éléments qui permettent de repérer le processus de politisation des discours : « la référence aux principes généraux devant régir une société, ou, dans les termes de Boltanski, la montée en généralité, et la reconnaissance de la dimension conflictuelle des positions adoptées » (Hamidi, 2006, p. 10). Cette définition invite à examiner la manière dont l’enjeu européen est défini et, partant, comment il s’intègre dans l’ordonnancement du monde social produit par le syndicat. Par la définition des instruments d’objectivation et d’identification de catégories d’agriculteurs dits « modernes » – et donc éligibles aux aides européennes –, la PAC structure l’ordre social et crée des intérêts autour desquels les syndicats s’organisent (Michel, 2010 a). En effet, les syndicalistes avancent une lecture politisée de ces outils d’action publique en les présentant comme des facteurs de la mise en porte à faux de deux catégories d’agriculteurs, l’une capitaliste et l’autre prolétarisée. En cela, la politique européenne n’est pas le simple objet de l’attention des organisations professionnelles. Elle est intégrée dans le discours des gauches syndicales comme le pivot autour duquel s’articule l’antagonisme de classe entre les bénéficiaires et les perdants des réformes agricoles. En politisant la PAC, les syndicalistes révèlent et donnent forme à un groupe social dont ils se réclament et dont ils se proposent de porter les intérêts. Cette politique publique est au centre du travail syndical de production de représentations du monde social et fonde le processus de délimitation et de reconnaissance du groupe « paysan ». Au demeurant, les militants n’abordent pas les réformes de la politique communautaire comme des enjeux qui concerneraient exclusivement les agriculteurs, mais l’ensemble de la société puisque les orientations politiques influent directement sur des thèmes tels que l’offre alimentaire, la défense de l’environnement ou le respect du débat démocratique. En opérant cette montée en généralité, la Confédération paysanne ouvre la question de la PAC à des soutiens extérieurs au monde agricole. La construction de la politique européenne comme un enjeu clivant de la compétition syndicale permet d’articuler et de justifier des antagonismes sociaux et donc des oppositions dans l’espace de la représentation agricole. La Confédération paysanne va mobiliser ce thème pour s’opposer aux organisations syndicales nationales adverses.
Un enjeu distinctif au sein de l’espace de la représentation agricole
6En se revendiquant défenseurs des paysans défavorisés par les mesures européennes, les militants de la Confédération paysanne entendent récuser la prétention de la FNSEA à incarner l’« unité » du monde agricole (Hubscher & Lagrave, 1993). Dans ces rapports de concurrence entre organisations professionnelles, les positionnements adoptés sur la PAC deviennent des ressources dans la lutte de positions au sein de l’espace de la représentation. Cela est d’autant plus visible lors des réformes de cette politique où les règles du jeu sont potentiellement bousculées par de nouvelles mesures qui transforment les équilibres entre productions ou imposent de nouveaux cadres à l’exercice de la profession agricole. Ces moments réformateurs peuvent donner lieu à l’émergence de nouvelles organisations professionnelles. C’est le cas lors de la réforme de 1992.
7Durant l’automne et l’hiver 1991, un mouvement se crée dans le Gers autour du refus de la réforme de la PAC : la Coordination rurale11. Elle se fait connaître par les pancartes plantées aux bords des champs qui longent les routes sur lesquelles sont écrits des slogans dénonçant la réforme : « Ruraux tous unis », « SOS racines »… Elle se constitue officiellement en décembre 1991, à Lussan. Le 29 février 1992, cette coordination organise son premier meeting à Agen qui rassemble entre 1 500 et 2 500 personnes. Des militants de la Confédération paysanne de Poitou-Charentes, mandatés par le secrétariat national, y assistent. Le syndicat n’appelle toutefois pas ses militants à se mobiliser pour cette réunion. La Coordination rurale veut dans un premier temps rassembler les agriculteurs qui s’opposent à la réforme de la PAC autour d’un mot d’ordre simple : l’ajournement sans condition de cette dernière. Les instigateurs de ce mouvement le qualifient d’ailleurs de « front du refus » (Purseigle, 2010). Il rassemble alors autant des militants « déçus » de la FNSEA que ceux de la Fédération française de l’agriculture (FFA) et du MODEF. S’organisant sur le modèle des coordinations qui ont émergé dans les années 1980 (Hassenteufel, 1991), ce rassemblement n’a pas pour objectif initial de se structurer sur le long terme et prévoit de se « retir[er] lorsqu’[ils] auron[t] atteint [leurs] objectifs, c’est-à-dire la remise en cause de la réforme de la PAC12 ». Son audience dans le monde agricole est importante : 3 500 personnes assistent au meeting de la Coordination rurale qui a lieu à Niort le 31 mars 1992, puis 2 500 à celui qui se tient à Chartres le 21 mai de la même année, jour de la signature de l’accord de Bruxelles entérinant la réforme de la PAC. L’irruption de ce nouvel acteur bouleverse profondément les équilibres au sein de l’espace de la représentation agricole. En effet, cette coordination a été créée en réaction aux positions défendues par la FNSEA au sujet du projet de réforme de la politique communautaire. Elle entend remettre en cause la capacité du syndicat à représenter l’opposition des agriculteurs à cette réforme :
On parle souvent de la puissante FNSEA. Je me demande si elle est puissante vis-à-vis des agriculteurs ou vis-à-vis des pouvoirs publics. Je crois qu’elle est embrigadée dans une politique de cogestion des dossiers agricoles. Un syndicat devrait être un contre-pouvoir. La profession agricole connaît, depuis plusieurs années, des baisses de revenu et il est donc temps de faire l’autocritique de notre stratégie de défense car il y a un constat d’échec13.
8Contestée en son sein, la FNSEA, alors unique syndicat agricole représentatif, voit ses modes de représentation désapprouvés. En réaction, elle cherche à décrédibiliser la Coordination rurale en taxant ses positions d’« irréalistes » et de « populistes ». Philippe Mangin, président du CNJA, déclare ainsi :
Le syndicalisme agricole à vocation générale a une chance extraordinaire à saisir. Face à la démagogie insupportable qui fait les beaux jours des coordinations paysannes – elles ont le beau jeu de promettre la lune à des armées d’éleveurs désespérés –, nous étions, nous, dans les rues de Bruxelles, dignes et responsables, pour rappeler la Commission à ses devoirs. C’est de cela que l’agriculture française a besoin. Pas du saucissonnage de ses problèmes et de sirènes14.
9La PAC est l’enjeu d’une lutte symbolique entre la Coordination rurale et la FNSEA pour définir un mode de défense pertinent et efficace des intérêts agricoles. On le voit, ces deux organisations jouent sur des registres opposés. D’un côté, la première considère inefficiente la concertation avec les pouvoirs publics, voire la présente comme une forme de compromission. Cet avis est partagé par la Confédération paysanne qui utilise cet argument afin de stigmatiser la FNSEA et le CNJA :
La réforme de la PAC, les mesures d’accompagnement mais aussi les négociations sur les primes compensatrices ont à nouveau démasqué les choix fondamentaux de la FNSEA et de son sosie le CNJA : le soutien à l’agriculture d’entreprise et un plan de déménagement. Cette réforme est bien la réforme des états-majors concoctée avec le ministère de l’Agriculture et les sections spécialisées. Il y a là une fuite en avant des organisations professionnelles avec la complicité totale du pouvoir politique15.
10De l’autre côté, ces deux dernières organisations cherchent à renverser le stigmate en choisissant d’arborer une figure de représentants syndicaux sérieux et ne versant pas dans le misérabilisme. Le syndicat majoritaire n’est cependant pas seul à être ébranlé par la Coordination rurale. En effet, si sa position de syndicat représentatif est discutée, la Confédération paysanne, voit, quant à elle, son statut d’opposant à la réforme contesté. L’émergence de ce front du refus évoqué plus haut entame fortement sa cohésion interne, certains de ses militants appelant à participer à ce rassemblement, d’autres s’y refusant fermement. Ce débat monopolise l’activité du syndicat durant toute l’année 1992. Lors du comité national de mai 1992, les responsables nationaux discutent des arguments en faveur et en défaveur d’une participation à la Coordination rurale à partir de contributions personnelles ou bien rédigées par des structures départementales et régionales16. Les arguments échangés par les militants dévoilent l’enjeu de position au sein de l’espace de la représentation agricole que recouvre la participation ou non à la Coordination rurale. En effet, intégrer ce mouvement peut contribuer à brouiller les frontières établies entre les différents syndicats et risque d’induire de la confusion. Par exemple, la Confédération paysanne peut se voir prêter des affinités avec certaines structures pourtant considérées comme se situant à l’opposé de ses positions. Pire, pour les militants invoquant les « gros céréaliers17 » à l’origine de cette coordination, y participer revient à défendre les intérêts de ces derniers et non ceux des paysans. À l’inverse, les partisans du ralliement soulignent la capacité de l’organisation à fragiliser la FNSEA et à opérer un rééquilibrage favorable du rapport de force au sein de l’espace de la représentation. Finalement, il est décidé que les structures départementales et régionales peuvent participer localement à la Coordination rurale mais que la Confédération paysanne nationale ne s’y investira pas. Fortement médiatisée et mobilisatrice, cette coordination apparaît comme le fer de lance de l’opposition à la réforme de la PAC, marginalisant ainsi la Confédération paysanne. Pour reprendre la main, cette dernière tente à son tour de délégitimer ce front du refus. Dans un entretien accordé à Libération, le porte-parole explique pourquoi son syndicat ne se mobilise pas avec la Coordination rurale : « La Coordination rurale n’a jamais voulu aller plus loin que “Non à la réforme de la PAC”. Et ceci pour une raison simple : ce que veulent ses animateurs, c’est revenir au système d’avant…18 »
11La Confédération paysanne cherche à dénoncer l’impasse dans laquelle se trouve ce rassemblement qui, alors même que les pouvoirs publics s’accordent sur la nécessité d’un changement de politique par rapport au problème des excédents de production, ne suggère pas de réelles propositions face à la réforme adoptée. Ce faisant, elle se présente comme la seule solution crédible, car fondée sur un projet cohérent. La PAC est donc au cœur de luttes concurrentielles de qualification et de labellisation qui contribuent à imposer une lecture aux actions et aux positions adverses. En tant que politique centrale pour la profession agricole, cette dernière est un enjeu singulier dans la relation de concurrence entre syndicats. En effet, cette question articule les oppositions sur la définition des intérêts agricoles, sur la manière dont ils doivent être défendus et, partant, sur l’organisation la plus à même de les porter. Les mobilisations qui ont lieu lors de la réforme de 1992, ainsi que l’émergence d’un nouvel acteur syndical cristallisent ces enjeux. Loin de s’arrêter à cet épisode de mobilisation, ce sujet représente pour la Confédération paysanne une arme symbolique lui permettant de se distinguer des structures adverses. Ce constat incite à interroger la centralité de la politique communautaire dans les orientations syndicales de la Confédération paysanne.
Un axe programmatique ?
12Les travaux qui tentent d’évaluer la pénétration de l’enjeu européen dans les organisations partisanes prennent pour objet leurs plates-formes programmatiques19. Si les syndicats n’en ont pas à proprement parler, ils présentent toutefois des rapports d’orientation durant leurs congrès qui dessinent les priorités et les positionnements que devront porter les responsables nationaux. Ces documents constituent une source pertinente et riche pour l’analyse car ils donnent à voir si la Confédération paysanne y traite de la PAC et de l’Europe. Une première lecture de ces rapports offre un constat liminaire : la PAC y est inévitablement abordée. Néanmoins, l’analyse ne peut se limiter à cette observation. Repérer les occurrences de l’enjeu européen dans les rapports d’orientation – ou dans les plates-formes programmatiques dans le cas des partis politiques – permet, certes, d’évaluer son importance, pour autant cela ne doit pas laisser préjuger de la réalité des usages ni de l’appropriation pratique de ce sujet. Une étude fine de la place occupée par un enjeu européen au sein des orientations d’un groupe d’intérêt ou d’un parti politique doit envisager la manière dont ces thèmes sont investis et intégrés dans le travail programmatique de ces organisations. Autrement dit, la question européenne constitue-t-elle une ressource centrale dans la production de la ligne syndicale ?
13Le traitement de la PAC au sein des rapports d’orientation prend deux formes différentes. D’une part, la politique communautaire peut être évoquée afin de contextualiser les revendications et les perspectives développées par le syndicat. D’autre part, elle peut être le sujet central du rapport dans lequel le syndicat expose ses propositions pour une réforme de la politique agricole. En ce sens, la PAC tient effectivement un rôle fondamental dans son activité dans la mesure où les militants s’approprient la revendication d’un changement de politique agricole. Plus encore, cette dernière est présentée comme la condition sine qua non à la mise en œuvre de l’agriculture paysanne – projet autour duquel se fédèrent les différentes composantes syndicales à l’origine de la Confédération paysanne – et constitue donc une revendication cardinale du groupe. Celle-ci acquiert une valeur programmatique puisqu’elle est déclinée en proposition de « PAC alternative ». À cet égard, les Journées d’été de Sains-du-Nord en 1991 sont consacrées à l’élaboration d’une nouvelle politique agricole répondant aux aspirations de la Confédération paysanne. Ce travail contribue à la stabilisation des axes revendicatifs qui s’articulent autour de deux objectifs principaux : le maintien d’agriculteurs nombreux et la garantie de leur revenu. Dans ce but, le syndicat réclame la maîtrise de la production ainsi que sa répartition entre producteurs. Ces mesures seraient à même de réguler les marchés et d’assurer la stabilité des cours, tout en entravant l’agrandissement et la concentration des exploitations. Parallèlement, les militants recommandent le plafonnement des aides publiques. Ces revendications constituent le socle doctrinal de la Confédération paysanne à partir duquel sont formulées aussi bien les préconisations pour régler une crise ponctuelle que celles concernant l’établissement d’une politique agricole européenne alternative qui constitue l’horizon politique de l’organisation.
14La PAC se trouve donc au cœur du travail de représentation de la Confédération paysanne. La politisation de cet enjeu européen en fait une ressource qui permet au syndicat de se situer au sein de l’espace de la représentation agricole. Sujet structurant les rapports établis entre la Confédération paysanne et ses concurrents, cette politique est également cruciale dans l’articulation des oppositions en son sein.
La PAC comme enjeu de lutte interne : une analyse configurationnelle et dispositionnelle
15Loin d’être monolithiques, les organisations syndicales sont travaillées par des rapports de force qui influent sur leurs orientations (Gagnon, 1991). Or la PAC est un sujet particulièrement conflictuel pour la Confédération paysanne. Les trois réformes étudiées ici ont toutes donné lieu à d’intenses débats tant sur les positions à adopter à propos des projets présentés par la Commission européenne que sur les stratégies syndicales à mener, notamment au sujet des relations à établir avec les pouvoirs publics ou bien celles entretenues avec les organisations du mouvement social. La manière dont les militants de la Confédération paysanne se saisissent de la PAC évoluant au cours de son histoire, il s’agira ici d’en saisir les logiques sociales. L’hypothèse défendue est que ce glissement a été porté par un changement de profil des responsables nationaux dès 1995 qui s’est accentué à partir de 1999. Conjointement, le développement parallèle des mobilisations au sein de « l’espace des mouvements sociaux » (Mathieu, 2012) influe sur la perception qu’ont les syndicalistes de l’espace des possibles en matière d’actions. Cela amène à dévoiler l’enchevêtrement des logiques dispositionnelles et configurationnelles à l’œuvre dans le processus d’appropriation de la PAC ainsi que dans la détermination du positionnement et de la stratégie syndicale. Revenons tout d’abord sur les épisodes conflictuels afin de rendre compte des points de clivages internes et de leur évolution au fil de la chronologie.
Les réformes de la PAC, moments de cristallisation des antagonismes syndicaux
16Lors de la réforme de la PAC de 1992, deux tendances s’affrontent au sein du syndicat : ceux qui souhaitent se mobiliser avec la Coordination rurale et ceux qui s’y opposent. Ces positions recouvrent des différences de stratégie. D’un côté, des militants pensent qu’il est préférable de négocier avec le ministère de l’Agriculture les modalités d’application de la réforme. De l’autre, certains rejettent pleinement sa mise en œuvre et souhaitent investir le front du refus. Cet épisode a donné lieu à de vifs débats internes qui ont marqué les esprits des militants. Bernard, secrétaire national de 1990 à 1994, me relate l’ambiance qui régnait lors de l’assemblée générale extraordinaire de Tours en septembre 1992, qui avait pour but de parvenir à un consensus au sujet de la Coordination rurale :
Bernard – En 92 ou 93, on a tenu une assemblée générale extraordinaire à Tours, ça devait être en 93 [hésitant]...
Élise R. – C’est en 92.
Bernard – En 92, pour savoir quelle stratégie on devait adopter, parce qu’on allait à l’éclatement de la Conf’, on était à deux doigts de... Je me souviens d’un débat non-stop sur le thème « rejoindre la Coordination rurale ou pas ? Faire front commun ou pas ? » Non-stop. Les gens rentraient par un bout de la salle, piquaient leur colère, sortaient par un autre, revenaient... C’était un truc ! J’étais à la baguette ce jour-là, pfiou ! [Il fait un geste de la main pour souligner la tension et la fatigue] Mais il fallait cette assemblée générale extraordinaire pour, un, permettre aux gens de s’exprimer, deux, pour trouver un compromis que l’organisation était capable d’assumer dans le temps20.
17Loin de s’effacer à l’occasion de ce rassemblement, cette conflictualité s’est reproduite au cours des trois années suivantes tout en évoluant vers une remise en question du rôle de la structure nationale et une réflexion plus globale sur le rôle du syndicalisme. Des militants favorables à une structuration syndicale moins centralisée et à un projet social global cherchent à entrer au secrétariat national et à y obtenir la majorité des sièges lors du congrès de Rodez en mars 1994. Un secrétariat réduit à cinq membres est élu21, constitué de militants qui s’étaient opposés à la participation à la Coordination rurale. En août de la même année, les Journées d’été sont consacrées au sujet suivant : « Mouvement social, syndicalisme paysan : des pratiques à réinventer22 ». Les débats amènent les participants à réfléchir à la « définition du syndicalisme comme mouvement de contestation ou de proposition, sur l’intérêt de faire coexister ces deux lignes syndicales et sur les difficultés de réaliser ce compromis23 ». En 1995, un équilibre est établi lors du congrès de Montmorillon, où neuf secrétaires nationaux sont élus dont deux militants ayant fortement porté la position d’un renforcement des structures locales ainsi que celle d’un « syndicalisme d’action », « porteur d’un projet de société24 ».
18De nouvelles tensions émergent lors de la réforme de 1999 où le travail réalisé avec le ministère de l’Agriculture sur la LOA et la PAC a pu être perçu par certains militants comme de la cogestion. De fait, le syndicat se pose à nouveau la question de la légitimité et de l’efficacité d’une position d’interlocuteur des pouvoirs publics. Le démontage du McDonald’s de Millau en août de la même année et la forte médiatisation qui s’est ensuivi marquent une inflexion importante de la ligne syndicale. Ces événements participent en effet de la légitimation de la sphère internationale au sein du syndicat, mais également de la modification de la structure de ses relations avec « le mouvement social » (Bruneau, 2004). À partir de cette date, la Confédération paysanne se retrouve au cœur du mouvement altermondialiste, introduisant du jeu dans les équilibres internes au syndicat. Les militants les plus enclins à la désectorisation professionnelle et qui favorisent le niveau international de la lutte contre la PAC voient leur position légitimée et renforcée au sein du comité et du secrétariat national, notamment à travers leur accession à la fonction de porte-parole. Cette orientation ne fait toutefois pas l’unanimité et se voit une première fois remise en cause en avril 2002, lors de l’assemblée générale de Créteil. D’anciens responsables nationaux du syndicat25 présentent des amendements au rapport moral remettant en cause les choix politiques du secrétariat national alors en place ainsi que les formes de mobilisation qu’il privilégie. Pour ces militants « la Confédération paysanne est le syndicat pour la défense de ses travailleurs. Nous devons remettre cette préoccupation au cœur de nos actions, de nos revendications et de nos expressions pour constituer un réel espoir auprès d’un maximum de paysans ». Aussi appellent-ils à « une meilleure articulation entre actions de défense des paysans et négociations [avec les pouvoirs publics]26 ».
19Ces critiques ne sont pas suivies d’ajustements politiques. En effet, comme la définition de la lutte est elle-même un enjeu de lutte, la lecture de cet épisode qui s’est imposée rend compte d’une opposition « développementiste27 » souhaitant recentrer l’activité syndicale autour de la promotion du projet d’agriculture paysanne. De la sorte, cette représentation dominante évacue les désaccords existant au sujet de la stratégie syndicale et des formes de mobilisation. En revanche, cette question réapparaît à la faveur de la réforme de la PAC de 2003 et plus nettement encore lors de la phase de sa mise en application au niveau national. Comme nous le verrons par la suite, la décision qui a été prise par le comité national en 2004 de ne pas participer aux négociations ministérielles est remise en cause à partir de 2005. Le congrès de Die de juin de la même année révèle ainsi des oppositions quant à la stratégie syndicale à adopter face à l’échéance politique concernant l’application de la réforme de la PAC.
20Les moments de réforme de la PAC cristallisent donc des antagonismes internes et confrontent la Confédération paysanne à des choix stratégiques : participer ou non aux négociations avec les pouvoirs publics alors même que ce syndicat s’oppose aux réformes successives ? La mise en lumière des enjeux de ces oppositions et des évolutions de stratégie incite à explorer leurs logiques sociales. Les secrétaires nationaux de la Confédération paysanne en place au moment des trois réformes de la PAC présentent des profils quelque peu différents qui reflètent l’état des rapports de force internes à la structure. L’analyse comparative des parcours syndicaux de certains d’entre eux28 – notamment de ceux chargés du dossier PAC – permet d’examiner les différences de socialisation militante qui sont au cœur du processus d’incorporation de dispositions et d’appétences spécifiques qui contribuent à l’explication des divergences dans les choix stratégiques.
Les logiques sociales de la participation à la concertation
21Quatre secrétaires nationaux ont pris en charge le dossier PAC entre 1990 et 1997 : Étienne, producteur de porcs dans le Finistère et porte-parole de la Confédération paysanne entre 1989 et 1992, date à laquelle il quitte le secrétariat national ; Jean, éleveur de vaches laitières dans le Pays basque, membre du comité national dès 1987 et élu au secrétariat national de 1989 à décembre 1992 ; Blandine, éleveuse de bovins viande dans la Creuse, entrée au comité national en 1992 et secrétaire nationale de 1993 à 1997 ; Marc, enfin, producteur de lait de vache dans la Loire et membre du comité national à partir de 1990 puis secrétaire national entre 1995 et 1999. Ces représentants nationaux sont tous issus du milieu agricole et passent par une socialisation militante que l’on peut qualifier de « classique » pour leur génération29 : adhérents du Mouvement rural de jeunesse chrétienne (MRJC) avant de s’investir dans les organisations professionnelles majoritaires, le CNJA et la FNSEA. Ce premier engagement militant est déterminant pour les syndicalistes dans la construction d’une pensée critique sur les politiques agricoles et le système capitaliste. Bien que se situant eux-mêmes dans le courant contestataire de la FNSEA, ces acteurs ne rompent pas avec ce syndicat dès l’émergence du courant Paysans travailleurs. Au sujet de leur opposition à la FNSEA, trois d’entre eux me font part de leur stratégie de distanciation ou de contestation de ses orientations. Blandine adhère tout d’abord au CDJA puis à la FDSEA et devient responsable communale. Elle délaisse néanmoins cette charge pour s’investir au sein de la section départementale des fermiers et métayers où, avec son compagnon, ils trouvent un espace leur permettant de défendre les positions qu’ils considèrent comme les véritables priorités du syndicalisme agricole :
On a très vite commencé à militer à la section départementale des fermiers et métayers qui, à l’époque, avait encore assez d’autonomie politique pour avoir une ligne de défense progressiste, qui défende vraiment le paysan en tant que travailleur. Parce que, finalement, c’était ça. À l’époque, on essayait de dire que le principal pour le paysan, c’est qu’il vive de son travail. Donc, la section des fermiers et métayers, défendre des fermiers face à leurs propriétaires, pour nous, ça allait bien. Là, on s’est vraiment beaucoup investis30.
22Étienne, quant à lui, a siégé à plusieurs reprises à l’assemblée générale de la FNSEA en tant que président de fédération départementale. Il profitait de ces moments de rassemblement pour s’opposer aux orientations du syndicat :
Et autrement, au niveau du congrès, j’avais réussi à savoir comment faire avancer nos idées dans le cadre du fonctionnement du congrès. Parce que la parole était ouverte… Il y avait la première demi-journée, qui était théoriquement non publique, interne, et là, on avait tous droit à la parole. […] Mais après, moi, je fonctionnais beaucoup plus sur… Parce qu’il y avait des amendements au rapport, il y avait à peu près quatre à cinq mille amendements ! Et c’était discuté par commission. Moi, j’étais toujours dans la commission économique. Et puis là, je m’appuyais sur deux ou trois points et je forçais là-dessus. Et ça me permettait de prendre la parole au congrès après, sur les orientations économiques, surtout sur les aspects économiques qui touchaient le revenu des agriculteurs. Moi, c’est comme ça que je fonctionnais, mais il y avait refus évidemment de la part de la FNSEA d’accepter un droit de tendance à l’intérieur31.
23Étienne participe par la suite à la structuration de la tendance Interpaysanne, opposée aux orientations défendues par les responsables de la FNSEA et quitte la fédération en 1983 pour créer une structure syndicale locale indépendante. L’expérience séditieuse de Jean est quelque peu différente dans la mesure où elle émane d’une stratégie collective décidée par les militants basques :
Donc, on a réfléchi et on a décidé collectivement, au niveau des deux équipes, au niveau des deux générations donc, qu’on allait rentrer à la FDSEA. Qu’on allait s’y impliquer à fond, qu’on allait prendre le pouvoir au niveau du Pays basque. […] Prendre le pouvoir, ça veut dire que quand il y a des élections locales, il faut renouveler le bureau. Et ça démarre là, parce que si t’es pas au bureau local, tu peux pas être au cantonal, etc., tu vois, c’est la pyramide. Et donc, comme personne ne se précipite en général : « Qui veut être candidat, qui veut être au bureau ? Allez, vous les jeunes, vous allez là ! » [Rires] Et donc, on avait pris comme ça, sans que personne ne s’en rende compte, les bureaux au niveau des communes. Et puis après, ça nous permettait d’être au bureau cantonal. […] Nous, on était rentrés à la FDSEA pas pour faire marcher la FDSEA, forcément, pas pour lui donner une crédibilité, mais pour démontrer justement que c’était pas le bon syndicat pour les paysans et l’agriculture d’ici32.
24Cette démarche aboutit à la création d’Euskal herriko laborarien batasuna (ELB) en octobre 1982, syndicat adhérant à la CNSTP puis à la Confédération paysanne33. Ces trois témoignages dévoilent une même stratégie de dissidence à l’intérieur de la FNSEA par la recherche d’un espace militant en cohérence avec leurs convictions ou bien par l’occupation de responsabilités offrant une scène de représentation. Justifiés par le souci de ne pas s’éloigner des agriculteurs de leur région, ces choix révèlent une certaine défiance vis-à-vis de la rupture (ou de « l’exit » pour reprendre le terme d’Albert Hirschman, 1995), perçue comme potentiellement moins efficace que la poursuite d’un investissement militant au sein de la FNSEA. Cette situation fait écho aux « fidélités paradoxales » des frères de la Province dominicaine de France étudiées par Yann Raison du Cleuziou. Afin de dépasser la lecture de l’appartenance à une institution comme critère distinguant l’engagement du désengagement, cet auteur souligne que la fidélité spécifie « une forme d’investissement dans l’institution dont le ressort peut tout autant relever de la conformation que de la critique. Car la fidélité n’est pas docilité. […] La fidélité comme forme d’investissement spécifique est mobilisée dans les conjonctures critiques, quand s’objective la possibilité d’un hiatus entre les normes instituées et leurs principes fondateurs, lorsque les ressorts ordinaires de la docilité saturent. » (Raison du Cleuziou, 2010, p. 270). Pour Blandine, Jean, Étienne et Marc, la sortie de la FNSEA et l’engagement au sein de la FNSP ou de la CNSTP interviennent lors de l’arrivée de la gauche au pouvoir, moment jugé opportun politiquement pour ces nouvelles structures dans la mesure où le gouvernement élu reconnaît le pluralisme syndical. En outre, leurs responsabilités au sein d’une coopérative d’élevage bovin pour Blandine, de la Fédération nationale porcine34 (FNP) et de l’union régionale des coopératives dont Étienne devient le président, de la commission laitière de la CNSTP pour Jean ou bien encore d’un syndicat d’éleveurs de lait et de la commission mixte de la direction départementale de l’agriculture pour Marc, leur offrent des compétences techniques qu’ils réinvestissent dans leur travail de construction d’une opposition aux orientations syndicales. La confrontation et l’établissement d’un rapport de force ne sont pas conçus uniquement par le développement d’actions mais reposent également sur un registre technique. D’ailleurs, les luttes relatées par Jean et Étienne lors des entretiens correspondent à des mobilisations économiques où ce registre a été particulièrement utilisé. Les dispositions des militants ne peuvent toutefois expliquer à elles seules les choix stratégiques du syndicat, elles doivent être mises en rapport avec le contexte organisationnel interne et externe au syndicat – c’est-à-dire rendre compte des configurations dans lesquelles sont pris les militants et l’organisation en tant que telle – qui constitue la condition d’actualisation de ces dispositions (Lahire, 2005).
25Le choix des militants de la Confédération paysanne de négocier les mesures d’application des deux premières réformes de la PAC a été fait dans des contextes institutionnels propres à chacun de ces moments mais qui relève d’un enjeu similaire. L’une des premières revendications, dès la création du syndicat en 1987, fut sa reconnaissance comme organisation représentative par les pouvoirs publics, requête exaucée avec le décret de février 1990. Mais si leur représentativité est reconnue à la suite des élections aux chambres d’agriculture de 1995, c’est l’arrivée de Louis Le Pensec au ministère de l’Agriculture qui marque un changement dans l’application du pluralisme syndical35. Ces deux avancées institutionnelles obligent en retour les actions du syndicat qui d’opposant devient participant aux instances décisionnelles. Ce changement de position induit des réajustements de la perception qu’ont les militants tels que Marc de leur activité syndicale et de leur rapport aux instances politiques :
Toutes les portes se sont ouvertes de partout, et on a même eu du mal à fournir du monde pour être partout. Enfin du mal... C’est-à-dire que ce n’est pas seulement mettre des personnes, mais c’est fournir un travail derrière. Parce que les gens de la Confédération paysanne, en général, n’y vont pas pour faire de la figuration, sinon ils n’y vont pas. Ça veut dire qu’il fallait travailler sur les dossiers et avoir travaillé les dossiers en avance, avoir du contenu, des propositions à faire.
26Cependant, la participation aux instances décisionnelles est un sujet de débat interne récurrent et l’occasion pour les militants de rappeler opiniâtrement la nécessité de porter un discours critique auprès des pouvoirs publics. Cela est précisé en comité national en juin 1997 avant une rencontre avec le ministre de l’Agriculture, soulignant ainsi le dilemme stratégique et identitaire que pose cette négociation :
La Confédération paysanne restera vigilante quant à la relation qu’elle va entretenir avec le gouvernement. Elle ne doit ni chercher, ni se satisfaire d’un rôle d’interlocuteur supposé « privilégié » du ministre, car son projet syndical suppose la mise en œuvre d’une politique diamétralement différente de celle qui se cogère actuellement entre « la profession » et les pouvoirs publics successifs. Revendiquer la mise en œuvre du pluralisme en agriculture ne signifie pas pour la Confédération paysanne la volonté d’une cogestion à trois (pouvoirs publics, Confédération paysanne, FNSEA), ce piège, nous devons en permanence être vigilants pour l’éviter36.
27Avec l’intégration de la Confédération paysanne dans des dispositifs de concertation et de négociation, les responsables nationaux se trouvent pris dans des relations et des enjeux de lutte qui contribuent à remodeler leurs stratégies d’action. C’est dans ce contexte que les responsables nationaux voient leur compétence mais également leur appétence pour le débat technique s’actualiser, les amenant à préférer une stratégie de négociation à celle de la rupture. Par ailleurs, même si la Confédération paysanne nationale a pour objectif de construire un discours et un projet qui englobent l’ensemble du monde agricole, on peut penser que ses choix stratégiques sont fortement guidés par la situation et les problèmes inhérents aux productions dominantes en son sein. C’est dans les régions d’élevage (bovin et ovin notamment) qu’elle est le plus fortement implantée et il se trouve que la production bovine est particulièrement dépendante des aides directes européennes. Sa base sociale la plus large émanant de l’une des principales catégories agricoles tributaires de la PAC, il lui est difficile de ne pas se saisir de ce problème. Bien qu’on ne siège pas au comité national pour défendre sa production mais une région, le degré de spécialisation des régions agricoles françaises amène à postuler qu’un représentant peut être enclin à porter des positions sur la PAC en fonction du type de production régionale majoritaire. En s’appuyant sur l’enquête par questionnaire, on peut dégager des premières conclusions qu’il convient toutefois d’aborder avec précaution puisqu’elles ne s’appuient que sur la moitié des membres des comités nationaux successifs. Une première constatation est la place importante des producteurs bovins (lait ou viande), premiers en nombre, au sein du comité national de 1987 à 2009. Mais l’ampleur de cette prépondérance varie selon la période : parmi les membres du comité national qui ont répondu au questionnaire, la moitié sont producteurs de bovins entre 1987 et 1999, puis un tiers entre 1999 et 2007 et enfin à nouveau un peu moins de la moitié entre 2007 et 2009. De leur côté, les éleveurs ovins (viande et lait) et les éleveurs porcins ne représentent respectivement qu’à peine un quart et un sixième des membres du comité national au cours de ces trois périodes. Les pratiques d’élevage sont d’ailleurs régulièrement couplées avec de grandes cultures37, qui font également l’objet de subventionnements. C’est le cas de près de la moitié des membres du comité national entre 1987 et 1999 et entre 2007 et 2009, mais seulement d’un tiers d’entre eux entre 1999 et 2007. Il ressort donc durant les périodes 1987-1999 et 2007-2009 une plus forte présence de délégués nationaux spécialisés dans des productions fortement dépendantes des aides directes européennes.
28Selon toute logique, les productions les plus faiblement subventionnées sont, à l’inverse, davantage présentes à partir de 1999. Ainsi, alors qu’ils ne sont à peine qu’un dixième entre 1987 et 1999, les producteurs de fruits et légumes passent à un septième entre 1999 et 2007 puis à un quart des membres du comité national entre 2007 et 2009. L’horticulture et la viticulture sont également plus visibles au cours de la période 1999-2007. En effet, on ne dénombre aucun horticulteur et qu’un seul viticulteur au comité national entre 1987 et 1999 puis entre 2007 et 2009, alors que ces productions sont représentées respectivement par deux et trois militants entre 1999 et 2007 (toujours selon les réponses au questionnaire). La même évolution est à noter pour les producteurs en agriculture biologique : rassemblant à peine un sixième des délégués entre 1987 et 1999, on en compte un sur trois entre 1999 et 2009. En conséquence, on constate une évolution révélatrice des équilibres entre productions représentées au cours de la période. La section 1999-2007 se détache comme celle qui a le plus favorisé les productions les moins subventionnées, ce qui peut contribuer à expliquer la décision de ne pas participer aux négociations d’application de la réforme de 2003 de la part des représentants nationaux. Mais saisir les logiques d’un tel changement stratégique nécessite d’étudier les propriétés sociales de ces délégués.
Pour une analyse du processus de radicalisation
29Le profil des responsables nationaux connaît donc une première évolution en 1995. À partir de 1999, ce changement se confirme et laisse apparaître des modalités d’entrée dans la profession différentes de celles des délégués de 1987-1999. La part des responsables de cette génération ayant exercé un autre métier avant de devenir agriculteurs est d’un tiers, proportion qui double pour les membres du comité national entre 1999 et 2007 puis retombe à un peu plus de la moitié entre 2007 et 2009. L’origine sociale de ces militants évolue également : la quasi-totalité des membres du comité national entre 1987 et 1999 ont au moins un parent agriculteur contre seulement deux tiers d’entre eux entre 1999 et 200938. Enfin, au cours de la période étudiée, leur niveau de diplôme augmente : entre 1987 et 1999, quatre membres du comité national sur cinq ont un niveau inférieur ou équivalent au baccalauréat (la moitié d’entre eux a un niveau CAP ou BEP) tandis qu’à partir de 1999, la moitié des délégués ont un niveau de diplôme supérieur au baccalauréat. Bien entendu, cette évolution est à mettre en rapport avec l’évolution du système d’enseignement et la prolongation des études de 14 à 16 ans (instaurée en 1959) qui a modifié l’horizon scolaire possible. La hausse du niveau de diplôme peut être corrélée à celle de la part des membres du comité national nés après 1953 (deux fois plus importante entre 1999 et 2007 qu’entre 1987 et 1999) et ayant profité de ces changements structurels.
30Cette évolution accompagne celle du profil des secrétaires nationaux. Un premier changement est notable à partir de 1995 avec, notamment, l’arrivée d’Hubert au sein du secrétariat national. Éleveur de moutons en Lozère à partir du début des années 1980, ce militant (qui n’est pas issu du milieu agricole) connaît une socialisation politique à l’extrême gauche au travers de sa participation au mouvement de mai 1968 en tant qu’étudiant en philosophie à l’université de Nanterre et de son engagement auprès de l’Internationale situationniste. Ce type de profil sociologique se multiplie à partir de 1999 au sein du secrétariat national et, par extension, parmi les porte-parole. En raison de leur socialisation politique à l’extrême gauche, ces militants développent une position critique, voire une défiance, vis-à-vis des partis de gouvernement. Quant à leur socialisation au militantisme agricole, elle se fait en dehors des structures traditionnelles avec des premiers engagements dans des organisations syndicales contestataires comme celles des Paysans travailleurs ou du Mouvement d’intervention des viticulteurs occitans39 (MIVOC) qui privilégient le développement de luttes localement. Ce cheminement les amène à être plus enclins à la confrontation et à la transgression de la légalité, qui les portent vers l’action directe illégale. Il en va ainsi de Baptiste, membre du comité national de la Confédération paysanne à partir de 2000, puis du secrétariat national en 2001 (responsable des relations avec le mouvement social) et porte-parole du syndicat de 2004 à 2005 (date à laquelle il quitte ses fonctions nationales). Éleveur d’ovins originaire de la région parisienne, ses parents sont ouvrier et employée. Il entreprend des études secondaires dans un lycée agricole mais les arrête avant leur terme à la suite de mobilisations politiques dans son école auxquelles il prend part. Il est alors proche de la Fédération anarchiste à laquelle il adhère à partir de 1976. En 1982, il s’installe une première fois, avec l’appui des Paysans travailleurs et du MIVOC, dans une ferme squattée destinée à être vendue à un industriel. Après son expulsion, il s’installe en 1984 sur le plateau du Larzac avec l’aide des militants locaux et s’investit dans le comité départemental de la Confédération paysanne de l’Aveyron. Il fait partie des militants inculpés pour le démontage du McDonald’s de Millau en 1999.
31L’inflexion des profils des militants qui siègent au secrétariat et au comité national explique en partie les différences de stratégies adoptées lors de la réforme de 2003. Cela permet notamment de saisir le choix de désinvestir les négociations d’application et d’entrer en confrontation avec les instances décisionnelles. Mais, loin d’être majoritaire au sein du comité national, ce portrait sociologique ne peut justifier à lui seul ces changements. La radicalisation – dans le sens d’une sortie des cadres routiniers de l’activité syndicale – de la Confédération paysanne nationale doit être analysée en matière de processus, car il n’y a pas eu de changement net, mais plutôt une modification progressive des choix stratégiques de la structure.
32En octobre 2000, à la suite d’une annonce de mesures que le ministère de l’Agriculture fait exclusivement à la FNSEA, les secrétaires nationaux décident « la suspension des relations de la Confédération paysanne avec le ministère de l’Agriculture. Cela implique que la Confédération paysanne ne participera plus aux réunions convoquées directement ou indirectement par le ministère et ses services, y compris les offices, jusqu’aux élections professionnelles du 31 janvier 200140 ». Cette décision est toutefois rediscutée et largement invalidée lors du comité national suivant : quatre personnes se prononcent en faveur d’une rupture totale, 22 sont contre et quatre s’abstiennent41. À peine quatre ans plus tard, la tendance s’inverse, ces représentants décident par 22 voix contre deux et deux abstentions de ne pas participer aux réunions ministérielles sur les modalités d’application de la réforme de la PAC42. Comment, à si peu d’intervalle, un développement d’abord jugé inconcevable en vient-il à être finalement accepté par une majorité tout aussi large ? Une telle radicalisation peut être appréhendée, à la suite d’Annie Collovald et de Brigitte Gaïti, comme un mouvement dynamique, « conséquence imprévue d’une série de transformations objectives et subjectives progressant par étapes successives dont la dernière n’était pas forcément contenue et annoncée par la première » (2006, p. 22). L’analyse doit donc saisir les évolutions de contexte, les configurations internes dans lesquelles s’inscrivent et prennent sens les actions des militants ainsi que les dynamiques hétérogènes de mobilisation qui contribuent à un glissement des subjectivités des acteurs, rendant ainsi envisageable ce qui antérieurement ne l’était pas. Pour ce faire, la focale d’analyse doit se situer au niveau des individus et considérer leur point de vue afin de « repérer plus concrètement de quelle manière les acteurs en lutte perçoivent le contexte qui les entoure et le champ des possibles qu’il leur ouvre » (Giraud, 2009 a, p. 138), permettant ainsi de se défaire d’une approche trop objectiviste des relations entre la mobilisation et son contexte. Il semble donc important de revenir sur les étapes successives de ce processus, sur les microévénements qui ont permis ces inflexions, tout en se gardant d’une perspective téléologique qui transformerait ce qui est advenu en nécessité historique.
33Si à partir de 1999 la position légitime au sein de la Confédération paysanne devient celle des militants défendant un investissement dans le mouvement social, on sait désormais que cette orientation syndicale dominante est remise en cause en 2002 lors de l’assemblée générale de Créteil. La motion d’orientation qui en résulte stipule que « la Confédération paysanne décide de peser dans ces débats [de réforme de la PAC] pour arracher des réponses à court terme aux crises que vivent les paysans et aller dans le sens des réorientations que nous revendiquons43 ». Cette décision est prise alors même que les propositions de la Commission européenne ne sont pas encore publiées et qu’un simple bilan à mi-parcours de la réforme adoptée en 1999 est prévu. À la publication des propositions, les responsables nationaux critiquent les mesures de modulation et de découplage planifiées par le commissaire Fischler, tout en insistant sur la nécessité d’un changement de politique. Pour eux, ce bilan a pour objectif de préparer les prochaines négociations internationales du cycle de Doha en rendant la PAC « OMC-compatible44 ». Dès lors, la mobilisation contre cette réforme s’inscrit dans le cadre international. Tandis que la réforme de la PAC est adoptée par le Conseil européen en juin 2003, deux événements viennent modifier la perception d’opportunités politiques des militants et, partant, de la stratégie à mettre en œuvre pour s’y opposer. D’une part, du 8 au 10 août 2003, trente ans après le premier rassemblement de soutien aux agriculteurs en lutte contre l’extension du camp militaire, la Confédération paysanne organise un rassemblement sur le plateau du Larzac auquel se rendent entre 200 000 et 300 000 personnes. Le succès rencontré par cette mobilisation conforte le syndicat dans sa position de fer de lance du mouvement altermondialiste ainsi que les militants dans le sentiment que leur projet de PAC alternative est soutenu par la population, comme le souligne Catherine, qui est alors porte-parole de la Confédération paysanne : « Par contre, sur la PAC, là on était vraiment dans le feu de l’action. Il nous semblait qu’il y avait un contexte qui était porteur par rapport aux idées de la Conf’.45 »
34D’autre part, l’insuccès du sommet de Cancún en septembre 2003 finit de persuader les militants de la Confédération paysanne que la mise en place d’une nouvelle réforme est possible. Le raisonnement avancé est assez simple : puisque la réforme adoptée en juin 2003 a pour but de préparer les négociations de Cancún et que ces dernières n’ont pas abouti, il n’est pas nécessaire de mettre en œuvre les accords de Luxembourg. Cette lecture est défendue et mise en avant par les responsables nationaux de la Confédération paysanne : « Après “l’échec de Cancún”, la CP est en meilleure position pour revendiquer une autre PAC puisque la réforme du 26 juin était avant tout pensée pour être “OMC-compatible”46. »
35Au demeurant, ces responsables mettent en doute l’applicabilité même de cette réforme, comme le rappelle Didier :
On a joué la carte de l’échec de la PAC. Moi, je faisais partie de ceux qui disaient que ce n’était pas possible, que cette réforme, elle n’était pas vendable ni à l’opinion, ni auprès des paysans, il y aurait un clash quelque part ! On s’est dit qu’il fallait mieux essayer de faire monter la mousse par médias interposés et dans tous nos réseaux pour dire qu’il fallait remettre à plat la PAC. Au bout d’un an, même les DDA ne savaient pas comment ça allait se mettre en place. C’était fou quand même ! Il y avait des situations où on se demandait comment ils allaient gérer ça ! Nous, on avait fait le pari – probablement qu’aujourd’hui on ne referait pas la même chose –, mais on avait fait le pari que cette PAC-là était inapplicable.
36Sans que cela ait été directement mentionné par les militants lors des entretiens ni dans les comptes rendus de réunion, on peut également penser que la fin du gouvernement de gauche plurielle et le retour de la droite au pouvoir en 2002 ont favorisé une stratégie de rupture avec les pouvoirs publics. Ainsi, ces différents éléments ont participé d’une radicalisation des délégués nationaux de la Confédération paysanne qui, au début de l’année 2004, décèlent un contexte favorable à la revendication d’un nouveau projet de réforme de la PAC. Le travail syndical interne d’analyse de cette réforme n’est donc pas l’unique facteur qui influe sur les subjectivités des militants. En effet, cette perception d’opportunités est fortement dépendante de la dynamique des mobilisations portée par le mouvement altermondialiste. Ce processus de radicalisation semble connaître son apogée en janvier 2004 avec la décision du comité national de ne pas s’investir dans les négociations des mesures d’application ouvertes par le ministère de l’Agriculture. Par la suite, cette posture est peu à peu remise en question par certains militants face à la perspective de l’application de la réforme en France avant d’être rediscutée au comité national en 2005. À la différence de ce qui s’est passé lors de l’assemblée générale de Créteil en 2002, ce ne sont pas d’anciens secrétaires nationaux qui portent les critiques en 2005, mais des équipes syndicales locales qui, partant de la situation des agriculteurs dans leurs départements, réclament un investissement de la Confédération paysanne nationale dans ces réunions. Ces équipes sont principalement situées dans le Grand Ouest, zone d’élevage particulièrement affectée par les réformes de la PAC. Le désaveu des lignes d’orientation syndicale aboutit à la démission des deux porte-parole lors du congrès de Die des 22 et 23 juin 2005. Le secrétariat national qui émane de ce congrès est constitué de huit membres, parmi lesquels cinq sont reconduits du précédent. La même diversité de profils et de positionnements concernant la PAC est préservée avec l’arrivée des trois nouveaux responsables nationaux. L’élection du comité national au congrès du Mans en 2007 et des nouveaux secrétaires nationaux quelques jours après vient fermer la séquence marquée par la prédominance des militants considérés comme « radicaux47 ». En effet, la constitution de la nouvelle équipe est marquée par la présence de délégués s’étant opposés en 2004 à la non-implication de la Confédération paysanne dans la concertation sur les modalités d’application de la réforme de la PAC, ou bien encore par certains s’étant investis dans l’action de jeûne pour réclamer une réévaluation des DPU. Une seule membre du secrétariat est identifiée comme « radicale » en interne, mais sa marginalisation au sein de l’équipe l’amène rapidement à démissionner.
37Cette première section a permis de démontrer en quoi la PAC constitue un enjeu central dans la lutte de position au sein de l’espace de la représentation agricole. À rebours d’une analyse descendante (top down, en anglais), cette étude établit que cette politique communautaire ne s’impose pas aux acteurs syndicaux mais est bien l’objet d’un processus d’appropriation et de politisation de leur part. La PAC constitue ainsi un enjeu symbolique qui articule les oppositions entre la Confédération paysanne et ses concurrents. En outre, cet enjeu européen cristallise les désaccords internes au syndicat. Comprendre ces divergences implique d’une part de s’attacher aux logiques dispositionnelles et configurationnelles dans lesquelles elles s’inscrivent ; et, d’autre part, de s’intéresser aux équilibres et aux rapports de force internes à l’organisation. Ces axes d’analyse incitent à étudier de quelle manière la PAC affecte l’économie du syndicat et influe sur le travail de représentation.
Conditions de production des positionnements syndicaux sur la PAC : enjeux pratiques et autonomisation de la sphère nationale
38Il est établi à présent que la PAC constitue un enjeu qui catalyse les oppositions à l’intérieur de la Confédération paysanne. Ces antagonismes peuvent également se rapporter à la défense d’intérêts divergents entre filières agricoles. À cet égard, la politique communautaire pose un réel défi au syndicat. En effet, l’organisation de cette dernière autour de mesures sectorielles favorise la concurrence entre productions, et ce, d’autant plus lorsque ses réformes se font à budget constant. L’organisation professionnelle se retrouve en tension entre l’élaboration de revendications spécifiques à certaines filières et sa vocation générale48. Malgré la nécessité de défendre des revendications sectorielles imposées par la PAC, comment la Confédération paysanne parvient-elle à construire de l’homogénéité ? Cette question invite à examiner de près l’organisation du travail d’élaboration des positionnements syndicaux afin de mettre au jour les instances clés dans ce processus ainsi que les modalités pratiques de stabilisation des revendications communes. Ce faisant, on se demandera si le travail de production de positionnements sur la PAC se concentre au niveau des instances dirigeantes, créant une coupure entre le niveau national et les structures locales. L’hypothèse avancée est que cette tension entre revendications sectorielles, discours englobant et cadres institutionnels d’élaboration de la PAC influe sur l’équilibre de pouvoirs au sein du syndicat à la faveur du secrétariat national.
L’homogénéisation syndicale à l’épreuve de la PAC
Structuration et ajustements organisationnels : définir les équilibres internes
39Saisir comment la Confédération paysanne relève le défi d’unifier des réalités agricoles diverses sous un seul et même projet passe en premier lieu par l’étude de son organisation interne. En effet, délimiter les prérogatives de chacune de ses instances revient pour le syndicat à organiser l’équilibre de ses pouvoirs. Ces règles de fonctionnement doivent assurer la cohésion, l’ajustement mutuel des intérêts, ainsi que le processus décisionnel en son sein. Formellement, dans le cas du travail sur la PAC, il revient au comité national d’élaborer le cadre général d’analyse et de positionnement, en s’appuyant éventuellement sur le travail spécifique à chaque production effectué par les commissions ou sur les propositions élaborées par les groupes « Politiques agricoles » successifs. Il revient ensuite aux secrétaires nationaux d’appliquer les décisions prises par les membres du comité national. Cette organisation interne doit permettre une représentation effective des positions des régions et des départements de sorte que, d’une part, les décisions prises au niveau national s’inscrivent dans des priorités et des problèmes soulevés par les agriculteurs localement et que, d’autre part, elles englobent la diversité des productions agricoles, évitant ainsi de porter des revendications catégorielles. Néanmoins, ces règles formelles ne peuvent être traitées en dehors de leurs usages qui peuvent modifier en pratique l’équilibre des pouvoirs entre les différentes instances sous l’effet de contraintes internes et externes.
40Les comptes rendus de réunions des commissions et groupes de travail thématiques ou de production, ainsi que ceux des secrétariats et comités nationaux constituent des sources particulièrement riches pour reconstituer le travail syndical effectué sur la PAC et objectiver sa répartition au sein de ces diverses instances. Alors que la structure interne de la Confédération paysanne est conçue pour mettre le comité national au centre des réflexions et de la construction des positionnements syndicaux sur la politique européenne, dès la réforme de 1992 la prépondérance dans le travail d’élaboration des positions des secrétariats nationaux et de certaines commissions par production est notable. En effet, entre 1990 et 1992, les commissions bovins et grandes cultures sont particulièrement actives. Ces instances élaborent des simulations sur les conséquences économiques de la réforme Mac Sharry ou de l’application des quantums49 ainsi que des propositions d’amendements à la réforme de la PAC qu’elles présentent ensuite au comité national. Elles se retrouvent par conséquent au cœur du travail syndical d’analyse et de positionnement sur la politique communautaire. Cette position singulière du secrétariat national et de certaines commissions est consolidée par l’arrivée de Louis Le Pensec au ministère de l’Agriculture. On sait que dans le cadre de sa reconnaissance du pluralisme syndical, ce ministre socialiste a invité la Confédération paysanne à participer aux consultations sur la réforme de la PAC de 1999 ainsi que sur la loi d’orientation agricole. Cette nouvelle position a largement influé sur l’organisation du travail syndical et conséquemment sur l’économie interne de l’organisation. D’une part, la reconnaissance de sa représentativité a induit la participation de ses responsables au processus de concertation mis en place par le ministère de l’Agriculture et, par voie de conséquence, leur adaptation aux attentes de ce dernier ainsi qu’aux normes et aux règles institutionnelles. D’autre part, le cadre de pertinence des interventions syndicales est borné par le fait que les réunions ministérielles sont organisées par filière. Dans ce cadre, les organisations professionnelles sont incitées à préparer des propositions sectorielles qui s’inscrivent dans les thèmes définis par les pouvoirs publics. Quatre réunions spécifiques sont prévues par le ministère : la question laitière, les viandes, les grandes cultures et, enfin, une sur un dossier transversal, celui du plafonnement des aides50. Partant, le travail produit par les commissions syndicales indépendamment les unes des autres s’accroît. La centralité des productions laitière, viande et grandes cultures au sein du projet de réforme de la PAC contribue à renforcer le poids des commissions se rapportant à ces filières au sein de la Confédération paysanne. Ce sont elles qui sont sollicitées par le comité national pour élaborer les propositions de positionnements. Par ailleurs, l’agenda imposé par le ministre pour ces réunions de concertation contraint le travail des militants syndicaux. Le 9 octobre est annoncée la tenue de réunions à un rythme hebdomadaire, la première ayant lieu dès la semaine suivante, le 16 octobre 1997. Dans ces conditions, il est difficile pour le syndicat de suivre le processus de débat interne tel qu’il a été défini à sa création, c’est-à-dire soumettre tout d’abord les réflexions des commissions et des groupes de travail à la discussion du comité national qui détermine et homogénéise ensuite les positions à défendre, alors même qu’il se réunit tous les mois et demi. Le rythme des négociations pousse ainsi les commissions à se référer directement aux secrétaires nationaux qui, eux, sont présents plusieurs jours par semaine à Bagnolet. Ces derniers acquièrent peu à peu un poids et une autonomie politiques au détriment du comité national. Parallèlement et pour la première fois, un groupe de travail spécifique à la PAC est mis en place au sein de la Confédération paysanne. Ses participants travaillent sur des thèmes transversaux tels que la maîtrise de la production ou la subsidiarité des aides dans le but d’apporter une réflexion globale sur cette politique communautaire. Sa composition attire toutefois l’attention dans la mesure où elle révèle la faible présence de membres du comité national au bénéfice des membres du secrétariat national ou d’anciens secrétaires. À la réunion du 26 mai 1998, par exemple, sur les six militants présents, seuls deux sont membres du comité national51.
41Mettre en exergue la forte implication des membres de commissions et des secrétaires nationaux dans le travail sur la PAC donne à voir l’écart existant entre les règles instaurées par la Confédération paysanne et les usages qui en sont faits sous l’influence de l’institutionnalisation syndicale et de l’insertion dans les instances de concertation avec les pouvoirs publics. Formellement, le comité national est conçu comme l’instance de réflexion et de débat de laquelle doivent émaner les positionnements et les orientations syndicales générales. Les commissions, elles, ont en charge la déclinaison de ces revendications de fond au regard des spécificités de leurs filières. En pratique, l’examen du travail syndical sur la PAC fait apparaître cependant un glissement de ces responsabilités politiques vers les commissions de production et, plus encore, vers le secrétariat national, mettant ainsi au jour un processus de concentration du travail d’élaboration programmatique essentiellement autour de ses membres. On ne peut pas dire que cette situation convienne à ces mêmes responsables nationaux, qui se retrouvent en tension entre un attachement au principe d’organisation horizontale et les contraintes pratiques de son application. Lors des entretiens, tous les responsables nationaux rencontrés mettent en avant l’originalité organisationnelle de la Confédération paysanne par opposition à celle de la FNSEA, notamment sur la question de la personnification des responsabilités. Présentée comme une richesse, ils n’en soulignent pas moins les limites auxquelles ils se confrontent en pratique, à l’instar de Jean :
Inconsciemment peut-être, mais je pense que ça joue aussi, on est tellement aux antipodes de la FNSEA, non seulement dans le projet, dans l’analyse et les pratiques, mais aussi dans la conception des responsabilités, que quelque part, sans que l’on se le dise explicitement et collectivement, on a en tête qu’il ne faut pas rester trop longtemps en responsabilité. Parce qu’à partir d’un certain moment, on est plus dans la fonction que dans notre réalité de paysan. Je pense qu’il y a ça aussi. Comme on est marqué par ça, petit à petit, ça joue. Le fait d’être l’antileader professionnel qui fait sa carrière sans jamais être paysan mais en étant toujours officiellement paysan. On veut tellement ne pas faire ça, que quelques fois, pour éviter ce risque-là, et surtout pour ne pas l’être, on ne l’est peut-être pas assez, je pense. Tout ça, peut être que ça joue un peu contre l’efficacité du syndicat et que, pour fonctionner comme ça, il faut un stock de départ important en terme de militants et un stock de renouvellement important. Et donc, je pense que ça nécessite, pour fonctionner comme ça longtemps et de façon à peu près efficace, ça nécessite plus de moyens humains que n’a la Conf’.
42Le diagnostic d’un dysfonctionnement interne et de la difficulté d’assurer le travail syndical étant collectivement partagé, une réorganisation du travail de la structure nationale est décidée en 2001. Elle aboutit à la création de trois pôles qui réunissent les différentes questions agricoles afin de travailler les dossiers de manière transversale. Néanmoins, et malgré les efforts entrepris pour renforcer la participation des membres du comité national à la réflexion sur la politique agricole, cet objectif n’est pas atteint : les membres des commissions de production demeurent les acteurs principaux de ce travail. Tirant le bilan de la journée de formation sur la PAC du 23 juillet 2002, les secrétaires nationaux soulignent la « bonne participation mais la faible participation du comité national (seulement cinq personnes)52 ». Deux mois après, un comité national élargi – c’est-à-dire ouvert à l’ensemble des représentants syndicaux départementaux – se tient à propos de la PAC afin de « se mettre d’accord sur un positionnement syndical et élaborer une vraie stratégie d’action et un calendrier de mobilisation53 ». De nouveau, les secrétaires nationaux déplorent la « faiblesse de la participation (la déception est grande de constater qu’à peine la moitié des structures départementales s’étaient déplacées pour débattre d’un sujet pourtant capital pour l’avenir des paysans)54 ». De surcroît, un nouveau groupe de travail est mis en place pour travailler sur l’élaboration d’un projet de PAC alternative. Là encore, s’y retrouvent essentiellement les anciens secrétaires nationaux qui ont participé au groupe précédent et des responsables de commissions.
43On l’a vu, dans le cas de la réforme de 1999 les contraintes externes liées à la participation de la Confédération paysanne au processus de consultation ministériel expliquent en partie le resserrement du travail de production de positionnements syndicaux autour de certains responsables nationaux. En revanche, concernant la réforme de 2003, cette explication ne peut être totalement reprise puisque les militants décident de ne pas prendre part à ces négociations. Les facteurs internes doivent être explicités. Il semble tout d’abord que les conditions de prise en charge de responsabilités syndicales puissent limiter l’engagement des militants au sein de la structure nationale. En effet, les responsables syndicaux ne sont pas rémunérés par leur organisation et doivent conserver leur profession d’agriculteur55. Des responsabilités nationales impliquent des déplacements à Paris et, par conséquent, une absence sur les exploitations. Or la Confédération paysanne ne prend en charge les frais de déplacement et d’embauche d’un salarié agricole que pour les secrétaires nationaux ou en cas d’absence de l’exploitation de plus d’une journée. Les militants rencontrés ont souvent souligné l’implication que ces responsabilités exigent et leurs conséquences possibles sur la vie personnelle et professionnelle, rendant ainsi délicat l’engagement national. Ces conditions peuvent rendre difficile un investissement syndical qui requiert une importante disponibilité. Cependant, l’étude du processus de concentration du travail d’élaboration des propositions d’ordre programmatique au sein de la structure nationale ne peut se limiter à une explication en matière de ressources et de conditions pratiques. Certaines réflexions confiées par des militants incitent à emprunter d’autres pistes d’interrogation :
Les militants de base ont énormément de difficultés à sentir, comprendre, apprécier le travail réalisé au niveau national […] Leur jugement (« C’est trop difficile, nos réalités de terrain ne sont pas prises en compte, ce sont toujours les mêmes qui décident, c’est trop intellectuel ») montre que, pour eux, il y a opacité au-delà du niveau départemental56.
Pierre – C’est très personnel, mais quand je suis revenu du SN, je suis allé à un comité départemental quelques jours après avec des copains, on a une bonne équipe ici. En rentrant, j’étais tout seul dans la bagnole […] Je me suis dit : « Mais de quoi ils discutent ? » J’étais mal. J’étais mal, avec un décalage complet ! Quand on en discute ensemble, parce qu’on en discute avec des anciens [secrétaires nationaux], on est quelques-uns à se connaître assez bien et on en discute assez ouvertement, on a tous vécu ça.
44Ces témoignages invitent à formuler une nouvelle hypothèse explicative à la difficile implication des militants dans les débats nationaux et, partant, au processus de resserrement de la responsabilité syndicale autour des secrétaires nationaux : le travail mené au niveau national ainsi que les pratiques qui y sont développées seraient spécifiques à cet espace d’engagement militant. Cette hypothèse a pour corollaire celle de la possession des dispositions et des compétences nécessaires à la prise de responsabilités nationales, inégalement distribuées chez les militants (voir infra).
45Eu égard à la question posée – quelles règles structurent l’économie interne du syndicat ? – et à la connaissance que nous avons à présent des orientations conflictuelles existantes, il convient de revenir finalement sur une dernière spécificité organisationnelle de la Confédération paysanne : la non-reconnaissance de l’existence de « sensibilités57 » en son sein. Lors de ses congrès, un seul rapport d’orientation est présenté et soumis au vote des militants et, selon cette même logique, les secrétaires nationaux ne sont pas élus sur un programme. Pourtant, on le sait, la Confédération paysanne n’a pas été exempte d’épisodes où des oppositions se sont structurées autour d’enjeux spécifiques. Au regard des archives étudiées et des entretiens menés, la question de la reconnaissance de sensibilités a été posée une seule fois. C’est lors du comité national des 23 et 24 juillet 2008 que la décision est prise de créer un groupe de travail mandaté pour réfléchir à « la capacité de la Confédération paysanne à formaliser l’expression des sensibilités et à organiser leur représentation au sein des différentes instances de l’organisation58 ». Cette initiative émerge dans un contexte de tension entre le comité et le secrétariat national. Si une réflexion s’amorce, elle n’est pas menée plus avant, une seule des trois réunions prévues pour débattre ayant lieu. Deux facteurs peuvent expliquer cela. Il apparaît d’une part que la reconnaissance de sensibilités est perçue comme un risque pour l’unité du syndicat. Les partis politiques, et plus précisément le Parti socialiste59, font ainsi office de repoussoir :
Le but de cette réflexion est d’éviter que ne soit exprimé que ce qui nous divise comme font des organisations que nous avons tous en mémoire (PS, Verts, FEN pour ne citer qu’eux) et non ce qui nous réunit […] Il ne s’agit pas de définir des courants et de sommer les militants de s’y attacher ou pas. Il ne s’agit pas de préparer une course stérile aux motions et aux synthèses boiteuses60.
46Il semble ici que les militants refusent d’institutionnaliser les antagonismes internes à travers des tendances dans la mesure où elles réduiraient les oppositions à un rapport de force pour l’exercice du pouvoir et sont perçues comme fragilisant la cohésion syndicale. D’autre part, ces clivages internes n’apparaissent pas clairement aux yeux des militants. On l’a vu, ils évoluent au fil du temps et leur interprétation est elle-même un enjeu de lutte, les lignes de fracture apparaissent dès lors difficiles à identifier. Aussi, la question de la reconnaissance de sensibilités au sein de la Confédération paysanne n’apparaît pas pertinente aux militants dans la mesure où la définition de leurs frontières n’est pas stabilisée et qu’eux-mêmes ne peuvent ni les identifier précisément, ni rattacher les syndicalistes aux unes ou aux autres. La non-institutionnalisation des antagonismes sous forme d’une reconnaissance de tendances contribue donc à l’homogénéisation syndicale en ce qu’elle évite l’éclatement interne. Pour autant, face à l’urgence de la réforme et à la diversité des intérêts parfois divergents des producteurs, comment les militants s’accordent-ils concrètement sur les positions défendues par la Confédération paysanne ?
Construction et maintien de l’unité en pratique
47L’analyse des archives syndicales ainsi que l’observation de réunions d’instances nationales ont permis de saisir les modalités pratiques de l’homogénéisation syndicale. En étant attentif aux débats internes, à l’identification des positions adverses, aux formes empruntées par les acteurs pour légitimer leur positionnement ainsi qu’aux modalités de fermeture des disputes, on se donne les moyens de dégager certaines régularités dans les logiques de confrontation de positionnement, ainsi que dans la manière dont les militants s’accordent sur le projet syndical à défendre. Ces pratiques favorisant l’unification du discours syndical et l’établissement de positions communes prennent plusieurs formes.
48Premièrement, lors de débats internes opposant plusieurs positions, un des enjeux pour les acteurs est de faire reconnaître leurs propositions comme légitimes. Pour cela, ils les présentent comme la continuité des orientations directrices de l’organisation. Selon cette logique, un moyen efficace de jeter le discrédit sur son adversaire est d’insister sur les contradictions entre l’opinion de ce dernier et les revendications historiques. Dans ce cadre, il s’agit de faire entrer en cohérence son positionnement avec la ligne syndicale qui sert de socle commun de référence à l’ensemble des militants. Se dessine alors un horizon de ce qui peut être revendiqué, délimité par les positions syndicales directrices. À cet égard, par exemple, les exigences de plafonnement et de répartition des aides – érigées comme principes fondateurs d’une PAC alternative par la Confédération paysanne depuis sa création – sont considérées comme indépassables et servent de référent pour légitimer les nouvelles revendications. Or, en affichant leurs propositions comme un moyen d’approcher ces principes, les militants les font adhérer à l’orientation syndicale et, partant, les rendent plus difficilement discutables. Preuve s’il en est, une intervention allant à l’encontre de ces principes est tout de suite condamnée par les militants, comme j’en ai été témoin lors d’une réunion du groupe PAC le 3 janvier 2008.
49La réunion, qui a lieu à Bagnolet, réunit 13 personnes : quatre des secrétaires nationaux, des membres du comité national, des membres des commissions grandes cultures, lait, ovins et international, ainsi que deux salariés. Elle a pour but de préparer les positionnements sur la PAC afin de les présenter au comité national qui a lieu la semaine suivante. Les débats se concentrent sur des notes de travail proposées par certains des participants. Après la pause du déjeuner, la discussion en vient à la question des exportations et des importations. Un des militants demande si en cas de production excédentaire et d’exportation, les prix doivent baisser. Tout le monde répond unanimement et catégoriquement « Oui, bien sûr ! » Cette position est en effet une des revendications de base de la Confédération paysanne afin de limiter l’intensification de la production et la concurrence « déloyale » faite aux pays du Sud. Un des participants ajoute : « C’est quand même le fond de cuve de la CP ! » Pris en flagrant délit d’entorse à la ligne syndicale, le premier militant rétorque : « Je sais que c’est le fond de cuve de la Confédération paysanne, mais comment on fait sur le terrain pour le défendre ? » Deux autres répondent alors qu’il faut faire la différence entre « les paysans avec qui on fait commerce. On ne peut pas avoir la même attitude avec les exportations et importations américaines et celles des pays de la faim », « qu’on n’est pas contre l’exportation en tant que telle, mais contre l’exportation à prix de dumping61 ».
50Ces interactions révèlent, d’une part, la clôture du registre revendicatif dont les militants ne peuvent déborder sous peine d’être rappelés à l’ordre par leurs collègues. Elles montrent, d’autre part, le rôle d’instrument d’unification des positionnements des orientations syndicales directrices qui, à travers leur caractère irrécusable, favorisent un consensus interne.
51Deuxièmement, il est notable que les réformes de la PAC ne donnent pas lieu à des bouleversements dans les orientations syndicales, mais à des ajustements des revendications liés aux évolutions des cadres réformateurs dictées par les pouvoirs publics. Ces agencements sont justifiés par un changement de situation politique ou économique qui rendrait nécessaire une réévaluation des positions syndicales. Or présenter l’adoption de nouvelles positions comme une nécessité conjoncturelle voile les rapports de force et la réalité des arbitrages internes entre diverses possibilités parfois contradictoires. L’issue d’un débat doit être non seulement rapportée à l’importance de la filière soutenant la revendication victorieuse, mais également au contexte de mobilisation dans lequel celle-ci est portée. Une revendication appuyée par des mobilisations locales et par une stratégie de médiatisation peut être davantage prise en compte par la structure nationale. L’établissement d’un consensus autour de la nécessité des ajustements participe à l’homogénéisation syndicale, d’autant plus que les nouvelles positions, entérinées dans l’urgence des réformes, sont susceptibles d’être révisées ou pondérées.
52Troisièmement, l’enquête empirique amène à questionner ce qui peut être considéré comme une forme limite d’homogénéisation : le refus d’arbitrer. Les oppositions internes restant sans réelle conclusion ne sont pas rares dans l’histoire de la Confédération paysanne. Lors de mes observations de réunions du comité national ou du groupe PAC, j’ai été régulièrement surprise par l’absence de positionnement final venant clore les débats62. La récurrence de ce phénomène tout au long de l’existence du syndicat laisse supposer que cette situation n’est pas liée à un contexte particulier63 mais constitue une forme instituée de fonctionnement participant à l’homogénéisation syndicale. En ce sens, il semble que ce qui importe aux militants soit la possibilité et la tenue d’un débat interne permettant de fixer un horizon des prises de position admises au sein de la Confédération paysanne, sans pour autant trancher sur l’une d’elles. Le travail réalisé par le groupe « histoire » que j’ai observé lors de ses différentes réunions participe à la normalisation de cette modalité d’homogénéisation qui passe par la reconnaissance de clivages internes, présentés comme faisant la richesse du syndicat.
Le groupe histoire de la Confédération paysanne 2008-2010
La création de ce groupe est une initiative liée à la nouvelle priorité que se donne la Confédération paysanne en 2007, lors du congrès du Mans : mettre en place une campagne d’adhésion et de formation. L’objectif est d’écrire une histoire de la Confédération paysanne « par celles et ceux qui l’ont vécuea » à destination des nouveaux adhérents. J’ai assisté à plusieurs réunions de ce groupe au siège national. Son ambition première est de rassembler des militants qui représentent les différentes régions et périodes du syndicat, divers niveaux de responsabilités (secrétaires nationaux, membres du comité national, membres de commissions ou de la Fédération des associations pour le développement de l’emploi agricole et ruralb, etc.) ou encore la variété des parcours syndicaux (anciens militants de la FNSP ou de la CNSTP, membres de Solidarité paysansc, etc.). Cette diversité doit assurer la multiplicité des points de vue et des expériences afin de tendre vers une certaine objectivité. En réalité, ce groupe rassemble essentiellement d’anciens responsables nationaux du syndicat, et ce, malgré un appel à participation large : sur les treize participants, neuf ont été secrétaires nationaux. Un ancien militant et salarié de la Confédération paysanne, fin connaisseur de son histoire, Dominique, est chargé du suivi du travail et de la rédaction du document final. La composition de ce groupe explique que cette Histoire de la Confédération paysanne soit essentiellement une histoire de la structure nationale. Elle révèle également que les seuls acteurs s’estimant légitimes à écrire l’histoire de la structure sont ceux qui se sont investis à cet échelon. La première réunion du groupe a lieu en février 2008 et son travail va s’étaler sur deux années. Les séances de travail s’organisent autour de trois périodes traitées chronologiquement. Les syndicalistes ayant eu des responsabilités durant une de ces trois périodes sont invités à partager leurs souvenirs et leurs analyses. Le document final s’articule donc autour de trois parties : « 1987-1995, la conquête de la reconnaissance et l’élaboration du projet » ; « 1995-2002, la Confédération paysanne et son projet s’affirment dans la société et au niveau institutionnel » ; « 2002-2007, euphorie sociétale et reflux syndicald ».
a. Confédération paysanne, Une histoire de la Confédération paysanne par celles et ceux qui l’ont vécue, 2010.
b. La FADEAR est un organisme de formation lié à la Confédération paysanne qui a pour but la promotion de l’« agriculture paysanne » ainsi que l’accompagnement des agriculteurs dans leurs projets d’installation.
c. Créée en 1992, Solidarité paysans est une association qui a pour objectif l’accompagnement d’agriculteurs en difficulté financière.
d. Confédération paysanne, Une histoire de la Confédération paysanne par celles et ceux qui l’ont vécue, op. cit.
53L’Histoire de la Confédération paysanne rédigée entre 2008 et 2010 se veut « avant tout un document de mémoire64 ». Dans la lignée des travaux de Marie-Claire Lavabre (1994), c’est cette portée mémorielle qui intéresse ici. Cette auteure propose d’analyser la mémoire d’un groupe comme un usage du passé dans le présent, comme une instrumentalisation de l’histoire propre à ce groupe. Je considère donc ici que « la constitution d’une mémoire collective est un travail d’homogénéisation des représentations du passé, lié à la capacité d’intégration du groupe considéré » (Lavabre, 2001, p. 237). Ce « document de mémoire » doit être étudié comme une construction de l’histoire officielle du syndicat – en tant qu’imposition d’une représentation du passé – produite par les militants. En revenant sur vingt années d’existence de la Confédération paysanne, les participants entendent réaliser un bilan critique du travail syndical sans esquiver ni les épisodes de conflits, ni les clivages internes. Cette volonté est affirmée lors de la première réunion par les participants qui « sont d’accord pour parler franchement des désaccords internes, des tensions qui ont émaillé l’histoire de la Confédération paysanne65 ». Le souci de traiter des antagonismes a été respecté dans le document final. Ainsi, les « tensions entre les deux principales composantes [CNSTP et FNSP] de la Conf’66 » sont explicitées, les « divergences stratégiques67 » au sujet de la réforme de la PAC de 1992 sont rappelées. Pour la période 1995-2002, il est ainsi révélé que « sur le fond, des militants considèrent rapidement que la Conf’ s’enlise dans une sorte de cogestion avec le pouvoir ou qu’elle s’épuise sans grand résultat dans la représentativité, ce qui relance un débat sur l’efficacité de l’action syndicale68 ». Ou encore, par exemple, un titre de sous-partie souligne que la « profonde réforme de la PAC en 2003 divise profondément69 » le syndicat. Avec la publication de ce document, l’organisation rend publics ses conflits internes – en les atténuant quelque peu –, les assume et les institue. En effet, les auteurs de cette histoire les inscrivent dans le cours normal de l’activité syndicale : les divergences sont présentées comme « inhérentes à la vie démocratique70 », mais également parfois comme bénéfiques, « suscit[ant] une réflexion intense sur le syndicat ». La lecture du feuillet laisse apparaître la volonté des militants de ne pas réduire les conflits internes à des oppositions personnelles. Cette prise de distance amène en quelque sorte à instituer deux orientations syndicales : la « défense sectorielle des paysans » et le projet « politique » du syndicat. La conclusion fait resurgir la volonté d’unité et de synthèse plutôt que de scinder par la reconnaissance de tendances :
L’équilibre et la synergie sont-ils possibles, et à quelles conditions, entre « mouvement social » et « syndicat paysan », entre s’adresser à la société et s’adresser aux paysans, y compris à ceux qui de prime abord ne pensent pas et ne pratiquent pas leur métier comme le souhaite la Confédération paysanne ? C’est plus facile à dire qu’à faire, mais il faut joindre les deux logiques ; et pour cela, d’abord le vouloir, avec la conviction que c’est complémentaire ! Au lieu d’opposer une démarche à l’autre. Le principal défi que la Confédération paysanne doit alors relever est de voir comment on fait les deux, toujours à partir de notre réalité de paysan et de syndicat paysan71.
54En inscrivant dans la mémoire officielle de la Confédération paysanne les différents conflits qu’elle a connus ainsi que la reconnaissance de deux orientations syndicales, les auteurs de ce document tendent à normaliser les antagonismes internes et à désamorcer les craintes qu’ils peuvent susciter. La construction de cette mémoire de l’organisation participe ainsi à « l’acceptation progressive du conflit institutionnalisé, construit non plus comme une source de discorde mais comme fonctionnel » (Offerlé, 1998, p. 79) pour l’équilibre général du syndicat.
55Plus que tout autre sujet, la PAC met à l’épreuve l’unité de la Confédération paysanne en catalysant les oppositions internes relatives à la stratégie syndicale, mais aussi en mettant en concurrence les diverses productions agricoles. À cet égard, le maintien de la cohésion interne ne peut s’expliquer uniquement par l’organisation formelle de la structure, par l’homogénéité sociale des militants ni même par la concordance entre, d’une part, les orientations de l’organisation et, d’autre part, les dispositions des individus (Sawicki, 1997 ; Hobeika, 2013). L’enquête ethnographique dévoile le processus d’unification en pratique ainsi que le recours à des outils d’homogénéisation qui contribuent à neutraliser les antagonismes. Par ailleurs, force est de constater que la PAC travaille l’économie interne du syndicat. Les commissions de production particulièrement concernées par cette politique et plus encore le secrétariat national acquièrent en effet un poids important dans le processus de production programmatique au détriment du comité national. Ce changement des équilibres internes est dû en partie aux conditions pratiques de l’exercice des responsabilités syndicales. Mais il semble, cependant, qu’il soit lié au fait que le travail sur la PAC nécessiterait de la part des militants des dispositions et des savoirs particuliers.
Les experts de la PAC dans l’économie interne du syndicat
56La concentration du travail d’analyse et d’élaboration des positions et contre-propositions sur les réformes de la PAC au sein du secrétariat national et de certaines commissions a pour corollaire l’émergence de personnes qualifiées d’« experts » de cette politique72. Lors des entretiens menés avec les responsables syndicaux et les salariés, ce terme est revenu à plusieurs reprises pour désigner des secrétaires nationaux ayant eu en charge ce dossier durant leur mandat. C’est le cas de Manon, animatrice nationale responsable du dossier PAC : « Finalement, voilà j’utilise ce terme, ils représentent plus des “experts” en politique agricole qu’une réflexion issue des départements, issue des militants, issue des producteurs concernés par la PAC ou pas, parce qu’il en faut aussi qui réfléchissent là-dessus.73 »
57« Expert » est donc un terme employé par les militants et les salariés syndicaux dans une double acception : il sert autant à désigner les responsables nationaux reconnus par leurs pairs comme les plus aptes à produire et à représenter les positions du syndicat sur la PAC – auprès de ses militants et d’interlocuteurs externes – qu’à suggérer une rupture entre ces derniers et les militants de base, revêtant alors un aspect péjoratif74. Ces experts sont au nombre de six durant la période allant de 1987 à 2005 : il s’agit d’Étienne, de Jean, de Blandine, de Marc, de Didier et de Catherine, que nous avons rencontrés précédemment. Cette dernière, viticultrice en Dordogne, entre au comité et au secrétariat national en 2003 et assure le rôle de porte-parole du syndicat conjointement avec trois autres militants jusqu’en 2005. Il s’agit donc de questionner ici le poids de la reconnaissance d’une expertise sur la PAC dans l’économie interne du syndicat, ainsi que les logiques sociales qui fondent cette distinction. S’agit-il d’une ressource par laquelle certains responsables nationaux acquièrent une position singulière au sein du syndicat ? Sur quelles compétences, savoir-faire et savoir-être se fonde la reconnaissance de leur capacité à porter la parole du syndicat ?
58Ces questionnements invitent à interroger le processus de délégation de la représentation au sein de la Confédération paysanne et à discuter les travaux de Pierre Bourdieu (1984) et de Sylvain Maresca (1983). En effet, ce dernier a démontré que la sélection des représentants agricoles s’appuyait sur une distance sociale notamment caractérisée par un capital économique et un niveau d’études supérieur à celui du reste des agriculteurs. Or, dans le cas de la Confédération paysanne, la situation est quelque peu différente. En effet, l’enquête menée auprès des membres du comité national ainsi que l’étude d’Ivan Bruneau consacrée aux militants ornais et aveyronnais dévoilent que le choix des secrétaires nationaux – élus parmi et par les membres du comité national – ne repose pas sur ce principe. Au contraire, ces derniers partagent des caractéristiques sociales relativement semblables avec le reste des militants syndicaux, qui en font « les enfants de la modernisation » et les « bons élèves du monde agricole » (Bruneau, 2006). Aussi, l’examen de la logique de délégation au sein de ce syndicat doit reposer sur une analyse des processus ne prenant plus en compte uniquement la socialisation primaire des acteurs, mais également la socialisation militante au cours de laquelle ils ont acquis des dispositions et des compétences singulières, ainsi que les conditions d’actualisation de celles-ci.
Devenir représentant national : logiques sociales et organisationnelles de l’élection
59Une première lecture du parcours de ces experts révèle qu’ils proviennent tous du milieu agricole. En cela, ils ne présentent pas de particularités par rapport aux autres membres du comité national75. Au regard des données récoltées sur l’exploitation de leurs parents, on peut considérer que la plupart d’entre eux viennent de familles d’agriculteurs ayant épousé le virage de la modernisation agricole impulsée par l’État à partir du début des années 1960. Leurs parents ont entrepris des efforts pour adapter leur exploitation aux nouvelles conditions de production et aux normes de productivité, confortant ainsi la pérennité de leur ferme. De plus, l’engagement de ces derniers au sein de la JAC ou de Centres d’études techniques agricoles76 (CETA) les inscrit parmi les agriculteurs promoteurs de l’idéal moderniste adoptant une vision technicienne et économiste de l’activité agricole. Si bien que les militants étudiés se sont installés au cours des années 1970 sur des exploitations de plus de 22 hectares, correspondant aux critères de viabilité alors en vigueur77. Au-delà du capital économique offert par ces caractéristiques sociales qui permet aux jeunes une reprise d’exploitation relativement confortable, celles-ci leur confèrent également un capital symbolique reposant sur l’excellence professionnelle des parents, ainsi qu’une inclination à innover. À cet égard, ces responsables syndicaux démontrent à leur tour une faculté à s’adapter aux normes de la modernisation agricole en faisant évoluer leurs exploitations d’un modèle de polyculture-élevage à celui de la spécialisation en conservant une production principale au moment de leur installation : Étienne décide ainsi d’abandonner le troupeau de vaches laitières existant au moment de la reprise de la ferme familiale et de conserver uniquement la production de porcs en tant que naisseur-engraisseur. À l’inverse, Jean, Marc et Didier préfèrent développer la production laitière sur leurs exploitations. Un an après son installation, Blandine choisit quant à elle d’arrêter la production de porcs et de vaches laitières afin de se concentrer sur l’élevage de vaches allaitantes. Enfin, Catherine poursuit dans un premier temps l’élevage de bovins laitiers avant de se consacrer à la viticulture. Par ailleurs, si le niveau scolaire de ces experts les distingue du reste des agriculteurs, il ne marque pas d’écart avec celui des militants de la Confédération paysanne ou des membres du comité national. Trois d’entre eux ont ainsi un niveau inférieur au baccalauréat alors que les trois autres ont un niveau qui lui est équivalent ou supérieur. On le sait, la poursuite des études au-delà de l’école primaire était peu fréquente chez les enfants d’agriculteurs nés avant la moitié des années 1950 et plus rares encore étaient les diplômés du supérieur. Pourtant, chez les militants de la Confédération paysanne, ces trajectoires scolaires sont fréquentes. Ces représentants syndicaux ne se distinguant pas du reste des militants par leur capital scolaire ou économique, le processus de sélection des candidats aux responsabilités nationales repose sur d’autres logiques distinctives.
60Bien qu’aucune règle formelle ne le stipule, une sélection préalable des candidats est effectuée par les secrétaires nationaux ainsi que par les salariés de la structure nationale qui sollicitent certains militants. Blandine – entrée au secrétariat national en 1993, un an après le début de son mandat au comité national – dévoile ce fonctionnement en ces termes :
J’étais certainement déjà repérée… Parce que, quand même, au niveau national, il y a des chasseurs de têtes. Enfin, des chasseurs de têtes, c’est un bien grand mot ! Mais il y a des individus qui sont soit des salariés, soit des responsables nationaux qui repèrent les militants qui interviennent et qui comprennent ce qui se passe. On les repère toujours ! Moi aussi, je l’ai eu cette fonction-là !
61Les propos tenus par Sabine – qui fut, on s’en souvient, chargée de l’animation générale de la Confédération paysanne nationale – font écho à ceux de Blandine : « Donc, ces gens, c’est tous des personnes qu’on a vues travailler au comité national, on voit qu’ils s’impliquent et tout ça et après voilà : “tu voudrais pas ?” Avant, le comité d’avant l’AG, on en discute de qui va rentrer au secrétariat, on en discute, bien sûr, ça se prépare ! »
62La sélection des secrétaires nationaux passe donc par une sorte de cooptation par les responsables nationaux déjà en fonction, qui perçoivent chez certains militants les qualités nécessaires à la prise de responsabilités nationales78. Les personnes identifiées pour entrer au secrétariat national sont celles qui non seulement sont particulièrement assidues aux réunions du comité national et des commissions de production, mais aussi celles – comme le mettent en évidence les citations ci-dessus – qui « s’impliquent », « interviennent et qui comprennent ce qui se passe ». Quels sont les savoir-faire et les pratiques que recouvrent ces expressions ? L’implication des militants au sein des instances nationales se mesure en premier lieu au travail militant qu’ils y fournissent. Ce dernier consiste en un suivi de l’actualité économique agricole et en une analyse des réformes, décrets et autres règlements concernant le secteur agricole en général ou une production spécifique. Une des tâches des responsables nationaux ou des membres de commissions est en effet de rendre compte des décisions politiques sous la forme de synthèses diffusées aux structures syndicales locales dans lesquelles ils exposent les mesures qu’ils jugent les plus importantes mais également leurs conséquences présumées. Ce type de travail démontre leur capacité d’analyse des décisions des pouvoirs publics, c’est-à-dire leur aisance à démêler les logiques qui les sous-tendent, à les contextualiser, bref à prendre de la distance face à des textes techniques et à en faire une lecture politique. À cette fin, la structure nationale organise des formations à destination des membres du comité national et des commissions, et ce, il convient de le souligner, le plus souvent à l’occasion des réformes de la PAC. Ces formations sont ainsi conçues pour apporter des connaissances aux responsables syndicaux tant sur les réformes en cours que sur le contexte économique dans lequel elles s’inscrivent, cela dans un double objectif : alimenter la réflexion interne au syndicat sur la politique agricole et fournir des informations aux délégués qui sont chargés de les relayer dans leurs régions. Les représentants doivent non seulement faire preuve d’une qualité d’analyse politique et économique, mais aussi démontrer leur habileté à porter un discours cohérent avec les revendications historiques de l’organisation. Être repéré implique d’être en mesure d’adopter un point de vue général sur les questions agricoles et d’être capable de prendre ses distances avec les intérêts propres à sa production ou à sa région. Cette capacité est testée – mais aussi renforcée – avant l’élection des nouveaux responsables nationaux lors de l’élaboration des rapports moraux et d’orientation présentés aux congrès à laquelle participent les candidats. Contribuer à leur rédaction permet aux aspirants d’attester leur aptitude à élaborer des propositions d’ordre programmatique. Cela est primordial pour les représentants nationaux puisqu’ils peuvent être amenés à négocier des mesures auprès des pouvoirs publics, et ce, sans nécessairement avoir un mandat validé préalablement par le comité national. Comme le souligne Vincent, membre du comité national à partir de 2002 et du secrétariat national entre 2007 et 2009, il leur est indispensable de s’appuyer sur – et donc de maîtriser – les orientations fondamentales du syndicat afin d’être réactif face aux propositions ministérielles :
En 2006, quand j’ai participé dans les groupes de travail [ministériels] à la mise en place de la PAC 2003 […], ça a été aussi dans cette dynamique-là, où il fallait grosso modo s’appuyer sur ce que la Conf’ porte, mais où on s’adapte en fonction de la discussion qu’on a à un moment donné. Un jour, au printemps, on a parlé du lavandin. On n’avait pas de position Conf’ sur l’attribution de DPU sur le lavandin. Donc, c’est pareil, il faut aussi savoir s’adapter ! [Légers rires] On a un argumentaire syndical, on sait quelles valeurs on porte et, en fonction de ce qui se discute autour de la table, on arrive à exprimer quelque chose de syndical. L’important, c’est de savoir quelles valeurs on porte79.
63À partir de ce travail d’analyse, les militants produisent des positionnements qu’ils portent ensuite au nom de la Confédération paysanne. L’appétence à la prise de parole apparaît également comme une inclination distinctive et primordiale puisque les secrétaires nationaux sont susceptibles d’intervenir publiquement au nom de leur organisation. L’engagement au sein du comité national permet ainsi aux syndicalistes d’acquérir un capital militant spécifique (Matonti & Poupeau, 2004), de faire l’apprentissage de règles, de normes et de savoirs qui les prédisposent à tenir le rôle80 de secrétaire national. Cela confirme l’hypothèse d’une sphère nationale « clôturée » qui pèse sur le profil sociologique des nouveaux entrants au secrétariat national. Outre ces compétences, il est notable que la prise de responsabilités syndicales est également rendue possible par un ensemble de conditions matérielles favorisant la disponibilité envers l’organisation. D’une part, l’investissement national correspond pour les militants à un moment de stabilisation de leur activité professionnelle (fin des travaux d’installation, pression financière moins forte, organisation du travail rodée, etc.) ; la pérennisation de leur exploitation assurée, ils peuvent consacrer du temps à des engagements extérieurs81. D’autre part, la structuration de l’activité professionnelle autour d’une « maisonnée exploitante82 » est une condition essentielle à l’investissement militant des agriculteurs. La moitié des membres du comité national ayant répondu au questionnaire exercent leur activité dans le cadre de sociétés civiles agricoles avec un ou plusieurs associés83, les autres sont installés en exploitation individuelle. Cependant, parmi ces derniers, un peu moins de la moitié déclarent avoir pour compagne une agricultrice. Les experts, en revanche, travaillent tous avec leurs conjoint-es84. Le mandat de secrétaire national impliquant une présence à Bagnolet de trois à quatre jours par semaine, la Confédération paysanne prend en charge les frais liés à l’embauche d’un salarié pour remplacer les militants sur leur ferme. Pourtant, la présence de collaborateurs – le plus souvent les conjointes – est présentée comme indispensable à la poursuite de l’activité. En effet, si le remplaçant aide au travail quotidien, l’organisation et la gestion de l’exploitation sont principalement assurées par les membres de la maisonnée. Ces configurations familiales et professionnelles spécifiques permettent ainsi l’investissement syndical pour autant que les collaborateurs acceptent – de manière plus ou moins contrainte – de pallier l’absence du représentant national en s’occupant d’un plus grand nombre de tâches et en réorganisant le travail de l’exploitation. À l’inverse, si ces charges deviennent difficiles à assumer, elles peuvent motiver l’abandon des responsabilités.
64Si la socialisation militante passe par l’apprentissage pratique de savoirs et de savoir-faire spécifiques à l’espace national, elle repose également sur l’intégration de normes qui façonnent l’économie interne du syndicat. Dans un article sur le recrutement politique des candidats au mandat régional, Olivier Nay invite à porter l’attention sur les règles institutionnelles qui encadrent cette sélection (1998). Analyser ces contraintes permet non seulement de rendre compte de la pluralité des logiques de délégation au niveau national, mais également de la représentation que souhaite se donner le syndicat. La seule mesure formalisée au sein du règlement intérieur quant à la composition du secrétariat national est celle du nombre de sièges et leur répartition sexuée. L’organe exécutif peut en effet être composé de cinq, sept ou neuf membres et doit comprendre au moins un tiers de femmes85. Adoptée en 2002, cette règle encadre depuis peu le choix des représentants nationaux. Outre cette disposition réglementaire, une combinaison de normes et de valeurs influe sur le choix des secrétaires nationaux. Tout d’abord, en tant que représentants du syndicat, ils doivent refléter la diversité des productions et des régions agricoles. En faisant reposer la composition du secrétariat national sur un principe d’équité territoriale et de production86, la Confédération paysanne cherche à affirmer son image de syndicat à vocation générale, ne privilégiant pas une filière par rapport à une autre. Par ailleurs, l’intériorisation d’une norme syndicale prenant le contre-pied de la figure du militant professionnel coupé du terrain ainsi que la prétention à incarner et à défendre les intérêts des travailleurs de l’agriculture paysanne pèsent sur le choix des secrétaires nationaux. Il s’agit en effet pour eux de présenter leur propre situation professionnelle comme congruente aux positions et aux revendications portées par le syndicat, comme le souligne Blandine : « Mais en plus, il me semble qu’il y avait cet état d’esprit… [Elle réfléchit] de rigueur intellectuelle, morale et sociale aussi. C’était mieux d’être un petit paysan qu’un gros paysan ! »
65Rappelons que les responsables nationaux de la Confédération paysanne ont emprunté le tournant de la spécialisation et de la modernisation agricole. Néanmoins, ils cherchent à se distinguer de ce modèle dominant en soulignant leur capacité à développer d’autres pratiques tout en obtenant des résultats économiques performants. L’excellence professionnelle que défendent ces militants se mesure à l’aune de leur capacité à obtenir les mêmes résultats économiques, voire de meilleurs, que les exploitations développant un modèle d’agriculture productiviste. Ce faisant, en tant que responsables nationaux, ils démontrent que le projet agricole défendu par leur syndicat est réalisable et viable. Le « bon » représentant syndical est donc un agriculteur exemplaire du point de vue du modèle agricole prôné par son organisation. L’agriculture paysanne ne fait toutefois pas l’objet d’une définition ni de pratiques unanimes parmi les responsables nationaux. La composition du secrétariat national doit témoigner de la diversité de ces approches87. De cette manière, le syndicat s’attache à renverser – ou à éviter – le stigmate d’une organisation défendant uniquement des pratiques agricoles marginales et, ainsi, à ne pas se couper des agriculteurs pratiquant une agriculture conventionnelle. Enfin, le choix des responsables nationaux repose également sur le respect des équilibres politiques internes au syndicat. À la création de la Confédération paysanne, le secrétariat national était constitué à parts égales de militants des deux principales organisations fondatrices, la CNSTP et la FNSP. Peu à peu, l’égalité des postes entre structures à l’origine de la Confédération paysanne s’efface pour une recherche d’équilibre entre les diverses sensibilités internes. Il peut être difficile d’objectiver l’application de cette norme dans la mesure où, d’une part, on s’en souvient, la Confédération paysanne n’est pas organisée en tendances et que, d’autre part, l’expression de ces sensibilités n’est pas figée autour d’un point de clivage stable. Néanmoins, cette recherche de compromis est particulièrement visible lors des congrès où ces crises internes sont rendues publiques. Les conflits cristallisent en effet les discours et les oppositions, les militants étant sommés de justifier leurs positions plus nettement, rendant ainsi davantage identifiable l’équilibre entre sensibilités au sein du secrétariat national.
66L’examen des conditions sociales de possibilité de prise de rôle des secrétaires nationaux révèle qu’elles reposent sur la constitution d’un capital militant spécifique à l’espace national ainsi qu’à l’adéquation du profil des responsables syndicaux aux règles et normes institutionnelles. Mais quelles sont celles au fondement de la reconnaissance d’une expertise sur la PAC ?
Être reconnu comme expert : ressorts de la prise en charge et de la consolidation d’une position
67Fonction non officielle, le rôle d’expert a été attribué jusqu’à présent uniquement à des représentants occupant également la charge de porte-parole ou de secrétaire général. Cela peut s’expliquer par la complémentarité de ces tâches : la PAC étant un sujet autour duquel s’articulent les positionnements du syndicat ainsi que son activité quotidienne, ces responsables sont jugés les plus aptes à intervenir sur cette question. Cette fonction n’est pas attribuée – à une exception près – aux délégués siégeant au bureau exécutif de la CPE et qui sont pourtant susceptibles d’avoir une connaissance plus approfondie des enjeux européens. Ce statut est donc construit de manière relationnelle en ce sens qu’être expert, c’est être reconnu comme tel par le reste des secrétaires nationaux. Cette observation interroge quant aux capacités requises pour endosser cette fonction. Les mettre au jour suppose de revenir sur la carrière militante88 de ces experts afin de saisir les dispositions et les compétences mobilisées ainsi que le contexte organisationnel dans lequel elles s’actualisent et sont légitimées. La délimitation de ce qui fonde l’expertise de ces syndicalistes ne peut se faire a priori car cette définition est l’enjeu de luttes internes au syndicat et est relative au contexte organisationnel89. Deux périodes distinctes de l’histoire de la Confédération paysanne se prêtent particulièrement à l’analyse car elles correspondent à des orientations syndicales divergentes et, partant, à des définitions des savoirs experts légitimes ainsi que des bonnes pratiques de représentation différentes.
68Les quatre premiers secrétaires nationaux à être reconnus comme experts – Étienne, Jean, Blandine et Marc – ont en commun un investissement durable dans une structure ou une commission spécifique à leur production – porcs, bovins laitiers et bovins viande, trois filières particulièrement concernées par les aides et les règlements communautaires. Plus encore, on s’aperçoit que leurs parcours syndicaux respectifs s’articulent principalement autour de cette spécialisation. Il en va ainsi de Marc qui entre dans le syndicalisme par la production laitière. Il occupe ses premières responsabilités syndicales au sein de la Fédération départementale des producteurs de lait90 (FDPL) de la Loire à partir de 1978. Et ce n’est qu’en 1985 qu’il entre dans le bureau d’un syndicat généraliste, la FDSP, car, comme il le souligne, « [il était] toujours très branché sur la question laitière ». C’est d’ailleurs par ce thème qu’il intègre le niveau régional. Deux ans après son entrée au comité national de la Confédération paysanne, il devient responsable national de la commission laitière, succédant à Jean, ce qui lui fait dire qu’« [il était] beaucoup le “monsieur lait” de la Confédération paysanne, pendant longtemps. Enfin, monsieur lait entre guillemets ». Étienne s’investit quant à lui dans la section porcine de la FDSEA de son département et occupe le poste de secrétaire général de la FNP de 1975 à 1978. Au demeurant, la spécialisation de ces quatre responsables ne se borne pas à la sphère syndicale dans la mesure où ils s’investissent dans des groupements d’éleveurs ou occupent des postes d’administrateurs dans des coopératives. Sur les 28 secrétaires nationaux ayant répondu au questionnaire, seuls sept ont été élus dans une coopérative, parmi lesquels trois sont considérés comme experts de la PAC. Leur engagement au sein des syndicats ou commissions spécialisées, ainsi que leurs responsabilités dans des coopératives ont amené ces syndicalistes à acquérir des connaissances fines sur leur production : réglementation de la filière, diversité des modes de production et de mise en marché, etc. Instance d’information, la fonction de coopérateur conduit à gérer en pratique une filière, en prenant en compte les coûts de production ainsi que l’offre et la demande. L’investissement dans des commissions de production et dans des coopératives est également l’occasion d’œuvrer à la conception d’outils de gestion de la production. Dans ce cadre, ils allient au travail de revendication et de contestation celui d’élaboration de contre-propositions. Ces expériences ont forgé leurs dispositions à une approche technique et économique de la PAC91.
69La mise en avant de l’expertise technique de ces quatre militants survient à une période singulière de l’histoire de la Confédération paysanne. En effet, ils ont tous eu des responsabilités au cours des dix premières années du syndicat, une période marquée, on s’en souvient, par la revendication de la reconnaissance de sa représentativité par l’État et de son droit à siéger dans les instances de représentation de la profession agricole telles que les offices de production. Ce faisant, les militants de la Confédération paysanne réinscrivent les modalités et les finalités de leur action revendicative dans le cadre de l’espace de négociation institutionnel. Comme le souligne Johanna Siméant, « pour y gagner un droit à la parole, [les militants] se trouvent en situation d’investir dans les connaissances » (2002, p. 24). Les savoirs techniques des responsables nationaux sont particulièrement valorisés pour asseoir la crédibilité du syndicat, dans la mesure où les instances de consultation ministérielles font valoir l’expertise comme mode d’action légitime. Cela passe par un travail d’analyse des propositions ministérielles, d’élaboration de positions et de contre-propositions. Dans ce cadre, les compétences et dispositions techniques des responsables nationaux sont perçues comme étant les savoirs utiles et pertinents pour contrebalancer les choix des pouvoirs publics ou des adversaires syndicaux et rendre plus crédibles leurs propres propositions. Cela change à partir de 1999 à la faveur d’un infléchissement de la ligne syndicale.
70Didier et Catherine entrent au secrétariat national au début des années 2000, dans un contexte organisationnel et syndical relativement distinct de la période précédente. On s’en souvient, ce moment est marqué, d’une part, par une prise de distance progressive du secrétariat national et du comité national avec les pouvoirs publics qui aboutit, en janvier 2004, à la décision de ne pas participer aux négociations des mesures d’application de la réforme de la PAC de 2003 ouvertes par le ministère de l’Agriculture et, d’autre part, par un fort investissement du syndicat au sein des mobilisations altermondialistes. Ces rappels sont nécessaires dans la mesure où ces inflexions syndicales induisent des changements quant au travail de positionnement politique et stratégique sur la PAC. L’opposition à la réforme de la politique communautaire passe alors, pour la Confédération paysanne, par une remise en cause globale du système économique mondial et des règles de l’OMC. L’enjeu pour elle n’est plus d’être en mesure de proposer des projets chiffrés au ministre de l’Agriculture, mais de porter une analyse critique des politiques agricoles internationales. Ces déplacements syndicaux ouvrent l’espace des positions militantes en valorisant d’autres compétences et d’autres pratiques syndicales. C’est dans ce contexte que Didier et Catherine ont pu mobiliser certains de leurs savoirs, actualiser des dispositions singulières et ainsi être reconnus comme experts de la PAC. Ils ont des carrières syndicales légèrement différentes des responsables nationaux précédemment évoqués en ce que leur investissement militant ne s’est pas centré autour d’une spécialisation relative à une production. Plutôt que des savoirs techniques, leurs parcours leur apportent une maîtrise générale de l’orientation syndicale ainsi qu’une connaissance fine des politiques agricoles internationales, comme le souligne elle-même Catherine : « Moi, je suis quand même quelqu’un d'assez politique, de fait. Je ne suis pas une technicienne, ni chez moi, ni dans l’esprit. »
71Dans le cas de Didier, c’est son parcours au sein de la structure nationale qui est déterminant dans l’acquisition de ces ressources. À son entrée au comité national, il fait le choix de s’investir au comité de rédaction de Campagnes solidaires plutôt qu’à la commission laitière car « même s’[il] la suivai[t], [il] ne la sentai[t] pas trop ». À travers des articles relatifs à l’actualité agricole et des dossiers thématiques, ce journal mensuel ouvert à un large public sert de scène au syndicat pour diffuser ses orientations. En tant que membre de la rédaction, Didier est amené non seulement à rédiger des papiers, mais également à en relire afin de s’assurer qu’ils respectent la ligne syndicale. Il acquiert ainsi une maîtrise générale du discours syndical qu’il peut porter publiquement. Parallèlement, ses responsabilités au sein du bureau exécutif de la CPE lui permettent de découvrir la diversité des réalités agricoles européennes grâce à des échanges avec des syndicalistes européens et lors de séminaires ou de congrès :
Mais cette expérience européenne restera, pour moi, quelque chose d’important parce que tu découvres des réalités nationales que tu n’appréhendes pas du tout quand tu es en Normandie ou au niveau national. […] La question européenne, dans ses réalités au niveau de la profession et au niveau syndical, était complètement différente.
72Outre un intérêt pour la PAC, cette expérience européenne lui apporte une capacité à décentrer son regard sur les problèmes agricoles en développant une analyse à l’échelle européenne et internationale. De plus, la CPE travaillant essentiellement avec des ONG, des organisations du mouvement social ou encore la Vía campesina, Didier noue des liens avec des partenaires qui seront essentiels à la Confédération paysanne à partir de 1999. Le renforcement du travail de mobilisation effectué avec les organisations du mouvement social valorise ce capital relationnel. L’enchevêtrement des logiques dispositionnelles et organisationnelles dévoile ainsi la relativité de la valeur des ressources militantes en fonction du contexte dans lequel elles s’actualisent (Dobry, 1983). Si la reconnaissance d’une expertise dépend de la constitution d’un capital militant, il apparaît que cette expertise se trouve renforcée du fait des conditions favorables d’investissement offertes aux secrétaires nationaux.
73Tout d’abord, alors même qu’aucun militant de la Confédération paysanne n’est rémunéré pour son travail syndical, les secrétaires nationaux ont le privilège d’être les seuls à voir leur rôle de représentation facilité par un remboursement des frais liés à leur fonction. Partant, les experts de la PAC font, par la force des choses, partie de ces responsables dont le temps militant peut être consacré à cette question. Cette prise en charge des aspects pratiques de la fonction d’expert participe à la consolidation de cette position dans la mesure où davantage de temps peut être alloué à affiner les connaissances et à améliorer la maîtrise du sujet via l’analyse des textes réglementaires, l’élaboration de propositions et contre-propositions et la présentation des positions syndicales. C’est ainsi que Jean l’exprime :
Moi, je me rappelle à l’époque, avec Étienne, on a fait énormément d’assemblées générales départementales, et c’était que sur ça ! On a eu vachement de, que ce soit des AG ou des réunions spéciales autour du quantum financier dans les départements, toujours beaucoup de monde, beaucoup de questions. Et à la fin, on arrivait même à être à peu près capables de répondre à toutes les questions, y compris sur la façon dont ça pouvait se mettre en place ! [Rires] À force d’y être confrontés, et quand on avait un peu de problèmes, quelques lacunes, on les retravaillait avec nos compétences extérieures et on les confrontait ensemble, et ça a été très productif, très productif.
74Les « compétences extérieures » mentionnées ici par Jean se réfèrent aux appuis scientifiques sollicités par les représentants nationaux dans leur travail de positionnement sur la PAC (voir le chapitre 4). Pour la plupart économistes, ces chercheurs sont invités à exposer leurs analyses sur cette politique, à discuter les propositions portées par la Confédération paysanne ou bien encore à aider à la formulation de projets de politique européenne alternative. Le temps dévolu à l’analyse des politiques agricoles et à la construction de contre-propositions, mais également le travail réalisé avec les soutiens scientifiques, permettent à ces experts de s’approprier pleinement cette question ainsi que les projets de la Confédération paysanne, creusant ainsi un écart avec le reste des secrétaires nationaux comme le souligne Daniel : « Au niveau national, on était allé très très loin, même moi, j’avais toujours beaucoup de mal à expliquer la taxe de résorption. C’était Jean qui faisait ça, c’était le bébé de Jean ! »
75La position d’expert ainsi que la relation avec les scientifiques constituent en outre une rétribution du militantisme (Gaxie, 1977 ; 2005 ; Fillieule, 2005 b) :
Jean – Ce que j’ai beaucoup apprécié, c’était d’avoir pu travailler avec des économistes et tout ça. Non seulement nous ne les avons pas considérés comme des maîtres à penser qui nous expliquent ce qu’il faut faire, mais c’était vraiment des partenaires de travail […] C’est-à-dire que c’étaient des gens qui venaient chercher avec nous. Et ce que eux disaient… c’est-à-dire qu’il y avait un certain nombre de choses où on avait besoin d’eux, parce qu'ils avaient des éléments que nous n’avions pas, mais pour d’autres choses, ils avaient vraiment besoin de nous aussi. Moi, j’ai beaucoup apprécié cette chose-là : que l’on puisse travailler au même niveau, chacun avec des savoirs et des compétences différentes, mais vraiment au même niveau !
Blandine – Je me souviens que ce que j’avais beaucoup apprécié au début où j’étais secrétaire national, c’était ça. Je voyais naître des faits politiques très en amont, beaucoup plus que quand on est le citoyen lambda dans sa ferme. C’est l’intérêt pour la manière dont s’élaborent les décisions politiques qui mènent à telle ou telle situation. Je crois que c’est ça qui m’a toujours intéressée.
76D’une part, la collaboration avec les économistes est une forme de valorisation des savoirs et des connaissances acquises par ces syndicalistes qui ont la satisfaction de les voir non seulement prises en compte, mais jugées légitimes et pertinentes par des universitaires. Cela semble leur donner le sentiment de continuer à s’élever socialement par leur militantisme. D’autre part, le statut d’expert leur confère le sentiment d’être aux premières loges des changements politiques. Ils vivent cette expérience sur le mode du décloisonnement de leur champ d’action habituel. Le processus de consolidation de la position d’expert dépend donc autant des conditions pratiques de l’exercice de cette fonction que des rétributions symboliques qu’elle apporte. D’ailleurs, la reconnaissance d’une expertise sur la PAC permet d’occuper une place singulière dans le syndicat. En effet, bien que l’organisation de l’économie interne soit pensée pour éviter toute forme de personnalisation des fonctions, on s’aperçoit que les experts poursuivent leur investissement national alors qu’ils ne sont plus secrétaires ou membres du comité national. Bien après la fin de leur mandat, ces militants sont encore régulièrement sollicités non seulement pour intervenir sur la politique agricole, mais aussi pour participer aux groupes de travail sur la PAC qui successivement contribuent à élaborer les positionnements syndicaux. Si bien qu’ils sont également perçus comme des personnes ressources maîtrisant parfaitement la ligne syndicale et le projet agricole de la Confédération paysanne dans la mesure où ils en ont été les instigateurs, comme le synthétise une remarque au sujet de Jean émise par Daniel lors d’une réunion du groupe histoire : « Il était quand même le théoricien de la Confédération paysanne à ce moment-là ! »
77Autrement dit, la reconnaissance d’une expertise sur la PAC confère à ces responsables une distinction particulière, celle de contribuer au travail de production de signification et de sens des orientations syndicales. Bien qu’ils aient pris part à l’animation et à la représentation du syndicat durant de nombreuses années et que la fin de leur mandat au comité ou au secrétariat national signifie leur retrait des instances décisionnelles, leurs interventions sur la PAC gratifient ces experts d’un droit de regard sur la stratégie et le positionnement de leur syndicat.
78L’étude des logiques sociales de la représentation au sein de la Confédération paysanne met au jour un processus de spécialisation de l’activité militante, liée à la différenciation du travail syndical mené à Bagnolet par rapport aux pratiques des militants des structures locales et, conséquemment, à la nécessaire acquisition de savoir-faire spécifiques relatifs aux mandats nationaux. Ce phénomène induit ainsi une césure entre mandants et mandataires. À cet égard, la reconnaissance d’une expertise sur la PAC apparaît comme une ressource particulièrement distinctive puisqu’elle confère à certains militants une position centrale dans la production de la ligne syndicale. La question de la spécialisation de l’activité syndicale soulève celle de la professionnalisation de ces acteurs. Durant la période étudiée, certains d’entre eux ont pu convertir leur capital militant en mobilisant leurs compétences et savoir-faire dans d’autres espaces sociaux, notamment dans l'espace politique. Malgré ces cas de figure, minoritaires au sein de la Confédération paysanne, il semble important de conserver la distinction entre processus de spécialisation et processus de professionnalisation dans la mesure où elle permet de saisir des différences de trajectoires militantes et sociales, mais également des conceptions différenciées de la représentation syndicale.
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79L’étude des effets de l’intégration européenne sur les groupes d’intérêt gagne à être enrichie par une attention portée à la manière dont elle affecte leur économie interne ainsi que le travail militant. L’adoption d’une démarche ethnographique permet d’observer la manière dont les dimensions européennes s’intègrent dans leur activité quotidienne et de saisir en quoi et dans quelle mesure elles influent sur les pratiques concrètes de représentation, sur le travail de production programmatique et sur les débats internes qui l’accompagnent ainsi que sur la division du travail au sein des groupements. D’autre part, l’approche sociologique adoptée met en lumière l’ancrage social du processus d’européanisation d’un groupe d’intérêt. Dans cette perspective, les changements liés à l’intégration européenne ne sont pas considérés comme les produits de contraintes communautaires imposées aux acteurs mais bien comme les résultats d’une coconstruction reposant sur des dynamiques d’appropriation et de politisation d’enjeux communautaires. Ces effets doivent être saisis au regard des logiques de concurrence internes et externes aux groupes d’intérêt, des dispositions des acteurs, ainsi que du contexte politique général dans lequel s’inscrivent leurs actions. La représentation des groupes d’intérêt s’incarnant non seulement dans les discours portés par leurs porte-parole mais également dans les formes de mobilisation, l’analyse des registres d’action mis en œuvre pour s’opposer aux réformes de la PAC est indispensable pour clore cette étude.
Notes de bas de page
1 Dans un article désormais incontournable, Robert Ladrech souligne que les travaux sur l’européanisation des partis politiques se sont concentrés, d’une part, sur l’étude des groupes partisans au sein du Parlement européen ainsi que sur la constitution de partis européens et, d’autre part, sur les positions des partis politiques vis-à-vis de l’Europe. Afin d’élargir les recherches et de procéder à une meilleure évaluation des effets de l’intégration européenne sur les organisations partisanes, Ladrech propose cinq axes d’analyse : les changements programmatiques, les changements organisationnels, les dynamiques de la compétition politique, les relations entre les partis et les gouvernements et, enfin, les relations au-delà du système partisan national (Ladrech, 2002).
2 La Lettre des paysans, nº 172, 24 novembre 2000, p. 12.
3 Les quelques travaux traitant des divergences internes sur la question européenne prennent pour objet des structures partisanes : Roger, 2009 ; Duseigneur, 2011 ; Azam, 2014.
4 Sicco Mansholt, vice-président de la Commission européenne chargé des questions agricoles de 1958 à 1972, présente en décembre 1968 un Mémorandum sur la réforme de l’agriculture dans la Communauté économique européenne. Il y présente des mesures structurelles et économiques dont l’objectif est de limiter l’augmentation des dépenses européennes (blocage des prix des productions excédentaires et baisse du prix du blé) et y précise la taille prescrite de l’entreprise agricole « moderne » : 80 à 120 hectares pour les céréales, 40 à 60 vaches pour la production laitière, 150 à 200 bovins pour la viande, et il propose une réduction de 7 % de la surface agricole utile de la Communauté européenne.
5 Document de la FNSP « La PAC et les paysans. Bilan, enjeux, perspectives », octobre 1981, p. 14. Archives du CHT, FNSP 24, I-1.
6 Document de la Confédération paysanne « PAC 92 ? Non merci ! », non daté. Archives de la Confédération paysanne, carton « Réforme PAC 1992 ».
7 Les intrants désignent les différents produits apportés aux terres et aux cultures pour améliorer les rendements (engrais, pesticides, etc.).
8 Afin de parer au risque d’examiner la Confédération paysanne comme un bloc monolithique, « un tout unifié et réifié » (Offerlé, 2010, p. 10), il convient de préciser que cette lecture de la PAC comme politique inscrite dans des rapports économiques internationaux qui impliquent une modification de l’échelle du combat syndical fait l’objet d’appropriations différenciées par les militants confédérés. Comme nous le verrons par la suite, c’est au gré des renouvellements des responsables nationaux et de l’évolution des rapports de force internes que cette lecture devient prépondérante, modifiant ainsi les priorités et les stratégies du syndicat.
9 Document « Une réforme de la politique agricole commune pour 800 000 paysans », op. cit.
10 Voir par exemple Guinaudeau (2011).
11 Peu de travaux portent sur cette structure organisée en syndicat à partir de juin 1994. Les quelques études qui existent sont surtout centrées sur une analyse du discours porté par cette organisation, mais aucune n’analyse la sociologie de ses militants (Purseigle, 2010).
12 Propos de Philippe Arnaud, secrétaire national de la Coordination rurale, Le Figaro, 12 juin 1992.
13 Ibid.
14 La Croix, 11 janvier 1991, p. 13.
15 Rapport d’orientation de l’Assemblée générale de la Confédération paysanne de Lyon des 9-10 décembre 1992, p. 4. Archives de la Confédération paysanne, carton « AG extraordinaire de Tours 1992 et Lyon 1992 ».
16 Localement, les positions quant à une participation à la Coordination rurale sont très contrastées : certaines structures départementales sont particulièrement favorables alors que d’autres y sont farouchement opposées. Pour saisir ces différences, il faut contextualiser ces positions en les réinscrivant dans les configurations syndicales et agricoles locales. Ainsi, la volonté tenace des militants de Poitou-Charentes à amener la Confédération paysanne nationale à se mobiliser avec la Coordination rurale est liée au fait que des liens entre ces derniers et des militants de la FFA, du MODEF et de la FDSEA avaient auparavant été noués autour de la question des semences fermières et avaient abouti à la création de la Coordination nationale pour la défense des semences fermières (CNDSF) en 1992. Cette expérience d’une mobilisation commune avec des « adversaires » fait alors apparaître comme possible une alliance ponctuelle et limitée. Un des acteurs à l’origine de cette coordination pour les semences fermières se trouve être le premier porte-parole de la Confédération paysanne. Cette expérience ainsi que son statut au sein de la structure nationale de son syndicat lui permettent donc de servir d’intermédiaire entre la Confédération paysanne et la Coordination rurale.
17 Compte rendu du comité national des 19 et 20 mai 1992, dans La Lettre des paysans, n° 57, mars-avril 1992, p. 3.
18 Libération, 14 septembre 1993, p. 17.
19 Voir Reungoat, 2011 ; Guinaudeau & Persico, 2011 ; Spoon, 2012.
20 Entretien avec Bernard, le 1er juillet 2008. Toutes les interventions de Bernard sont extraites de cet entretien.
21 « Réduit » car si le premier secrétariat national constitué en 1987 est composé de cinq responsables, de 1989 à 1994 en revanche sept secrétaires y siègent, puis, jusqu’en 2007, sept ou neuf secrétaires sont élus. Il faut attendre 2007 pour retrouver de nouveau un secrétariat national à cinq membres.
22 Une de La Lettre des paysans, n° 68, mai-juin-juillet 1994.
23 La Lettre des paysans, n° 69, août-septembre 1994, p. 27.
24 La Lettre des paysans, n° 68, op. cit., p. 5.
25 Sur les 16 signataires des amendements, 12 ont été secrétaires nationaux.
26 Amendements au rapport moral de l’Assemblée générale de Créteil, 3-4 avril 2002. Archives de la Confédération paysanne.
27 Terme employé par plusieurs militants pour caractériser les oppositions internes à la Confédération paysanne.
28 Il peut paraître réducteur de déduire les choix stratégiques d’une organisation syndicale des profils sociologiques de ses représentants nationaux et plus encore des membres de son secrétariat. S’il convient en effet de ne pas surestimer leur poids dans la définition des orientations syndicales (rôle qui échoit au comité national), on ne peut ignorer, en revanche, la place déterminante de ces acteurs dans la mobilisation et la construction du positionnement de la Confédération paysanne sur la PAC.
29 Le terme « génération » est entendu ici dans sa dimension sociologique telle que définie par Marie Cartier et Alexis Spire à la suite de Karl Mannheim : « Pour qu’une génération au sens démographique de cohortes d’âges proches, forme une “unité de génération”, une génération au sens sociologique, ou si l’on veut une “génération sociale”, il faut non seulement une participation aux mêmes événements et aux mêmes expériences dans les années de formation, mais surtout que celle-ci intervienne dans un ”même cadre de vie historico-social”. » (Cartier & Spire, 2011, p. 11)
30 Entretien avec Blandine, les 18 et 21 septembre 2012. Toutes les interventions de Blandine sont extraites de ces entretiens.
31 Entretien avec Étienne, les 12 août 2008. Toutes les interventions d'Étienne sont extraites de cet entretien.
32 Entretien avec Jean, le 27 août 2008. Toutes les interventions de Jean sont extraites de cet entretien.
33 Sur l’histoire de cette organisation, voir Itçaina, 2009.
34 Syndicat spécialisé dans la production porcine, affilié à la FNSEA.
35 La loi d’orientation agricole de 1999 impose également l’extension du pluralisme syndical à toutes les instances de concertation et à tous les établissements publics, notamment les offices par produit et le CNASEA.
36 Compte rendu du comité national des 24 et 25 juin 1997, dans La Lettre des paysans, n° 98, 21 juin-4 juillet 1997, p. 7.
37 Sur les 31 personnes ayant déclaré avoir une production en « grandes cultures » dans le questionnaire, seules 7 d’entre elles l’ont pour unique production.
38 Plus généralement, l’enquête démontre que les trois quarts des répondants au questionnaire ont au moins un parent exploitant-e agricole et que seul un quart n’en a aucun, allant ainsi à rebours du présupposé selon lequel les responsables nationaux de la Confédération paysanne seraient essentiellement des néoruraux.
39 Sur ce syndicat de viticulteurs, voir Martin, 1998.
40 Compte rendu du secrétariat national du 25 octobre 2000, dans La Lettre des paysans, n° 171, 10 novembre 2000, p. 4.
41 Compte rendu du comité national des 14 et 15 novembre 2000, dans La Lettre des paysans, n° 172, 24 novembre 2000, p. 3.
42 Compte rendu du comité national des 6 et 7 janvier 2004, dans La Lettre des paysans, n° 243, 20 janvier 2004, p. 4.
43 Motion d’orientation de l’assemblée générale de Créteil, 4 avril 2002. Archives de la Confédération paysanne.
44 La Lettre des paysans, nº 210, 23 juillet 2002, p. 9.
45 Entretien avec Catherine, le 16 septembre 2008. Toutes les interventions de Catherine sont extraites de cet entretien.
46 Compte rendu du comité national des 14 et 15 octobre 2003, dans La Lettre des paysans, n° 241, 16 décembre 2003, p. 6.
47 Terme utilisé par les responsables et animateurs syndicaux pour évoquer les positionnements de certains militants.
48 Cette situation est commune à l’ensemble des syndicats agricoles comme en témoignent ces quelques lignes introductives au rapport moral de la FNSEA de 2010 : « Le débat de la répartition des aides était de nouveau sur la table. […] Les médias ont parlé de déchirement du syndicat, d’éclatement, d’affrontements entre céréaliers et éleveurs. Le congrès de Poitiers [2009] devait signer la fin du syndicalisme majoritaire… Il n’en est rien, même si les tensions ont été fortes et qu’elles ne doivent pas être sous-estimées. » Rapport moral de la FNSEA, 64e congrès de la FNSEA, 30 mars-1er avril 2010 à Auxerre, p. 6.
49 Les quantums financiers, conçus comme des outils de régulation de la production agricole européenne, constituent une revendication historique de la Confédération paysanne. Schématiquement, ils consistent à payer une quantité donnée de la production au prix de revient, le surplus étant alors payé au prix du marché. Pour les responsables syndicaux, ces instruments doivent, d’une part, permettre de maîtriser la production et d’éviter les excédents et, d’autre part, favoriser une meilleure répartition des volumes entre producteurs et régions.
50 Compte rendu du secrétariat national du 14 octobre 1997, dans La Lettre des paysans, n° 105, 18-31 octobre 1997, p. 6.
51 Lors de la réunion suivante, en novembre 1998, la proportion est à peu près équivalente : sur neuf participants, six sont d’anciens ou d'actuels secrétaires nationaux.
52 Compte rendu du secrétariat national des 24 et 15 juillet 2002, dans La Lettre des paysans, n° 211, 6 août 2002, p. 10.
53 Ordre du jour du comité national élargi du 24 septembre 2002. Archives de la Confédération paysanne.
54 Compte rendu du secrétariat national du 25 septembre 2002, dans La Lettre des paysans, n° 215, 22 octobre 2002, p. 8.
55 Ils se distinguent en cela de la figure du « militant professionnalisé » qui est, selon Georges Ubbiali, « dégagé de ses obligations de travail » (1997, p. 344).
56 Contribution d’une militante au débat du comité national des 16 et 17 juin 1993 consacré à la « stratégie syndicale », dans La Lettre des paysans, n° 63, septembre-octobre 1993, p. 26.
57 Terme employé par les militants pour désigner les oppositions internes.
58 Relevé des décisions du comité national des 23 et 24 juillet 2008. Archives de la Confédération paysanne.
59 Ce dernier est effectivement organisé en courants.
60 Lettre des secrétaires nationaux aux membres du comité national, aux membres de la commission des statuts et conflits et aux anciens secrétaires nationaux, « Réunions de réflexion sur la formalisation de l’expression des sensibilités – 4 décembre 2008 ». Archives de la Confédération paysanne.
61 Notes du cahier d’observation.
62 Par exemple, après l’observation du comité national des 11 et 12 juin 2008, je note : « Pas de décision. Les militants cernent le problème, sont d’accord sur les priorités mais pas de décision » (souligné dans les notes). Ibid.
63 En revanche, elle est très certainement liée à la position occupée par la Confédération paysanne au sein de l’espace de la représentation. Peu impliquée dans le processus d’élaboration des politiques agricoles, elle peut se permettre de ne pas arrêter une position définitive sur certaines questions.
64 Ibid., p. 5.
65 Notes du cahier d’observation.
66 Confédération paysanne, Une histoire de la Confédération paysanne par celles et ceux qui l’ont vécue, op. cit., p. 18.
67 Ibid., p. 24.
68 Ibid., p. 48.
69 Ibid., p. 45.
70 Ibid., p. 24.
71 Ibid., p. 119.
72 Cette partie a fait l’objet d’un article publié dans le numéro de Politix consacré à la représentation des agriculteurs (Roullaud, 2013 b).
73 Entretien avec Manon, le 12 octobre 2009.
74 L’analyse menée ici ne renvoie donc pas à la question de la mobilisation de savoirs dans le cadre de la construction et de la légitimation de l’action publique (Robert, 2008 ; Saint-Martin, 2004). Le registre de l’expertise comme mode d’intervention auprès des pouvoirs publics sera examiné dans le chapitre suivant (voir le chapitre 4).
75 On le rappelle, les trois quarts des répondants au questionnaire ont au moins un parent exploitant agricole.
76 Le premier CETA fut créé en 1944. Ces associations de vulgarisation réunissaient localement un groupe d’agriculteurs (en général une quinzaine) souhaitant discuter de leurs expériences et échanger des informations afin d’améliorer techniquement et économiquement leurs exploitations. L’originalité pédagogique des CETA résidait dans la forme « ascendante » de la vulgarisation : les agriculteurs contactent des spécialistes en fonction des problèmes rencontrés sur leurs fermes (Muller, 1984).
77 L’arrêté du 23 février 1970 fixe la moyenne nationale de la surface minimum d’installation, requise pour bénéficier des aides à l’installation, à 22 hectares.
78 Cooptation limitée, néanmoins, dans la mesure où ils sont bien élus par les membres du comité national et qu’il y a toujours plus de candidats que de postes à pourvoir (une à deux personnes en plus en général).
79 Entretiens avec Vincent, les 25 juin 2009 et 10 février 2011.
80 Entendu comme « l’ensemble des comportements, des attitudes et des discours liés à l’occupation d’une position institutionnelle » (Lefebvre, 2011, p. 220).
81 L’âge moyen des experts à leur entrée au secrétariat national est de 44,5 ans.
82 À la suite de Florence Weber et de Sibylle Gollac, Céline Bessière désigne par ce terme « une unité de coopération productive réunissant plusieurs personnes plus ou moins apparentées et éventuellement co-résidentes » s’organisant autour d’une cause commune, ici la bonne marche de l’exploitation (Bessière, 2010, p. 156 ; Gollac, 2003).
83 La proportion des répondants installés en GAEC est légèrement plus importante que celle en exploitation agricole à responsabilité limitée (EARL).
84 Rappelons-le, sur les six experts étudiés, deux sont des femmes installées avec leurs conjoints.
85 Soit, respectivement, une, deux ou trois femmes. En cas d’élues en nombre insuffisant, le règlement syndical prévoit la vacance des postes correspondants. Cependant, depuis 2003, date d’entrée en application de cette règle, le cas ne s’est jamais présenté.
86 Ainsi, le secrétariat national de 2005 par exemple est composé d’une productrice d’escargots de la région Languedoc-Roussillon, d’un maraîcher de la région Rhône-Alpes, de trois éleveurs laitiers (des Pays de la Loire, de Franche-Comté et de Basse-Normandie), d’un éleveur caprin de Midi-Pyrénées, d’un producteur de volailles et de grandes cultures en Champagne-Ardenne et d’une productrice de volailles fermières en Provence-Alpes-Côte d’Azur.
87 De nouveau, l’exemple de la composition du secrétariat national de 2005 est représentatif de l’hétérogénéité des systèmes d’exploitation représentés au sein de la Confédération paysanne. En effet, l’éventail est large d’un délégué installé en GAEC avec deux associés produisant des céréales ainsi que de la volaille sur une exploitation de plus de 200 hectares à une éleveuse de volailles en plein air commercialisées en vente directe.
88 Sur cette notion voir Revue française de science politique, 2001 ; Fillieule, 2001.
89 Comme le suggère Corinne Delmas, il s’agit ici d’être attentif aux diverses formes que revêt l’expertise (2001).
90 Section laitière départementale de la FNSEA.
91 Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit pas politique. Réfléchir à la taille des ateliers, c’est définir un seuil au-delà duquel un agriculteur sera considéré comme « trop gros » et, inversement, c’est déterminer celui qui sera défendu syndicalement en raison de sa congruence avec les revendications portées.
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