« J’fais aussi partie du lot » : Renaud Séchan et les bobos
p. 33-62
Texte intégral
1À partir des années 2000 et de la diffusion croissante du terme « bobo » en France, plusieurs productions culturelles se sont aussi saisies de cette catégorie et de ce terme, contribuant ainsi à sa diffusion élargie auprès du public, des médias et dans le sens commun. Mais c’est surtout depuis les années 2007-2008 que les publications au sujet des bobos se sont multipliées en France, à la faveur des débats politiques et de leur appropriation récente du terme. Dès 2006, le chanteur Renaud écrit et interprète une chanson précisément intitulée « Les bobos1 » qui constitue le premier titre de son album Rouge Sang. Si cette chanson témoigne de la circulation d’un mot et d’un thème dans le champ des biens culturels, elle montre aussi les glissements de sens et d’usage qui s’opèrent au cours de cette diffusion. D’un point de vue sociologique, un bien culturel tel qu’une chanson peut difficilement être appréhendé sans une remise en contexte des conditions de sa production et, en particulier, du contexte social et artistique dans lequel cette chanson apparaît. Dans le cas présent, la signification et la réception du morceau prennent sens au regard de la trajectoire singulière de Renaud dans le paysage musical et artistique français contemporain, mais également de sa trajectoire sociale. Du jeune rebelle des années 1970 chantant les « loubards » et les « blousons noirs » au chanteur à succès du début des années 2000, c’est une trajectoire artistique complexe que dessinent le parcours et les chansons de Renaud. Sa carrière révèle ainsi les ambiguïtés d’un ancrage artistique populaire en rappelant les tensions entre légitimité artistique, reconnaissance critique et succès commercial. Or l’hypothèse développée dans ce chapitre est celle d’un lien étroit entre ce parcours socio-artistique et la réception plutôt critique du titre « Les bobos ». Sans étudier de manière exhaustive les modalités de cette réception, on cherchera plutôt à souligner combien les contradictions et les dissonances propres au groupe social des « bobos » font largement écho à la position parfois ambiguë de Renaud dans le champ musical des années 2000 et à son parcours social et artistique. C’est cet écho troublant qui paraît expliquer en partie un accueil mitigé de la chanson en 2006, mais aussi des rapports souvent tendus avec la critique musicale tout au long de la carrière de Renaud.
Une satire sociale : « le portrait d’une catégorie d’urbains »
2« Les bobos » constitue le portrait satirique d’un groupe social dont les médias et le sens commun commencent à beaucoup parler au début des années 2000 en France. Ce groupe social n’a pas de définition très précise ni bien établie : comme chez David Brooks, l’usage du terme par les médias reste alors très extensif. Il regroupe des catégories d’urbains situées entre les classes moyennes et les classes supérieures, disposant d’importants capitaux culturels et adoptant des modes de vie singuliers. La chanson de Renaud se nourrit de ces ressources culturelles et de la description de ces modes de vie. En ce sens, il faut revenir sur ce qu’elle dit des « bobos ». Mais il faut aussi resituer ce texte dans l’ensemble de la discographie de l’artiste. C’est à l’aune d’un répertoire de figures sociales mises en chanson depuis une trentaine d’années que celle des « bobos » prend tout son sens. Elle y apparaît finalement comme la déclinaison d’un genre musical et artistique dont Renaud s’est fait une spécialité depuis trois décennies déjà.
Le texte : décrire un groupe social ?
3Comme souvent chez Renaud, la chanson repose avant tout sur le texte, dont il est l’auteur. La composition et les arrangements musicaux, assurés par son ami musicien Jean-Pierre Bucolo, ne constituent généralement pas l’intérêt premier de ses chansons. Le texte décrit donc une catégorie sociale définie ainsi : « Ils sont une nouvelle classe / Après les bourges et les prolos / Pas loin des beaufs, quoique plus classe. »
4Le texte passe en revue toute une série de références, de pratiques et de modes de vie dont on peut dire qu’elle compose à la fois un paysage socioculturel légitime pour le sociologue, mais aussi un vaste bazar sociologique à l’image du livre de David Brooks (Brooks, 2000). Le texte mobilise des valeurs, des goûts et des habitudes le plus souvent culturelles, plus que des indicateurs précis et délimités de positions sociales. Quels sont ces éléments de description ? Il s’agit d’abord d’une liste de noms de personnalités artistiques, médiatiques et politiques supposées appréciées par les bobos. On y trouve des figures artistiques légitimes (« Ils lisent Houellebecq ou Philippe Djian », « Leur livre de chevet c’est Cioran », « Ils écoutent [...] Alain Bashung, Françoise Hardy / Et forcément Gérard Manset », « Boivent de la manzana glacée / En écoutant Manu Chao »), des humoristes (« Ils aiment Desproges sans même savoir / Que Desproges les détestait / Bedos et Jean-Marie Bigard / Même s’ils ont honte de l’avouer »), mais aussi des personnalités de la télévision (« Ils adorent le maire de Paris / Ardisson et son pote Marco ») et des hommes politiques (« Ils aiment Jack Lang et Sarkozy »).
5Ce name dropping médiatique et culturel permet de situer les bobos du côté des dominants dans la hiérarchie des légitimités culturelles, mais aussi de souligner certaines contradictions dans le positionnement de ce groupe social : aimer Pierre Desproges tout en étant méprisé par lui, aimer la gauche et la droite, apprécier un humour populaire tout en le cachant, se distinguer par des préférences très légitimes tout en faisant preuve d’une forme d’hypocrisie culturelle.
6C’est ce même double jeu que l’on retrouve dans la description des pratiques et des modes de vie de ces « bobos ». Les modes de consommation, les objets, les marques et les biens culturels sont le plus souvent légitimes au sens que les sociologues de la culture donnent à ce terme depuis les travaux de Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1980). Ils viennent incarner le « bon goût » culturel caractéristique des classes supérieures diplômées (« Les Inrocks et Télérama », « Près du catalogue Ikea », « Ils regardent surtout Arte / Canal plus, c’est pour les blaireaux », « La femme se fringue chez Diesel / Et l’homme a des prix chez Kenzo [...] / Zadig & Voltaire, je dis bravo »). En matière de mode de vie, là encore, le texte mobilise la légitimité de pratiques distinctives : « Ils vivent dans les beaux quartiers / ou en banlieue mais dans un loft / Ateliers d’artistes branchés / Bien plus tendance que l’avenue Foch », « font leurs courses dans les marchés bios / Roulent en 4 x 4, mais l’plus souvent / Préfèrent s’déplacer à vélo », « Ils fréquentent beaucoup les musées / Les galeries d’art, les vieux bistrots », « Ils aiment les restos japonais / Et le cinéma coréen / Passent leurs vacances au cap Ferret »). Ces pratiques sont aussi l’occasion de mettre en avant des contradictions plus ou moins conscientes parmi cette catégorie sociale en jouant sur les mots et leur sens ou en ironisant sur certaines attitudes peu valorisantes pour des individus revendiquant des valeurs de gauche : « Ont des enfants bien élevés / Qui ont lu Le Petit Prince à 6 ans / Qui vont dans des écoles privées / Privées de racaille, je me comprends. » Se dessine ainsi, en chanson, le portrait d’une catégorie sociale, comme le rappelle Renaud lui-même : « C’est le portrait d’une catégorie d’urbains que je m’amuse, non pas à critiquer ou à insulter, je ne hais pas les bobos, c’est une chanson moqueuse dans laquelle j’énumère les clichés, les conformismes, les modes de pensée, vestimentaires ou les goûts culturels. » (Tomcasts, 2012)
7« Les bobos » a donc tout d’une satire sociale : sur un ton ironique, la chanson mobilise des références et des pratiques qui fonctionnent comme une description quasi sociologique d’un groupe social. Mais elle y ajoute aussi la férocité de la satire en multipliant les images dissonantes et les figures de la contradiction. Ce procédé ironique traduit également, en creux, deux types de tensions : celles qui existent entre des valeurs et des pratiques, et celles d’une position sociale intermédiaire spécifique, « bobo », entre bourgeoisie et bohème. Au-delà de la nouveauté du terme, le procédé d’écriture n’a cependant rien de nouveau dans la carrière d’un artiste qui l’a souvent mis en œuvre par le passé.
De la chanson engagée à la critique sociale
8Depuis les années 1970 et les débuts de sa carrière, Renaud écrit et chante des textes qui mobilisent abondamment le registre social, qu’il s’agisse de textes critiques et souvent humoristiques, de textes plus virulents et pamphlétaires ou de balades mélancoliques et plus sombres. En quarante années de chanson, Renaud a alterné les « caresses » et les « points dans la gueule2 », mais a été, à sa manière, un observateur de la société française à travers des textes au fort ancrage social et politique. Un premier type de textes se caractérise par sa virulence, son registre pamphlétaire et sa portée politique. Dans un langage souvent cru et abrupt, ces textes s’attaquent à des formes d’injustice, d’intolérance, de domination et de cynisme politique. Ces chansons ont forgé l’image de Renaud parmi les chanteurs français : celle d’abord d’un jeune chanteur révolté et rebelle dans les années 1970-1980, puis celle d’un artiste engagé, aux positions politiques de gauche affirmées et aux textes féroces envers les puissants et toutes les formes d’exploitation et de domination (Paris, 1986 ; Chevandier, 2007). On trouve ici des chansons antimilitaristes et pacifistes (« Morts les enfants3 », « Marchands de cailloux4 »), des textes fustigeant la police, les institutions politiques et leurs représentants, notamment de droite, dont le célèbre « Miss Maggie5 », pamphlet d’une rare violence contre l’ultralibéralisme de Margaret Thatcher, Premier ministre en Grande-Bretagne de 1979 à 1990. Dès 1975, avec la même virulence, la chanson « Hexagone6 » dépeint la France des années 1970 dans une charge très violente qui fera scandale et sera interdite sur certaines stations de radio. En mobilisant des sujets brûlants de l’histoire nationale (Vichy et la collaboration, la guerre d’Algérie) et en insultant ses compatriotes, « Hexagone » constitue sans doute le texte le plus violent de ce genre.
9Mais d’autres textes moins violents abordent, plus centralement encore, des enjeux plus sociaux que politiques, selon deux formes différentes : la chanson grave, sombre ou mélancolique et la chanson satirique, humoristique et bien plus légère. Dans le répertoire de Renaud apparaît ainsi, dès ses débuts, une veine sociale et réaliste dans laquelle la chanson n’est pas aussi explicitement l’expression d’une position politique ou une attaque ciblée, mais plutôt un prétexte ou une occasion d’observer le monde social, ses structures, ses évolutions ou ses contradictions. Le texte associe alors souvent le récit d’une histoire ou le portrait d’un personnage à un arrière-plan socio-économique, culturel ou politique qui donne son sens aux trajectoires individuelles et bien souvent à leurs difficultés. Les textes témoignent alors de certaines réalités sociologiques inscrites dans une époque et un contexte social. Ce témoignage peut d’abord prendre une forme assez sombre et triste. C’est le cas, en 1983, de « Deuxième génération7 », racontant la vie, le quotidien et les désillusions de Slimane, jeune homme d’origine immigrée, de deuxième génération, dans la France des années 1980. L’évocation de La Courneuve, du « CAP de délinquant » et du « chômdu » constituent l’une des premières représentations musicales des enfants d’immigrés maghrébins, de leurs parcours et de leurs difficultés. S’y ajoute aussi, de façon plus subtile, la question du rapport aux origines, des tensions identitaires entre « ici » et « là-bas » et de la « double absence » qui façonnera les travaux sociologiques d’Abdelmalek Sayad et continue d’orienter certaines recherches sociologiques plus récentes encore (Sayad, 1999 ; Bidet, 2014). « Deuxième génération » se termine ainsi :
Des fois, j’me dis qu’à 3 000 bornes
De ma cité, y a un pays
Que j’connaîtrai sûr’ment jamais
Que p’t’être c’est mieux, p’t’être c’est tant pis
Qu’là-bas aussi, j’s’rais étranger
Qu’là-bas non plus, je s’rais personne.
Alors, pour m’sentir appartenir
À un peuple, à une patrie
J’porte autour de mon cou sur mon cuir
Le keffieh noir et blanc et gris
Je m’suis inventé des frangins
Des amis qui crèvent aussi.
10De même, plus tard, dans une veine très mélancolique, une chanson comme « Son bleu8 » évoque les désillusions et la fin de carrière d’un ouvrier qui attend son licenciement. Alors que la voix est simplement accompagnée d’un piano, le texte apparaît difficilement dissociable d’un contexte sociohistorique spécifique et dont il se nourrit : celui de l’effritement du monde ouvrier dans la France des années 1990, des bouleversements qu’il produit au sein des classes populaires et de leurs effets biographiques parmi les familles ouvrières. « Son bleu » fait ainsi largement écho à plusieurs travaux sociologiques français de la même époque qui enregistrent précisément ces mutations structurelles et leurs effets sociaux sur la « condition ouvrière » (Beaud & Pialoux, 1999).
11Mais Renaud mobilise aussi l’ironie et l’humour dans des titres plus légers et bien plus drôles. De nombreux textes comiques font ainsi leur miel de la description ou du récit des aventures de personnages, emblématiques de certaines catégories sociales et de leurs travers. Il s’agit souvent d’ailleurs de pointer, comme dans « Les bobos », les contradictions et les postures de certains groupes en les caricaturant, mais en donnant à voir, aussi, des portraits sociologiques assez pertinents d’une époque et de certains processus sociaux. Plusieurs chansons légères ou humoristiques abordent ainsi, plus ou moins frontalement, des « questions sociales », voire sociologiques, relativement ancrées dans leur époque. Il en va ainsi, dès 1977, de « Adieu minette9 », récit d’une rupture amoureuse sur fond d’hétérogamie entre un jeune militaire de La Courneuve et une jeune fille de la bourgeoisie n’appartenant pas au « même camp ». Dans un langage argotique et familier, la chanson décrit notamment ce qu’est la jeunesse bourgeoise de Neuilly à la fin des années 1970 : « prétentieux », « Deauville », « résidence secondaire », « vrais républicains », « bronzage », « Neuilly », « pavillon », « surboum », « argenterie », « bourgeoisie », « famille ». Par la suite, la chanson « Socialiste10 » dresse le portrait sarcastique d’une jeune femme « socialiste, protestante et féministe » rencontrée dans une « manif pacifiste », mais constitue surtout une satire des années Mitterrand et de la génération des classes moyennes l’ayant élu en 1981. Institutrice de gauche, idéaliste et naïve, la « socialiste » de Renaud tente de trouver des compromis entre « Karl Marx » et « Bernard Tapie », entre idéaux de gauche (« changer la vie ») et réalités socio-économiques (« balise pour son bien ») au prix de contradictions caractéristiques du pouvoir socialiste d’après-1983 en France. Si la chanson se moque des élites politiques et de ce qu’on pourrait qualifier de « gauche caviar », elle révèle aussi les désillusions et les déceptions d’une partie des classes moyennes et de l’électorat de gauche au cours des mandats de « Tonton », dont Renaud sera cependant un soutien indéfectible et même un proche.
12Enfin, plus consistant encore est le matériau d’un plus célèbre succès de Renaud, la chanson « Dans mon HLM11 ». Sortie en 1980, elle dépeint le monde social des grands ensembles français sortis de terre à la périphérie des grandes villes depuis les années 1960. Chaque couplet décline un étage de l’édifice et un portrait d’habitant, particulièrement travaillé et drôle. Mais ce paysage social agglomère des profils très variés qui rappellent que, jusqu’au début des années 1980, les grands ensembles ne sont pas encore des espaces de concentration des seules classes populaires. Au contraire, c’est même une forme de mixité sociale qui caractérise ce peuplement du HLM voyant cohabiter le « jeune cadre dynamique, costard en alpaga », « des anciens de soixante-huit », « un instit », « un chômeur », un ancien légionnaire, « une connasse qui bosse dans la pub », un militant communiste, un flic, un loubard, etc. Ce paysage social diversifié n’est pas qu’un registre comique, il est aussi en grande partie une réalité sociologique que décrivent, presque à la même époque, Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire (1970). En montrant que la proximité spatiale entre des groupes sociaux différents ne réduit pas les clivages mais contribue, au contraire, à les exacerber, leur célèbre article de 1970 produit des résultats que Renaud souligne aussi, à sa manière, en relatant les tensions entre ces voisins socialement différents les uns des autres :
Qui tire sur tout c’qui bouge,
Surtout si c’est bronzé.
[...]
Les voisins sont furax,
Y font un boucan d’enfer.
[...]
Tout l’immeuble le soupçonne
À chaque nouveau graffiti.
13Or c’est bien dans ce dernier registre que « Les bobos » s’inscrit précisément : le ton est plus ironique que pamphlétaire, le texte plus humoristique que virulent. Si le groupe social décrit apparaît comme une « nouvelle classe », le procédé d’écriture et le genre satirique sont emblématiques des chansons de Renaud et n’ont rien de très nouveau dans sa discographie. Ce qui est plus singulier, c’est sans doute le contexte biographique et médiatique dans lequel Renaud se trouve en 2006 et c’est dans ce contexte, celui d’une carrière et d’une trajectoire, qu’il faut resituer « Les bobos » pour mieux comprendre la réception assez controversée de la chanson.
Le texte et l’auteur : un miroir ambigu
14Le titre « Les bobos » sort donc en 2006, dans un contexte bien particulier pour Renaud, qui n’est pas sans lien avec l’accueil mitigé et souvent critique réservé à la chanson et plus généralement à l’album Rouge Sang (Copans, 2014). Ce qui pose problème d’une certaine manière dans cette chanson, c’est bien la relation entre l’artiste, sa position et celle des groupes sociaux dont il parle. À l’image du retournement final du texte lui-même, la satire sociale semble aussi se retourner contre l’artiste et ouvre la voie à une forme de procès en « boboïtude », l’étiquette « bobo » devenant alors un soupçon, voire un stigmate.
Le retour de Renaud : du succès commercial au soupçon artistique
15Les années 2000 constituent un moment particulier dans la carrière de Renaud, celui du « retour » largement commenté et mis en récit par les médias et par l’artiste lui-même, après des années difficiles (dépression, alcool, disparition médiatique et artistique). Après des années de succès populaire, Renaud s’est tourné, au début des années 1990, vers des choix artistiques plus diversifiés. Il incarne au cinéma Étienne Lantier, héros de Germinal d’Émile Zola, dans l’adaptation réalisée par Claude Berri12. Il écrit et sort trois albums plus confidentiels et plus expérimentaux du point de vue artistique : un album en ch’ti au moment du film Germinal13, un album entièrement acoustique et enregistré chez lui14, puis un album de reprises de Georges Brassens15. Relativement bien reçus par la critique, ces trois disques sont cependant des échecs commerciaux au regard des ventes habituelles de l’artiste (Chevandier, 2007 ; Copans, 2014). Surtout, la vie personnelle de Renaud connaît un épisode difficile après la séparation d’avec sa femme qui le plonge dans la dépression et l’alcool. Cet épisode est largement raconté dans les médias et par Renaud lui-même a posteriori comme un « trou noir » ou une « traversée du désert » dans les années 1995-2001 (Séchan, 2002). C’est dans ce contexte que Renaud revient sur le devant de la scène avec un nouvel album en 2002 : Boucan d’enfer se vend à plus de deux millions d’exemplaires, ce qui en fait le plus grand succès commercial de sa carrière. L’album revient sur les années difficiles de la vie du chanteur, mais il convoque aussi des textes sociaux plus habituels et un duo avec Axelle Red, devenant un tube diffusé sur les radios commerciales : « Manhattan-Kaboul16 ».
16Le succès retentissant de ce disque ainsi que la tournée qui suit remettent Renaud sur le devant de la scène et dans une position favorable pour son album suivant, Rouge Sang, sorti en 2006, sur lequel apparaît « Les bobos » et que Renaud souhaite plus proche de ses productions habituelles, plus engagées et plus féroces. Mais c’est bien dans une forme d’entre-deux que se situe alors la position du chanteur dans le champ musical, entre un passé d’artiste indépendant et contestataire que Renaud cherche à retrouver et un succès commercial spectaculaire dans les années 2002-2004, succès soupçonné de certaines compromissions. En effet, au-delà du succès commercial de Boucan d’enfer, Renaud a participé à des événements musicaux et télévisuels culturellement peu légitimes, à un système commercial et médiatique qu’il avait jusqu’alors vertement fustigé. Ses passages télévisés à la cérémonie des NRJ Music Awards et lors d’une émission de la Star Academy17 étonnent et lui sont alors vivement reprochés par ses fans18 et par une partie des médias. Elles confrontent les positions contestataires et rebelles de Renaud aux circuits musicaux commerciaux, son indépendance artistique aux productions musicales et télévisuelles jugées les plus conformistes. Dans ce contexte, la sincérité artistique et la position habituelle de Renaud dans le paysage musical sont donc remises en cause, l’ère du succès ouvrant celle du soupçon, tout autant artistique que social et personnel.
Faux loubard et vrai bourgeois
17En réalité, ce thème du soupçon est présent depuis bien longtemps dans la réception critique des disques de Renaud, en particulier depuis la fin des années 1980, période de ses plus grands succès artistiques et commerciaux. Cette réception a pris des allures conflictuelles entre le chanteur et certains médias, particulièrement avec la presse écrite. Dans un livre récent consacré au paysage de ses chansons, Johanna Copans rappelle notamment les polémiques récurrentes entre l’artiste et Libération depuis la fin des années 1980, et plus récemment avec les journaux Marianne ou L’Express (2014). De même, plusieurs interviews données par Renaud dans les années 2000 reviennent sur ces controverses, régulières dans sa carrière. Si les critiques portent sur des critères artistiques (voix, musique, style), elles s’attaquent le plus souvent à l’artiste lui-même, taxé d’être un imposteur, un faux loubard et un vrai bourgeois19. Au-delà de la sincérité artistique du chanteur, c’est souvent de sa propre position sociale qu’il est question ; une position jugée favorisée et en contradiction avec l’image du chansonnier populaire et celle des figures sociales dépeintes dans ses textes. À la fin des années 1980, Libération multiplie les articles virulents contre Renaud selon un procédé récurrent qui consiste à enquêter sur les origines, le mode de vie et le patrimoine du chanteur. On y découvre des origines sociales plus favorisées que celles d’un « loubard », on y rappelle abondamment que le chanteur rebelle gagne de l’argent et on y dénonce, en 1989, l’achat d’une maison dans un quartier bourgeois de Montréal (Gerbier, 1989). De même, en 1995, L’Express s’indigne contre le « maître de l’imposture », le « faux loubard » qui « prétend qu’il est de ceux qu’il racole » alors même qu’il est un « vrai bourgeois » orchestrant « une supercherie commerciale » (Vallière, 1995). Ce qui est ici en jeu, de façon relativement continue pendant une vingtaine d’années, c’est l’écart entre une position sociale favorisée (celle du chanteur à succès) et celle des catégories populaires dont Renaud se dit et se montre proche, dans ses chansons, dans sa langue et dans sa position artistique. Toute la panoplie de l’artiste s’y trouve tournée en ridicule : les différents éléments du look (le bandana, le blouson noir), l’accent et l’argot, l’image du loubard de pacotille chez qui tout sonne faux. Ces accusations rebondissent aussi au regard de la trajectoire et des origines sociales du chanteur à qui l’on reproche, en particulier dans Libération, des origines faussement populaires. Né à Paris en 1952, Renaud est en effet fils d’un professeur agrégé d’allemand, issu d’une famille d’artistes et d’intellectuels parisiens, dans laquelle il raconte avoir appris le goût des lettres et de la musique classique. En revanche, les origines sociales du côté de sa mère sont bien plus modestes puisqu’elle vient d’une famille ouvrière du nord de la France et qu’elle a été ouvrière, avant son mariage et la naissance de ses enfants. Renaud comme ses biographes ont largement souligné le caractère hétérogène de ces origines mêlant classes populaires et élites intellectuelles, cultures populaires et capital culturel légitime (Séchan, 2002 ; Chevandier, 2007). Cette imbrication d’une culture populaire et d’une culture savante et légitime marque à la fois l’adolescence et la jeunesse du chanteur, mais aussi son répertoire et sa carrière musicale, ainsi que les références qui constituent ses inspirations premières, comme le raconte son frère dans plusieurs livres qu’il lui consacre (voir notamment Séchan, 2002). Elle est surtout, pour la critique, un moyen de fustiger l’idée de l’ancrage social populaire du chanteur au motif qu’il aurait grandi dans un milieu social parisien privilégié, bien loin des loubards et des prolos de banlieue. Se dire et se sentir proche du peuple sans en faire partie, s’associer aux classes populaires alors même qu’on dispose de bien plus de capitaux qu’elles, voilà donc l’un des reproches essentiels que Renaud rencontre dans sa carrière, sous la plume de nombreux journalistes français depuis la fin des années 1980. Or c’est exactement ce qui est souvent reproché aussi, et par Renaud en tête dans la chanson éponyme, au groupe des « bobos » ! Cette forme de sympathie et de proximité revendiquées à l’égard du populaire sous ses différentes formes (culture, histoire, quartiers, ambiance) alors même que l’on se situe dans des catégories sociales bien plus favorisées. Là réside manifestement l’ambiguïté de la chanson de Renaud et de son rapport à la trajectoire du chanteur lui-même.
« Bobo », un nouveau stigmate social ?
18Il faut rappeler que « Les bobos » se conclut sur un retournement en forme d’aveu ironique et finalement distancié dans lequel Renaud évoque le caractère ambigu de sa propre position :
Ma plume est un peu assassine
Pour ces gens que je n’aime pas trop
Par certains côtés, j’imagine
Que j’fais aussi partie du lot.
19Or c’est précisément sur ce point que portent de nombreuses critiques à la sortie de l’album Rouge Sang et de la chanson elle-même en 2006, du côté de la presse, comme du côté du public et des fans de Renaud. De manière plus ou moins explicite, ce que l’on reproche donc à Renaud, c’est justement de se moquer d’une catégorie dont il ferait en réalité partie lui-même, et c’est ainsi que de nombreux fans et commentateurs musicaux rappellent ses participations à des émissions musicales commerciales venant disqualifier la portée de sa critique satirique des comportements et des contradictions propres aux « bobos »20. Si la satire sociale semble ainsi agacer et déranger, c’est parce qu’elle semble moins légitime et qu’elle est contaminée par ce qui apparaît comme des compromissions de l’artiste. Autrement dit, le chanteur contestataire se serait assagi, compromis aussi avec un système, le rebelle serait devenu plus conformiste, le chansonnier populaire serait devenu un « bobo » lui-même. Ces accusations rappellent celles déjà portées aux origines et à l’ancrage populaire du chanteur et de son œuvre : il est maintenant affublé d’une étiquette devenue un stigmate depuis le milieu des années 2000 en France, celle de « bobo ». Ses réponses et ses réactions devant cet accueil assez virulent ne font d’ailleurs que renforcer l’idée d’un glissement qui s’opère alors dans les usages du terme « bobo ». D’un côté, Renaud s’étonne des controverses autour de cette chanson, rappelant d’une part qu’elle est, de fait, peu virulente, et d’autre part, qu’il a conscience de fustiger des normes et des pratiques qu’il adopte lui-même :
J’en veux pas aux bobos [...], d’abord à la fin, je me mets dedans, et puis c’est pas un brûlot, une charge virulente, assassine, critique [ou] insultante contre les bobos ; j’étais infiniment plus virulent, il y a vingt-cinq ans, quand je chantais « Mon beauf », autre classe sociale, beaucoup plus méprisant à la limite... (Tomcasts, 2012)
20Non seulement, la chanson est donc plus une moquerie amusée qu’un pamphlet « assassin », mais en s’identifiant finalement en partie lui-même aux « bobos », Renaud semble désamorcer certaines accusations. Cependant, sa défense est aussi une riposte qui fonctionne toujours sur le même registre : le vrai bobo n’est pas celui qu’on croit et les « vrais bobos », ce sont d’abord les autres (ici les médias et les critiques) :
J’me suis fait [assassiner] par Les Inrocks, Le Nouvel Obs... la presse bobo qui a pris cette chanson comme une charge virulente contre eux. En l’occurrence, moi aussi je regarde Arte et j’aime Pierre Desproges [...], je me contente de décrire des comportements, des codes culturels, des conformismes qu’on croit anticonformistes mais qui deviennent la norme et dans lesquels tout le monde tombe. J’ai jamais dit que je méprisais les gens qui lisaient Houellebecq ou Philippe Djian, je lis aussi Philippe Djian [...]. Je dis juste, voilà, ils sont comme ça, on est comme ça, vous êtes comme ça, je suis comme ça... Les critiques assassines [...] émanent essentiellement de la presse parisienne, de la presse nationale, « de gauche » [...], de la gauche caviar, des vrais bobos [...]. Sinon, toute la presse populaire, les quotidiens de province, Le Parisien à Paris, eux, sont plutôt dithyrambiques à l’égard de mon album. (Tomcasts, 2012)
21On veut bien concéder que l’on est (peut-être) un peu bobo soi-même, mais il y a pire, il y a les autres, les « vrais bobos ». Le terme s’inscrit d’ailleurs dans une opposition entre bobos et « populaire », entre Paris et la province, entre le peuple du côté duquel Renaud a toujours voulu chanter et les élites intellectuelles, médiatiques et artistiques qu’il côtoie objectivement. On voit bien ici comment apparaît un usage stigmatisant de « bobo », étiquette servant à disqualifier les autres tout en se légitimant soi-même.
*
22Du point de vue artistique, « Les bobos » constitue une forme classique de chanson dans le répertoire de Renaud : le terme même de « bobo » n’y trouve pas de définition précise mais rejoint d’autres figures sociales ayant inspiré l’artiste dans sa carrière (le « beauf », le « bourgeois », le « bidasse », le « loubard »). La veine satirique permet de mettre au jour les tensions et les contradictions qui caractérisent un ensemble de positions sociales hétérogènes. Renaud n’est pas sociologue et sa langue mobilise des termes du langage courant parmi lesquels « bobo » fait son entrée au milieu des années 2000. Mais, au regard de la trajectoire de Renaud et de la réception critique de cette chanson, on voit apparaître les ambiguïtés de l’usage du terme. Parce qu’il se colore d’une connotation péjorative, parce que bon nombre de ceux qui ont à commenter et à critiquer les productions culturelles sont susceptibles de s’y reconnaître, parce que Renaud lui-même s’identifie en partie à lui, le terme devient une étiquette dont on cherche autant à se détacher qu’à se prémunir. Si la satire sociale provoque le sourire, cet effet miroir montre comment le terme « bobo » devient progressivement et en se diffusant un soupçon, un stigmate et une étiquette négative. Le cas de la chanson de Renaud n’est pas isolé : il s’inscrit, au contraire, dans un moment de généralisation progressive de procès en « boboïtude » depuis quelques années. On le constate clairement à travers l’émergence récente du terme dans les discours politiques, notamment au cours de la campagne électorale présidentielle de 2012, et sans doute plus encore depuis. Si la droite et l’extrême droite y construisent la figure d’un bouc émissaire, responsable des problèmes du « vrai peuple », cette opposition est aussi reprise à gauche, de manière quasi symétrique. Les « bobos » éloigneraient ainsi la gauche des classes populaires, de ses valeurs traditionnelles et des « vrais problèmes » sociaux et économiques au profit des fameux « débats sociétaux » qui ne préoccuperaient justement que ces fameux « bobos ». À droite comme à gauche, c’est donc largement au nom d’un « peuple » dont on ne sait jamais vraiment qui il est ni ce qu’il vit ou pense que le procès des « bobos » se dessine dans le champ politique, mais avec, ici, nettement moins de distance et d’autodérision que chez Renaud, et avec, surtout, des conséquences sociales et politiques bien plus préoccupantes.
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Beaud Stéphane & Pialoux Michel (1999), Retour sur la condition ouvrière : enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, Paris, Fayard.
Bidet Jennifer (2014), « Vacances au bled et rapports aux origines : l’espace comme support concret des identités », dans Jean-Yves Authier, Alain Bourdin & Marie-Pierre Lefeuvre (dir.), La Jeune Sociologie urbaine francophone : retour sur la tradition et exploration de nouveaux champs, Lyon, Presses universitaires de Lyon.
10.4000/books.pul.4676 :Brooks David (2000), Bobos in Paradise: the New Upper Class and how they Got there, New York, Simon & Schuster.
10.4324/9780429494468 :Chamboredon Jean-Claude & Lemaire Madeleine (1970), « Proximité spatiale et distance sociale : les grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, vol. 11, nº 1, p. 3-33.
10.2307/3320131 :Chevandier Régis (2007), Renaud : foulard rouge, blouson de cuir. Construction d’un personnage social, 1975-1996, Paris, L’Harmattan.
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Vallière Dominique (1995), « Renaud l’imposteur », L’Express, 15 juin.
Notes de bas de page
1 Renaud, « Les bobos », Rouge Sang, Virgin Music, 2006.
2 C’est ainsi qu’il définit lui-même ses chansons dans « Où c’est qu’j’ai mis mon flingue ? », Marche à l’ombre, Polydor, 1980.
3 « Morts les enfants », Mistral gagnant, Virgin Record, 1985.
4 « Marchands de cailloux », Marchands de cailloux, Virgin Record, 1991
5 « Miss Maggie », Mistral gagnant, Virgin Record, 1985.
6 « Hexagone », Amoureux de Paname, Polydor, 1975.
7 « Deuxième génération », Morgane de toi, Polydor, 1983.
8 « Son bleu », À la Belle de Mai, Virgin Records, 1994.
9 « Adieu minette », Laisse béton, Polydor, 1977.
10 « Socialiste », Putain de camion, Virgin Records, 1988.
11 « Dans mon HLM », Marche à l’ombre, Polydor, 1980.
12 Claude Berri, Germinal, 1993.
13 Renaud cante el’Nord, Ceci-Cela, 1993.
14 À la Belle de Mai, Virgin Records, 1994.
15 Renaud chante Brassens, Virgin Records, 1996.
16 « Manhattan-Kaboul », Boucan d’enfer, Virgin Records, 2002.
17 Programme qu’il avait critiqué quelques mois auparavant, affirmant d’ailleurs qu’il n’y participerait jamais.
18 Les commentaires indignés et moqueurs pleuvent sur Internet en quelques jours.
19 Ces critiques reviennent régulièrement depuis et continuent de susciter des rumeurs et des controverses. La dernière en date concernait, à l’été 2016, le possible soutien de Renaud à la candidature de François Fillon aux élections présidentielles de 2017, ce que le chanteur a contesté.
20 Sans les répertorier précisément ici, on peut trouver ce genre de commentaires sur de nombreux forums et sites musicaux ou de fans de Renaud au moment de la sortie de Rouge Sang, mais aussi après ses passages télévisés des années 2003-2007.
Auteur
Colin Giraud est maître de conférences en sociologie à l’Université Paris Nanterre et membre de l’équipe Cultures et sociétés urbaines du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CSU-CRESPPA – UMR 7217). Ses travaux de recherche portent d’une part sur la sociologie des homosexualités masculines et d’autre part sur les processus de gentrification et la ségrégation urbaine en France et en Amérique du Nord. Il a notamment publié, au croisement de ces deux problématiques, l’ouvrage Quartiers gays (Presses universitaires de France, 2014).
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La Jeune sociologie urbaine francophone
Retour sur la tradition et exploration de nouveaux champs
Jean-Yves Authier, Alain Bourdin et Marie-Pierre Lefeuvre (dir.)
2014