Introduction
p. 7-16
Texte intégral
1« Les bobos n’existent pas. » S’agirait-il, là encore, d’un déni de chercheurs enfermés dans leurs bibliothèques, si éloignés de la réalité qu’ils prétendent étudier qu’ils ne la voient même plus ? Si les bobos n’existent pas, alors qu’en est-il des apéritifs en plein air sur les bords du canal Saint-Martin, des lofts de Montreuil, des guinguettes du canal de l’Ourcq, du marché sur l’eau de Pantin, du Grand Éléphant de l’île de Nantes, des brunchs sur les pentes de la Croix-Rousse à Lyon, des bars branchés du Vieux-Lille ? Certes peu portés sur la mode, se pourrait-il que les chercheurs n’aient jamais entendu parler de la barbe des hipsters, de la dernière épicerie végane du 11e arrondissement de Paris ou des chemises en flanelle si répandues à Brooklyn ? Ou bien est-ce justement parce que les chercheurs – qui vivent souvent dans les quartiers centraux de ces grandes métropoles – sont eux-mêmes des bobos qu’ils refusent de voir cette réalité dérangeante pour eux ? Car, depuis une quinzaine d’années, tout semble attester de l’existence d’un groupe bien réel : les bobos.
2Les sciences sociales, quand elles s’attachent à mettre au jour la construction des phénomènes sociaux, sont souvent accusées de nier ce fameux réel. Ce n’est évidemment pas notre posture ni le sens du titre de ce livre. Pour nous, sociologues et géographes, le monde social est composé d’individus et de groupes inégalement dotés en ressources sociales, qui ont des pratiques et des modes de vie façonnés par l’environnement dans lequel ils évoluent. Or les mots font aussi partie de ce monde social, sans pour autant qu’un rapport d’évidence ne les lie aux choses qu’ils sont censés désigner. En réalité, si les mots et les catégories qui émergent pour rendre compte du réel font aussi partie de celui-ci, ils en donnent souvent une certaine représentation, positive ou négative, et invitent à adopter telle posture d’admiration, de crainte ou de mépris. Le terme « bobo », en particulier, n’est pas neutre. Il conduit à porter un certain regard sur les villes contemporaines et les habitants qui y vivent. Particulièrement répandu aujourd’hui dans le champ médiatique et politique, mais aussi dans le langage ordinaire, ce mot mérite qu’on s’y attarde. Sa genèse et les usages qui en sont faits disent quelque chose du monde social, qu’il appartient aux chercheurs de saisir et de nommer. C’est l’objectif de ce livre qui, nous le verrons, réfute la pertinence scientifique de ce terme tout en pointant les effets problématiques de ses usages politiques.
Histoire des bobos ou histoire d’une droitisation des débats ?
3Cet ouvrage fait suite aux journées d’études organisées en septembre 2012 autour de la question « D’où viennent les “bobos”1 ? » Leur point de départ résidait dans le constat d’un succès foudroyant du mot « bobo », qui est d’abord apparu dans le titre d’un essai journalistique publié aux États-Unis (Brooks, 2000) puis s’est très rapidement répandu en France dans les années 2000. À ce constat s’est ajoutée une perplexité immédiate quant à son usage aussi extensif que flou : des artistes précaires aux élites internationalisées, des communes populaires aux centres-villes bourgeois, d’Aubervilliers à Saint-Germain-des-Prés, les bobos semblent partout. Il y a donc là de nombreuses clarifications à apporter, avec le souci de rigueur qui nous anime, dans la continuité de plusieurs publications ayant souligné le caractère imprécis et problématique du terme d’un point de vue analytique et politique (Clerval, 2005 ; de La Porte, 2006 ; Agrikoliansky, 2011 ; Gunther, 2016). Mais, prenant appui sur ces premières analyses, l’ambition de ce livre va au-delà. Elle ne consiste pas, comme le demandent souvent les journalistes quand ils s’adressent aux chercheurs, à mieux définir et à rectifier les caractéristiques du groupe des « bobos ». Au contraire, notre parti pris est le suivant : ne pas utiliser le terme comme catégorie de description du monde social, mais en faire l’objet même de l’investigation. D’où vient le mot « bobo » ? Quelle est son histoire ? Par qui et dans quels contextes a-t-il été mobilisé ces dernières années ? Avec quels effets sur les représentations du monde social ? Nous proposons pour cela une analyse sociohistorique du terme et de sa diffusion, depuis sa naissance aux États-Unis (chapitre de Sylvie Tissot) jusqu’à ses usages en France dans les univers médiatiques, politiques (chapitre d’Anaïs Collet & Jean Rivière) et culturels (chapitre de Colin Giraud), ainsi que dans les usages plus ordinaires qu’en font certains citadins (chapitres de Jean-Yves Authier & Anaïs Collet, ainsi que de Matthieu Giroud). Nous proposons enfin de confronter la catégorie des « bobos » à une analyse statistiquement fondée des classes moyennes parisiennes (chapitre d’Edmond Préteceille).
4L’un des premiers avantages de cette approche est d’objectiver la place que le mot a prise dans les débats en retraçant sa trajectoire au sein de différents univers. Ce faisant, nous souhaitons montrer que le terme a contribué à réorganiser la vision du monde social et de ses divisions sur la base de nouvelles catégories qui rendent invisibles certains groupes au profit d’autres et donnent des représentations singulières des classes privilégiées et des classes populaires. Censé incarner désormais la figure du privilège financier et culturel – à l’instar de la « gauche caviar » des années 1980 –, le « bobo » éclipse le « bourgeois », alors même que celui-ci se distingue par des pratiques, notamment électorales, très singulières et souvent très peu « bohèmes ». Parallèlement, l’invocation des « bobos » permet de dessiner en creux des classes populaires forcément éloignées et fondamentalement différentes : si le bobo est « ouvert », alors le peuple est « fermé » et répugne à toute évocation des questions concernant les « minorités » (qu’elles soient sexuelles, ethniques, etc.). Évidemment, on ne saurait attribuer à un mot la seule responsabilité de phénomènes qui trouvent aussi leurs origines dans les transformations des espaces sociaux où circule ce mot. C’est bien ce que l’ouvrage cherche aussi à montrer : retracer la trajectoire du mot implique d’identifier les différents acteurs, parties prenantes des débats publics, ou plus exactement spécialistes de la production des visions du monde social, qui y interviennent en fonction des stratégies et des contraintes qui sont les leurs. Les journalistes – et en leur sein les éditorialistes et / ou les responsables de rubriques –, les experts et les universitaires sont en première ligne – et donc en lutte – dans ce travail de description et de mise en ordre de la réalité auquel le mot « bobo » semble se prêter facilement (c’est le sujet de la première table ronde présentée en fin d’ouvrage). En cela, ils sont aussi des acteurs du champ politique puisqu’ils participent à l’évolution des usages de ce terme : objet de sujets légers d’articles de la rubrique « Société », il devient progressivement une arme politique au service de prises de position réactionnaires, sur la base d’une production intellectuelle fortement médiatisée.
Qui fait circuler le mot « bobo » ?
5L’analyse des discours, resitués dans des contextes sociopolitiques précis et mis en perspective avec des phénomènes de circulation attestés, permet en effet de caractériser les usages de la catégorie des « bobos ». Ces usages sont variables selon les acteurs, depuis les journalistes politiques en quête d’explications du basculement à gauche, en 2001, de grandes agglomérations connaissant un fort embourgeoisement, jusqu’aux stratégies de communication politique de candidats tels que Nicolas Sarkozy ou Marine Le Pen pendant les élections présidentielles de 2012. Dans ces univers fortement imbriqués au sein du champ politico-médiatique, une multitude d’acteurs sont amenés à investir sur « le bobo » et à y trouver leur compte. Le pigiste précaire, incité à trouver des sujets dans son environnement propre et contraint par les règles du travail journalistique, y voit un papier facile à rédiger sur la base d’enquêtes à moindre coût et toujours recyclable. Les stratégies professionnelles de certains prétendus experts, sollicités par les médias comme par les responsables politiques, ne sont pas à négliger tant les oppositions et les clivages qu’ils établissent entre groupes sociaux, territoires et attitudes électorales offrent des grilles de lecture aussi séduisantes que sommaires.
6Le géographe-consultant Christophe Guilluy est ainsi emblématique du rôle des « intellectuels-entrepreneurs » (Rouquet, 2013) de la catégorie des « bobos ». Il perce en effet dans l’univers de l’expertise médiatique en prophétisant que ces bobos joueront un rôle central dans le scrutin municipal parisien de 2001, qui verra effectivement Paris tomber dans l’escarcelle électorale de la gauche plurielle d’alors. Depuis, il a largement contribué au « coup de force géographico-idéologique » (Bréville & Rimbert, 2015) qui a eu lieu dans le paysage intellectuel français et qui pose la question sociale au prisme de fractures géographiques opposant les « bobos » des villes aux « petits blancs » des mondes ruraux et périurbains. Arrêtons-nous sur son dernier essai, exemplaire de ce mélange des genres qui contribue – de manière paradoxale au regard de l’ambition censément critique de l’auteur – à désociologiser l’analyse tant les groupes sociaux y sont désignés avec un vocabulaire flottant (Guilluy, 2016). Au fil des pages, le propos oscille ainsi entre plusieurs registres sémantiques : registre statistique avec l’évocation des « cadres et professions intellectuelles supérieures » (p. 19) ; registre analytique avec les termes de « classes supérieures » (p. 22), d’« élites » (p. 23), de « classes dominantes » (p. 24) ; registre faisant référence à la nouveauté avec les expressions de « nouvelle bourgeoisie » (p. 13), « nouvelles classes dominantes et supérieures » (p. 13), « nouvelle bourgeoisie urbaine » (p. 29) ou « bourgeoisie contemporaine new-school » (p. 13) ; registre descriptif égrenant les pratiques apaisées du « bobo en trottinette » (p. 16), de la « bourgeoisie “cool” qui a donné naissance à la ville alternative et à un mode de vie écolo et bio particulièrement agréable » (p. 27) ou des « classes supérieures boboïsées [qui] incarnent la domination “cool” du xxie siècle » (p. 25-26) ; et registre de la dénonciation en évoquant rien de moins que des « Rougon-Macquart déguisés en hipsters » (p. 14, p. 25) qui participent à « la curée » (p. 33). Tantôt le propos semble distinguer au moins deux fractions de classes avec l’évocation d’une « nouvelle et ancienne bourgeoisie » (p. 19), tantôt il amalgame l’ensemble de ces groupes sous la dénomination de « bourgeoisie » (p. 28).
7Dans ce brouillard sémantique et idéologique, et à rebours de l’idée selon laquelle « le monde universitaire continue à utiliser le mot “gentrification”, plus flou, plus “urbain”, moins “clivant”, au plus grand bénéfice de la bourgeoisie » parce que « l’expression “bobo” ne serait pas assez “scientifique” » (p. 34), il est urgent de rendre compte de la position des chercheurs travaillant réellement, empiriquement et depuis des années sur ces questions. C’est aussi l’un des objectifs de ce livre.
Les sciences sociales n’ont pas attendu le terme « bobo » pour enquêter
8Si le mot « bobo » s’avère problématique pour les sciences sociales, c’est aussi qu’il tend à s’imposer là où des recherches ont observé et étudié depuis longtemps les processus sociaux qu’il est censé désigner et les ont nommés et analysés en des termes bien plus fins. Relevant de la sociologie des classes sociales, des pratiques culturelles, de la sociologie politique et de la sociologie urbaine, ces travaux montrent, d’abord, que ces processus sociaux et urbains qui semblent caractériser les fameux « bobos » sont étudiés depuis longtemps déjà par les sciences sociales, illustrant le caractère bien peu révolutionnaire et novateur du terme. Dès le milieu des années 1980 en France, bien avant la prétendue invasion des « bobos », des sociologues ont repéré des transformations profondes dans le peuplement d’anciens quartiers populaires, dans les manières d’y vivre ou encore dans les pratiques électorales des groupes sociaux dont relevaient leurs nouveaux résidents (Bidou, 1984 ; Chalvon-Demersay, 1984 ; Schweisguth, 1983). Et il n’était nul besoin de « bobos » pour les décrire. C’est plutôt le langage rigoureux de l’analyse sociologique, en particulier celui de la stratification sociale, qui permettait alors d’observer et d’expliquer ce qui se matérialisait dans l’espace urbain ou dans les votes. Le vocabulaire de la stratification sociale est certes moins suggestif et vendeur que le mot « bobo », mais il est plus exigeant et plus précis. Il permet surtout aux auteurs de mieux situer ces groupes dans les hiérarchies sociales (économiques, professionnelles, scolaires et culturelles) d’une part, et d’en repérer les différentes composantes au regard de mutations structurelles plus profondes (marché du travail, emploi, etc.) d’autre part. La sociologie urbaine ou la sociologie électorale permettent à leur tour d’en décrire finement les choix résidentiels, les manières d’habiter, les représentations et les valeurs.
9De telles perspectives se sont vues prolongées, depuis deux décennies, par des recherches prenant appui sur la notion de « gentrification ». Celle-ci permet en effet de désigner des rapports sociaux d’appropriation de la ville associant étroitement réhabilitation et réinvestissement d’espaces longtemps délaissés, « retour en ville » des classes moyennes et supérieures, éviction ou effacement des classes populaires et renouvellement des activités et des paysages urbains locaux dans les centres des grandes métropoles. Les formes, les acteurs et les rythmes des processus de gentrification apparaissent empiriquement très diversifiés selon les configurations locales (Authier & Bidou-Zachariasen, 2008 ; Chabrol et al., 2016). Mais les recherches outillées par la sociologie, la géographie ou la science politique pour explorer cette diversité permettent précisément de décrire les multiples formes de l’investissement physique, social et symbolique des anciens quartiers populaires par des catégories sociales plus favorisées – et de plus en plus favorisées au cours du temps – et de la transformation de ces espaces urbains en conformité avec leurs modes de vie et aspirations. Ainsi, plusieurs travaux montrent combien la gentrification implique différents groupes de « gentrifieurs » et les étudient en les distinguant selon les générations, les trajectoires sociales et résidentielles, les secteurs d’activité et professions, les niveaux de revenu, la composition des ménages ou encore l’orientation sexuelle (Collet, 2015 ; Giraud, 2014). Les familles de cadres supérieurs s’installant dans le 3e arrondissement de Paris depuis dix ans n’ont sociologiquement pas grand-chose à voir avec les ménages solos, les professionnels précaires de la culture ou les jeunes couples de fonctionnaires locataires dans le 20e arrondissement de Paris, à Montreuil ou à la Goutte d’Or, dans le 18e arrondissement. S’il possède une visibilité indéniable, le terme « bobo » ne renouvelle donc presque rien au regard des travaux produits sur les processus de gentrification depuis plus de vingt ans ; pire, il brouille leur lisibilité en mêlant dans un grand tout des acteurs et des logiques très différents – ce que montre la seconde table ronde présentée en fin d’ouvrage, qui fait dialoguer des chercheurs confrontés, dans leurs travaux, à ces deux termes.
Une catégorie homogénéisant des réalités parfois invisibles
10La catégorie des « bobos » contribue à homogénéiser des processus bien plus variés et hétérogènes qu’il n’y paraît. Son usage et ses variantes – boboïsé, boboïsation... – simplifient et uniformisent les logiques et les mécanismes de la gentrification et, parfois, en masquent les contradictions. L’émergence de nouveaux types de commerces, de cafés, de boutiques dans les faubourgs des métropoles françaises est souvent désignée comme une boboïsation des anciennes rues populaires. Variante urbaine et commerçante du bobo, la boboïsation serait donc un changement urbain affectant simultanément et uniformément populations, ambiance, couleur, activités et modes de vie dans un quartier. Or les travaux portant sur les processus de gentrification sont bien plus prudents et rigoureux. Nombreux sont ceux qui prennent le soin de distinguer différentes dimensions dans ces processus, dimensions parfois convergentes mais pas nécessairement. Ainsi, une gentrification résidentielle ne s’accompagne pas toujours d’une gentrification commerçante et de consommation, dont la temporalité est bien différente (Chabrol, Fleury & Van Criekingen, 2014). Les conséquences électorales de l’arrivée de classes moyennes ou supérieures dans un quartier ne sont ni mécaniques ni univoques. L’installation d’artistes n’ouvre pas toujours la voie aux investisseurs immobiliers et, inversement, ces derniers n’ont pas toujours besoin des premiers. Ainsi, là où les reportages de presse labellisent un espace comme boboïsé dès qu’un nouveau café branché ou une épicerie bio s’ouvre, les géographes et les sociologues préfèrent multiplier les indicateurs. Ils se donnent alors les moyens de comprendre que tout ne se passe pas de la même façon dans les quartiers de Vaise ou de la Guillotière à Lyon, dans les différents secteurs du 18e arrondissement de Paris, à Aubervilliers ou à Montreuil, dans le Vieux-Lille ou sur le cours Julien à Marseille.
11Plus prudentes et plus précises, les sciences sociales décortiquent ainsi les dimensions immobilières, économiques et commerçantes de la gentrification, ses effets sociaux quotidiens ou ses conséquences électorales, qui ne sont pas mécaniquement liés entre eux. Par ailleurs, l’histoire locale, la composition sociale et la position de chaque quartier dans son agglomération ne donnent ni le même sens ni les mêmes effets à long terme à ces processus. Enfin, l’étiquette « bobo » apposée à un lieu ou à des groupes de citadins accompagne souvent une vision naïve du changement urbain et social : un groupe, un café ou un bar qui apparaît dans un espace en changerait brusquement l’identité, la fonction ou la valeur. En réalité, les mécanismes de la gentrification prennent du temps, rencontrent des obstacles et sont aussi l’enjeu de luttes symboliques et de confrontations sociales qui sont parfois peu visibles à l’œil nu, mais bien réelles (Tissot, 2011 ; Clerval, 2013). Ce qui est sûr, c’est qu’en employant indistinctement et à tout bout de champ le terme « bobo » pour décrire ces mutations urbaines, les journalistes peuvent contribuer à les accélérer et à en escamoter les véritables enjeux urbains, sociaux et politiques : droit au logement, accès aux équipements collectifs, inégalités scolaires, confrontations culturelles, représentation politique, pour n’en citer que quelques-uns.
Dévoiler des habitus de classe plutôt qu’ironiser sur des hypocrites
12Au-delà de sa signification floue et de son très faible pouvoir analytique, le terme « bobo » est aussi devenu tellement connoté qu’il semble difficile à mobiliser en sciences sociales. De nombreux essais, articles ou reportages adoptent un ton ambigu à l’égard des bobos, oscillant entre ironie, dénonciation et fascination (voir par exemple Legrand & Watrin, 2014 ; d’Épenoux, 2013). Dans des écrits souvent plus descriptifs qu’explicatifs, les discours, les modes de vie et les habitudes des bobos sont jugés, tour à tour ridiculisés et / ou célébrés. Ces petits procès amusés reposent sur une accusation récurrente : celle d’agir et de vivre en contradiction avec leurs valeurs revendiquées d’ouverture, de mélange, de tolérance et de bohème. Cultivant l’entre-soi et contournant la carte scolaire pour leurs enfants, par exemple, ils n’appliqueraient pas dans leur vie quotidienne la mixité qu’ils prônent et se comporteraient finalement comme des « bourgeois ». Dans un langage souvent psychologique et normatif, les bobos se voient accusés d’être de grands « hypocrites ».
13Antisociologique par excellence, cette lecture est à la fois naïve et superficielle. Elle repose sur une psychologie des intentions qui n’explique rien et prête à un groupe entier des caractères individuels. Aux yeux des sociologues, les « gentrifieurs » ne sont ni hypocrites ni malveillants. Les écarts entre leurs discours et leurs pratiques ne sont pas niés, mais ils peuvent s’expliquer au regard de leurs trajectoires et de leurs positions dans différents espaces socialement hiérarchisés. Leurs représentations de la ville, du travail, du logement, des autres groupes sociaux dépendent de leurs expériences et orientent leurs préférences. En langage bourdieusien, on voit opérer l’effet d’habitus dont le caractère inconscient et fortement intériorisé fait la force. Mais ces derniers entrent en tension avec des contraintes matérielles et des enjeux de positionnement social d’autant plus aigus que les systèmes urbains des métropoles sont exigeants, aboutissant parfois à des pratiques contradictoires dont les individus ont le plus souvent conscience. On comprend alors mieux la puissance des goûts et des dégoûts qui, à travers la multitude des arbitrages individuels, alimentent jour après jour la gentrification. Ainsi, le fait de valoriser la diversité sociale dans son quartier n’empêche pas de participer au quotidien, par sa présence, ses ressources et ses pratiques, à son effacement progressif. Les sociologues n’en concluent pas à un individualisme nécessairement égoïste et condamnable – vision aisément reprise dans les discours politiques de divers bords, mais peu utile à la résolution des problèmes posés par la gentrification et, plus largement, par la cohabitation des groupes sociaux dans la ville. Ils soulignent plutôt l’effet des parcours sociaux, des positions et des ressources sociales qui structurent les rapports à la ville, au quartier et au monde social dans son ensemble, et se confrontent à des espaces urbains sélectifs et contraignants. C’est notamment ce que montrent le chapitre de Jean-Yves Authier et Anaïs Collet ainsi que celui de Matthieu Giroud, qui interrogent les représentations d’habitants de quartiers gentrifiés sur les transformations de ces espaces, ainsi que leurs manières de les qualifier et de s’y situer. À l’encontre des discours normatifs sur les « bobos », qui dénoncent leurs incohérences ou leur hypocrisie tout en diffusant à longueur de pages leurs manières de voir le monde, les sciences sociales s’attellent à expliquer leurs arbitrages, à comprendre leur force d’imposition aux autres, mais aussi à montrer les marges de résistance ou d’autonomie de ces « autres ».
Rompre avec le sens commun
14Le fait qu’un terme s’impose et se banalise dans ses usages sociaux et médiatiques doit-il, in fine, conduire à l’adopter comme concept pertinent ? C’est l’idée que semblent défendre un certain nombre d’observateurs et de journalistes2 (première table ronde). Cette posture nous paraît intenable pour trois raisons essentielles. D’abord, elle revient à renoncer à l’apport critique et subversif des sciences sociales en acceptant comme allant de soi des idées et des mots dont on sait pourtant qu’ils n’ont de sens que resitués du point de vue de ceux qui les adoptent et les énoncent. Le travail sociologique permet de déconstruire ce qui se manifeste sous le sceau de l’évidence et d’éviter ainsi les pièges d’un mot aujourd’hui fortement chargé de sens implicites. Ensuite, le terme « bobo », comme d’autres, tend à réduire, simplifier et finalement masquer la complexité des processus sociaux qu’il prétend décrire. À l’image d’autres mots-valises omniprésents médiatiquement (ghetto, radicalisation, immigration, quartier ou banlieue), son usage est souvent réducteur et passe sous silence l’hétérogénéité des populations, la diversité des processus et des pratiques observés dans certains espaces urbains aujourd’hui. Enfin, il est remarquable que ce terme ait connu un tel succès alors même que le langage des sciences sociales disposait déjà (et dispose toujours) d’un concept plus précis et néanmoins adaptable à la complexité des processus sociaux : celui de gentrification. Sans doute ce terme est-il moins propice aux jeux de mots chers à la presse écrite, sans doute aussi donne-t-il lieu à des travaux plus critiques et moins légers qu’un énième papier sur les poussettes du canal Saint-Martin ou les brunchs véganes de l’Est parisien. Sans doute n’est-il pas lui-même exempt de limites et de faiblesses – en témoignent les débats qui animent la communauté scientifique sur ce thème. Mais, armé théoriquement, et regroupant un ensemble aujourd’hui très consistant de travaux empiriques, il nous semble plus à même de rendre compte des dynamiques façonnant les espaces urbains contemporains qui, comme l’objectivation quantitative permet de le mesurer (chapitre d’Edmond Préteceille), reflètent le changement social et ses modalités.
15Parce qu’ils rappellent la force des appartenances et des hiérarchies sociales – en particulier de classe et de race –, parce qu’ils déconstruisent les discours dominants sur la nouveauté de telle ou telle tendance et parce qu’ils montrent que de louables intentions et de bonnes volontés ne suffisent pas pour construire une société solidaire et égalitaire, les travaux sur la gentrification interpellent les lecteurs, les élus et les décideurs sur l’actualité des contraintes et des inégalités sociales, toujours bien réelles dans les villes d’aujourd’hui. Au-delà de la figure amusée et narrative du bobo, il faut donc rappeler inlassablement qu’en ville comme ailleurs les classes sociales existent toujours et qu’elles n’ont pas disparu derrière un mot magique, aussi séduisant soit-il.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Agrikoliansky Éric (2011), « “Bourgeois” contre “bohèmes” ? Transformations sociales et clivages politiques dans deux arrondissements parisiens », dans Éric Agrikoliansky, Jérôme Heurtaux & Brigitte Le Grignou (dir.), Paris en campagne : les élections municipales de mars 2008 dans deux arrondissements parisiens, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, p. 35-78.
Authier Jean-Yves & Bidou-Zachariasen Catherine (dir.) (2008), « La gentrification urbaine », Espaces et Sociétés, dossier, nº 132-133, p. 13-160.
Bidou Catherine (1984), Les Aventuriers du quotidien, Paris, Presses universitaires de France.
Bréville Benoît & Rimbert Pierre (2015), « Une gauche assise à la droite du peuple : de Terra Nova à Christophe Guilluy, recompositions idéologiques autour des fractures territoriales », Le Monde diplomatique, mars, p. 8-9.
Brooks David (2000), Les Bobos, Marianne Thirioux & Agathe Nabet (trad.), Paris, Florent Massot.
Chabrol Marie et al. (2016), Gentrifications, Paris, Éditions Amsterdam.
Chabrol Marie, Fleury Antoine & Van Criekingen Mathieu (2014), « Commerce et gentrification : le commerce comme marqueur, vecteur ou frein de la gentrification. Regards croisés à Berlin, Bruxelles et Paris », dans Nathalie Lemarchand & Arnaud Gasnier (dir.), Le Commerce dans tous ses états : espaces marchands et enjeux de société, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 277-291.
Chalvon-Demersay Sabine (1984), Le Triangle du xive : des nouveaux habitants dans un vieux quartier de Paris, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
Clerval Anne (2005), « Les “Bobos”, critique d’un faux concept, à propos du livre de David Brooks, Les Bobos (2000) », Cybergeo : revue européenne de géographie, en ligne : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cybergeo/766 (janvier 2018).
Clerval Anne (2013), Paris sans le peuple : la gentrification de la capitale, Paris, La Découverte.
10.3917/dec.clerv.2016.01 :Collet Anaïs (2015), Rester bourgeois : les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction, Paris, La Découverte.
10.3917/dec.colle.2015.01 :Épenoux François d’ (2013), Les bobos me font mal : bourgeois bohèmes, minorité mal intégrée à qui l’on doit une droite un peu gauche et une gauche maladroite, Paris, Anne Carrière.
Giraud Colin (2014), Quartiers gays, Paris, Presses universitaires de France.
10.3917/puf.gira.2014.01 :Guilluy Christophe (2016), Le Crépuscule de la France d’en haut, Paris, Flammarion.
Gunther Scott (2016), « How and Why “Bobos” Became French », French Politics, Culture and Society, vol. 34, nº 3, p. 105-125.
10.3167/fpcs.2016.340306 :La Porte Xavier de (2006), « “Bobos” et “travailleurs pauvres” : petits arrangements de la presse avec le monde social », dans Stéphane Beaud, Joseph Confavreux & Jade Lindgaard (dir.), La France invisible, Paris, La Découverte, p. 509-519.
Legrand Thomas & Watrin Laure (2014), La République bobo, Paris, Stock.
Rouquet Tristan (2013), « Les bourgeois-bohèmes dans le champ journalistico-politique : un travail de représentation et un enjeu de lutte symbolique », mémoire de master 1 de science politique, Nanterre, Université Paris Nanterre.
Schweisguth Étienne (1983), « Les salariés moyens sont-ils des petits bourgeois ? », Revue française de sociologie, nº 24, p. 679-704.
10.2307/3321342 :Tissot Sylvie (2011), De bons voisins : enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste, Paris, Raisons d’agir.
Notes de bas de page
1 Ces journées d’études se sont tenues sur le site Pouchet du CNRS à Paris les 6 et 7 septembre 2012. Leur organisation a été rendue possible grâce à l’appui du laboratoire CSU-CRESPPA et de la MSH-Paris Nord.
2 Ainsi Jean-Marie Durand écrit-il en février 2014 dans Les Inrockuptibles au sujet du terme « bobo » : « Sa pérennité suffit à lui conférer une certaine valeur explicative, significative, ne serait-ce que par la force de projection qu’il inspire. »
Auteurs
Jean-Yves Authier est professeur de sociologie à l’Université Lumière Lyon 2 et directeur adjoint du Centre Max Weber. Ses recherches (sur la ville des enfants, les relations de voisinage...) se situent au croisement de la sociologie urbaine et de la sociologie de la socialisation. Il a notamment publié, seul ou en collaboration, Sociologie de Lyon (La Découverte, 2010), Espace et socialisation : regards sociologiques sur les dimensions spatiales de la vie sociale (Éditions universitaires européennes, 2012) et Sociologie urbaine (Armand Colin, 2015).
Anaïs Collet est sociologue, maîtresse de conférences à l’Université de Strasbourg et membre du laboratoire Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe (SAGE – UMR 7363). Au carrefour de la sociologie urbaine et de la sociologie des classes sociales, ses travaux portent sur la gentrification, les transformations des classes moyennes et supérieures, les choix résidentiels et la place des enfants dans la ville. Elle a notamment publié Rester bourgeois : les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction (La Découverte, 2015) et, en collaboration, Gentrifications (Éditions Amsterdam, 2016).
Colin Giraud est maître de conférences en sociologie à l’Université Paris Nanterre et membre de l’équipe Cultures et sociétés urbaines du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CSU-CRESPPA – UMR 7217). Ses travaux de recherche portent d’une part sur la sociologie des homosexualités masculines et d’autre part sur les processus de gentrification et la ségrégation urbaine en France et en Amérique du Nord. Il a notamment publié, au croisement de ces deux problématiques, l’ouvrage Quartiers gays (Presses universitaires de France, 2014).
Jean Rivière est maître de conférences en géographie à l’Université de Nantes et membre de l’unité mixte de recherche Espaces et sociétés. Ses travaux sur les mondes urbains tentent de construire des ponts entre géographie, sociologie et science politique dans le champ de l’analyse électorale. Il a ainsi récemment coordonné les dossiers « Élections présidentielles : les votes des grandes villes françaises au microscope » pour Métropolitiques (2017) et « Géographie et sociologie électorales : duel ou duo ? » dans L’Espace politique (2014).
Sylvie Tissot est sociologue, professeure à l’Université Paris 8, rattachée à l’équipe Cultures et sociétés urbaines au laboratoire du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CSU-CRESPPA, Université de Paris 8 / CNRS). Ses recherches ont pour objet les politiques urbaines et la gentrification, en France et aux États-Unis. Elle a notamment publié De bons voisins : enquête sur la bourgeoisie progressiste (Raisons d’agir, 2011), traduit en anglais (Good Neighbors: Gentrifying Diversity in Boston’s South End, Verso, 2015).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La Jeune sociologie urbaine francophone
Retour sur la tradition et exploration de nouveaux champs
Jean-Yves Authier, Alain Bourdin et Marie-Pierre Lefeuvre (dir.)
2014