28. Les côtes provençales face à la piraterie sarrasine au xiie siècle
p. 94-97
Texte intégral
1Après avoir été chassés du Fraxinetum en 972, les Maures ne s’installeront plus jamais sur le sol provençal, mais les sources diplomatiques signalent encore des raids pendant tout le XIe siècle et jusqu’à la fin du XIIe siècle, qui, pour avoir été sporadiques, n’en ont pas moins entraîné inquiétudes et désordres. Les dévastations répétées dont les villes côtières furent victimes révèlent dans une certaine mesure la faiblesse du pouvoir comtal, incapable d’opposer aux navires venus de la péninsule ibérique une résistance sérieuse, mais aussi l’audace de ces pirates qui n’hésitent pas à s’aventurer en territoire chrétien à un moment où la Reconquête chrétienne et les luttes internes entre Almohades et Almoravides rendent leur position précaire.
1. Les incursions de 1125 sur les côtes de la Provence orientale
2Mettant à profit un contexte politique local troublé1, les Sarrasins mènent au moins deux expéditions sur les côtes provençales durant l’année 1125. La ville d’Antibes est pillée et sa cathédrale dévastée2, tandis que l’antique monastère bénédictin de Saint-Honorat, particulièrement exposé sur l’île de Lérins, et qui eût à souffrir à de multiples reprises des assauts de l’Islam, est également éprouvé par un raid3. Le pape Honorius II doit alors intervenir d’une part pour encourager les fidèles à secourir le monastère, d’autre part pour exhorter les évêques de Provence orientale à faire respecter les droits des moines en proie aux appétits des sires locaux.
Le Latran, 27 décembre [1124-1130]
Grâce du pape
3Honorius, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à tous les fidèles dans le Christ auxquels ces lettres parviendront, salut et bénédiction apostolique. La charité, telles les lueurs de l’aube, nous montre les marches qui, par la considération du prochain, nous permettent d’atteindre l’amour de Dieu. En effet, en tant que créature humaine, si nous nous aimons en tant que telle, nous pourrons parvenir à l’amour du créateur et à sa contemplation tant désirée. De fait, Dieu ne refuse pas de recevoir auprès de lui les hommes qui consacrent de pieuses intentions à ce bénéfice. Ainsi, le peuple qui a été sauvé par le précieux sang du Christ, doit-il non seulement se protéger des adversaires du nom des chrétiens, mais il doit encore refouler la fureur des païens hors des terres des fidèles. La tyrannie des Sarrasins a longtemps fait endurer aux religieux du monastère Saint-Honorat de Lérins peines, persécutions, dommages et dangers, connus non seulement de leurs voisins mais aussi des habitants de contrées éloignées. Aussi, par les présentes lettres qui vous sont adressées à tous, nous vous prions et supplions dans le Seigneur, vous l’enjoignant aussi pour la rémission de vos péchés en tant que serviteurs de Dieu, de les aider, avec les moyens que Dieu vous a donné, à construire une fortification contre les attaques des Sarrasins4. De la sorte, vous atteindrez une joie éternelle et méritée grâce à l’intercession de saint Honorat et des autres saints ainsi qu’aux prières des frères. Par l’autorité des saints Pierre et Paul, princes des apôtres, nous concédons, à quiconque restera dans le monastère pendant trois mois afin de défendre les frères de la cruauté de leurs assauts, pour l’amour de Dieu tout puissant et le rachat de son âme, la même indulgence que notre prédécesseur le pape Eugène a accordée à ceux qui iraient à Jérusalem. A ceux qui ne pourront rester personnellement, mais qui entretiendront un homme pendant trois mois pour la défense du monastère, nous concédons une indulgence de trois ans. Daté du Latran, le 6 des calendes de janvier.
4H. Moris, E. Blanc, Cartulaire de l’abbaye Saint-Honorat de Lérins, Paris, 1883, t. I, p. 298-299, no 293.
Le Latran, 5 janvier 1125
Précepte du seigneur pape Honorius
5Honorius, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, aux vénérables frères Augier, évêque de Riez, Bérenger, évêque de Fréjus, Peire, évêque de Nice, et Manfred, évêques d’Antibes, salut et bénédiction apostolique. Notre fils l’abbé de Lérins et ses moines, sous la menace des Sarrasins, piégés, redoutant les chaînes et le danger de mort, se sont plaints de vous avec larmes, laissant entendre que vous leur aviez arraché par la force l’église du castrum de Moustiers5, avec toutes ses dépendances, l’église du castrum de Roquebrune6 et l’église Saint-Tropez7. Alors qu’ils attendaient de vous la protection nécessaire, tout au contraire, ils se sont trouvés affectés par un insupportable préjudice. Aussi, nous vous demandons, en vertu de votre fraternité, de restituer sans délais toutes les dites églises au monastère de Lérins. Ils se sont plaints également, de manière assez pathétique, que certains de vos diocésains, à savoir P[ons] d’Allons, l’épouse de Guillem Augier, et les chevaliers de Montbrien, ont ravagé et incendié leur village de Saint-Pierre de Brauch8. En outre, le même Guillem a réduit à l’état de désert un autre village appelé Albiosc9 avec son monastère. C’est pourquoi nous vous recommandons de les inciter à faire réparation au monastère de Lérins ainsi qu’à ses frères. Toi, évêque d’Antibes, rappelle à Foulque [de Grasse], ton diocésain, que notre prédécesseur, de bonne mémoire le pape Pascal, lui avait ordonné de donner au monastère de Lérins l’argent qu’il avait rassemblé pour effectuer le trajet jusqu’à Jérusalem, comme il avait été convenu pacifiquement avec les frères du même lieu. Les frères ont employé le trésor du monastère pour le racheter aux Sarrasins et il a juré de les rembourser. Qu’il rende aussi le village de Vallauris10 qu’il avait enlevé au monastère. Qu’il répare enfin auprès de l’abbé et des moines la dévastation du castrum d’Arluc11. Sans quoi, nous ne pourrons pas suspendre la punition qui est de notre ressort12. Daté du Latran, les nones de janvier.
6Ibid, p. 300-301, no 294.
2. Le « martyre » de la ville de Toulon (17 juillet 1178)
7La chronique de Saint-Victor de Marseille consens le souvenir du raid mené dans la nuit du 16 au 17 juillet au cours duquel « la ville de Toulon fut soumise et prise par le roi de Majorque, et Uc Jaufré, vicomte de Marseille, son neveu, ainsi que de nombreux autres, furent capturés et conduits à Majorque »13. D’après le martyrologe de l’Eglise de Toulon, « la ville fut détruite par les Sarrasins, et 300 chrétiens périrent par le feu et par le glaive »14. Les Baléares, conquises par les Almoravides en 1114, sont alors devenues le dernier bastion de résistance face à l’avancée almohade dans la Péninsule ibérique. Entre 1146 et 1203, ces îles sont érigées en un émirat autonome tenu par une dynastie post-almoravide, celle des Banû Ghâniya. Ces souverains se livrent alors à une piraterie active aux dépens des navires gênois, pisans et catalans mais aussi de l’ensemble des côtes des états chrétiens15.
8L’un des captifs du raid mené contre Toulon, probablement prêtre ou chanoine, craignant sa fin proche, adresse une lettre au chapitre de la cathédrale afin de faire connaître ses dernières volontés.
Majorque, 1178
9Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ. Moi, Thomas, pauvre pécheur, captif du roi de Majorque, considérant la future vie éternelle pleine de joie et sans fin, et les peines qui m’accablent à présent, ainsi que les malheurs à venir de ceux qui sont encore bien portants, mais qui mourront demain ou même avant demain. Pour ceux-là et pour la rémission de mes nombreux péchés, et afin que Dieu pardonne à mon âme et à celles de mes père et mère, je donne à Dieu et à l’Eglise Notre-Dame de Toulon le livre de la bibliothèque que j’ai acheté avec mes besants pour que la mère de Dieu intercède pour moi, misérable pécheur, auprès du Seigneur Jésus-Christ, et au jour du Jugement, que je redoute terriblement, que par ses prières, elle me défende des tourments de l’enfer. Les chanoines de Toulon qui étaient à Majorque, G[uillem] Huc, G[uillem] de Saint-Rémi, Guillem Calchier, Huc de Trets, Huc Barralier, Amic, P[eire] Fortanel, m’ont donné le baiser de paix et m’ont promis que le seigneur évêque et tous les chanoines me feraient bénéficier des bienfaits de leur église et de toutes les prières qui s’y font et s’y feront de mon vivant et après ma mort. Et s’ils prennent connaissance du jour de ma mort, qu’ils inscrivent mon nom dans le martyrologe des chanoines. Mais s’il advenait que je sorte de captivité et que je puisse les rejoindre, ils devront me recevoir comme chanoine16.
10J.-H. Albanes, U. Chevalier, Gallia Christiana Novissima. Histoire des archevêchés, évêchés et abbayes de France. Toulon, t. V, Valence, 1911, no 94, col. 62-63.
Bibliographie
Bibliographie
« Islam et chrétiens du Midi (XIIe-XIVe siècles) », Cahiers de Fanjeaux, 18, 1983.— J.-P. Poly, La Provence et la société féodale (879-1166). Contribution à l’étude des structures dites féodales dans le Midi, Paris, Bordas, 1976. — Ph. Senac, Musulmans et Sarrasins dans le Sud de la Gaule du VIIIe au XIe siècle, Paris, Le Sycomore, 1980. — Ph. Senac, Provence et piraterie sarrasine, Paris, éditions Maisonneuve et Larose, 1982.
Notes de bas de page
1 La Provence orientale est alors une région où le pouvoir de Raimond Bérenger Ier, comte de Provence de la maison catalane, est mal établi. En 1124-25, alors que le comte est occupé à combattre son concurrent Anfos, comte de Toulouse, dans le marquisat de Provence, les sires de l’est du comté se soulèvent et s’en prennent aux biens d’Eglise.
2 Raimon Bérenger Ier et sa femme confirment à l’évêque d’Antibes et aux chanoines toutes leurs possessions à la suite de la destruction la cathédrale Notre-Dame par les Sarrasins, G. Doublet (éd.), Recueil des actes concernant les évêques d’Antibes, Monaco-Paris, 1915, p. 59, no LV.
3 Le dernier semble alors remonter seulement à 1107, puis l’île sera à nouveau saccagée en 1197, H. Moris, L’abbaye de Lérins. Histoire et monuments, Paris, 1900, p. 32.
4 La fortification du monastère avait été décidée dès le dernier tiers du XIe siècle, mais celle-ci s’est sans doute poursuivie pendant de longues années puisque le pape Lucius III (1181-1185) invite encore, après Honorius II, les fidèles à s’associer à celte œuvre, H. Moris, op. cit., p. 243.
5 Moustiers-Sainte-Marie, chef-lieu de cant. de l’arr. de Digne (Alpes-de-Haute-Provence).
6 Cant. de Fréjus (Var).
7 Déjà vers 1100, le pape Pascal II avait ordonné à Isnard, évêque de Nice, de restituer cette chapelle des environs de Nice (Alpes-Maritimes) qu’il avait usurpée aux moines, H. Moris, E. Blanc (éd.), Cartulaire de l’abbaye Saint-Honorat de Lérins, Paris, 1883,t.I, p. 338, no 332.
8 Village disparu, autrefois situé sur la com. de la Verdière, dans l’arr. de Brignoles (Var).
9 Cant. de Riez (Basses-Alpes).
10 Cant. d’Antibes (Alpes-Maritimes).
11 Aujourd’hui Saint-Cassien, hameau de la com. de Cannes (Alpes-Maritimes).
12 Honorius II avait déjà à deux reprises excommunié les usurpateurs des biens de l’abbaye, H. Moris, op. cit.. p. 73.
13 J.-H. Albanès (éd.), « La chronique de Saint-Victor de Marseille », Mélanges d’archéologie et d’histoire, t. VI, 1886, p. 319.
14 Bibl. vat., ms. Reg. lat. 540, fol. 89 v°, cité par J.-H. Albanès, op. cit., p. 319. Le même texte révèle que la ville de Toulon fut incendiée une seconde fois en 1197. L’historiographie a conservé de cette dernière incursion - comme de l’ensemble des descentes musulmanes en Provence depuis le haut Moyen Âge - une image sans doute bien exagérée. Honoré Bouche par exemple (La choro graphie ou description de Provence, Aix, 1664, t. 2, p. 162 et 191) précise que toute la population fut massacrée ou emportée en captivité et que la ville toute entière fut livrée aux flammes. En réalité, les archives épiscopales montrent que le raid n’entraîna ni désertion de la cité ni vacance du siège épiscopal.
15 J. Bosch Vilà, Los Almoravides, [Tetouan, 1956], Grenade, 1998, p. 191-192.
16 Le dénouement final sera heureux, puisque la Chronique de Saint-Victor mentionne la libération des chrétiens en 1185 et leur départ de Majorque.
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