La phrase en devenir de Nathalie Sarraute
p. 113-138
Texte intégral
1Le titre Du tropisme à la phrase propose dans son énoncé, plutôt qu’une dualité bipolaire (on parlera « du tropisme », et aussi « de la phrase ») un parcours, qui trouverait son origine dans le tropisme et son aboutissement à la phrase. Ce mouvement suppose-t-il une intention de phrase, une fin que se donnerait Nathalie Sarraute, ou s’agit-il seulement d’un postulat critique, selon lequel l’étude du tropisme, objet du roman de Nathalie Sarraute, mènerait naturellement à « la phrase », ou à un certain type de phrase « sarrautienne » ? Plus simplement, la lecture du tropisme lit-elle du même mouvement une manière spécifique de l’écrire ? La question : « existe-t-il une ou des phrases du tropisme (une ou des phrases sarrautiennes) ? » ne laisse pas d’être problématique. Dire qu’il y a une phrase du tropisme se heurte à une double contradiction. Si le tropisme n’est pas de nature langagière (en soi c’est le propre de la langue de parler de ce qu’elle n’est pas), surtout son instabilité essentielle fait qu’il échappe par nature au langage constitué, qui ne le surprendra que par ruse, ne le représentera (ne le rendra visible1) que par figure, « à l’aide d’images et de rythmes » (CT, 1708). Nathalie Sarraute participe de cette modernité littéraire, poétique, qui consiste à confronter le langage à l’ineffable. Le romancier s’apparente au poète, parce que c’est le rôle du romancier de dire le mouvement de conscience, et qu’il est indicible. Son inaptitude à être dit lui vient d’être pris dans cette contradiction : il est à la fois postérieur et antérieur au mot, à la phrase ; il les suit, il les précède. Ils ne coïncident pas. Il les suit, car la langue, la phrase, le style sont un héritage, une culture qui s’imposent à l’écrivain ; mais la phrase du tropisme ne peut que lui être postérieure, car il est, psychologiquement, en deçà du dire, antérieur à toute formulation linguistique, dont il récuse l’a priori, le caractère préconstruit. Et ainsi, le tropisme n’accède au jour que par un langage qui lui est naturellement contraire, parce que préalable et stable, et dont il a pourtant besoin pour se manifester. S’adonnant à la théorie de sa pratique (car l’écrivain ne doit pas craindre « de faire un effort d’élucidation, d’éclairer certains aspects de [son] travail », 1661), Nathalie Sarraute commence par une critique du mot, et une critique du « style », fondées sur la nature du tropisme.
Comment dire le tropisme ?
Nature du tropisme
2Le tropisme n’est pas un objet de langage, et le langage n’est pas une fin en soi. Cela doit répondre aux deux questions initialement posées. L’intention n’est pas de faire des phrases, mais de trouver l’expression adéquate à ce qui semble devoir échapper à l’expression. Nathalie Sarraute définit à la fois son objet, et quelle en est la nature :
Des mouvements à l’état naissant, qui ne peuvent pas encore être nommés, qui n’ont pas encore accédé à la conscience où ils se figeront en lieux communs, forment la substance de tous mes livres. Ils sont en constante transformation, en perpétuel devenir (CT, 1662).
3Ce sont « des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience » (ES, 1553). Ils se révèlent dans l’instabilité et la fugacité « de sensations très intenses ». C’est une « substance psychique » (CT, 1665), faite « d’impressions très vives » (1553), des « mouvements tout à fait instinctifs que nous sentons glisser très rapidement aux limites de notre conscience » (CT, 1651). Cela (ça) n’apparaît d’abord que dans la sensation, « sensation morale » pourrait-on dire (« il s’agissait d’une sensation et d’elle seule », CT, 1689), préalable à tout énoncé, et « qui est le véritable contenu du roman » (CT, 1670) ; et Nathalie Sarraute, affirmant que « l’idée que la “réalité” d’une œuvre tient à la seule exploration du langage est évidemment insoutenable » (CT, 1658), s’appuie sur Jacques Monod, qui ne craint pas selon Nathalie Sarraute « d’amener de l’eau au moulin de ceux qui disent que tout – et il s’en faut – n’est pas langage, en affirmant que non seulement la sensation, mais même la réflexion n’est pas, au niveau profond, verbale »2. Or, ces « sensations fugaces, indéfinissables » risquent d’être « écrasées sous la gangue du visible, du déjà connu, du déjà exprimé, du conventionnel » (CT, 1657) ; deux dangers guettent alors le tropisme : la pesanteur du mot, l’esthétisme ou l’académisme du style.
Critique du mot
4« Le langage n’est essentiel3 que s’il exprime une sensation » (CT, 1686), mais le mot, préexistant, nomme ; ce faisant il détruit ou il élude la sensation nouvelle. Onoma Sêma. Il faut dire sans tuer. Il y a du danger à affubler le tropisme d’une « notion toute prête […] une signification connue, rassurante et banale », à l’appeler par exemple timidité : « Dès qu’on prononce ce mot, « timidité », tout se fige. Une notion épaisse, patinée par l’usage, recouvre cette palpitation de quelque chose d’indéfinissable, comme une couverture qu’on jette sur le feu : c’est de la timidité » (CT, 1689)4. Le tropisme risque de rencontrer « un langage partout installé, solidement établi sur des positions qui paraissent inexpugnables tant elles sont universellement respectées » :
À peine cette chose informe, toute tremblante et flageolante, cherche-t-elle à se montrer au jour qu’aussitôt ce langage si puissant et si bien armé, qui se tient toujours prêt à intervenir pour rétablir l’ordre – son ordre – saute sur elle et l’écrase […]. Sur ces mouvements innombrables, innommables, subtils et complexes, le langage pose aussitôt la plaque de ciment de ses définitions (CT, 1704)5.
5Témoigne aussi de l’impuissance du mot (mais quel mot oser écrire ici ?) l’expérience du Luxembourg, racontée dans Enfance, et qui n’est nommée d’abord que par cela, au début du morceau :
Pourquoi vouloir faire revivre cela, sans mots qui puissent parvenir à capter, à retenir ne serait-ce qu’encore quelques instants ce qui m’est arrivé […]. J’étais assise, encore au Luxembourg […], je regardais les espaliers en fleurs […] et à ce moment-là, c’est venu… quelque chose d’unique… qui ne reviendra plus jamais de cette façon, une sensation d’une telle violence qu’encore maintenant, après tant de temps écoulé, quand, amoindrie, en partie effacée elle me revient, j’éprouve… mais quoi ? quel mot peut s’en saisir ? pas le mot à tout dire : « bonheur », qui se présente le premier, non, pas lui… « félicité », « exaltation », sont trop laids, qu’ils n’y touchent pas… et « extase »… comme devant ce mot ce qui est là se rétracte… « Joie », oui, peut-être… ce petit mot modeste, tout simple, peut effleurer sans grand danger… mais il n’est pas capable de recueillir ce qui m’emplit, me déborde, s’épand, va se perdre, se fondre dans les briques roses, les espaliers en fleurs, la pelouse, les pétales roses et blancs, l’air qui vibre parcouru de tremblements à peine perceptibles, d’ondes… des ondes de vie, de vie tout court, quel autre mot ?… (En, 1024-5, 66)6.
Critique du style
6La langue n’est pas seulement un code linguistique. Elle véhicule aussi un code culturel, et fait peser sur la sensation neuve sans doute le péril de « la réalité banale », « tout un ensemble de notions à travers lequel chacun de nous voit la réalité » (CT, 1646), mais surtout celui d’un académisme « gratuit » (préalable à tout objet de discours) dont l’ultime avatar serait celui de l’art pour l’art – selon certains « la forme, à elle seule, sans aucune référence à quelque chose qui serait en dehors d’elle, est créatrice, génératrice de sensations neuves. D’où provient toute la valeur esthétique d’une œuvre. Elle est la seule réalité de l’art. On cite Valéry : « Le seul réel dans l’art, c’est l’art » (CT, 1675) – esthétisme vain qui voudrait nous faire croire au « livre sur rien » ; « cette recherche de la beauté si dangereuse » pour « la sensation spontanée » (CT, 1676), qui pousse l’écrivain « à créer de “elles formes”, c’est-à-dire des formes qui répondent à un canon préexistant de beauté » (CT, 1647-8), canon auquel revient fatalement l’écrivain croyant à la gratuité du style « amené à s’égarer dans l’esthétisme » (« le désir de créer de belles formes : un désir redoutable, qui l’amènera fatalement à se soumettre à un canon existant et convenu de beauté », CT, 1676), et qui sert d’alibi en trompe-l’œil au monde en trompe-l’œil de la « réalité banale » (1647)7 si contraire à la révélation de l’invisible. Le beau style fait courir à la vérité de la sensation le danger de la phrase apprise et des mots « dont l’origine garantit l’élégance, la grâce, la beauté », pour l’assemblage desquels « il existe des règles strictes auxquelles on doit se conformer », ces mots qui « guident dans [ses] choix » l’écolière d’Enfance : « vraiment la phrase qu’ils forment se déroule et retombe très joliment… encore peut-être un léger arrangement… et puis ne plus l’examiner, je risquerais de l’abîmer… » (En, 1105-7, 211-3). Tout semble donc opposer le langage, à la fois code (la langue) et culture (le style), à la juste expression du tropisme, invisible qu’il faut faire voir, faire sentir, puisqu’il est une sensation, unique, neuve et encore jamais dite. Mais il n’est, pourtant, que dit.
Dire le tropisme
7Faire accéder l’invisible au visible, l’indicible à l’expression, acte poétique par excellence, c’est le propre de l’écrivain. En effet « la réalité pour le romancier, c’est l’inconnu, l’invisible. C’est ce qu’il lui semble être le premier, le seul à voir ; ce qui ne se laisse pas exprimer par les formes connues et déjà utilisées. Mais ce qui exige pour se révéler un nouveau mode d’expression, de nouvelles formes » (CT, 1644). Car « en l’absence d’une forme qui les crée, il est évident que ces éléments seraient restés invisibles. La forme seule les fait exister. Sans la forme, ils ne sont rien. Mais – et c’est là le point important – la réciproque est vraie : la forme n’est rien sans eux » (CT, 1644-5 et 1657). On évite le formalisme par la substance même du tropisme, qui justifie la forme qui le manifeste. Il n’est pas de roman sans substance, en revanche, il n’est pas de substance sans la forme qui l’exprime, et que Nathalie Sarraute appelle aussi le style (CT, 1646 ou 1657). Une nécessité s’impose à lui : faire que ce qui est par nature sensation — « sensation spontanée [exigeant] une forme appropriée » (CT, 1668) – reste sensation pour le lecteur. Car « la sensation initiale intacte et forte donne seule à l’œuvre la beauté véritable » (CT, 1676), en quoi consiste la nouveauté de l’œuvre : « ce qui seul compte, c’est la fraîcheur encore intacte de la sensation, la mise au jour d’un ordre de sensation neuf d’où la forme qui l’exprime tire toutes ses vertus » (CT, 1678). Sensation est le mot clef des écrits théoriques de Nathalie Sarraute, et le tropisme comme sensation8 (encore jamais dite) la source de son activité romanesque. Ta romancière redéfinit ainsi son attitude face au mot et au style.
8Ce dernier retrouve une vertu comme valeur d’effort9. Le style alors est le combat pour la vérité nouvelle contre la tradition littéraire et sa beauté est dans son efficacité. Il faut délivrer les « sensations fugaces, indéfinissables » de « la gangue du visible, du déjà connu, du déjà exprimé, du conventionnel ». « L’acte créateur, c’est, me semble-t-il, le mouvement par lequel l’artiste brise cette gangue, fait jaillir ces éléments intacts et neufs, les groupe, leur donne une cohésion, les construit en un modèle qui est l’œuvre d’art elle-même. La structure d’une œuvre, le style10 sont l’accomplissement de cet effort » (CT, 1657). Il faut d’ailleurs donner à accomplissement un sens actif : « C’est dans le fait même de chercher que se trouve l’accomplissement » (CT, 1656). Nathalie Sarraute avait précédemment fait appel à l’image de l’athlète : la « recherche d’une réalité, d’une substance inconnue et d’une forme […] force [le romancier] à ne chercher que l’efficacité, l’efficacité de ce mouvement par lequel la réalité invisible se révèle et prend vie […]. Ainsi l’athlète, le joueur de tennis, ne songe qu’à frapper la balle de la manière la plus précise, la plus rapide, la plus forte, et non à faire un beau geste. Et par là, sans qu’il l’ait voulu son geste atteint une valeur esthétique » (CT, 1647-8).
9Exprimer le tropisme passe par le respect de son instabilité, de son mouvement, autre terme clef de la critique sarrautienne, déjà rencontré, et fortement récurrent, aussi dans les romans : « On n’a pas encore découvert ce langage qui pourrait exprimer d’un seul coup ce qu’on perçoit en un clin d’œil : tout un être et ses myriades de petits mouvements surgis dans quelques mots, un rire, un geste » (Pl, 360, 33). Le mouvement doit clone passer de la sensation à son expression, et pour cela donner aux mots, qui cessent ainsi d’être « une forme qui existe déjà »11 un dynamisme qui ne se réalise que dans le texte qui manifeste le tropisme : « Les fluctuations incessantes et rapides d’états en perpétuelle transformation qui donnent, me semble-t-il, à mon écriture toutes ses particularités, ne peuvent être perçues que dans et par le texte. Séparées de lui, elles cessent d’exister ». Il apparaît clairement que Nathalie Sarraute ne pratique pas un style du mot. Le mot en tant que tel est stylistiquement déqualifié, ce n’est pas lui qu’il faut travailler, qui serait le support de l’invention (de la nouveauté), le langage quotidien, le familier ou le trivial, est ici suffisant. Une recherche lexicale trop savante ne pourrait que nuire à l’immédiateté du ressenti. La clarté, des mots, des images, leur banalité même, apparaissent comme une nécessité du rendu : « Il faut que la sensation, le ressenti, passe vite, ait une forme d’impact immédiate, porté par des mots familiers. Il en est de même dans mes romans où des images claires, banales, immédiatement évocatrices doivent faire passer des sensations indéfinissables » (CT, 1709)12. Mais pour éviter la banalité, la nécessaire clarté s’accompagne d’une transfiguration du mot par le texte. Il y a une tension entre la double exigence de lisibilité et de vérité, entre la familiarité des mots et la nouveauté de la chose à dire. C’est le mouvement du texte qui, traversant les mots, en fait la nouveauté et exprime le tropisme. Cela répond du moins à l’expérience du romancier dans Entre la vie et la mort, il s’agit de dynamiser le mot et c’est l’image dynamique qui domine dans la façon dont Nathalie Sarraute le dit. Donner le primat aux mots aboutit à l’échec :
Les mots sont ses souverains […]. Ils forment un bloc uni dont toutes les pierres ciselées s’emboîtent exactement les unes dans les autres […]. Les mots tout lisses, rigides et droits s’élancent, pareils aux colonnes d’acier qui dressent dans l’air limpide les cubes étincelants des gratte-ciel […]. Beau résultat. C’est mort. Pas un souffle de vie (VM, 663-4, 68-70).
10Il faut au contraire retrouver le mouvant :
[…] là quelque chose se soulève… de là sort un courant […] C’est de lui-même peut-être que part un courant qui passe à travers tout ce qu’il touche […] cela bouge, l’entraîne, il est secoué, déporté… C’est une image et puis une autre… ce sont des bribes de conversation, ou bien juste une intonation, un accent qu’un mouvement rapide traverse, qui sont comme parcourus, secoués par une brève convulsion. Il faut capter cela, ce mouvement […] Les images maintenant sont nettes, le mouvement en elles se précise… des mots propulsés au dehors les projettent comme sur un écran… elles sont grossies, déformées, différentes de ce qu’elles étaient, mais semblables en ce qui seul importe : le même courant qui les traverse, traverse aussi chaque mot et le fait vibrer (VM, 666-7, 72-4).
11Ainsi le non-nommé et le langage sont appelés à fusionner, par un effort que Nathalie Sarraute évoque en une image, athlétique et galante, qui n’est pas sans rappeler à la fois la contrainte que le pilote automobile impose à la mécanique, et le topos d’un amour toujours menacé, image de l’instabilité :
Entre ce non-nommé et le langage qui n’est qu’un système de conventions, extrêmement simplifié, un code grossièrement établi pour la commodité de la communication, il faudra qu’une fusion se fasse, pour que, patinant l’un contre l’autre, se confondant et s’étreignant dans une union toujours menacée, ils produisent un texte (CT, 1700)13.
12Le tropisme ne peut se manifester que dans la tension entre la chose et le langage, entre le stable et l’instable, qui sont appelés à coïncider stylistiquement dans une union toujours menacée d’où naît le texte14. Instabilité et mouvement produisent le texte. Cette dernière notion ne peut que nous mener à celle de rythme, Nathalie Sarraute, et maintes fois, nous souffle le mot15, mais d’un rythme qui n’obéisse à aucune mesure (si c’est possible), ni préalable, ni constante, à aucune règle. Ici Nathalie Sarraute se sépare irrémédiablement de Flaubert. Le danger, c’est le fini, le fini stylistique, voire grammatical. On retrouve ici la phrase16, qui n’a sa pertinence que dans l’inachèvement :
Ces mouvements qui, dans Portrait d’un inconnu, se propulsaient encore assez timidement à travers les méandres, les détours et les retours de phrases sinueuses, ces mouvements, dans mes derniers livres, en prenant plus d’assurance, en acquérant plus de liberté, ont produit ces phrases hachées, suspendues, cabrées devant le danger que leur ferait courir le souci de la correction grammaticale et le respect des usages qui les tireraient immanquablement vers la clarté mortelle du déjà connu. À elles aussi pourrait s’appliquer ce mot d’un peintre à propos de ses toiles : « les achever serait les achever » (CT, 1705).
13Nathalie Sarraute exprime ainsi un progrès qu’elle estime avoir fait dans l’art d’écrire, contre le « déjà connu », pour le tropisme : en ce sens la phrase du tropisme s’inscrit bien contre une tradition préalable ; mais suspendant sa phrase cabrée devant la grammaire et les usages, elle en situe l’acte avant tout canon. À l’histoire d’une écriture s’élaborant se superpose la phrase en élaboration, saisie en devenir, avant figement, comme non pas le tropisme, mais image de son mouvement, différente de ce qu’il est, mais semblable en ce qui seul importe, signe de l’instable et du mouvant. La façon dont Nathalie Sarraute, dans « La littérature, aujourd’hui », situe sa technique du côté de l’existence sartrienne, plutôt que d’accepter « la construction d’essences » de la critique barthesienne, qui n’est due qu’à une « appréhension intellectuelle, a posteriori et globale […] comme celle de toute œuvre littéraire », est révélatrice de ce point de vue dynamique. Aux questions de Tel Quel sur sa technique, Nathalie Sarraute répond : « La technique, c’est le mouvement même par lequel la réalité accède à l’existence » (CT, 1661). Et les « mouvements à l’état naissant » que sont les tropismes « sont en constante transformation, en perpétuel devenir. C’est donc à juste titre, me semble-t-il [ajoute Nathalie Sarraute], que Sartre a pu, à leur propos, parler d’existence […]. Mais on doit parler d’existence si le lecteur peut les vivre à partir de leur éclosion, à travers les phases de leur développement et jusqu’à leur aboutissement, sans savoir ni ce qu’ils sont, ni où ils vont » (CT, 1662)17.
Phrases de Nathalie Sarraute
14Ce qui précède invite à présenter trois types de phrases sarrautiennes (jugés à tort ou à raison exemplaires, révélateurs d’une expérience d’écrivain, mais dont je ne prétends évidemment pas qu’ils soient les seuls existant dans l’œuvre) créateurs de rythmes spécifiques, et illustrant chacun à sa manière la notion de « mouvement », soit mouvement de la phrase elle-même dans le premier cas, soit mouvement de la pensée ; le premier, avant même Portrait d’un inconnu, en fait « sinueux », mais très « littéraire » encore, dont la dynamique consiste en un parcours accidenté, mais tendant à sa fin, qui l’apparente à la phrase « à chute », phrase « écrite » (au sens « culturel » du terme) ; puis un second, qui serait la phrase tronquée, à court de mots, phrase « parlée », qui s’arrête où le mot lui manque ; le troisième, et le plus important ici, la phrase « en cours », phrase « en pensée », saisie en formation, qui se cherche (voire cherche ses mots, ce qui la lie au type précédent), selon des degrés divers d’intégration linguistique (lexicale, logique, syntaxique…), et dont l’achèvement, dans les deux sens du terme, serait dans le poli de la surface cher à Flaubert, la grammaticalité minimale résidant dans la lisibilité, intelligibilité minimale nécessaire à la perception du tropisme – degrés d’intégration qui sont comme des âges différents de l’embryon-phrase, « phases de [son] développement ».
La phrase à chute
15Littéraire, calculée dans ses sinuosités, elle est présente essentiellement dans le recueil Tropismes18. Son ressort consiste dans un suspens ménagé, à travers des énumérations, par des coupes et des retards produits par des segments intercalés, entre le sujet et le verbe, ou le verbe et son complément essentiel, la résolution de l’attente produisant l’effet de chute conclusive sur un seul terme. Ce peut être un verbe,
1. Avant qu’il ait eu le temps de se jeter sur eux – avec cet instinct sûr, cet instinct de défense, cette vitalité facile qui faisait leur force inquiétante, ils se retourneraient sur lui et, d’un coup, il ne savait comment, l’assommeraient (Tr, II, 5, 18)19,
16éventuellement clôturant un énoncé binaire en chiasme, recherche rhétorique accusant le caractère « préparé », non spontané, de la transcription du tropisme, lequel semble relever plus ici d’une « sensation » de lecture, que d’une description psychologique des êtres représentés,
2. Ils regardaient longtemps, sans bouger, ils restaient là, offerts, devant les vitrines, ils reportaient toujours à l’intervalle suivant le moment de s’éloigner. Et les petits enfants tranquilles qui leur donnaient la main, fatigués de regarder, distraits, patiemment, auprès d’eux, attendaient (Tr, I, 3, 12).
17La diversité catégorielle des éléments détachés intercalés, participe adjectivé ou adjectif, adverbe, groupe prépositionnel, les deux derniers incidents au verbe final, en une double dissimilation, morphologique et syntaxique (non sans un certain flou – suspensif – sur l’incidence de patiemment, dans la chronologie de la phrase) multiplie l’effet retardataire et sa résolution.
18La cadence se fait aussi sur un nom, dans l’exemple suivant, où la dissimilation produite au cours du déroulement de la phrase par divers types (morphosyntaxiques, énonciatifs) de segments apposés ou intercalés en incidentes, accompagne une chronologie manifeste par les indices explicites d’une successivité (maintenant/et puis maintenant) :
3. Bien qu’elle se tût toujours et se tînt à l’écart, modestement penchée, comptant tout bas un nouveau point, deux mailles à l’endroit, maintenant trois à l’envers et puis maintenant un rang tout à l’endroit, si féminine, si effacée (ne faites pas attention, je suis très bien ainsi, je ne demande rien pour moi), ils sentaient sans cesse, comme en un point sensible de leur chair, sa présence (Tr, XIV, 20, 87).
19Une coordination d’infinitifs (justifiés par un discours intérieur) assure le déroulement temporel, clos par la chute sur le complément d’objet, disjoint :
4. Se taire ; les regarder ; et juste au beau milieu de la maladie de la grand-mère se dresser et, faisant un trou énorme, s’échapper en heurtant les parois déchirées et courir en criant au milieu des maisons qui guettaient accroupies tout au long des rues grises, s’enfuir en enjambant les pieds des concierges qui prenaient le frais assises sur le seuil de leurs portes, courir la bouche tordue, hurlant des mots sans suite, taudis que les concierges lèveraient la tête au-dessus de leur tricot et que leur maris abaisseraient leur journal sur leurs genoux et appuieraient le long de son dos, jusqu’à ce qu’elle tourne le coin de la rue, leur regard (Tr, XXI, 28, 123).
20Autre disjonction, dégageant un infinitif cette fois :
5. Seulement quand il verrait arriver ses parents, il reviendrait à lui, il desserrerait son poing et, un peu rouge, un peu ébouriffée, sa jolie robe un peu froissée, elle oserait enfin, sans craindre de le mécontenter, s’échapper (Tr, XV, 22, 96).
21Sans disjonction du dernier terme, mais par son détachement, précédé d’effet de retardement dans le corps de la phrase, la chute est soulignée par la cadence mineure :
6. Parfois aussi, quand tout allait si bien, quand elle se pelotonnait déjà tout aguichée, sentant qu’on abordait une de ces questions qu’elle aimait tant, quand ou les discutait avec sincérité, gravement, ils s’esquivaient dans une pirouette de clown, le visage distendu par un sourire idiot, horrible (Tr, XIV, 21, 88-89).
22Ou bien l’effet de chute s’assure sans diminution rythmique, mais après une énumération et par une dissimilation de deux suppléments de phrase, ayant même incidence, mais de natures différentes :
7. Évitant les boutiques pleines de jolis objets. Les femmes qui trottinaient alertement, les garçons de café, les étudiants en médecine, les agents, les clercs de notaire, Rimbaud ou Proust, arrachés à la vie et privés de soutien, devaient errer sans but le long des rues ou somnoler, la tête tombant sur la poitrine, dans quelque square poussiéreux (Tr, XII, 19, 77).
23Ce dernier exemple – comme les finales verbales d’ailleurs – rappelle une cadence flaubertienne, chère à Gérard Genette, prise dans Salammbô : Les Celtes regrettaient trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, au fond d’un golfe plein d’îlots20. Cette référence, comme d’ailleurs la mention de Rimbaud et Proust dans la phrase 7, laisse voir à quel point nous sommes ici tributaires d’un héritage culturel.
24On peut faire deux observations sur ces phrases de Tropismes, fermement articulées et structurées, mais contenant aussi le ferment de disjonctions et d’un éclatement possible. D’abord elles sont « littéraires » : préméditées, et fondées sur une cohérence organique qui leur donne leur unité (leur fini) stylistique, répondant à une recherche de l’effet, effet de clôture. Toutes sauf la 3 constituent le dernier segment du morceau auquel elles appartiennent. Cet effet procède d’une conformation rythmique : ce sont toutes des phrases que Ton peut ramener à un schème binaire, dont le second élément aboutit à une chute, d’autant plus manifeste dans l’exemple 2 où Tapodose semble réduite au verbe, mais c’est plutôt d’une homologie rythmique de l’énoncé tout entier que je veux parler, qui constitue une binarité organisatrice de l’ensemble, et s’achève dans la cadence finale, le plus souvent à effet « guillotine », mais pouvant présenter le phénomène d’étalement rythmique, également binaire (cher à Flaubert), de la phrase 7. Ainsi les exemples 1, 3, 6, et 7 se présentent sous la forme d’une protase circonstancielle en qu- ou nominalisant le verbe par -ant, portant sur une forme conjuguée, en apodose, fermée par la chute :
1. Avant qu’ils aient eu le temps de se jeter sur eux […]
ils se retourneraient […] et […] l’assommeraient.
3. Bien qu’elle se tût toujours et se tînt à l’écart […]
ils sentaient sans cesse […] sa présence.
5. Seulement quand il verrait arriver ses parents
il reviendrait à lui […] et […] elle oserait […] s’échapper.
6. Parfois aussi, quand tout allait si bien […] quand […],
quand […], Us s’esquivaient […] horrible.
7. Évitant les boutiques […] les femmes […] les garçons de café […]
Rimbaud ou Proust […] devaient errer […] dans quelque square poussiéreux.
25La mesure binaire est parfois amplifiée : soit par une apodose elle-même binaire (1, 5), soit par une protase énumérative (en triade : 6 ; ou par une suite ouverte : 7). On voit ce que de telles phrases doivent à une tradition de la prose périodique, rythmée, voire oratoire. J’ai déjà mentionné le chiasme de l’exemple 2. La construction de l’exemple 4 est plus complexe, mais se résout en une succession de 7 infinitifs, après lesquels la phrase bascule sur un tandis que lui-même dupliqué (et que), véhiculant une, puis deux formes verbales personnelles, avant la chute.
26Cependant la phrase binaire peut être distendue par des éléments intercalaires, incidentes, constituants détachés, segments potentiellement prédicatifs réduits à l’état de compléments, voire susceptibles de revendiquer une autonomie énonciative, avec éventuellement des parenthèses, constituant autant d’accidents syntaxiques, rythmiques et énonciatifs, intégrés dans la structure unitaire mais laissant pressentir un possible éclatement de l’ensemble. L’impression produite allie la solidité architecturale de la construction périodique à la dynamique vivante d’un mouvement certes chronologiquement orienté vers sa résolution mais, « assez timidement » encore, perturbé par « les méandres, les détours et les retours de phrases sinueuses » et traversé d’événements ou d’accidents qui sont des germes de « liberté » (CT, 1705). Il peut se faire aussi qu’une succession de segments détachés tende à une prédication progressivement libérée, à une vaporisation du lien syntaxique… et qu’une récupération de l’homogénéité syntaxique s’accomplisse sur un pivot coordinatif, rappelant la rection initiale, et, produisant une cadence mineure, fasse percevoir l’unité périodique. C’est le cas dans le passage suivant, encore emprunté au Tropisme XIV :
8. Et elle se repliait doucement – oh ! c’était trop affreux ! – songeait à sa petite chambre, au cher refuge où elle irait bientôt s’agenouiller sur sa descente de lit, dans sa chemise de toile froncée autour du cou, si enfantine, si pure, la petite Thérèse de Lisieux, sainte Catherine, Blandine… et, serrant dans sa main la chaînette d’or de son cou, prierait pour leurs péchés (Tr, XIV, 21, 88).
27Sur sa descente de lit se décrit comme un complément circonstanciel de lieu de s’agenouiller, mais dans sa chemise de toile froncée autour du cou, malgré la préposition locative, comme une caractérisation d’elle agenouillée, sorte de modulation vers l’apposition adjectivale si enfantine, si pure, avant que s’installe une prédication secondaire nominale (qui tend à la prédication autonome, l’article la devant petite Thérèse de Lisieux individualisant le syntagme nominal et empêchant de lui assigner une valeur strictement caractérisante), où par une progressive dérive mentale, elle s’identifie à une imagerie sulpicienne où elle s’oublie et où se dilue la syntaxe… mais la coordination, qui impose une relation d’antécédent à conséquent, nous rappelle à l’ordre, en renouant le fil phrastique : elle irait […]… et […] elle prierait.
28La phrase est ainsi soumise à une double poussée, de cohésion et d’éclatement à la fois. L’expérience stylistique de Nathalie Sarraute pourrait alors se schématiser entre deux pôles : hérité d’une tradition littéraire, un « devenir » de phrase inhérent au mouvement qui la mène à sa résolution, dont l’image parodique, « lisse et serrée », se lit dans certaines phrases « épiques » à comme initial, dans Les Fruits d’or,
9. Comme ces grosses fleurs disséminées avec art qui dressent leurs pétales rigides et épais sur un gazon impeccablement tondu, soyeux et dru, un long et lourd imparfait du subjonctif déploie avec une assurance royale, au milieu de cette page lue au hasard, de cette phrase lisse et serrée, la gaucherie de sa désinence énorme (FO, 539, 30).
29et un « devenir » de phrase, dont le moteur n’est pas en elle-même, mais dû aux mouvements psychiques qui la traversent, la perturbent, la défont ou la font, lui donnent parfois cet air d’oralité à sauts et soubresauts qui tient à l’instabilité de la pensée, et conditionnent son mode d’existence, jusqu’à aboutir au prédicat libéré, isolé, voire toute une suite. Par exemple :
10. Moi Les Fruits d’or, j’ai trouvé ça d’un drôle […] c’est irrésistible… du vrai Chariot. Un style… Une force… Mieux que Chariot. C’est vrai. Un grand comique (FO, 575, 87),
30ou ceci, juste après, où l’importance est moins dans la ponctuation (points, majuscules, alinéa, blanc) que dans la disparition de la préposition (adjectivante) devant un humour, une sorte d’innocence, dans l’absence d’accord entre ce dernier syntagme et l’adjectif clair – l’esprit suit son cours, se perd et se rattrape, se contredit, finit par se figer dans l’antithèse (où l’humour se retourne contre celui qui prétend l’avoir perçu) :
11. Moi aussi, en lisant certains passages j’étouffais, c’était à mourir de rire. D’une drôlerie…
Un humour… Un humour féroce. Macabre. Macabre et candide. Une sorte d’innocence. Clair. Sombre. Perçant. Confiant. Souriant. Humain. Impitoyable. Sec. Moite. Glacé. Brûlant (FO, 576, 88).
31La phrase reproduit ainsi une pensée en mouvement, dont l’histoire, faite de temps successifs, se développe dans la linéarité de l’énoncé. Et si un adjectif détaché pourrait encore se décrire comme prédicat secondaire, apposition,
12. Il est dressé devant nous, tout droit. Stable. Immuable (TA, 1267, 180),
32un groupe nominal isolé, en revanche, ayant perdu, par la nonreprise ici aussi d’une préposition, toute relation syntaxique avec ce qui précède, n’est plus une apposition, mais un prédicat autonome, pensé après :
13. On dirait qu’il est fait d’une seule substance tant elle a d’unité, de cohésion. Un énorme bloc d’un seul tenant (TA, 1267, 180).
33La disparition du « syntaxème » de rection, morphologiquement marqué ou non, est un des traits de ce style, même dans les énoncés les plus construits. Que l’on songe aux fameuses carottes râpées, où naît un cactus :
14. Un jour il a eu le malheur, dans un moment de laisser-aller, un moment où il se sentait détendu, content, de lui lancer cela négligemment, cette confidence, cette révélation, et telle une graine tombée sur une terre fertile cela a germé et cela pousse maintenant : quelque chose d’énorme, une énorme plante grasse au feuillage luisant : vous aimez les carottes râpées, Alain (Pl, 408, 98).
34Parler ici d’apposition (à cela ? à cela pousse plutôt, construction comparable à la phrase souvent citée d’Aragon : Il pleuvait toujours, une pluie fine) ne rend pas la construction moins lâche. Grammaticaliser la relation par un comme ou un c’est devant quelque chose d’énorme rendrait l’énoncé plus logique, mais risquerait d’organiser le phénomène psychologique au lieu de le représenter.
35L’« accident » le plus fréquent cependant, tant syntaxique que mental, c’est le manque, la phrase « tourne court ». C’est le deuxième type, tout opposé au premier. Loin d’être préméditée, écrite, la phrase, parlée, spontanée, s’arrête où le mot manque, qui est pourtant essentiel, syntaxiquement, mais l’esprit ne suit pas.
La phrase tronquée
36Le théâtre illustre cette difficulté de dire. Elle se rencontre essentiellement dans des contextes d’oralité marquée, par exemple dans Tu ne t’aimes pas (c’est le complément essentiel du verbe qui manque, voire l’actant premier postposé) :
15. — Nous voyons s’effondrer… il va falloir les enterrer… des époques… des civilisations.
16. — Comment se fait-il qu’elle ne nous ait encore jamais repoussés, tenus à distance ? — C’est que nous avons dû… mais par quoi ? comment ? compenser… racheter… (TA, 1259, 168).
17. — […] Mais de quoi ? qu’y a-t-il donc là, dans ce que nous lui avons rapporté […] ça paraissait si anodin…
— Oui, à nous… Mais elle y a vu… il y a là quelque chose… qu’est-ce que ça peut bien être ? quelque chose de laid, de répugnant… (TA, 1257-8, 166)
18. — Nous avons eu l’audace de l’inspecter et de prendre entre nos mains, d’apprécier en connaisseurs… ce sont des pièces d’une bien belle qualité que vous possédez là, on doit vous en féliciter… (TA, 1254, 161).
19. — Lu lui s’élaborent…
— Il les sécrète… des pensées à sa mesure, de grandes pensées qui s’élèvent très haut, vont se perdre au loin… (TA, 1268, 180).
37Si, pour les exemples 15 et 16 on peut encore parler de disjonction (Nous voyons s’effondrer des époques ; nous avons dû compenser), en revanche, la reprise de quelque chose accompagnant le renoncement au verbe voir et à son sujet personnel en 17, le cas similaire de redémarrage syntaxique à nouveaux frais par le présentatif en 18, la modalité interrogative des segments intercalés en 16 et 17, représentent et expriment l’activité psychique produisant la phrase en cours d’élaboration, selon un temps opératoire qui s’inscrit dans le déroulement linéaire de l’énoncé, le segment initial s’énonçant avant d’être achevé dans l’esprit. Le principe de la rection syntaxique est virtuellement présent, impliqué dans la valence des verbes en cause : mais c’est le mot juste qui manque, qui n’est pas d’abord formé dans l’esprit, dont l’obtention au besoin remettra en question l’attaque de phrase. C’est d’une certaine façon le contraire du phénomène observé dans les exemples 13 et 14, où l’énoncé du mot préexiste au principe syntaxique. C’est moins de la disparition d’un outil de subordination dont il faudrait alors parler, que de son absence dans un état de l’in fieri phrastique où le syntaxème n’est pas encore intégré, l’évidence du mot, de l’image l’ayant précédé ; d’où le détachement, signe d’inachèvement mental, et grammatical. Mais c’est un phénomène stylistique analogue : la phrase en devenir est saisie en cours d’élaboration. Et l’axe linéaire chronologique l’emporte dans la production de l’énoncé sur la hiérarchisation et l’organisation logique de ses constituants. Dans les exemples 15 et 19, la fonction d’actant second est d’abord21 saturée par un pronom, ersatz mis pour le nom qu’il faudrait, accusant la disjonction dans l’acte de pensée du syntaxique et du sémantique, dissocier dans le temps opératoire de la phrase22.
La phrase en devenir
38Ce que la tradition grammaticale a pris coutume d’appeler dislocation n’apparaît plus alors comme une figure de soulignement ou d’insistance par la cassure imposée à une phrase « canonique », mais comme la saisie d’un état phrastique où la structure logique (sujet-prédicat) ou pragmatique (thème-propos) est acquise, mais non encore fondue dans l’état morphosyntaxique achevé qui (‘unifierait. L’un des lecteurs des Fruits d’or en est l’illustration manifeste. En une même page, et successivement, à la suite d’une « sensation » morale incontrôlée, irrépressible, il pense son amour des Fruits d’or, puis y pieuse pour le dire de façon plus policée :
20. Moi, les Fruits d’or, j’aime ça… je ne peux pas le contenir, la poussée est trop forte, déjà le jet brûlant monte jusqu’à mon visage, dans un instant il va jaillir, les asperger, les inonder – un geyser qui nous fera rouler les uns sur les autres, perdant la face, nos mèches dégoulinantes pendant en désordre sur nos visages, nos vêtements trempés collant à notre peau.
J’aime Les Fruits d’or, je vais dire cela, et le premier instant de désarroi passé, ils vont se relever, réparer le désordre de leur tenue, arranger comme il faut leur coiffure, tapoter et faire bouffer avec des gestes un peu dégoûtés leurs vêtements, tout redeviendra propre et net, ce sera pour tous – et même pour moi – un soulagement : ils vont se regrouper, et moi, je serai expulsé, tenu à l’écart, à ma place, moi l’étranger, le paria (FO, 604-5, 133).
39On note les deux états successifs de la même phrase, quand elle s’impose à la pensée, puis quand elle s’apprête pour se dire en un énoncé propre et net :
Moi, Les Fruits d’or, j’aime ça
J’aime Les Fruits d’or
40La phrase-émotion jaillit, la phrase que l’on va dire, préparée, remplace le produit encore brut par un produit fini, socialisable, socialisé, honnête (du moins dans sa forme : reste l’interdit social sur le fait). La métaphorisation (contrepoint parodique) concrète la sauvagerie du tropisme et de ses effets, hyperbolise le désarroi provoqué et le retour à l’ordre, la reconquête des bienséances, pour l’énoncé sinon pour l’énonciateur. La phrase sociale elle aussi s’est « regroupée », au point de faire disparaître même la structure thématique qui énonçait d’abord le support, puis l’apport. Elle ne représente plus le mouvement de pensée. Elle est achevée. Certes, on ne peut confondre le premier énoncé (Moi, Les Fruits d’or, j’aime ça) avec le tropisme proprement dit, qui est bien en deçà de la parole, et que traduit-trahit peut-être, quelques lignes avant, Mais moi, ça me brûle, ça m’incommode (FO, 604, 132). Ledit premier énoncé est cependant un reflet beaucoup moins pâle du phénomène mental qui s’impose au locuteur et va le faire parler que le second, qui énonce le fait après avoir neutralisé toute marque de syntaxe affective, et n’a plus rien en lui ni de la « sensation » d’origine ni du mouvement de pensée qui l’a produit. L’écriture du tropisme se fait ici emphatiquement de la sensation au dit, en une triple saisie de trois moments discrets, du ça à la « phrase », qui aboutissent à la forme de sa manifestation sociale,
Mais moi, ça me brûle, ça m’incommode
Moi, Les Fruits d’or, j’aime ça
J’aime Les Fruits d’or
41La reprise corrective présente un phénomène analogue en remplaçant un énoncé non verbal, relevant d’un discours intérieur, par une phrase verbale, achevée, qui présente une négation complète, et substitue à l’adverbe situationnel là un pronom démonstratif intégrant le trait humain :
21. Non, pas là, pas avec celui-ci, pas avec tous ces vieux enfants aux visages extatiques penchés vers la terre, levés vers le ciel, cueillant du mouron, tendant leurs filets à papillons… non, pas avec eux… pas avec ceux qui cherchent, fouinent, s’emparent, rapportent chez eux, sélectionnent, classent, préservent, conservent, amassent sans fin, gardent jalousement en leur possession, à leur disposition, pour jouir tout seuls, pour exhiber fièrement… non, il n’est pas de ceux-là… au contraire (VE, 744-5, 22-3).
42En fait cet énoncé décrit le chemin qui mène du rudimentaire pas là au registre littéraire de non, il n’est pas de ceux-là (du refus viscéral au dédain socialisé), selon un parcours qui va de pas là à pas avec celui-ci, pas avec tous ces vieux enfants, non, pas avec eux, pas avec ceux qui, non, il n’est pas de ceux-là, où se trouve enfin la préposition juste, celle qui sépare, de, à la place de celle qui prétendait unir, avec. La phrase fait ici l’histoire du mouvement qui mène à l’énoncé achevé. Elle se représente elle-même en cours d’élaboration.
43Un des traits de ce style est aussi de représenter la phrase advenant dans le suivi de la chaîne écrite par un gain de catégories linguistiques qui la font passer d’un état préverbal ou présyntaxique fait de prédicats « flottants « à un état syntaxique susceptible d’intégrer ces derniers à une structure textuelle ou phrastique englobante. Après sentir, on accède à dire. Une image symbolique, et programmatique, en pourrait être l’exemple suivant :
22. § Admirable. Il faut dire cela (FO, 540, 32)23.
44Le phénomène sera ici l’inverse de celui qu’on a perçu dans les exemples 10 à 14. L’énoncé canonique n’est pas remis en cause par l’irruption du tropisme. Au contraire, l’axe syntagmatique voit naître et se développer la phrase par la « récupération » d’énoncés nominaux d’abord autonomes, puis inscrits dans une structure englobante. La suite textuelle représente alors le processus de verbalisation tendant à sa réalisation, le passage d’un indicible absent à une communication verbale organisée. La récupération se fait de trois façons, par la simple succession, par une anaphore (intégration sémantique, c’est le cas de l’exemple 21), par la syntaxisation, l’énoncé subséquent proposant un support d’incidence à ce qui précède. Mais d’abord l’unité n’est pas faite. On passe du nom au verbe :
23. § Et soudain ce miracle. Cette petite chose d’aspect modeste et anodin. Pucelle dans sa robe de bergère. D’un seul coup, toutes les forces du mal sont balayées. L’ordre règne enfin. Nous sommes délivrés […] (FO, 541, 34),
45du nom à l’adjectif, et de l’adjectif au verbe, avec accompagnement d’une thématisation par le pronom :
24. § Le roi Lear. Le père Goriot. Sa tendresse timide. Sa pudeur. Seul, vieux, abandonné, inconnu, exclu, rejeté par elle, sa fille chérie, sou unique enfant… Mais elle l’aime, il le sait bien (Pl, 413, 104).
46L’adjectif d’ailleurs glisse au participe accompagné d’un complément (abandonné, exclu, rejeté par elle), modulation vers le verbe. Cette progression de l’intemporel vers le temporel donne le modèle de nombreux exemples, le participe passé, puis (ou) présent menant au verbe conjugué et à la phrase actualisée :
25. § Etranges presciences réalisées… Instants de bonheur… à six ans, sept ans déjà, couchée dans l’herbe au bord du ruisseau, regardant les feuilles des peupliers entourer le ciel de leurs contours tremblants… Était-ce possible ? Moi ? De moi ? Il a dit cela… (FO, 542, 36).
26. § Hérault, héraut, héros, aire, haut, erre haut, R.O., rythmé24 sur le bruit du train roulant à travers les plates plaines blanches. Les images surgissent l’une après l’autre, tirées de sa collection… (VM, 632, 22).
27. § Tous trois ensemble bringuebalés, chacun un bras levé, la main serrant la poignée de cuir, la ronde et lisse barre de métal, s’appuyant légèrement les uns aux autres, riant quand un cahot plus fort les fait se cogner, se souriant avec un air de solidarité tendre… Une tiédeur, une confortable, une rassurante, assoupissante chaleur émise par chacun de l’un à l’autre se répand… (VM, 647, 45)25.
28. § Errant seul de nouveau dans ces étendues sans fin où il lui semble que personne avant lui n’a été tenté de s’aventurer… Aucune trace nulle part. Aucun jalon ici ni point de repère qui permette de conserver le sens des proportions. La plus inoffensive bestiole alerte toute l’attention, paraît aussi effrayante qu’un tigre… Tâtonnant, cherchant, mais quoi ? Il n’en sait trop rien (VM, 666, 72)26.
29. § Cahoté près d’elle dans l’autobus, se balançant, les jarrets tendus, cherchant l’équilibre, se cramponnant, détachant difficilement les tickets et les tendant au contrôleur morose enfermé dans sa cage de verre, grommelant… tout à fait comme son père autrefois, il le retrouve… il avait honte quand il était enfant chaque fois que son père manifestait en public son mécontentement, prenait tout le monde à témoin et que tous autour de lui détournaient les peux, gardaient le silence… mais il ne peut pas se retenir, il fulmine… (VM, 707, 134).
47Comme Mais dans l’exemple 23 coordonnait le non-verbal au verbal, et achève d’une clausule conjuguée une phrase fondée sur une suite de participes (interrompue un instant par une parenthèse dialoguée), intègre la catégorie du temps, la phrase s’actualise au moment même où se dit l’émergence de la parole :
30. § Réunis par leur goût commun pour ce cadre modeste, mais vivant, mais très doux, pour ce menu simple mais de qualité excellente, laissant cette union se corser par de légères différences… Non ça, moi, je n’aime pas tellement… Non ce n’est pas que je n’aime pas ça, mais en ce moment… et puis dépliant leur serviette, se rejetant en arrière pour mieux se voir… et aussitôt le flot de paroles jaillit (UP, 927, 22-3).
48L’anaphore, présente dans l’exemple 24, est un moyen sémantique de lier l’énoncé en représentant un prédicat isolé dans la phrase verbale qui suit. Dans ce cas le rythme est inverse de ce qui précède : un segment nominal bref, sans article, que développe ensuite en le commentant la phrase verbale, amplifiante :
31. § Images familières de la patrie retrouvée… D’elles la tendresse irradie, d’elles coule la sécurité… Vers elles le voyageur revenu de contrées barbares, le prisonnier rentré de captivité se penche… (FO, 531, 18).
32. § Ah sacré bouquin… On peut l’examiner, le découper en tous sens, en horizontale, en verticale, eu transversale, eu diagonale, on peut le prendre par tous les bouts, poser sur lui n’importe quelle grille… (FO, 575, 87).
49L’anaphore se fait éventuellement par synonymie avec un contexte antérieur inauguré par une image, transposition d’un tropisme au seuil de la conscience :
33. § Inquiétants clapotis… On s’enfonce… C’est vers ces terres spongieuses qu’il s’était élancé, c’est elles qu’il avait voulu défricher, la hache, la torche à la main… (FO, 595, 118).
50Alors que dans l’exemple 30 aucun support grammatical explicite n’existait pour réunis, dans l’exemple suivant l’accord des adjectifs pourtant isolés soude la relation anaphorique. L’énoncé présente ainsi une tension entre indépendance et subordination. La double tendance à la cohésion et à l’éclatement constatée plus haut se retrouve ici. La relation est beaucoup plus complexe, où le sémantique est en appel du syntaxique. En 30, cet appel n’obtenait pas de réponse explicite. Ici, l’énoncé verbal second dans la chronologie textuelle peut être dans un deuxième temps perçu comme hiérarchiquement dominant, tendant à récupérer et s’incorporer des prédicats antérieurs autonomes en leur proposant un support syntaxique possible. C’est l’ambiguïté syntaxique inhérente à ce qui pourrait se lire comme une apposition adjectivale antéposée : prédicats libres, ou prédicats secondaires ? La chose se complique dans l’exemple suivant du fait que le premier adjectif est une reprise, séparée par un blanc, de l’attribut de la phrase qui précède :
34. […] Ils sont gais.
§ Gais. Jeunes. Insouciants. Un rien les fait rire (VE, 746, 26).
51Apparemment, on est loin du tropisme, les rires, la gaieté sont constitués dans l’esprit du personnage27, mais le passage illustre cependant le processus de production de la phrase, lié à un phénomène psychique implicite que traduit le détachement (la liberté) des adjectifs. Ceux-ci s’insèrent comme un substrat mental entre l’expression d’une cause (Ils sont gais) et de sa conséquence (Un rien les fait rire), deux phrases canoniques verbalisant le contenu de conscience (dont on sait qu’il est douteux, mal établi, instable, douloureux dans le roman, et problématique ; trop schématiquement, sont-ils gais, sont-ils méchants ?). Du point de vue rythmique cependant, je préfère considérer ces adjectifs moins comme une suite que comme un début dans le devenir de phrase, comme une attaque de paragraphe, symétrique du paragraphe qui précède, lui-même phrase « en progrès ». Dans cette partie, tous mes exemples illustrent des attaques de paragraphe, lieu de la mise en œuvre phrastique du tropisme. La formule rythmique (au sens d’un rythme mental concevant la phrase dans son devenir, plutôt que d’un rythme mesure, ordonnant des accents réguliers par exemple – il s’agit bien d’une forme pourtant, mais inhérente au mode de pensée) participe à la formulation du tropisme :
34 bis. § Leurs rires si clairs, limpides… eaux vives, sources, ruisselets à travers les prairies fleuri… leurs rires qu’il est en train de souiller, d’embourber en déversant en eux… où a-t-il été chercher tout ça ? […] lissant gais.
§ Gais. Jeunes. Insouciants. Un rien les fait rire.
52Le principe syntaxique n’est pas constitué ici, où accord et pronom appartiennent au principe sémantique : anaphore et coréférence. Mais la syntaxisation de la relation est en marche. Voici un exemple similaire, dans Entre la vie et la mort :
35. § Le voici délivré. Seul. Indépendant. Parfaitement détaché. Fier. Comme eux disponible… Il flâne avec eux, déambule, s’arrête ici et là, observe, intéressé, légèrement excité… (VM, 680, 94).
53Il s’en faut d’un rien pour que le fait « grammatical » apposition soit constitué (d’ailleurs dans sa difficulté même). Reprenant la progression participe passé/participe présent/verbe conjugué envisagée plus haut (voir les exemples 24 à 30), je trouve :
36. § Collés l’un à l’autre, ne faisant qu’un seul corps connue le cheval de course et son jockey, ils s’élèvent, ils planent… (FO, 586, 103).
54Question de rythme, rythme mental qui aboutit presque dans ce cas à une stylisation matérielle de surface identique, avec même cadence : dans la même page 586, le paragraphe suivant commence de la même façon :
37. § Maintenant redressés, tous leurs muscles relâchés, se balançant nonchalamment, de-ci de-là ils se promènent, ils flânent… (FO, 586, 104).
55On pourrait même citer, au bas de la même page :
38. § Encore étourdi, flageolant, tout meurtri, il se relève, il court… (FO, 586, 104).
56La seule différence avec les exemples 24 à 30, outre la ponctuation (qui accompagne la construction, plutôt qu’elle ne la constitue), c’est la présence d’un support pronominal auquel les formes adjectivales antéposées sont censées se rapporter sans rupture de la chaîne syntaxique. Pas d’anacoluthe ici, pas de rupture de la construction initiale. La seule différence avec les exemples 34 et 35, c’est le remplacement du point par une virgule28. Admettons que la disjonction mentale est moins nette. La progression du non-verbal au verbal n’en existe pas moins, dans la linéarité de la phrase et la mise en œuvre du temps qu’elle implique. L’« apposition » garde son ambiguïté grammaticale : relation syntaxique, relation logique ? L’existence de cas où l’adjectif détaché porte une marque de pluriel sans la présence matérielle d’un support nominal au pluriel laisse penser que l’accord est d’ordre plus sémantique que syntaxique (resterait alors à dire la fonction du terme apposé). Il n’en reste pas moins que la sémiologie de l’accord nous entraîne en l’occurrence dans le sens d’une grammaticalisation de l’énoncé et d’une hiérarchisation des termes, grammaticalisation dont porte témoignage d’une autre façon la fin de l’exemple 25, reprise ici pour elle-même :
39. […] Était-ce possible ? Moi ? De moi ? Il a dit cela… (FO, 542, 36),
57grammaticalisation qui soumet le cri du cœur (Moi ?) à la rection du verbe dire : De moi il a dit cela, mais en laissant à De moi, sinon son indépendance syntaxique, sa liberté phrastique, en lui conservant la modalité interrogative. La phrase se construit dans le mouvement même de son énonciation.
58Vouloir dire le tropisme, c’est se donner les moyens de représenter l’indicible, pour cela se méfier du « langage partout installé, solidement établi » (CT, 1704), respecter la sensation, sa spontanéité, refuser la phrase toute faite. « Pour que le langage se moule sur la sensation, s’adapte à elle, lui donne vie, encore faut-il que cette sensation soit une sensation vivante et non une sensation morte. C’est-à-dire : il faut que ce soit une sensation nouvelle, directe, spontanée, immédiate, et non déjà cent fois exprimée » (CT, 1686). Mais la déconstruction constatée au début ne serait pas tenable si elle devait perdurer. L’esprit en butte aux perturbations du tropisme, l’écrivain attentif à le saisir, en même temps ne peuvent pas ne pas produire du sens, et l’écriture construire des phrases. « Car – il faut bien s’y résigner – le langage et la signification sont inséparables. Ils ne font qu’un » (CT, 1685). Et s’il s’agit non d’« informer », mais de « faire éprouver au lecteur un certain ordre de sensations », si « les significations auxquelles le langage renvoie n’ont de valeur que dans la mesure où elles sont la source de sensations, où elles constituent le terreau sur lequel les sensations s’épanouissent » (CT, 1685), en fait, dans l’écriture comme dans la lecture, point de vue où se place ici Nathalie Sarraute (« faire éprouver au lecteur »), sens et tropisme sont indissociables, et doivent composer malgré tout, comme le montrait l’exemple 8. Il faut que l’indicible soit lisible. Le tropisme, cet en-deçà du langage, a pourtant du sens, mais le sens ne peut paraître qu’à travers le langage, qui a sa propre dynamique. Et si l’on reprenait les phrases 10 et 11, on verrait qu’après avoir perdu les marques de la subordination, elles récupèrent l’énoncé disloqué par l’anaphore et une construction « régulière », verbale, le texte avançant constamment selon la double postulation de l’éclatement et du principe de cohérence qui habite toute phrase, ce qui lui donne son apparence souvent chaotique29 :
10 bis. Moi Les Fruits d’or, j’ai trouvé ça d’un drôle […] mais c’est irrésistible… du vrai Chariot. Un style… Une force… Mieux que Chariot. C’est vrai. Un grand comique. Personne n’a vu ça. Qui a pensé à le dire ? Comique et tragique à la fois. C’est le propre de toutes les grandes œuvres (FO, 575, 87).
11 bis. Moi aussi, en lisant certains passages j’étouffais, c’était à mourir de rire. D’une drôlerie…
Un humour… Un humour féroce. Macabre. Macabre et candide. Une sorte d’innocence. Clair. Sombre. Perçant. Confiant. Souriant. Humain. Impitoyable. Sec. Moite. Glacé. Brûlant. Il me transporte dans un monde irréel. C’est le domaine du rêve. C’est le monde le plus réel qui soit. Les Fruits d’or, c’est tout cela (FO, 576, 88).
59Un langage immédiat serait sans doute l’idéal, pour transcrire la « sensation nouvelle, directe, spontanée, immédiate ». Mais il ne se peut qu’il n’y ait des phrases. Alors, c’est dans la naissance de la phrase, et son devenir, que l’on a le plus de chance de percevoir la vie et le devenir du tropisme, pour reprendre le mot employé par Nathalie Sarraute elle-même. Confrontée à l’immédiateté instable et spontanée du tropisme, la phrase est tension : entre le dire et l’ineffable, entre la sensation, évanescente et directe, et la langue, rationnelle et organisatrice. La phrase du tropisme affiche le processus mental d’une élaboration tendue dans son vouloir-dire.
60Sans doute n’y a-t-il pas homologie entre le devenir du tropisme et le devenir de la phrase. Dire le tropisme n’est pas le créer en lui donnant une forme, puisqu’il lui préexiste, et il n’est pas consubstantiel à cette forme, puisqu’il est indicible. Mais c’est lui donner la forme qui le rendra lisible, et ainsi lui deviendra consubstantielle, comme un équivalent qui la fait vivre : « Il s’agit d’entrer […] avec cette réalité encore inconnue, dans un contact d’où jailliront des sensations neuves dont la forme donnera l’équivalent. Ce n’est que par cette forme que la sensation dégagée par la réalité, que la vision prendra vie. Elle sera rendue par la forme, elle se fondra avec la forme, elle sera cette forme » (CT, 1675). Nathalie Sarraute se trouve ici placée entre deux conceptions de la création littéraire. Pour la première, la « chose » et sa conception précèdent la rédaction : bien sentir, bien penser et bien dire. Et l’indicible n’existe pas, il n’y a que de mauvais écrivains. C’est du moins l’opinion de Théophile Gautier, rapportée par Baudelaire : « Tout homme qu’une idée, si subtile et si imprévue qu’on la suppose, prend en défaut, n’est pas un écrivain. L’inexprimable n’existe pas »30. À l’opposé, une certaine modernité dénoncée par Nathalie Sarraute31 affirme que tout est dans la forme ; ainsi Robbe-Grillet : « Avant l’œuvre, il n’y a rien, pas de certitude, pas de thèse, pas de message. Croire que le romancier a “quelque chose à dire” et qu’il cherche ensuite comment le dire, représente le plus grave des contresens. Car c’est précisément ce “comment”, cette manière de dire, qui constitue son projet d’écrivain, projet obscur entre tous et qui sera plus tard le contenu douteux de son livre »32. Nathalie Sarraute représente une troisième conception. Il n’y a pas que l’écrivain, le romancier, il y a aussi « le lecteur, sans lequel il n’y a pas de littérature » (CT, 1673). Il s’agit de « faire éprouver au lecteur » le tropisme. Si Nathalie Sarraute dit que les significations du langage sont « à la source de sensations », c’est des sensations du lecteur qu’il s’agit, non de la nature du tropisme, et si ces significations sont « le terreau sur lequel les sensations s’épanouissent », c’est qu’elles sont le moyen d’épanouir le tropisme comme sensation dans l’esprit du lecteur. Le texte ne crée pas le tropisme dans sa nature, il le crée dans l’esprit du lecteur. En définitive, le tropisme ne prend vie que dans la lecture, dans le temps de lecture de la phrase en devenir, lieu de la lisibilité. Indicible, mais trouvant son équivalent dans le mouvement de la phrase, et les significations qu’elle émeut, il n’est que dans et par la communication poétique.
Notes de bas de page
1 « L’art ne restitue pas le visible, il rend visible », mot de Paul Klee, cité dans « La littérature, aujourd’hui » (CT, 1657). Nathalie Sarraute ajoute : « Pour moi, la poésie dans une œuvre, c’est ce qui fait apparaître l’invisible » (CT, 1662).
2 « “Dans l’usage courant, écrit Jacques Monod, ce processus est entièrement masqué par la parole qui le suit immédiatement et semble se confondre avec la pensée elle-même. Mais on sait que de nombreuses observations objectives prouvent que chez l’homme les fonctions cognitives, même complexes ne sont pas immédiatement liées à la parole ou à tout autre moyen d’expression symbolique” » (CT, 1699-1700).
3 Au sens mallarméen. Le romancier ne peut écrire « La marquise sortit à cinq heures », « langage le plus banal, le plus plat », qui « se contente d’être un instrument d’information », mais à la prose du roman « aussi s’applique la distinction que fait Mallarmé pour la poésie, entre langage brut et langage essentiel. Le langage du roman est, doit s’efforcer d’être un langage essentiel » (CT, 1684). Voir la note de l’édition Tadié qui renvoie à Crise de vers. Cela dit, peut-être faudrait-il faire quelque nuance entre Mallarmé et Nathalie Sarraute : le langage est essentiel pour Mallarmé en accédant à sa dimension poétique même (même naturellement s’il y a un « contenu », si le poète a quelque chose à dire, ce qui est le cas pour Mallarmé), il est poétique pour Nathalie Sarraute en trouvant la nouvelle expression adéquate à la nouveauté de son objet. Le poète affiche sa « poéticité » comme objet de l’expression, la romancière comme propriété de l’expression. Même nécessité, autre objet.
4 Nathalie Sarraute commente le neuvième Tropisme. Mais voir aussi Le Silence (Si, 1382) : « F. 3 : Il est très timide, c’est tout. H. 1, avidement : […] Voilà. C’est de la timidité. On va dire ça. Il faut le répéter. Il est timide. C’est merveilleux, comme ça rassure. Quels calmants, ces mots si précis, ces définitions. On cherche, on se débat, on s’agite, et tout à coup tout rentre dans l’ordre […]. C’était de la timidité ».
5 Point de vue et accent bergsoniens : « Ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant, et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui en est cause, à travers le mot qui la traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. Ainsi, quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience […].Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s’exprimer par des mots précis ; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité » (Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 1961, p. 98).
6 Création poétique par laquelle le texte s’écrit à la recherche du mot juste. On pense à l’autre « nouveau romancier » Claude Simon, on pense aussi à Gide (expérience existentielle analogue, et quête de l’expression), mais celui-ci cherche moins le mot, que la source de sa sensation, et la nomme : « Ce qui fit ma joie ce jour-là, c’est quelque chose comme l’amour – et ce n’est pas l’amour – ou du moins pas celui dont parlent et que cherchent les hommes. – Et ce n’est pas non plus le sentiment de la beauté. Il ne venait pas d’une femme ; il ne venait pas non plus de ma pensée. Ecrirai-je, et me comprendras-tu si je dis que ce n’était là que la simple exaltation de la LUMIÈRE ? » (André Gide, Les Nourritures terrestres, Le Livre de poche, pp. 52-3). Le mot onde (comme ruissellement de lumière) apparaît juste après dans le texte.
7 Et n’est en somme la forme adéquate que de l’inauthentique, ce en quoi Madame Bovary est un roman d’une puissance confondante. Mais c’est l’exception de ce seul roman qui « par son style clinquant et lisse, aux retombées trop harmonieuses, […] a réussi à créer l’univers en trompe-l’œil, tout entier composé de visions et de sentiments conventionnels, qui est celui d’Emma Bovary » (CT, 1659-60).
8 Sensation « morale »… Révélatrice à ce propos la façon dont Nathalie Sarraute parlant de Paludes emploie dans le même contexte l’adjectif intellectuel et le substantif sensations, repris une ligne plus bas par l’anaphore ces tropismes (je souligne) : « L’œuvre de Gide qui est un vrai nouveau roman, c’est Paludes, il est d’ordre intellectuel, construit sur rien, les sensations en sont extrêmement vives ; j’ai beaucoup admiré ce roman, je n’y pensais pas cependant quand j’écrivais. La forme de Gide est d’une élégance extrême ; chez moi, ces tropismes sont décrits en un langage vulgaire, parlé » (Entretien avec Grant Kaiser, Roman 20-50, no 4, décembre 1987, p. 122 ; cité dans l’édition Tadié, note 2, p. 2074). Voir aussi la traduction que Nathalie Sarraute donne elle-même d’un passage de Dostoïevski, où des sensations passent dans la tête : « On sait que des raisonnements entiers passent parfois dans nos têtes instantanément sous forme de sensations qui ne sont pas traduites en langage humain et d’autant moins en langage littéraire » (CT, 1652, je souligne). Cf. la note 2 de ladite page dans l’édition Tadié.
9 Cette valeur-travail n’est pas sans rappeler celle que Roland Barthes définissait en Flaubert, même si le résultat – l’en-soi d’un beau style – n’est pas le but de Nathalie Sarraute.
10 La coordination de structure et de style ne doit pas amener ici à les confondre, comme il apparaît à la page 1678 de l’édition de la Pléiade ; la structure d’ensemble ne fait pas seule l’intérêt du livre : « Si chaque page, si chaque phrase n’est pas gonflée de sensations nouvelles, nous arrêtons la lecture, nous abandonnons le livre ».
11 Nathalie Sarraute, Conversations avec Claude Régy, La Sept-INA, 1989.
12 La « critique » porte sur le théâtre, mais « il en est de même » dans les romans.
13 Nouveau roman : hier, aujourd’hui. Tome II : Pratiques, UGE, coll. « 10/18 », 1972, p. 33.
14 Il y a là une définition du style, figure de tension entre les mots et les choses, extemporanée et fugitive, et doublement menacée par l’évanouissement ou le figement en convention (« Des mouvements à l’état naissant, qui ne peuvent pas encore être nommés, qui n’ont pas encore accédé à la conscience où ils se figeront en lieux communs, forment la substance de tous mes livres », CT, 1662, je souligne), mais universellement perceptible comme art. Il y faut évidemment la rencontre du texte avec un lecteur. Ainsi, par exemple : « C’est ce souci d’efficacité qui a donné, dans le passé, aux grands explorateurs de la réalité invisible le vrai grand style, précis, percutant, direct, le plus court chemin, le mouvement le plus efficace, pour amener au jour cette réalité inconnue qu’ils s’efforçaient de recréer […]. C’est l’effort réussi, le dynamisme, le courage, la puissance d’attaque des grands romanciers du passé qui assure la survie de leurs œuvres. Car même lorsque la réalité nouvelle qu’ils ont révélée est devenue une réalité banale, leurs œuvres, les formes qu’ils ont créées, ont conservé la vigueur, la précision, la puissance musculaire du style, la rigueur de la construction qu’a exigé l’effort accompli pour révéler, pour recréer une réalité inconnue […]. Cette vigueur, cette efficacité assurent sa survie quelles que soient les dégradations qu’ont pu lui faire subir par la suite ses admirateurs maladroits ou ses commentateurs. La vie qu’elle contient éclate devant le regard qu’un lecteur sensible pose sur elle, se sent au premier contact » (CT, 1648).
15 Voir la note 2. Une étude des rythmes dans Nathalie Sarraute excéderait les limites de ce travail. Mais elle reste à faire. Images et rythmes sont deux pierres de touche du style de Nathalie Sarraute, comme ligures de l’indicible.
16 Je n’ignore pas la difficulté qu’il y a à passer de la notion de texte à celle de phrase, difficulté qui ne serait insurmontable que si l’on ne voulait entendre par phrase qu’un objet fini, isolable et analysable comme tel, et non l’acte de dire ce que l’on a à dire, saisi dans un mouvement d’« accomplissement » plutôt que dans son résultat. On rappelle Benveniste : « La phrase, création indéfinie, variété sans limite, est la vie même du langage en action » (Problèmes de linguistique générale, « Les niveaux de l’analyse linguistique », NRF, Gallimard, 1966, p. 129). Il est vrai que sous la plume de Nathalie Sarraute, les mots mot et texte sont d’emploi plus courant que phrase, lequel réfère surtout soit au fini stylistique qu’elle récuse, soit, comme dans le passage de la page 1705, à sa relation à la correction grammaticale ; comme si la phrase, discernable seulement dans sa différence, soit sa qualité « esthétique », soit sa relation à la grammaticalité, n’était qu’une entité commode pour désigner l’acte par lequel on passe du mot au texte. Voir à ce sujet les 16 occurrences de phrase/phrases dans le corpus sarrautien saisi dans Frantext (L’Ère du soupçon, Le Planétarium, Pour un oui ou pour un non, Enfance) – contre les 254 de mot/mots. L’image du courant qui apparaît dans l’esprit du romancier de Entre la vie et la mort doit aussi nous mettre en garde contre toute limite matérielle instituée en ce qui concerne la phrase, qui prétendrait la limiter, donc la définir, comme un objet en soi, clos sur lui-même, achevé.
17 Si aucune essence ne préexiste à l’existence de la phrase, celle-ci est bien une réalité stylistique, de constitution (non de définition) linguistique.
18 Mais se rencontre aussi parfois dans les œuvres suivantes, par exemple dans Vous les alterniez ? : « Sur cette relique rapportée de pèlerinages lointains, de longues pérégrinations d travers l’espace et le temps, sur cette parcelle isolée avec soin, prélevée, transportée, conservée intacte et versée à leur fonds commun, leurs regards d’un même mouvement convergent… » (VE, 767, 64).
19 Une fois pour toute et sauf avis contraire, c’est moi qui souligne. Assommer ne peut que faire penser ici à l’effet « guillotine » de Jacqueline Hellegouarch à propos de La Bruyère.
20 Cité par Gérard Genette, Figures I, « Silences de Flaubert », Seuil, « Points », 1966. C’est également à G. Genette que j’emprunte l’usage que je fais de dissimilation.
21 Ou plus exactement dans un deuxième temps de l’acte énonciatif, pour boucher le trou, après le constat de carence, avant la profération du terme attendu : Nous voyons s’effondrer… il va falloir les enterrer… des époques ; En lui s’élaborent… Il les sécrète… des pensées. En somme, trois états, trois étapes dans la conception de l’objet du verbe dans une phrase en cours d’élaboration, exposés dans l’axe des successions et faisant l’énoncé.
22 Certes une part de la donnée sémantique est présente, témoin l’accord en nombre du pronom cataphorique (ça serait un état antérieur du processus), mais la sémantèse latente à l’esprit du locuteur n’a pas encore le mot qui l’exprimera et la réalisera. Naturellement, cette dernière figure n’est pas spécifiquement sarrautienne. Que l’on songe à Céline. Elle accompagne la quête d’une spontanéité de l’oral. Mais dans Sarraute, elle ne relève pas d’abord d’un style de l’émotion, mais de la volonté de saisir le mouvement psychique dans son devenir. Céline, lui, ne montre pas les étapes de la production de la phrase, il postpose le thème par le besoin émotionnel de dire d’emblée l’essentiel, le prédicat, quitte à se rattraper ensuite comme il peut en rappelant de quoi il parle : Il avait l’air de la saluer lui, ce cavalier « pied, la guerre, en entrant (Voyage au bout de la nuit, Gallimard, coll. « Folio », p. 27). L’élément détaché à droite est souvent dans Céline actualisé par un démonstratif de rappel, signe qu’il est bien dans l’esprit du locuteur, mais son expression est différée ; dans Sarraute, le pronom personnel anticipe sur un objet encore innommé. Notons au passage que Céline pratique aussi la non-syntaxisation du prédicat nominal supplémentaire (détaché et postposé), image d’oralité par inachèvement mental de la relation (je souligne) : Il était milice cet espoir, un fil (ibid., p. 54). L’anticipation du propos existe évidemment dans Sarraute : « Très bon, l’article de Brulé sur Les Fruits d’or » (FO, 540, 33).
23 Il n’est pas indifférent de constater que nous sommes dans la plupart des cas en début de paragraphe, voire après un blanc, comme entre autres dans l’exemple 23. Si la typographie a un sens, nous sommes bien à une origine de phrase. Je fais donc éventuellement précéder l’exemple du signe de l’alinéa §.
24 Rythmé est-il accordé à ce qui précède ? en tout cas, aucune marque morphosyntaxique d’une incidence sur images. Il s’agit bien d’une succession du participe et du verbe conjugué, relevant de la coordination, non de la subordination.
25 Le verbe n’apparaît vraiment qu’au dernier moment. Il s’agit toujours d’une suite, l’explication par une anacoluthe serait artificielle.
26 Mise en abyme de la figure de phrase par une reprise de la structure participiale.
27 Qu’on me pardonne ce mot : il y a bien quelqu’un, puisqu’il pense.
28 Voire par un tiret, comme dans Les Fruits d’or (FO, 528, 13) : « § Pendent des heures, s’évertuant bravement, leurs visages souriants, à peine crispés, leurs peux immobiles où brille un foyer lumineux, une flamme que de toutes leurs forces rassemblées ils ne cessent d’alimenter, où ils jettent, puisant à pleines mains, à pleines pelletées, il ne s’agit pas de lésiner, tout ce qu’ils trouvent, tout ce qu’ils ont, leurs richesses, leurs trésors – ils dilapident sans compter ».
29 Il y a un rythme sarrautien qui va du nominal au verbal. Mais l’univers mental représenté n’est pas toujours chaotique. Voici au contraire l’euphorie (ironique) d’une impression de lecture, en forme de quasi-didascalie, ou tableau, refusée comme « fausse » par la lectrice des Fruits d’or : § « Un grand lac aux rives vaporeuses empanachées de cimes d’arbres de Fragonard, de Watteau. Fines vagues miroitantes sous la lune. Clapotis de l’eau contre les marches de marbre. Sur la terrasse, devant la basse balustrade antique, les formes sombres de gens assis, d’un homme debout qui se penche et déploie au-dessus d’une mince nuque surmontée de cheveux relevés en casque, au-dessus de frêles épaules nues, un châle de laine blanche bordée de pompons. La tête à la haute coiffure se renverse légèrement en arrière, le cou s’incurve, les épaules se soulèvent en un mouvement que trace, que gonfle et tend l’acquiescement, une soumission tendre, la reconnaissance, l’abandon… » (FO, 548, 45).
30 Baudelaire, Œuvres complètes, texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, édition révisée, complétée et présentée par Claude Pichois, NRF, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 690.
31 Voir par exemple CT, 1675-7 : « Mais on va jusqu’à dire que cette œuvre d’art qu’est l’œuvre littéraire peut se constituer à partir de rien, peut être créée ex nihilo ; qu’elle se développe en vertu de son propre fonctionnement : le langage appelant le langage, les images évoquant d’autres images, la forme suscitant d’autres formes » ; « Je ne connais pas dans la littérature d’exemple où le point de départ de l’écrivain ne soit pas le besoin de communiquer un certain ordre de sensations, une certaine vision de la réalité » ; « Je ne connais pas d’exemple de création à partir de rien ».
32 Pour un nouveau roman, Éditions de Minuit, 1961, coll. « Critique » (nouveau tirage, 1986), p. 121 ; cité en note au texte de la première citation de la note précédente par l’édition Tadié p. 2095.
Auteur
Université Lumière-Lyon 2
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