Parler la langue chez Francis Ponge
Défense et illustration de la syllepse
p. 359-372
Texte intégral
Comme dans l’éponge il y a dans l’orange une aspiration à reprendre contenance après avoir subi l’épreuve de l’expression.1
1On serait tenté de dire que dans un énoncé tel que celui-ci, à entendre tout entier littéralement et figurément, tout fait syllepse, comme on dit plus habituellement que tout fait sens. Lire la première phrase de « L’Orange » ne requiert pas une culture lexicale hors du commun. On hésiterait presque à paraphraser le double sens des mots aspiration, contenance, épreuve et expression, tant chacun renvoie à des usages courants de la langue (qui emploie ces mots tantôt au propre tantôt au figuré). La syllepse n’est pas ici un ornement caché offert en récompense de ses efforts au lecteur attentif. Au contraire, elle s’affiche comme un principe premier de la lecture :
Chaque mot a beaucoup d’habitudes et de puissances : il faudrait chaque fois les ménager, les employer toutes. Ce serait le comble de la « propriété des termes »[...] Il faudrait dans la phrase les mots composés à de telles places que la phrase ait un sens pour chacun des sens de chacun de ses termes.2
2L’exploitation de la polysémie du mot, à cet égard, est tout aussi coutumière au lecteur de Ponge que le calembour qui extrait d’un signifiant un autre signifiant (tirant l’éponge de l’orange, le cachot du cageot). La difficulté du texte, variable selon les époques, résiderait peut-être moins dans l’effort de déchiffrement lexical, qui certes est requis, que dans le fait de savoir comment les sens s’articulent entre eux (selon quelle hiérarchie ? pour construire quelle référence ?) et, plus généralement, dans le fait de savoir pourquoi le poème impose cet effort, pourquoi il construit sa signification sur le principe de la double – voire triple, quadruple... – entente de l’énoncé. Si l’on considère que la singularité d’une écriture est souvent la réponse formelle qu’a su donner un auteur à un questionnement plus général et qui, souvent, dépasse sa seule personne, la syllepse chez Ponge peut se comprendre comme une réponse à une préoccupation tout à la fois linguistique et politique : la référence et la logique dans le langage. L’entreprise littéraire de Ponge est de ce point de vue comparable à celle de certains de ses contemporains, Paulhan et Éluard parmi tant d’autres, qui se sont intéressés aux formes des proverbes, ou encore à celle de Tzara définissant le mouvement Dada comme une « Société d’exploitation du vocabulaire ». Lorsqu’il écrit Le Parti pris des choses (publié en 1942, mais contenant des écrits bien antérieurs à cette date), Ponge, qui a alors adhéré au Parti communiste, pense s’attaquer au langage comme racine de la pensée, dans une perspective révolutionnaire. Mais n’y a-t-il pas quelque paradoxe à utiliser la figure de littérarité par excellence comme support d’une révolte ? La syllepse est paradoxalement à la fois un signe de littérarité, relevant d’une esthétique précieuse, d’un goût baroque pour le dédoublement et l’équivoque, et le signe politique d’une écriture qui appelle de ses vœux la saisie de toutes les ressources du langage, une plus grande conscience vis-à-vis du langage, voire sa réformation.
Critique de la parole : langue contre parole
3Pour commencer, interrogeons les implications d’une pratique généralisée de la syllepse en envisageant un premier type de syllepse, relevant d’une double entente de l’énoncé, au sens large et au sens étroit. Lorsque la syllepse devient norme, elle préside non seulement à l’établissement du lexique mais aussi à son déchiffrement. Si, par un phénomène usuel de dérivation, un mot a connu des extensions de sens successives, les poèmes du Parti pris lui rendent son sens plus étroit, originel, sans pour autant que le sens large soit exclu, bien au contraire. Soit le début du poème « La Fin de l’automne ».
La Fin de l’automne
Tout l’automne à la fin n’est plus qu’une tisane froide. Les feuilles mortes de toutes essences macèrent dans la pluie.
4La fin, étant d’abord une anaphore du titre, fonctionne de façon autonome, comme si l’on avait un simple changement de l’ordre des éléments dans l’énoncé : « la fin de l’automne », « tout l’automne à la fin ». La fin désigne naturellement le terme d’une période donnée, et Ton parle couramment de début ou de fin de saison. Mais sitôt les mots de la locution assemblés, à la fin, celle-ci fait sens comme locution abstraite, marque familière d’impatience, relative à l’énonciation (tu m’énerves à la fin !). Ultime résonance, à la fin retrouve un emploi littéraire comme locution figurée pour dire la mort. Littré recense tirer à la fin pour « être près d’expirer ». Or, dans la phrase qui suit, l’épithète « mortes » de « feuilles mortes » reconduit à cette signification. Ainsi, alors même que « morte » donne à « fin » son sens locutionnel, à son tour « fin » fait perdre à « mortes » son sens figuré qu’il avait au sein du syntagme feuilles mortes. Un phénomène de contagion sylleptique redonne à tous les mots leur vigueur, redorant du même coup le blason de la langue poétique. L’emploi de à la fin pour parler de la nature ne rappelle-t-il pas cet emploi figuré et littéraire qu’on trouve chez Vaugelas : « Une mer pleine de monstres, des eaux croupissantes où la nature tirant à la fin venait comme rendre les abois » ? Mais tandis que l’emphase fait partie du décor chez l’homme de lettres du xviie siècle, elle est de second degré chez Ponge puisqu’elle surgit d’une tonalité orale et familière.
5Semblable entreprise de restauration du langage est à l’œuvre dans « L’Huître », poème sur lequel je ne m’étendrai pas en raison de sa grande célébrité :
À l’intérieur l’on trouve tout un monde, à boire et à manger.
6À travers plusieurs expressions, tout un monde, à boire et à manger, un firmament, le poète joue à resémantiser les mots, processus d’autant plus visible que le mot s’est parfois figé dans des expressions toutes faites, au contour sémantique très général, moins descriptives qu’affectives (en l’occurrence négatives). Ponge commente :
J’emploie des expressions très courantes « tout un monde », « à boire et à manger », mais je les emploie en leur redonnant toute leur force. Il est évident que quand je parle de « tout un monde », et qu’ensuite je parle des « cieux d’en dessus, des cieux d’en dessous, du firmament », il s’agit vraiment du cosmos, et en même temps c’est l’expression courante « tout un monde » : il y a là plusieurs niveaux de signification.3
7Avec à boire et à manger (comme avec monde), le jeu sémantique ne porte pas sur deux sens propres mais à partir du figuré, de l’idée vague d’une chose qui présente de bons et de mauvais côtés, on remonte vers le propre : dans l’huître on mange le crustacé et on boit le liquide, en passant par du propre figé, l’expression renvoyant encore dans la langue à un liquide trouble (par exemple du café mal filtré). S’il y a syllepse, celle-ci ne perturbe cependant pas l’impression référentielle puisque le sens dérivé et abstrait, ne renvoyant à aucun domaine de référence particulier, inclut le sens originel et concret.
8La syllepse chez Ponge, en tant que pratique – d’écriture et de lecture – est théorie sur le langage. Elle est une critique de la parole contre la langue, critique aussi du style figuré puisque tout sens figuré est forcément ressaisi littéralement. Ce que pointe la dynamique d’interprétation du mot, dessinant un parcours de compréhension du large à l’étroit, du flou au net, c’est un processus de déperdition sémantique qui va de pair avec la polysémie lexicale. La syllepse répare une dégradation liée à la parole ; proposant le modèle de la langue – conçue comme l’ensemble des potentialités sémantiques d’un mot – contre celui de la parole – procédant à un découpage à l’intérieur de la langue. Langue contre parole aussi parce que la parole, lorsqu’on l’entend comme oralité, dénature les mots dans des emplois affaiblis et hyperboliques que Ponge aime à multiplier dans ses poèmes : parfaitement4, en connaissance de cause5, de quoi il retourne6, en prendre de la graine7, etc.
9Il s’agira donc, pour paraphraser Ponge, de redonner toute sa contenance au mot après qu’il a subi l’épreuve de l’expression, de refuser en quelque sorte la sélection sémantique imposée par la logique du langage. Dans ce travail qu’il fait sur les mots, le poète parle de « niveaux » de signification ou d’un emploi qui « redonne(rait) toute leur force » aux mots. Le mot niveaux (niveaux de sens) évoque le contenu sémantique du mot comme une somme de couches successives qui se seraient accumulées, par sédimentation, la tâche de l’écrivain étant d’atteindre les couches les plus profondes à partir de la superficialité du stéréotype. La syllepse vise à rassembler, reconstituer le mot dans sa densité première, à travers l’accumulation sémantique dont il a fait l’objet. Généralisée, elle est moins l’indice d’une démultiplication, d’un éclatement des significations, qu’une figure de rassemblement et d’origine retrouvée. Du même coup, à partir des collocations les plus courantes, dans une tension entre effacement et restitution, la syllepse signifie le mot comme chose, le renvoie à une objectivité, comme s’il s’agissait par la polysémie de regagner le signe total, l’être-chose du mot ou, pour le dire en termes deleuziens, le devenir-chose du mot. Processus qui, comme l’a souligné la critique, trouve ses métaphores dans l’entreprise même du texte vis-à-vis des autres choses du monde. Les objets de prédilection de Ponge ont un extérieur et un centre (l’huître, l’escargot, mais aussi l’arbre qui constitue une expansion à partir du tronc). Cette unité du mot va à l’encontre de la dissociation du signifié (contre la polysémie), comme le montre chez Ponge une prédilection particulière pour la réactivation étymologique. Le rassemblement sylleptique est une langue rendue à elle-même, envisagée dans son historicité : l’unité retrouvée du nom dans cette simultanéité contrevient à un éparpillement dans le temps, à une évaporation du sens qui est imagée dans « Le Galet » par le galet lui-même sorti de son bloc rocheux ou dans « R.C. Seine no » par l’homme broyé dans le moulin de l’entreprise. Le poème vise à remonter au bloc de la langue, à ce qu’il y a de ferme dans le firmament, au risque de paraître cuistre en cédant à la figure étymologique :
Pour parvenir à des textes qui puissent tenir sous forme d’inscriptions, il faut (et naturellement l’amour de la langue latine est absolument concomitant à cela), il faut, dis-je, faire très attention. Que les mots soient surveillés. Et presque préférés aux idées (bien sûr). Qu’ils soient employés dans leur sens le plus certain, le plus immuable, celui qui ne risque pas de leur manquer un jour ; donc de préférence aux mots, à proprement parler leurs racines, qui me semblent un peu comme le tronc des mots, comme le nœud de leur être, leur noyau, leur partie la plus essentielle et la plus dure, la plus solide.8
10Cette unité va encore à l’encontre de la dissociation du signifiant (contre l’homonymie) : ainsi à la fin du poème « Les mûres », le mot sous sa forme plurielle renvoie autant au nom qu’à l’adjectif :
Sans beaucoup d’autres qualités, – mûres, parfaitement elles sont mûres – comme aussi ce poème est fait.
11L’apparent pléonasme « mûres, parfaitement elles sont mûres » disparaît dès lors que, conformément à l’orientation du poème, on lit « mûres » comme un adjectif ; et par contagion sylleptique, d’hyperbole de l’oral relative à l’énonciation, parfaitement regagne son sens le plus précis relatif à l’énoncé : « de façon achevée ».
12Cette orientation du texte vers une unité, vers une origine perdue du mot ne saurait évincer la perspective historique que l’on a sur le langage. La syllepse ne peut éviter de pointer les processus de valorisation et de dévaluation qui atteignent aussi bien le sens des mots que les mots eux-mêmes. L’histoire du mot met en avant des changements de registres, des heurts, des sauts, des effacements. En restituant le mot comme une somme, la syllepse occasionne ainsi des effets burlesques. Doit-on ici en conclure que le burlesque, reposant sur des figures étymologiques, des archaïsmes ou des locutions familières est réactionnaire ? Rien n’est moins sûr car la syllepse, lorsqu’on y regarde de près, ne se contente pas de réactiver l’ancien, elle est un lieu de création sémantique et lexicologique. La mémoire pongienne, à l’instar de celle des oulipiens, est créatrice.
Critique du figuré et du cliché : syllepse et héroï-comique
13Que monde évoque tout à la fois le monde clos du firmament et la locution galvaudée tout un monde, cela souligne le caractère héroïcomique de l’éloge paradoxal de l’huître, promue aux dimensions de l’univers tout en étant maintenue au statut inférieur des choses. Mais le burlesque, entendu au sens large, n’est pas seulement du côté de l’huître, des choses du monde, il l’est tout autant du côté des mots dévalués regagnant provisoirement leur prestige. Il y a monde et monde : sous un même vocable se confondent une signification noble et une signification triviale et abstraite. « Les mots, dit Ponge, quels qu’ils soient, même les mots abstraits, sont tous affectés d’un coefficient de valeur »9. Dès lors que le mot écrin apparaît dans le poème « Le Mollusque » pour désigner ce qui « abrit(e) soigneusement » l’informe plasma du mollusque, par un retournement burlesque, la description change de cap :
Ce n’est donc pas un simple crachat, mais une réalité des plus précieuses.10
14Or les coefficients de valeur, comme les coefficients moraux, ne sont pas stables dans l’histoire. La lexicologie est, comme on sait, une discipline normative qui enregistre des perceptions, des croyances, des modes de découpage du monde vite révolus. Remonter à la source du mot ou de l’expression, c’est regagner l’esprit de la langue, refaire en sens inverse le chemin logique qui a présidé à la fixation sémantique. Ainsi lit-on à propos de « L’Escargot » (p. 51) :
(Il y a autre chose à dire des escargots. D’abord leur propre humidité. Leur sang froid. Leur extensibilité).
15L’expression sang froid cumule une référence zoologique vieillie (qui oppose animaux à sang chaud et animaux à sang froid), une référence psychologique (le calme), et une référence physio-psychologique également désuète, relative à la théorie des humeurs. Elle témoigne du principe même de la dérivation, de la manière dont le vocabulaire abstrait s’est construit à partir de notre expérience du sensible. Si l’anthropomorphisme fonde la perception du Parti pris des choses et sa vocation édifiante – ce sont des fables de choses –, il n’y a pas à l’inventer puisqu’il est déjà tout entier dans le langage, comme l’affirme Ponge : « Évidemment, nous sommes dans l’anthropomorphisme à partir du moment où nous constatons objectivement que les mots sont affectés d’un coefficient moral »11.
16Nombreuses sont les syllepses héroï-comiques du Parti pris des choses qui reposent sur une articulation sens propre/sens figuré, comme dans « Le Galet » :
Il est vrai que la pierre elle-même se montre parfois agitée. C’est dans ses derniers états, alors que galets, graviers, sable, poussière, elle n’est plus capable de jouer son rôle de contenant ou de support des choses animées. Désemparée du bloc fondamental elle roule, elle vole, elle réclame une place à la surface, et toute vie alors recule loin des mornes étendues où tour à tour la disperse et la rassemble la frénésie du désespoir.12
17Attachons-nous à la signification du mot « désemparée ». Le contexte multiplie les interprétants de la syllepse :
d’abord la construction syntaxique atypique, inhabituelle, de désemparé suivi d’un complément par de invite le lecteur à sélectionner une saisie de sens autre que celle, figurée, qui est au xxe siècle devenue la plus commune (« désemparé, décontenancé ») puisque, comme on sait, le sens est toujours lié à une distribution sémantico-syntaxique ;
ensuite la présence d’un double environnement lexical invite à une double lecture avec un vocabulaire relevant tantôt du vocabulaire médical (frénésie) tantôt d’un vocabulaire relatif au mouvement de l’inanimé (roule) ;
enfin la possibilité de saisir la plupart des expressions du contexte en deux sens est un témoin de la syllepse en ce qu’elle crée une nouvelle norme de lecture : agitée, ses derniers états, n’est plus capable de jouer son rôle, désemparée, réclame une place, toute cette série construit une double référence : à la pierre qui vole en éclats, à la pierre atteinte de frénésie, c’est-à-dire d’agitation furieuse.
18Revenons à désemparé. Son sens figuré (de « déconcerté, décontenancé ») est contrarié par l’environnement sémantico-syntaxique immédiat (Désemparée de son bloc fondamental) mais reste légitimé par les échos psychologisants du contexte (agitée, ses derniers états), par la paraphrase (ne parvient plus à jouer son rôle de contenant) et est confirmé, noué après coup par le syntagme la frénésie du désespoir ; mais par ailleurs tout invite le lecteur à entendre le verbe désemparer au sens concret de « quitter un lieu », voire au sens ancien de « démanteler une forteresse » (par opposition à emparer, « fortifier »). Ici la forteresse que constitue le roc initial d’où les galets sont issus est bel et bien démantelée. La remotivation de ce sens étymologique permet seule de rendre compte de la construction du participe avec un complément en de, cette construction étant analogue à celle du verbe s’emparer. Ponge se plaît à raviver l’étymologie, à remotiver les morphèmes du mot désemparer, tout en inventant une construction syntaxique nouvelle13 du participe sur le modèle de « s’emparer de » : on pourrait donc dire que la pierre après s’être emparée du bloc, s’en est désemparée – Désemparée du bloc fondamental.
19La syllepse réinvente le mot en même temps qu’elle suscite de nouvelles associations lexicales : les phénomènes géologiques se voient considérés sous l’angle d’une grandeur nouvelle (propre au désespoir) tandis que le ton tragique nourri d’hyperboles pathétiques s’exporte dans le grand drame de la géologie. Ponge joue à « démesurer » les choses (c’est le galet rapporté à son bloc fondamental) et le langage (c’est le parcours sémantique du mot vers lequel on remonte), il poursuit l’œuvre lexicologique en inventant de nouvelles lexies associant un mot à une référence : ici désemparé se voit augmenté d’une nouvelle entrée lexicale qu’on pourrait recomposer en ces termes : « désemparé de » : se dit de la pierre qui éclate hors de son bloc fondamental. Dans la multitude foisonnante de la langue, surgit un néologisme sémantico-syntaxique qui rend compte de la singularité d’un fait observé dans toute sa dimension (« Les analogies, c’est intéressant, mais moins que les différences »14) mais au lieu que la dérivation habituelle soit orientée du propre au figuré, elle se fait dans l’autre sens, du figuré au propre (puisque, dit Ponge, « nous employons les mots au moment exact où ils se flétrissent, se tordent comme les pétales de fleur »15). Le point de vue de Ponge sur le langage, s’il part du prisme de la culture, n’est pourtant nullement passéiste. L’invention de qualités qui puissent servir d’objet de réflexions, qui puissent faire progresser l’esprit de la langue, est un but avoué de cette ambitieuse entreprise :
Tout plein, comme je le suis, d’un monde à révéler (ou plutôt du monde, car ce n’est pas le mien, c’est le monde lui-même, à ce qu’il me semble, dont si peu de chose a été dit), je me sens aussi une autre mission, qui est la trouvaille de formes verbales, de formulations expressives originales. Une façon de marquer le langage de mon style, de faire faire des pas à l’esprit de la langue français, d’être dans le laboratoire verbal, de donner des exemples, des modèles.16
20Ponge traque les qualités de l’objet dans de nouvelles formes verbales. Il s’agit, dit-il, d’inventer des exemples, « une forme rhétorique par objet »17, c’est-à-dire un ensemble de propositions toujours vraies sous l’angle desquelles puisse être envisagé l’objet dans le discours, mais aussi tout autre objet doué de ces mêmes qualités. Ainsi à propos de l’escargot, pour arriver à la molécule « morale »/noblesse+ lenteur+ sagesse+ orgueil+ vanité+ fierté/, il aura fallu tirer leçon de toutes les qualités physiques et comportementales du mollusque : de sa bave, de son maintien dans sa coquille, de la survie de la coquille après la mort du mollusque, etc. Ainsi les mots qui par excellence font chez Ponge l’objet d’une exploration sylleptique systématique, ce sont les adjectifs, les noms de qualité ou d’action. Quelques exemples : le substantif suffocation18 qui sert à rendre compte de la pénurie d’air potentiellement fatale aux fruits transportés dans des cageots (« Le Cageot ») ; les termes d’expression, expulsion, oppression relatifs à l’extraction du jus de l’orange (sur lesquels je reviendrai) ; les mots décontenancé ou perdre contenance susceptibles d’exprimer l’éclatement de la roche (dans « Le Galet ») comme l’oxydation des feuilles de l’arbre (dans Les arbres se défont à l’intérieur d’une sphère de brouillard19). S’il faut pour rendre compte de la qualité de la chose ou de l’animal, exporter un vocabulaire relatif à l’homme, c’est que la qualité est saisie dans le temps, entre la vie et la mort de l’objet. La condition des choses partage avec la condition humaine sa vulnérabilité, sa vocation à l’effacement ou au renouveau, comme le symbolise dans l’ouvrage Le Cycle des saisons. D’où, encore, ce champ lexical de la maladie, qui traverse insidieusement le recueil avec des mots comme frénésie ou suffocation.
21L’inventivité lexicale liée à la veine burlesque concerne aussi le domaine des expressions figées, des lieux communs. Prenons pour exemple le poème « Les Plaisirs de la porte »20. Plaisirs se voit augmenté d’une collocation nouvelle avec porte ; celle-ci en laisse de côté une autre, plus connue, de plaisirs du roi. Les plaisirs du roi désignaient autrefois par métonymie toute l’étendue du pays qui était dans une capitainerie royale, où la chasse était réservée pour le roi (voir le Dictionnaire de l’Académie).
22Sans garder intacte l’expression, plaisirs appelle néanmoins rois, ce qui crée un effet burlesque puisqu’il est question d’une porte. Cette inadéquation est du reste soulignée par la proposition les rois ne touchent pas aux portes où « ne pas toucher » est saisi littéralement et figurément au sens de « dédaigner ». Mais, dans la saisie littérale, on inverse le sens de « ne pas toucher », l’expression pointant une lacune : ils ne connaissent pas ce bonheur (p. 44). C’est un peu fort ! Et Ponge ne s’arrête pas là : tenir dans ses bras une porte, bonheur d’empoigner au ventre, corps à corps rapide, le corps s’accommode à son nouvel appartement sont autant de formules qui dessinent en creux une autre expression, absente mais initiée par le pluriel du titre : « les plaisirs de la... chair ». Revenons aux plaisirs de la porte : voici un nouveau lieu commun, fait des mots de la tribu, augmenté de tout le spectre sémantique qu’a le mot plaisirs, sous sa forme plurielle, dans la langue.
23L’esthétique de Ponge vise à regagner un mot ou une chose où, selon l’expression de Ponge il y a à boire et à manger. Mais le poète n’encourt-il pas alors le risque de l’obscurité, voire de l’absurdité ? Ce défi ne peut émaner que d’esprits supérieurs tel que celui de Malherbe :
[Malherbe] arrive à fondre toutes les qualités, bonnes ou mauvaises, même les plus contraires à ce qu’on appelle le classicisme, par exemple, les plus baroques, les plus précieuses aussi, celles dont se contentent, par faiblesse de nature (de tempérament), d’autres écrivains de son époque.
Il arrive, dis-je, à les fondre dans la superbe et simple pierre de taille dont sont faites ses œuvres.
Il en est ainsi de tous les grands, les plus grands auteurs. Tout y est, même s’ils choisissent un ton particulier. On a l’impression que c’est par excès de génie (générosité de création), de capacité qu’ils deviennent simples, par une qualité supplémentaire à l’excès des autres, – sachant fondre en eux toutes les complications et les charmes de l’imperfection.21
24Tout y est. Dans son entreprise de syllepse généralisée, Ponge s’ingénie à maintenir en tension le double sens des mots par un redoublement systématique des syllepses. Mais la mise en tension de deux sens propres porte davantage atteinte à la logique référentielle du poème que l’articulation propre/figuré. Jusqu’où la multiplication des parcours interprétatifs peut-elle perturber la logique référentielle du poème ? Que se passe-t-il au niveau de la représentation quand la langue se met à investir tous azimuts l’espace de la parole ?
La syllepse au risque de la représentation ? Syllepse et logique
25Revenons à « L’Orange » pour étudier de plus près le fonctionnement de la syllepse.
Comme dans l’éponge il y a dans l’orange une aspiration à reprendre contenance après avoir subi l’épreuve de l’expression.22
26On peut considérer qu’habituellement, quand un mot est en syllepse, il répond à deux chaînes associatives du discours, souvent distinctes, à deux parcours interprétatifs (soit tous deux inscrits dans le contexte : soit les deux en amont, soit l’un en amont et l’autre en aval) qui se croisent en un même vocable. La première phrase du poème « L’Orange » est remarquable à double titre : 1. la syllepse porte moins sur un mot intersectif que sur une série de mots ; 2. la série associative comme interprétant de la syllepse est la même, ou presque, pour les deux sens de chaque mot. En effet, la chaîne lexicale orange, aspiration, contenance, épreuve et expression qui implique logiquement la représentation d’un procès physique d’extraction d’un liquide inclut, si l’on supprime de la liste orange, un procès psychologique lié à l’exercice de la parole. Double logique lexicale donc, qui semble produire deux références superposées sur le principe de la métaphore filée. La tension sémantique appellerait donc une hiérarchisation des sens visant à ne pas faire perdre de vue la référence première, à distinguer le référent de sa transposition métaphorique. Mais c’est là que le bât blesse car on observe une contradiction entre la logique induite par l’ensemble de la chaîne lexicale de la phrase et celle induite par la syntaxe, la disposition des mots. En effet, 1. la chaîne lexicale de la phrase considérée dans son entier rapporte la représentation à un pantonyme : l’orange (pantonyme représenté conventionnellement dans le titre) ; l’orange, étant une chose, dont on exprime le jus, un contenant souple, c’est la compréhension littérale qui se voit promue au rang de référent premier ; 2. mais la construction du mot aspiration avec un complément introduit par à implique (c’est le premier interprétant de la syllepse) la sélection première de son sens intellectuel (cela rappelle la construction indirecte du verbe, à sens intellectuel), laquelle appelle évidemment une saisie intellectuelle première de la suite. Ressort de cette contradiction qu’un mot (celui d’aspiration) qui se dit proprement d’une chose (l’orange) en un sens 1 (renvoyant à l’extraction d’un liquide) est employé relativement à cette même chose en un sens 2 (la volonté) qui habituellement est considéré comme impropre. Dans un tour de passe-passe, le figuré devient premier alors même que le propre devient secondaire. L’allégorie qui repose sur un principe symbolique est ainsi bloquée. L’orange n’illustre pas le phénomène de la parole : elle parle. La syllepse ne dédouble pas la référence mais l’augmente.
27Tout est fait, on le voit, pour renforcer la syllepse, pour que les sens 1 et 2 de chaque mot soient tous deux envisagés comme premiers et non pas comme dérivés. Le contexte en aval ne fera du reste que renforcer cette double impression référentielle de la première phrase : la série intellectuelle se poursuivant avec oppression, la série physique avec expulsion. Il perpétuera également la syllepse sur l’adjectif dans la conscience amère d’une expulsion prématurée de pépins, mêlant de façon toujours plus complexe l’amertume du goût à l’amertume psychologique imputable à la chose comme à celui qui l’aspire.
28Cette absence de hiérarchie entre les sens du mot simultanément actualisés est d’autant plus manifeste que ces sens ne sont pas non plus hiérarchisés dans la langue, autrement dit dans les cas où un mot a deux sens propres liés par une simple analogie. Ainsi en vat-il du mot dépouillement dans « La Fin de l’automne » :
Tout l’automne à la fin n’est plus qu’une tisane froide. Les feuilles mortes de toutes essences macèrent dans la pluie. [...] Le dépouillement se fait en désordre. Toutes les portes de la salle de scrutin s’ouvrent et se ferment, claquant violemment (nous soulignons).
29Ici dépouillement se prête à une double lecture : il a un sens par rapport au référent posé en amont (l’automne) et un sens en aval fondé sur un élargissement référentiel (on passe de l’automne à la porte de scrutin). Il n’y a pas véritablement hiérarchie des sens mais plutôt ordre dans la temporalité même du poème. Ce qui est intéressant, c’est que le mot dépouillement au moment où il est employé oblige le lecteur à faire fi de l’impropriété (on comprend dépouillement23 comme l’action de dépouiller dans l’emploi spécifique relatif aux arbres – « enlever aux arbres leurs fruits, leurs feuilles, à la terre ses moissons » –, même si ce sens n’est pas lexicalisé) ; le flottement du sens est immédiatement exploité par la réalisation du sens convenu de dépouillement relatif au scrutin. Mais au lieu que ce second sens (qui est en fait le premier dans l’ordre du mot) reste secondaire dans Tordre de la référence, il modifie au contraire celle-ci puisque Ponge nous parle effectivement d’un dépouillement électoral par une réorientation du propos. Le texte se construit dans sa matérialité même selon les lois de la langue : Ponge explore jusqu’au bout, quitte à transformer la référence, les possibilités de combinaisons des mots. L’enrichissement sémantique du mot accompagne celui de la chose, au risque de perdre de vue la référence. Mais évidemment tout l’art de l’auteur c’est de faire jouer les associations de la langue sans perdre de vue le référent, tout en continuant à parler de lui.
30Dans Pour un Malherbe, critiquant la phrase de La Bruyère « Tout a été dit », Ponge invoque deux raisons :
Voilà ce à quoi nous ne saurions souscrire pour deux raisons :
1. Rien n’a été dit des moindres choses, puisque tout ne l’a jamais été que du point de vue de l’homme seulement.
2. Toutes les combinaisons logiques possibles n’ont évidemment pas été épuisées. Bien que les mots soient en nombre limité dans chaque langue, une infinité de leur combinaisons est encore possible, cela est évident.24
31Dans « La Fin de l’automne », le référent évolue au rythme des associations lexicales, le dépouillement des arbres puis du scrutin devenant celui de la bibliothèque. L’alliance feuille / dépouillement offrait en effet une dernière orientation possible, dans l’univers du livre, de la bibliothèque, le dépouillement d’un livre consistant en un « relevé de tout ce qu’il contient » : La Nature déchire ses manuscrits, démolit sa bibliothèque, gaule rageusement ses derniers fruits. Le trajet de la représentation et de la lecture ne s’arrête pas là. Les référents ne peuvent être maintenus séparément puisqu’un seul et même vocable les a unis. Aussi le troisième temps est-il celui de la métaphore : la nature qui perd ses feuilles, perd des feuilles de papier.
32Comme on voit, le poème a restitué toutes les virtualités sémantiques du mot sans que jamais n’ait été établie une hiérarchie entre ces sens. C’est le prisme de la culture25 qui tout entier oriente la construction du poème.
33Dans une écriture qui se construit sur le principe de l’identification généralisée (chose dans mot, homme dans chose, microcosme dans macrocosme, langue moderne dans langue classique et vice versa), la syllepse est une figure d’unification et de rassemblement. Toutefois, procédant à l’identification du dissemblable, elle constitue un miroir déformant faisant signe du côté de la tradition burlesque. Au-delà du jeu fantaisiste qui fait toujours courir au texte le risque de l’artifice et de l’arbitraire, Ponge fait le pari fou de la propriété : il s’agit de trouver dans la langue (envisagée comme système) un moyen à la fois nouveau et incontournable de rencontrer la chose. Le bonheur de l’expression tient de la trouvaille quand, au hasard des combinatoires, un mot en vient à remplir un vide lexical. Que la nécessité historique et culturelle du mot parvienne en outre à dire celle de la chose, naîtra de cette rencontre d’abord improbable une union d’autant plus savoureuse. La syllepse joue donc sur le fil du rasoir : entre artifice et évidence, mensonge et vérité, hasard et nécessité. In fine, le poème contribue à l’évolution de la langue française : le mot dépouillement réinventé à l’occasion du poème « La Fin de l’automne » s’enregistre dans le recueil même comme un nouveau lieu commun pour parler des arbres. Aussi reparaît-il tout naturellement pour clore le poème « Le Cycle des saisons » :
34Vienne le taciturne état, le dépouillement, l’automne.
35Que la parole puisse ainsi (ré)inventer la langue par le jeu de nouvelles collocations lexicales tient au mode de signifier des mots chez Ponge : dans tous les sens mais au propre seulement ! Ponge pousse au plus profond du langage la démocratisation appelée de ses vœux : plus de distinction de classes ni entre les choses, ni entre les mots, ni même au cœur du sens.
Notes de bas de page
1 Francis Ponge, « L’Orange », dans Le Parti pris des choses, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1967, p. 41. Toutes les citations suivantes du Parti pris des choses sont extraites de cette même édition. Sans autre indication, on mentionnera le nom du poème et la page.
2 Francis Ponge, Pratiques d’écriture, Paris, Hermann, 1984, p. 40.
3 Philippe Sollers et Francis Ponge, Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, Paris, Gallimard/Éditions du Seuil, 1970, pp. 108-115 (commentaire de « L’Huître »).
4 « Les Mûres », p. 37.
5 « La Fin de l’automne », p. 34.
6 Ibid.
7 « Les Mûres », p. 37.
8 Francis Ponge, Pour un Malherbe, Paris, Gallimard, 1965, p. 187.
9 Philippe Sollers et Francis Ponge, Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, op. cit., p. 109.
10 « Le Mollusque », p. 50.
11 Philippe Sollers et Francis Ponge, Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, op. cit., p. 110.
12 « Le Galet », p. 97 : nous soulignons.
13 Peu de dictionnaires font mention d’une construction de désemparer avec de, à l’exception de Féraud qui relève un emploi de désemparer avec la préposition de : « Avec la prép. de. "Je n’ai point désemparé de la ville" "Nous ne désemparons point d’ici, que Pénélope n’ait donné la main à celui qui lui sera le plus agréable". Mme Dacier, Odyssée ». À cette construction est souvent préférée la construction directe : désemparer un lieu.
14 Francis Ponge, Méthodes, p. 41.
15 Francis Ponge, « L’Opinion changée quant aux fleurs », L’Éphémère, no 5, 1968, p. 21.
16 Francis Ponge, Pour un Malherbe, op. cit., p. 70.
17 Francis Ponge, My Creative method, 1948, p. 36.
18 « À mi-chemin de la cage au cachot la langue française a cageot, simple caissette à claire-voie vouée au transport des fruits qui de la moindre suffocation font à coup sûr une maladie » (« Le Cageot », p. 38).
19 « Dans le brouillard qui entoure les arbres, les feuilles leur sont dérobées ; déjà, décontenancées par une lente oxydation, et mortifiées par le retrait de la sève au profit des fleurs et fruits, de puis les grosses chaleurs d’août tenaient moins à eux » (Les arbres se défont à l’intérieur d’une sphère de brouillard, p. 45).
20 « Les Plaisirs de la porte », p. 44.
21 Pour un Malherbe, op. cit., p. 89.
22 « L’Orange », p. 41.
23 Cela fonctionne en écho avec la fin du poème « Le Cycle des saisons » : « Laissons tout ça jaunir, et tomber. Vienne le taciturne état, le dépouillement, l’automne. »
24 Pour un Malherbe, p. 173. Voir aussi p. 36 : « Pour qu’un texte puisse d’aucune manière prétendre rendre compte d’une réalité du monde de l’étendue (ou du temps), enfin du monde extérieur, il faut qu’il atteigne d’abord à la réalité dans son propre monde, le monde des textes, lequel connaît d’autres lois. »
25 Voir ce paradoxe évoqué dans Pratiques d’écriture, p. 65 : « Né depuis 34 ans. Jeté alors au milieu du monde, muni d’une aiguë et profonde... sensibilité, ou par elle contre l’épaisseur des choses plutôt démuni. Enrichi par l’éducation de la formidable ressource des paroles, ou plutôt par elle chargé, embarrassé. »
Auteur
Université Lumière-Lyon 2
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