Paradoxales syllepses iconiques : essai de typologie
p. 173-197
Texte intégral
1C’est en linguiste et en sémiologue que nous allons aborder la de la reconnaissance de et non à l’instar question syllepses, pas, de la majorité des communications réunies ici, dans des textes (pour l’analyse desquels le concept est originellement prévu), mais dans des images1 : ce qui soulève nombre de problèmes épistémologiques dans lesquels il ne sera pas possible d’entrer ici2, et nous nous limiterons à deux questions qui resteront constamment en « ligne de mire » :
- les voies par lesquelles on fait émerger des signes-types dans un « message sans code » (Barthes 1961 et 1964, reprenant le « langage sans langue » de Matisse) ;
- les relations que la syllepse entretient, dans les images, avec la métaphore d’une part, et le calembour d’autre part, et ce, en contraste avec ce que l’on peut observer dans des énoncés verbaux.
2On sait que la confrontation des concepts aux corpus conduit généralement à retravailler les premiers en éclairant les seconds. Cette dialectique ordinairement délicate se fait assez épineuse dans le cas de la syllepse, qui est en effet particulièrement « fuyante », autant comme phénomène que comme concept. Comme phénomène : selon une expression de Fontanille, les tropes visuels sont « entre présence et absence » (1996 : 47) ; et Y. Chevalier, dans le présent volume, montre que les syllepses textuelles n’y échappent pas non plus, qui ne se repèrent qu’à la lumière d’un faisceau d’interprétants qui leur confèrent une saillance éminemment graduelle. Comme concept : entre des définitions étroites (qui en font un type de calembour : Kerbrat-Orecchioni 1977 :140 ; Leyssard 1991 : 76, etc.), moins étroites (mais qui l’opposent au calembour : Le Guern 1973 et ici même), et larges (qui permettent de parler de syllepse devant tout fait de connotation3), l’analyste est bien en peine de trouver une définition un tant soit peu unitaire – ou alors, extrêmement vague. Faut-il stipuler de « quelle » syllepse on se servira, ou travailler provisoirement avec un fantôme aux traits mal définis ? Tel semble être le choix. Nous avons opté pour le fantôme (eidôlon : une image donc, pour travailler l’eikôn...), en ne posant pour définir la syllepse que les deux traits suivants, nécessaires et certainement insuffisants, mais que l’on peut estimer consensuels :
- elle porte sur un segment délimité (morphème, syntagme... pour les énoncés verbaux ; « signe iconique » ou « syntagme iconique », pour les énoncés iconiques) à double face (signifiant/signifié, expression/contenu) ;
- le signifiant étant inchangé4, la relation entre les deux faces est dédoublée (voire davantage) en discours par polysémie : double signification au moins, pour le même segment.
3Cette configuration de traits est volontairement imprécise, de manière à n’exclure d’emblée ni les calembours, ni les métaphores, métonymies et synecdoques ; et suffisante pour cibler en quoi l’image, a priori (mais a posteriori, il en va autrement...), se prête mal au dédoublement de sens. On commencera donc par là, avant d’explorer les différentes manières dont l’image peut contourner son handicap congénital.
Le « langage » iconique : rétif au double sens ?
4Traquer la syllepse dans l’image semble au premier abord un paradoxe, en raison de la nature même de son langage ; si l’on a souvent relevé sa richesse (ou son indétermination) connotative, qui requiert dans la plupart des cas un ancrage verbal pour préciser le bon niveau d’interprétation, on s’accorde aussi généralement sur le fait que l’identification dénotative (la « représentation ») est immédiate et non ambiguë, en une sorte de coagulation référentielle entre le signifiant iconique et ce à quoi il renvoie. L’image figurative est en effet régie par le principe de motivation directe, ce qui la handicape pour le dédoublement du sens :
- au niveau de l’expression, il n’y a aucune segmentation préétablie de l’image, mais plutôt une segmentation « sur le vif » guidée par une recherche de pertinence et de cohérence interprétative qui s’aligne sur la reconnaissance d’objets (autrement dit, s’il y a des « syntagmes iconiques », l’existence de « signes iconiques » est en principe5 beaucoup plus douteuse) ;
- de ce fait, au niveau du contenu, le principe même de la lecture de l’image conditionne sa monosémie, une monosémie en discours, toujours renouvelée puisque sans lexique préalable (signifiants toujours changeants, occurrentiels, sans signes « types », et donc sans réserves de polysémie).
5C’est donc à dessein que l’on s’est abstenu ici, pour l’image en général et la photographie tout particulièrement, de parler de « code iconique » (ce n’est pas un code) ou de « système d’expression iconique » (rien ne prouve qu’il y ait un système des images), et rabattu sur le terme plus neutre de langage. Le principe de motivation directe qui fonde la lisibilité première des images les place en effet aux antipodes des énoncés linguistiques.
6On le sait depuis Saussure, les langues sont majoritairement régies par le principe d’arbitraire, c’est-à-dire l’absence de tout lien naturel6 entre le signifiant et le signifié, ou plutôt, en réalité et comme l’a montré Benveniste (1966 : 52), entre le signifiant et le référent possible du signe. Les images au contraire ont des points communs avec leur référent, en une ressemblance qui n’est d’ailleurs pas pure incorporation analogique de traits : « homologie de configuration perceptuelle », dit subtilement Gauthier (on peut changer les caractéristiques « absolues » des éléments retenus, mais non leurs rapports7). C’est dire que l’image fonctionne structuralement, certes ; mais aussi que cette structure est empruntée à son objet, ou plutôt à la perception possible de son objet. Conséquence importante : le « signe » iconique peut être inédit, et il l’est même la plupart du temps : il suffit que l’on puisse y reconnaître l’objet8. On mesure l’abîme qui sépare les images et les énoncés linguistiques : pour comprendre ces derniers, il est nécessaire de connaître préalablement les signes qui le composent – on reconnaît des signes, non des objets9.
7Partant, toute ressemblance de « signifiants », à l’image, procède automatiquement soit d’une identité de référents, soit d’une ressemblance de référents, de type métaphore implicite10 ou comparaison implicite (l’image neutralise le plus souvent la distinction entre comparaison et métaphore). La ressemblance des signifiants entraîne en effet corrélativement un « accord sémantique » des signifiés (rimes iconiques, « homophonies » ou « paronymies » iconiques ont prévisiblement des effets analogiques), toujours en raison de la motivation fondamentale des images – cet accord sémantique crée donc des connotations, mais aucune perturbation dans la signification « littérale » de l’image. Dans les textes, on doit pouvoir dire qu’au contraire la syllepse présuppose en amont le système de la langue, qu’elle joue sur l’arbitraire du signe, pour rapprocher, grâce à la ressemblance ou à l’identité des signifiants, des signifiés dissemblables et préétablis11.
8C’est pourquoi Barthes a été amené à parler, pour la photographie, de « message sans code » ; affirmation qui doit être nuancée, bien sûr, en raison des nombreux codes plastiques que met en œuvre toute image (choix de cadrage, d’angle de prise de vue...) ; mais aussi modulée en fonction des degrés d’iconicité : la motivation n’est jamais totale et elle admet des degrés (contrairement à l’arbitraire) – pour caricaturer un peu, de la photographie au dessin réaliste, à la caricature (justement), à la simple esquisse en silhouette, il y a une motivation décroissante. Or il y a tout lieu de penser que la variation des degrés d’iconicité est proportionnelle à celle des degrés de codification. Le piéton stylisé des panneaux routiers ne renvoie pas à tel piéton individuel, comme le ferait un piéton photographié : c’est, pour son expression, une forme déjà épurée (silhouette de profil) qui, pour son contenu, renvoie à un sous-type, lequel par extension vaut pour la classe entière : plus le dessin s’épure, plus il perd en intension et gagne en extension, et plus il se codifie. La latitude de variation des pictogrammes est bien moindre que celle des photographies et ils tendent à se stabiliser.
9Cela étant, l’image photographique serait donc toujours un hapax, sans signes types mais seulement des signes occurrences ; ce ne serait qu’en réduisant l’iconicité que l’on aurait, graduellement, des signes types embryonnaires et la possibilité, peut-être, de jouer sur un code. On peut prévoir que les différentes pratiques (photo, peinture, dessin...) ne seront pas toutes logées à la même enseigne vis-à-vis du dédoublement de sens sur la « même occurrence de signifiant ».
10Voilà pour le principe. Maintenant, puisque nous allons aborder des syllepses iconiques, nous allons entrer, sinon dans le paradoxe, du moins dans les nuances : le dédoublement de sens peut être l’occasion de voir apparaître, en discours, une sorte de lexique embryonnaire de l’image – et en fait, aussi bien en dessin, qu’en photographie ou en peinture. Nous avons esquissé une petite typologie des procédés producteurs de double lecture dans un langage qui en principe ne s’y prête pas.
Différents procédés de dédoublement de sens dans l’image
11Remarque liminaire : les principes proposés ici jouent sur des catégories discrètes (discontinues), mais bien entendu, le corpus qui nous a permis de les élaborer montre qu’il s’agit de phénomènes graduels ; ajoutons à cela que certaines images peuvent relever de plusieurs catégories à la fois, tout comme sur une même séquence textuelle peuvent se cumuler plusieurs tropes.
12Cela étant précisé, les procédés de dédoublement peuvent se regrouper en deux grands ensembles – selon que la double lecture de l’image procède d’un jeu inter-iconique, ou d’un travail intra-iconique – eux-mêmes affinables en sous-catégories. Nous n’avons gardé pour chaque sous-catégorie, à la fois pour des raisons de clarté et des raisons de place, que les exemples les plus emblématiques12.
Dédoublement résultant du jeu sur une inter-iconicité (pré-établie ou non)
13Le terme d’« inter-iconicité » est à entendre ici, premièrement, mutatis mutandis, à peu près dans le même sens qu’« intertextualité » dans le champ littéraire (la lecture de l’image se fait en relation avec une ou plusieurs autres images) ; et deuxièmement, en un sens que ne couvre pas la notion d’intertextualité, comme désignant un équivalent des relations paradigmatiques dans le lexique, dans la mesure où une image « type » émerge distinctement, et donc différentiellement13, du flot des images inédites et fugaces. Que ces deux types de relations s’articulent ici n’a rien d’anormal dans la mesure où le syntagme iconique préexiste aux signes que l’on peut y isoler, et qu’en outre il n’y a pas vraiment de différence de rangs d’unités (syntagme/mot/morphème et a fortiori phonème)14 : l’image, sans y être jamais contrainte, est libre de fonder son lexique à sa guise.
14L’inter-iconicité peut se rencontrer sous deux formes : in absentia et in praesentia. Corrélativement, le double sens qui en résulte exploite, ou instaure, la compétence iconique qui appartient aux conditions interprétatives de l’image. Dans cette mesure, on pourrait parler, dans les deux cas, de syllepses de compétence (le lecteur de l’image est requis de convoquer, ou de constituer, son signifiant type).
Inter-iconicité in absentia : les métaphores-syllepses
15Cette catégorie réunit des images à finalité métaphorique qui jouent sur deux niveaux, d’une part sur leur pouvoir représentatif propre (« littéralité » de l’image), et d’autre part sur le rappel d’une autre image qui fait partie d’une compétence partagée. Soit l’exemple (no 1) de la publicité BNP15.
16Premier niveau : on a dit que les images, sans lexique, n’ont pas de signifiant type mais seulement des signifiants occurrences ; si nous convenons pour simplifier que ce signifiant occurrence s’étend à l’ensemble de la photographie, le « signifié occurrence » correspondant est, pour résumer, / dans un champ de couleur argentée, femme vêtue à l’antique, portant bonnet phrygien, chaussée de baskets bleues marquées du sigle de l’euro, et jetant à poignées la moisson future aux sillons/16.
17Second niveau : pour la problématique de la syllepse, le plus intéressant n’est pas d’abord que nous puissions reconnaître ici, par une conjonction d’attributs, la Marianne, figure de la République, mais surtout que cette image dans son ensemble réveille en nous le souvenir d’une autre image configurée identiquement, à divers degrés de « pictogrammatisation », depuis le bas-relief encore relativement motivé des pièces de monnaie (de 50 c à 5 Fr) des francs de naguère, et désormais, des centimes d’euros français, jusqu’à la Semeuse des anciens timbres-poste : autant d’occurrences déjà substantiellement différentes d’un même signifiant type. Réveillant en nous cette mémoire, l’image BNP rejoint la série des occurrences de ce signifiant type, avec ses particularités propres – ce qui est l’apanage des signifiants occurrences : tout comme, à l’oral, le timbre de la voix, l’intensité, le débit, l’accent, etc., incarnent la forme sonore du mot dans une pâte sonore particulière (que Klinkenberg nomme le « stimulus », 1996 : 72), ici les baskets bleu roi, le sigle de l’euro, et nombre de détails apportés par la précision photographique, en bref tout ce qui déborde l’intersection des différentes semeuses (position de profil, perspective du champ, geste, drapé, etc., communs à toutes), viennent enrichir le signifiant type de leur singularité irréductible. Quant à la couleur argentée, déjà rencontrée sur les pièces de monnaies17, mais non sur les timbres, elle cible une certaine sous-classe de ces signifiants, diversifiée par des variables de format, et à laquelle est donc associée, de manière tout à fait bienvenue puisqu’il est question de la BNP, le trait sémantique / monétaire /.
18Le gain rhétorique ne s’arrête pas là, car l’image, en campant une BNP bien française (Marianne), populaire (tradition agreste), généreuse (elle « sème » l’argent ?) et prévoyante (moisson future que préparent les semailles : prévoyance d’autant plus pertinente qu’il s’agit de vanter une assurance vie), fournit via la syllepse une « riche » métaphore18. Syllepse, métaphore, faut-il distinguer ? Ici les deux s’articulent : le mode d’indexation sur les isotopies (de la monnaie, de la France, et de la BNP) est bien, à la manière des syllepses, celui d’un « réveil compétenciel », avec collusion, sur un même signifiant occurrence, de signifiés distincts dont deux au moins se fondent sur un rapport préétabli (Semeuse argentée/monnaie, et Marianne/France)19. Mais ce recrutement sémantique préalable ouvre, à la manière des métaphores, sur un parcours interprétatif qui construit une cohérence de discours à partir de ces matériaux figés en mémoire. C’est pourquoi nous parlons, pour cette catégorie, de métaphores-syllepses.
19Le figement préalable des images sous-jacentes dans une « communauté iconique » (comme on dit « communauté linguistique », mais les frontières en sont moins faciles à tracer...) est graduel et instable : il y a un continuum de figement, que l’on peut mettre en relation avec la plus ou moins grande plasticité de la réalisation signifiante dans laquelle on doit retrouver le filigrane du type. Quelques jalons, du plus au moins figé : si les publicités BNP et VW (no 2) renvoient à une image bien définie, tel un mot dans un lexique, c’est déjà beaucoup moins le cas pour la publicité Jourdan (no 3), où l’alliance femme / chaussures évoque une pluralité d’images possibles (de la fée Clochette aux bouchons de radiateur des Rolls Royce en passant par les libellules20 ou les anges). La reconnaissance de la tour de Pise (publicité Carlsberg, no 4), déclenchée par la légende « en vente à Pise », repose aussi sur une compétence iconique – son inclinaison caractéristique n’est visible que sous cet angle, qu’adoptent toutes les photographies (ou dessins) que l’on en connaît : il s’agit donc du mode habituel de présentation du référent à l’image, et non forcément dans l’expérience21. Terminons par une incertitude : avec la publicité pour le roquefort Papillon (no 5), on semble se rapprocher de la reconnaissance directe de l’objet plutôt que d’une image privilégiée ou d’un mode de présentation privilégié : mais comme « percevoir, c’est se souvenir » (voir supra, note 9), on touche ici au délicat problème des images intériorisées, indiscutablement opérantes, mais par définition difficiles à étudier, et parfois très personnelles22.
Inter-iconicité in præsentia : les fausses antanaclases
20L’antanaclase se définit classiquement comme suit : dans un énoncé, deux occurrences d’un même signifiant type se répartissent deux sémèmes distincts, sans cumul. Or les exemples qui suivent dérogent en partie à ce modèle car Tune des deux occurrences y est sylleptique – c’est pourquoi nous avons choisi de parler de fausses antanaclases23.
21Si l’on regarde le dessin de Chas Addams24 (no 6), les publicités pour la bière 1664 (no 7 et no 8) et Get 27 (no 9), on peut constater que se dégage une sorte de modèle canonique : présentation du prérequis interprétatif à gauche (même lorsque le signe type est très vraisemblablement connu : cas du pictogramme des écoliers, des idéogrammes 1664), et de la syllepse à droite. Le sens de la lecture de l’écriture dans les cultures occidentales n’y est certainement pas étranger : ce qui est lu à gauche est lu avant, ce qui permet d’utiliser des pré-requis moins fortement codés, ou même non codés (la bouteille de Get 27). La présentation antanaclastique fonctionne ainsi comme une consigne de décodage de la syllepse.
22Pour le dessin de Chas Addams, la lecture de l’image suit le trajet « surligné » de la route, de la voiture, du regard du conducteur. La deuxième occurrence des écoliers permet de nouveau de mesurer la distinction type / occurrence (ainsi la différence de format est négligeable), et elle fonctionne à la fois comme / pictogramme / (rappel de la première occurrence) et comme / écoliers réels / (ombre portée sur la route). Remarquons que cette seconde occurrence pourrait fonctionner comme syllepse indépendante, en raison de la différence de degré d’iconicité de ces « écoliers » et du « décor » (rupture d’isotopie graphique). Ce n’est pas le cas dans les publicités 1664, où la mention des chiffres (première occurrence), sa fonction principale de présentation de la marque mise à part, est aussi une précaution : la syllepse pourrait en effet passer inaperçue et la lecture en demeurer au sens « littéral » (no 7 : bouteille, deux citrons, un éclair), malgré les indices de « délittéralisation » (échelles respectives des citrons et de la table, régularité répétitive de la disposition et du format des éléments saillants alignés dans l’espace de l’image, et forme étrange de l’éclair)25. La seconde publicité (no 8) confirme la subsomption de ces images « hapax photographiques » sous la forme d’un signe type qui peut se décliner en autant de variantes occurrentielles. Le procédé utilisé ici est celui des anamorphoses tridimensionnelles (Baltrusaitis 1984 : 186-191), le point de vue adopté par le photographe étant le seul qui permette de saisir l’image restaurée. Généralement les anamorphoses ne sont pas sylleptiques ; celle-ci l’est en raison de la nature iconique des constituants qui conservent leur sens littéral, ce qui leur permet, dans les deux exemples, de fusionner analogiquement le nom de la bière avec tous les éléments valorisants qui peuvent lui être métonymiquement associés : apéritif à deux dans la fraîcheur du soir ou intérieur « cosy ». Get 27, enfin, montre l’exemple de la création d’un signe type non préexistant, le cobra se coulant dans le moule signifiant de la bouteille (forme, couleur) et lui apportant en retour, par le canal de cette association analogique in præsentia, ses sulfureuses vertus (avec une projection synesthésique sur le goût, assurément corsé, et sans doute une incarnation métaphorique valorisante proposée au consommateur)26.
23Mentionnons à présent deux cas particuliers d’inter-iconicité. Le premier est celui des « arcimboldesques »27. On peut les définir comme un assemblage d’éléments isotopes – fruits, fleurs, céréales, légumes et autres plantes potagères du Vertumne28, ou encore eau bleue de la piscine, bouées, épuisette de la publicité RFM (no 10) – dont la mise en syntagme non conforme à un script vraisemblable (Vertumne), ou simplement déroutante (RFM), est compensée par l’apparition d’une « Gestalt » englobante et hétérotope : un tout qui n’est pas équivalent à la somme de ses parties constitutives. On peut en faire une sous-catégorie des métaphores-syllepses (inter-iconicité in absentia), à ceci près, premièrement, que la « forme englobante » est perceptuellement plus saillante que les éléments englobés29 : effet qui dépend des contrastes fond / forme (et corrélativement, de la distance à laquelle on se place pour lire l’image), mais non du degré d’iconicité, moindre dans la forme englobante que dans les éléments englobés ; et deuxièmement, qu’il y a hétéro-segmentation possible des signifiants (comme dans les vers holorimes : « Gal, amant de la reine... »), du moins pour les plus élaborées (Arcimboldo).
24Le second est celui (étonnant) des arcimboldesques involontaires, stricts correspondants iconiques de ce que sont sur le plan linguistique les kakemphatons30 : ainsi de l’apparition de la figure de Mickey dans les plans des jardins du château de Versailles (parterre de Latone) et, par voie de conséquence, dans les jardins eux-mêmes31...
Dédoublement résultant d’un travail intra-iconique
25Nous avons regroupé dans cette seconde grande catégorie des images où l’effet sylleptique joue avant tout, non plus sur les conditions d’interprétation (mise en relation avec une autre image présuppose ou fournie), mais sur les mécanismes de leur perception hic et nunc, auxquels, grâce à un travail portant sur le matériau même de ces images, s’ouvrent plusieurs voies pour reconstruire ce qui est vu32. Pour cette raison, on pourrait parler ici de syllepses de performance. Deux cas sont à considérer, selon que l’image autorise une disjonction perceptuelle, ou à l’inverse procède à une fusion.
Disjonction de signifiants sur un même matériau plastique
26Ou en d’autres termes : conflits de perception. On a affaire ici à des syllepses que l’on pourrait dire « fortes », dans la mesure où les deux lectures sont incompatibles33 et temporellement disjointes. Ces images conflictuelles se distinguent néanmoins des syllepses linguistiques dans la mesure où l’on peut mettre en doute l’identité des signifiants « encastrés » dans la même occurrence iconique : en réalité, le même matériau plastique peut être configuré en deux organisations signifiantes distinctes et incompatibles. Cette incompatibilité est telle, qu’une consigne de lecture (titre, légende, instructions...) est souvent nécessaire pour que l’on n’en reste pas à une lecture « mono »34. On peut distinguer les conflits qui sont liés :
- à la distance de perception (seuil au-delà duquel les détails disparaissent tandis qu’une « Gestalt » englobante apparaît, et réciproquement) ; ainsi du célèbre tableau de Dali, Gala regardant la mer méditerranée qui à vingt mètres se transforme en portrait d’Abraham Lincoln (hommage à Rothko), 197635, ou de la couverture de L’Express qu’analyse Fresnault-Deruelle (2002 :12) : le visage de Jacques Chirac y est recomposé à l’aide d’une multitude de photographies minuscules de « Français anonymes ». Dans les deux cas le signifiant englobant est comme « émietté » dans un treillis de signifiants plus détaillés dont il émerge si la distance les brouille pour la vue, mais qui le dissolvent en réapparaissant, si l’on se rapproche. Leur effet de brouillage est d’ailleurs plus ou moins puissant : la couverture de L’Express permet, ce qui n’est pas le cas du tableau de Dali, une facile variation en amont et en aval du seuil de « conversion de signifiant » : elle se retrouve ainsi proche des arcimboldesques ;
- à une double possibilité de mise en perspective (deux volumes distincts reconstituables à partir de la même image en deux dimensions) : voir le célèbre dessin de Hill, Ma femme et ma belle-mère, 1915 (no 11)36, ou Dali encore (par exemple Marché d’esclaves avec apparition du buste de Voltaire dans un paysage, 1940)37 ;
- à l’orientation : soit la publicité BMW (no 12), dont les deux slogans, écrits l’un horizontalement, l’autre verticalement, donnent une consigne de manipulation qui fait changer le point de vue (et le « dos » fait place, ô surprise, au sourire de la Joconde)38 ;
- à un conflit fond/forme : ainsi de l’image de Julian Key, Adam et Ève, très connue des expériences sur la vision dans la théorie de la Gestalt, qui permet de voir, soit en face-à-face deux visages stylisés, de profil, noirs sur fond blanc, soit une coupe39, blanche sur fond noir ;
- à la superposition de points de vues incompatibles : ainsi des images de Escher40, entre autres Relativité (1967)41. Cette image virtuose est un cas limite : plutôt qu’à la fusion plastique de deux signifiants distincts, on a affaire à une mise en syntagme transgressive par rapport aux règles de lecture de l’image ; les lois de la perspective ne permettent de reconstituer un univers référentiel vraisemblable que si on lit l’image de manière fragmentaire, mais la vraisemblance disparaît dans la mise en contiguïté plastique des fragments.
27Quelque divers que soient les procédés employés pour parvenir à cette disjonction de signifiants, la catégorie n’en est pas moins formellement homogène. Cependant, les effets rhétoriques en sont imprévisibles42 : ludisme (Hill, BMW), isotopie argumentative et ethos de subtilité (BMW), virtuosité esthétique (Dali, Escher), hypersensibilité hallucinatoire (Dali), discrédit jeté sur Jacques Chirac (selon Fresnault-Deruelle l’« effet de moirage » rend le personnage « inexistant ») alors que l’image répond au même procédé que le couple Gala/Lincoln (Dali)... C’est dire si la syllepse ne signifie pas en elle-même, mais relativement au (con)texte dans lequel elle s’insère.
Conjonction de signifiants sur un même matériau plastique
28Signalons d’abord le cas des neutralisations, qui va de pair avec la diminution du degré d’iconicité :
- soit, fait très rare, en photographie, par la raréfaction des traits distinctifs, en dépit de la netteté iconique : ainsi dans la publicité Dior (no 13), des effets de cadrage, d’échelle, de texture (lissage), de couleur (continuité du dégradé : modelé minimal), de posture (non typique), tout en formant une hyperbole plastique du « teint idéal » du visage photographié, permettent d’y voir la dune éponyme43. La neutralisation n’est pas totale – il y a hiérarchie : on voit « plus » un visage et ses cils que la dune et ses oyats ;
- soit, plus facilement, par la « pictogrammatisation » du dessin (Barbe, no 14)44 : on a des « sillons » deux spécialisations divergentes selon l’élément interprétant qui indexe la ligne ondulée sur une isotopie / aquatique / ou / terrestre / – avec un effet d’humour du fait de la mise en syntagme qui rend co-référentielles des réalités paradigmatiquement antinomiques – et une zone de neutralisation, au milieu, dont il est difficile de tracer nettement les frontières. Ce « calembour iconique », le seul peut-être du corpus, repose sur une analogie visuelle, ce qui signifie qu’il a un fondement métaphorique ; transposé linguistiquement, il serait une métaphore assez plate45 (« labourer », « sillonner » les mers).
29Il faut enfin dire un mot des images valises, qui représentent encore un cas limite : il y a en effet plutôt intersection de deux signifiants distincts qu’identité. Ces images valises peuvent être :
- verbo-iconiques » : les « Ionys »46, où se superposent (plutôt qu’ils ne se substituent l’un à l’autre47) des signifiants perçus simultanément mais appartenant à des « langages » différents (linguistique / iconique)
- ainsi de la publicité Moët (no 15), où la marque joue de l’iconisation de son tréma pour motiver l’arbitraire de son nom48 ;
- iconico-iconiques » : ce sont les stricts correspondants, à l’image, des mots-valises (le fameux « Snark » de Lewis Carroll) ; Le Monde 2 fit sa couverture, avant le1er tour des présidentielles 2002, d’une photographie fusionnant Lionel Jospin et Jacques Chirac (no 16). S’il y a des zones d’intersection de signifiants (avec pour effet rhétorique la fusion d’identité : deux candidats « interchangeables »...), c’est toutefois le « résidu » (hors intersection : menton de Chirac, lunettes et cheveux de Jospin, etc.) qui permet d’identifier, dans un contexte neutre, et grâce à la notoriété de leurs référents, les deux signifiés « semi-fusionnés ». Ce procédé de dédoublement se démarque à la vérité des syllepses « fortes », dans la mesure où au lieu d’avoir un signifiant, deux signifiés, et deux référents, on a au contraire deux signifiants (mis en facteur commun), deux signifiés, et un seul référent (chimérique). L’effet du procédé est même parfois « antisylleptique », lorsque la « néo-icône » a pour but de dissimuler les icônes souches49 au lieu d’exhiber le double sens, et le suspense qui en résulte peut même fonctionner comme ressort narratif50.
Conclusion
30Parti d’un fantôme, avons-nous vraiment rencontré la syllepse dans l’image ?
31Dans la première catégorie (inter-iconicité), on a bien le procédé de la syllepse, dans la mesure où un signifiant type émerge de la liaison d’occurrences, et où il y a vraiment double actualisation sémantique. Le lien analogique qui crée la syllepse à l’image, contrairement à ce qui se passe dans sa version linguistique puisque le lien signifiant/signifié y est arbitraire, est propice à une interprétation congruente et fait de la syllepse un puissant vecteur connotatif, avec généralement l’effet de la métaphore (qui a ses réseaux métonymiques associés) – une sorte, en tout cas, de support formel pour d’autres figures. Par contre l’effet de « syllepse forte » (calembour) semble exclu. Dans la seconde catégorie (intra-iconicité) au contraire, les conflits de perception produisent l’effet des syllepses « fortes » (interprétations incompatibles), mais sans le procédé (les signifiants sont distincts, et ne sont identiques que plastiquement) ; quant aux neutralisations, rarissimes, elles font métaphore (Dior) quand il n’y a pas deux contextes isotopiquement incompatibles in præsentia, et calembour dans le cas contraire (alors que dans le calembour linguistique la syllepse semble insérée dans une isotopie globalement cohérente, et tisse des liens avec une autre isotopie incompatible in absentia) ; quant aux images-valises, qui coagulent référentiellement deux réalités ordinairement disjointes, ou bien elles ne font que double sens lorsque les signifiants sont perçus comme étant en intersection seulement (non identité), ou bien sont monosémiques si l’on ne perçoit qu’un seul signifiant : là encore l’effet ne rejoint pas le procédé.
32Comment situer la syllepse par rapport à la métaphore et au calembour ? Il nous semble que pour clarifier ces distinctions, deux critères supplémentaires seraient nécessaires (une fois admises les deux conditions préalables d’identité de signifiant et de double sens sur une même occurrence de ce signifiant) :
- critère sémantico-discursif : compatibilité vs incompatibilité dans le même univers de discours (M. Le Guern), ou encore congruité vs incongruité (Leyssard) ;
- critère illocutoire : mode d’énonciation ludique vs sérieux (le calembour vise à faire rire, même s’il n’y parvient pas toujours)51.
33Par exemple le dessin de Barbe (no 14), qui met en présence deux univers incompatibles, sur un mode ludique, serait un calembour, mais non le tableau de Dali (Gala/Lincoln : incompatibilité, mais mode plutôt sérieux). Quant aux métaphores, elles peuvent toujours être ludiques, mais elles présument la congruité.
34Calembour, métaphore et syllepse seraient ainsi en classification croisée, ou plus exactement, la syllepse pourrait conduire à l’un ou à l’autre. La syllepse iconique a ceci de particulier qu’elle est un indice de constitution embryonnaire d’un lexique des images et un travail consistant à sortir l’image de son inertie perceptive. Cette dernière propriété semble extensible aux énoncés linguistiques, l’inertie interprétative du locuteur y subissant le même aiguillonnage. Tant à l’image que dans les textes, on pourrait ainsi dire que la métaphore a un pouvoir « conceptualisant » (particulièrement en cas de catachrèse52) et connotateur, la syllepse un pouvoir « dopant » (rythme et énergie, virtuosité du discours), ce qui la placerait plus, stylistiquement parlant, du côté d’une rhétorique – elle serait plus « pragmatique » (communication) que « sémiotique » (représentation). Les deux, de toute manière, sont « esthétiques » ou poétiques au sens de Jakobson (1963 :220) – travail sur le matériau même du message – et de ce fait appartiennent au discours hic et nunc. Mais l’une regarderait plus vers le code (c’est la syllepse), allumant un petit pétard dans les mémoires endormies du récepteur ; et l’autre plus vers le discours, pour ouvrir des mondes nouveaux à sa mémoire réveillée. À ce titre elles sont indiscutablement complémentaires.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Annexe
Illustrations
N.B. Nous remercions les marques qui nous donné l’autorisation de reproduire ces images.
Pour certaines publicités, je n’ai pas obtenu les droits de reproduction de l’image originale. Je remercie mon amie Élisabeth Le Coze, artiste peintre, de m’avoir fait, d’après lesdites photographies, des aquarelles qui me permettent d’illustrer au mieux leur fonctionnement sylleptique spécifique.
Notes de bas de page
1 En écho toutefois avec M. Le Guern, qui narre ici même comment la vue d’une affiche lui enseigna ce qu’était la syllepse linguistique.
2 Il existe une abondante littérature sur le bien-fondé – et les modalités – de la transposition des tropes linguistiques à d’autres domaines : voir Bonhomme (à paraître) pour une revue de fond. En ce qui concerne la métaphore, S. Rémi-Giraud et moi-même avons soutenu récemment (2002 et à paraître) que la figure opérait « en amont des langages », ce qui rend la question de la transposition non pertinente, dès lors que le fonctionnement du trope est saisi à un niveau plus abstrait : la spécificité du langage dans lequel il est réalisé n’est pas déterminante. En ce qui concerne la syllepse, deux numéros assez récents de la revue Protée (vol. 24, no 1, printemps 1996, et vol. 26, no 3, hiver 1998-1999) donnent quelques jalons pour l’étude de la syllepse visuelle, sous un angle épistémologico-phénoménologique qui s’attache surtout à ses conditions de possibilité (on se contentera ici, plus modestement, d’un angle plus analytique et empirique – à partir de corpus), et pour autant que nous ayons pu en juger sans définition d’ensemble de la syllepse, ni typologie des syllepses iconiques comparables à celle que nous allons nous efforcer d’ébaucher ici.
3 Molinié (1992 : 312) applique par exemple le concept de syllepse aux effets de propagation de sens des métaphores filées, et conclut : « la syllepse est le trope le plus puissant dans la mise en œuvre poétique des images ».
4 Par opposition à la reconfiguration de signifiant que l’on observe dans la simple homophonie et a fortiori dans l’à peu près (ex. valant pour les deux : « le sergent et le savon font tous les deux la [polis] » : police/peau lisse, avec chez certains locuteurs alternance entre o ouvert et o fermé).
5 En principe seulement, car dans les faits, il existe bel et bien dans nos civilisations des sortes de « répertoires d’images », plus ou moins fragmentaires et plus ou moins fugaces, comme s’est attaché à le montrer Guy Gauthier (1979, 1982). Les syllepses iconiques, comme nous allons essayer de le montrer, attestent l’existence de tels répertoires, en même temps qu’elles contribuent à les constituer.
6 Saussure dit que dans le symbole il y a, par opposition à l’arbitraire, un « rudiment de lien naturel entre le signifiant et le signifié » (1972 [1914] : 101). En ce qui concerne la motivation directe (iconique), ce n’est pas là une vaine épithète : contrairement à une idée couramment reçue, certains animaux sont capables de « lire » les images photographiques – non seulement les singes, mais aussi les pigeons (Vauclair 1992 :132).
7 Pourvu que les rapports (la « configuration ») soient conservés, on s’accommode très bien du passage de trois dimensions à deux, des variations d’échelle, du passage de la couleur au noir et blanc, et de la simplification parfois très importante des « traits » (jusqu’aux pictogrammes et aux caricatures).
8 Ce qui ne suppose pas forcément une connaissance préalable de l’objet : la relation peut fonctionner dans le sens inverse (on peut identifier dans la réalité un objet que l’on n’a jamais vu qu’en photographie, ou se diriger grâce à un plan dans une ville que l’on ne connaît pas – principe énoncé par Peirce (1978 :150) : une caractéristique fondamentale des icones, c’est que Ton peut, en les observant, obtenir sur leur référent des enseignements préalablement inconnus).
9 Oui mais : « Percevoir, c’est se souvenir », nous glisse E. Pich au cours du colloque où nous avons présenté la communication qui sert de base à ce texte. En effet. Et c’est justement cela qui permet d’envisager l’existence – « entre présence et absence » – de quasi-signes iconiques. Reste qu’il est possible de percevoir, et nous le faisons couramment, de l’inédit : et quelque importante que puisse être la mise à contribution de la mémoire dans l’interprétation de cet inédit, l’équivalent est inimaginable sur le plan linguistique : un mot jamais rencontré, ressemblerait-il fortement à un autre, reste ininterprétable, sauf bien entendu s’il est motivé morphologiquement (encore cela ne suffit-il généralement pas), ou si les sélections contextuelles sont suffisamment fortes pour que son apport informatif soit nul (exemple du mot « schtroumpf » et de ses dérivés, dans la bande dessinée du même nom).
10 Voir Kerbrat-Orecchioni 1979.
11 La dissemblance pouvant être graduelle, comme le montre S. Rémi-Giraud (dans le présent volume), qui différencie les jeux sylleptiques en discours selon les degrés de polysémie en langue.
12 Et de préférence les publicités, pour des raisons relatives aux droits sur la diffusion des images.
13 On admet que la distinctivité ne suppose pas la paire.
14 Soit la photographie d’une maison : cette maison peut être décomposée en toit, murs, porte, fenêtres ; le toit à son tour peut l’être en ses tuiles, celles-ci en leurs bords, angles, reliefs divers ; et le mur de même, jusqu’aux picots du crépi, lesquels à leur tour... etc. La descente dans les détails n’est limitée dans les faits, mais non dans le principe, que par le degré de définition de l’image choisie. Sinon, seul le lexique peut faire défaut, ce qui ne veut pas dire le « sens » : très vite on ne peut plus nommer de manière simple ce que l’on voit, mais reconnaît ; et aussi loin que l’on pousse sans perdre ce sens, on n’a toujours qu’un emboîtement de syntagmes, dans les profondeurs duquel se dérobe l’unité minimale (l’équivalent du morphème). Ajoutons que la décomposition ne peut franchir le seuil de l’identifiable (à la recherche de l’unité de deuxième articulation) qu’à la condition de perdre – de masquer, ou de tenir secret, comme dans certaines expériences : Gauthier 1982 – le signe iconique englobant. Cet artifice expérimental n’est nullement nécessaire pour la décomposition du morphème en phonèmes.
15 Nous détaillons ce premier exemple, de manière à pouvoir rester plus elliptique sur les autres. Pour cette image et les suivantes, voir le cahier d’illustrations en fin de cet article.
16 Pour paraphraser Hugo...
17 Cette publicité date de l’ère du franc : la couleur dorée des actuels euros à Semeuse n’est donc pas pertinente.
18 Ajoutons à cela que la BNP (ou la France), par baskets interposées, « chausse les bottes de l’euro » : on aurait affaire en outre à une métaphore linguistique illustrée (idée que nous devons à L. Basset, lors d’une réunion de l’équipe Rhêma). Et disons enfin que si nous qualifions cette métaphore de « riche », c’est aussi – thématique financière mise à part – parce qu’elle comporte nombre de réseaux métonymiques internes qu’elle offre à l’exploitation (par ex. semailles/ moissons).
19 La particularité de l’image est que ce signifiant occurrence est très « innovant » (montrant en tous cas plus de liberté que rien a la parole : ce en raison de la motivation du système, qui permet une grande latitude : cf. image no 2, la semeuse-fourmi VW) tandis que le « type » (Semeuse) et les signifiés associés (/monnaie/, / France / ce qu’il exploite ne le sont pas.
20 Les photographies de libellules montrent une propension à les présenter le corps vertical et les ailes rejetées vers l’arrière et le haut – ce qui semble être un position de prédilection dans l’iconographie des créatures ailées.
21 Ces syllepses ont aussi des effets métaphoriques : les chaussures « donnent des ailes » (Jourdan). Le montage rhétorique est un peu plus complexe pour la bière : la métaphore iconique initiale (bière/tour) est le support d’une métonymie de l’objet national (folklorique, pour les touristes : bière / euphorique /, pour les moments de détente, en vacances) et d’une autre métaphore, celle du consommateur un peu grisé qui titube du fait de la bière bue (la bouteille est vide et si elle penche, c’est à cause de sa capsule à terre qui la déséquilibre).
22 En l’occurrence toutefois, puisqu’il s’agit d’une publicité, on peut penser qu’il y a une représentation partagée. Le cas de cette belle image est particulier pour une autre raison : le niveau métaphorique est plus saillant que le niveau littéral et nombreux sont ceux qui, fascinés par les papillons et la terre, ne voient ni le roquefort ni le pain – produisant ainsi une lecture « mono ».
23 N. Dazord (ici même) donne, avec « Soleils couchants » de Verlaine, un exemple qui nous semble fonctionner de manière similaire (antanaclase « dupliquée » dont les deux dernières occurrences sont sylleptiques).
24 On trouve ce dessin de 1975 sur internet, mais aussi dans Chas Addams, Le Paradis infernal, Munich/Paris/Londres, Schirmer/Mosel, 1992, p. 82.
25 Autant d’interprétants de la syllepse, au sens de Y. Chevalier. On peut observer que dans le cas de cette image, la cécité à la syllepse laisserait intacte la panoplie des connotations associées aux éléments iconiques littéraux (par métonymie et synesthésie, dans l’association, entre autres, de la fraîcheur aux citrons ; ou par métaphore : « coup de foudre » ?).
26 On peut relever également pour toutes ces images une disposition « en cône » ouvert à droite (le format de la 1re occurrence est toujours plus petit que celui de la seconde) qui fait de la syllepse le lieu de l’argumentation, tandis que le « référent premier » littéral n’est que le prérequis inter-iconique qui se trouve ensuite intégré dans son double enrichi, qui en est en quelque sorte le « développement ». Néanmoins, nous avons pu contempler récemment de nouvelles variantes des publicités 1664 et Get 27, où l’on trouve dans le premier cas le signe « 1664 » au centre de l’image, et dans le second cas la bouteille à droite : ce qui montre qu’une fois que les publicitaires ont créé chez leur public une compétence de lecture, celle-ci leur permet en retour une plus grande marge de manœuvre sans mettre en péril l’intelligibilité.
27 Du nom de peintre Arcimboldo (v. 1527-1593). On suppose ses tableaux suffisamment connus pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en reproduire ici.
28 L’un des plus connus, peint vers 1590 (huile sur bois, 70,5 x 57,5 cm, Skoklosters Slott, Suède), qui se trouve être en même temps un portrait de Rodolphe II de Habsbourg : double syllepse, donc.
29 Dans la publicité RFM beaucoup de gens ne voient pas la piscine, pourtant littérale, mais seulement le transistor (voir déjà, supra, l’exemple des papillons, no 5) ; alors que nul ne « loupe » les chaussures Jourdan (no 3).
30 Calembours involontaires et malencontreux, dit Bacry (1992 : 187) qui donne entre autres exemples ce vers de Corneille, dans la première version d’Horace : « Je suis Romaine hélas puisque mon époux Test » (correction ultérieure : « ... puisque Horace est Romain »).
31 Ainsi qu’on peut le vérifier sur la page d’accueil du site du château de Versailles. Le fait avait été dévoilé dans L’Express en 1987, selon un ouvrage (Lafcadio Mortimer, Miqué ou les oreilles de Dieu, Montorgueil, Paris, 1992) dont on hésite à dire s’il s’agit d’un canular sémiotique (à la Noguez), ou d’un véritable délire (à la Brisset). Reste que la ressemblance est bel et bien là, et a été exploitée à des fins publicitaires par BMW lors de la même campagne que le « détournement de Joconde » que nous présentons plus loin.
32 On pourrait dire que, dans le travail intra-iconique, le procédé sylleptique œuvre à un niveau phénoménologique, « en amont » du niveau sémiologique auquel se situe l’inter-iconicité.
33 Ce qui en fait, pour M. Le Guern, des calembours (opposés aux syllepses) ; cf. aussi le critère d’« incongruité », chez Leyssard (1992 : 87), définitoire des calembours visuels (dont les syllepses sont une sous-catégorie). Nous reviendrons sur cette question.
34 Au contraire des calembours linguistiques, qui très « voyants » se passent d’interprétants explicites (métadiscursifs). Cette inversion du rapport entre types de doubles sens et types d’interprétants serait à creuser, et est sans aucun doute à mettre au compte de l’opposition motivation/arbitraire.
35 On peut le voir au musée de Figueras. L’« hommage à Rothko » rend la syllepse triple, la « pixellisation » carrée et les couleurs imitant la manière du peintre.
36 Image où la fusion propose une lecture métonymique (chacune des deux figurant l’avenir ou le passé de l’autre).
37 Visible au Salvador Dali Museum (prêté par St Petersbourg). Les syllepses daliniennes comme illustration de la « méthode paranoïaque-critique » mériteraient une étude à part.
38 Outre la connivence ludique instaurée, le gain rhétorique pour BMW était d’installer une isotopie argumentative, dans la mesure où la réponse « oui » aux deux premières questions (« Est-ce un dos ? », « Est-ce un sourire ? »), tend à se propager – et ce, d’autant plus que la deuxième prend en défaut le lecteur qui n’avait pas deviné –, une fois la page tournée, à la troisième, « Est-ce la voiture la plus confortable du monde ? » (photographie du luxueux intérieur en cuir d’une BMW).
39 En réalité, dans le cadrage plus large de l’original, réduit pour les expériences de Gestalt, on voit non pas une coupe, mais un trognon de pomme croquée (ce qui est isotope avec le titre).
40 Sur ce point, voir O. Le Guern (à paraître).
41 Image donnée par Leyssard (1991 : 79) comme exemple de calembour visuel « fantastique » (vs comique).
42 Mais maîtrisables : simplement, ils ne dépendent pas de critères « locaux ». Ce sont plutôt le genre (esthétique/publicitaire/humoristique...), voire le thème (« belle-mère » chez Hill) ou encore le contexte de parution (pour l’image de Chirac) qui déterminent la tonalité de base.
43 Avec une interprétation métaphorique (topos de la « femme paysage »).
44 Dessin déjà reproduit et commenté dans Leyssard (1991 : 75).
45 Et qui ne produit pas un calembour ( ? « Le laboureur et le marin sillonnent, l’un la terre, l’autre les mers »).
46 « Fausse » lecture acronymique de la phrase « I love New York », abrégée en ses initiales, et où le O est remplacé par un cœur. Kerbrat-Orecchioni (1986) appelle ainsi malicieusement le procédé qui consiste à faire jouer simultanément à une seule unité visuelle un rôle iconique et un rôle linguistique.
47 Les graphèmes sont en effet régis par des signifiants types (formes abstraites) qui restent lisibles dans les icônes.
48 Il circule sur internet un faux discours de Georges W. Bush, en version anglaise et en version française, où certains mots sont « écrits », tout ou partie, avec des logos de compagnie pétrolière aux noms plus ou moins homophones (« We shall not exonerate Saddam Hussein... » : shall/Shell, exonerate/Exxon, etc.) : usage « textuel » du Iony, avec pour effet l’adjonction d’une isotopie cohérente (pétrolière) qui discrédite le discours par suspicion de motivation commerciale...
49 Par exemple, au cours de l’été 2002, Télérama proposait un jeu qui consistait à essayer d’identifier, à partir d’une photographie de visage, deux célébrités qui y avaient été habilement mêlées.
50 C’est le cas dans une remarquable bande dessinée de Marc-Antoine Mathieu, intitulée, à juste titre si l’on ose dire, Le Dessin (Delcourt, 2001).
51 Le « calembour lacanien » (qui n’est presque jamais une syllepse, mais un à peu près, si l’on s’en tient au critère de l’identité de signifiant), ex. les animaux d’hommestique, n’est pas fondamentalement ludique, mais vise à faire réfléchir au-delà du prêt-à-parler.
52 Sur ce point, voir Constantin de Chanay et Rémi-Giraud 2002.
Auteur
Université Lumière-Lyon 2
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