Conclusion
p. 285-288
Texte intégral
1Non contents de trouver dans les livres des idées et des récits, les littéraires y cherchent encore quelque chose de poétique, de métaphorique et d’un peu fictif qui viendrait comme du corps de la langue. Avec cette apparente myopie qui les attache au texte, ils ont voulu, ici, à leur manière prendre les gazettes à leurs mots, interroger leur écriture : des séries de termes, des anecdotes, la formation d’un récit de bataille ou le libellé des annonces. Ils ont pu y reconnaître parfois les modes d’une rhétorique narrative, analyser la complexité des énonciations, surprendre des traces de fiction des morceaux de roman, trouver dans l’énoncé les esquisses d’un discours éditorial et observer les scènes et les modalités multiples de la représentation : un conclave, des voyages, les images de l’étranger, les trames d’un territoire, la présence d’un temps proche et même celle du corps.
2Souvent accoutumés à dialoguer avec des textes originaux, ils ont peine à s’identifier totalement à cet objet. La curiosité et l’intérêt dissimulent une espèce d’embarras. La fascination se double, à l’occasion, d’un humour souterrain. L’effort pour lire de près ce genre de texte fait que paradoxalement les gazettes semblent aperçues de loin, à distance de questions. Elles apparaissent comme un bloc d’énoncés, concentré le plus souvent sur une courte durée. Cette sorte de "monde" est fait d’une suite, d’une collection de choses existantes, désignées et reconnaissables mais relativement exclues de la sensibilité du lecteur. Cette "étrangeté" éprouvée dans l’approche du détail fait que la gazette se trouve interrogée.
3Dans ces études, le monde de la gazette se donne en fragments, en éclats, en échos et parfois comme un pointillé de traits fugitivement pittoresques : la récurrente étincelle d’un manteau rouge, le tintement d’un médaillon. Des fenêtres s’ouvrent et se referment subrepticement sur des morceaux d’événement, tandis que des énoncés ressemblants prennent place dans la façade uniforme des livraisons. Comme un continuel retour de trame défilent rubriques et livraisons où l’on aperçoit des arrivées de vaisseaux, des réceptions de princes, des rentrées de parlements, des préparatifs militaires, des textes de traités ou d’ordonnances royales. L’énoncé tient le lecteur à la fleur d’une perception non pas première comme l’aube d’une sensation mais plutôt rapide, sommaire, pauvre surtout, non élaborée, livrant continûment de signes de curiosité, d’attente ou de crainte jamais vraiment investis comme symptômes. Le texte nomme, recueille, compte, décompte, raconte, convoquant en touches séparées un monde tout extérieur, souvent fermé sur ses spectacles et ses rituels, dans un espace sans chair. Étalé aussi en paysages divers où, comme un phénomène naturel, crève parfois l’averse d’un événement.
4Ce monde toutefois ne vient pas à nous de manière indifférente. Au regard des analystes, sa présence se dessine selon des plis de réalité difficilement récusables, des procès élémentaires, des expériences fondamentales. Ainsi de la suite constamment rappelée par la formule qui fait le titre de cet ouvrage : le continuum ordonné d’un temps hors du sujet formé d’items juxtaposés et disposés généralement de sorte que celui qui vient après remplace le précédent. Dans cette poussée vers un futur de conjectures, à l’avant de la durée, la curiosité et la compréhension deviennent inséparables de la mise en suite, le pacte de lecture épouse une "forme" du temps. Et l’ordinaire prochain n’est pas seulement un élément de succession. La suite médiatise ce qui viendra. Elle est la trame élémentaire concrète ou la norme abstraite d’un temps plus "politique" qui oriente l’information vers les projets, les entreprises des puissances et les événements à venir. Plus complexe est encore peut-être, dans le texte, le tissage de l’espace. Suivant les territoires, c’est tantôt un réseau plus serré constituant des zones permanentes, presque compactes (le continent européen) et tantôt la réalité diffuse et indistincte d’étendues éclatées ou le trait indécis d’horizons lointains. Et dans ces repères connus ou ces tracés hésitants, on aperçoit moins un relevé objectif qu’un fond d’images ou l’esquisse de graphes abstraits, presque imaginaires, immergés sous le flot des énoncés. Réduite le plus souvent à ses données (data), la réalité poursuivie manque d’unité et de principes organisateurs. Au rebours de ce que tente de faire le texte de l’histoire ou de la littérature, celui de la gazette ne parvient à proposer qu’une représentation inachevée - et même inachevable - du monde. C’est une représentation non construite, presque spontanément déconstruite qui s’offre en une multiplicité d’objets et une diversité d’approches.
5Ce corpus de gazettes permet surtout de voir apparaître et d’observer un nouvel état, une nouvelle époque de la textualité. Celle où les énoncés deviennent inséparables de leurs modes d'édition, où ce qu’on pourrait appeler éditorialité investit la textualité et contribue à lui donner forme et sens. Quand un discours implicite s’inscrit dans la composition des livraisons, la mise en page, l’usage des italiques, que l’omniprésent fantôme d’un "régisseur d’énoncés" accompagne ou occulte la présence de l’auteur ou de l’éditeur, que dans les emboîtements et les brouillages de l’énonciation se forme une espèce de boîte noire habitée par un énonciateur "neutralisé", forme indifférente d’un sujet sans discours propre ni parole apparente. Sous le mode de l’énonciation quasi absente de l’annonce ou celui d'un pseudo-discours peu réflexif, sans origine, ni frontières, le texte de gazette montre son évidente aptitude au transit. Empruntant souvent son bien à d’autres supports (édits royaux, journaux de siège ou de parlements, libelles, mémoires divers, autres gazettes...), peu enclin à juger des choses et des hommes, il se soucie moins de la teneur discursive d’un message que de l’accomplissement de sa fonction essentielle de messagerie. Cela ne se passe pas proprement dans la langue, ni dans l’écriture, ni même dans le discours mais dans un champ intermédiaire, encore peu exploré entre la conception du texte, la "régie" des énoncés et la fabrication des supports. Le texte des gazettes permet d’observer comme in vitro ces compromis et ces multiples "jumelages" qui unissent et confrontent le discours, l’écriture, l’information, l’appareil de l’imprimerie et de la librairie, les institutions de pouvoir, les fonctions d’auteur et d’éditeur pour créer des énoncés utiles et efficaces. Au moyen d’appareillages appropriés et de stratégies énonciatives hybrides et complexes, certains modes de l’espace-temps réel pénètrent dans le discours. Cette sorte de symbiose entre textes et appareils éditoriaux opère comme matrice de production du réel et contribue à former les images du monde.
6Les treize auteurs de ces études ont soumis les gazettes à leurs analyses conjuguées et affrontées. On peut entendre, dans ces pages, le dialogue qui se noue, à l’arrière-plan, entre l’examen du discours éditorial, l’étude des procédés de l’objectivité et de la complexité de l’énonciation, la révélation des divers états d’un récit de bataille. On peut suivre encore, d’un chapitre à l’autre, et jusque dans l'organisation de chaque démarche le débat entre la tendance qui situe le texte de la gazette au plus près d’une fictionnalité difficile à définir et celle qui s’attacherait plutôt à y percevoir des effets spécifiques de réalité. On pourra même s’intéresser à la diversité des approches. Celle, par exemple, plus "archéologique" qui sous l’énoncé imprimé et comme pour en saisir la source découvre une "antichambre" où par contraintes et calculs s’effectuent la genèse de l’information et les refaçons successives de la relation d’événement. Celle plus chiffrée ou "tabulaire" qui interroge la récurrence de certains types de termes. Celle aussi plus "théorique" qui emprunte et réadapte les notions de la linguistique, de la narratologie et de la pragmatique pour tenter de recomposer l’édifice conceptuel de l’énonciation gazetière.
7Il semble que ces chercheurs construisent en commun une sorte d’invisible trébuchet qui permet de "peser" la gazette et où chacun la met à l’essai, à sa façon. Ce n’est en fait que le modeste ordinaire d’un travail de séminaire poursuivi pendant près de deux ans dans notre centre de recherche. Il révèle les gazettes d’autrefois comme un objet ouvert et un chantier stimulant où se dessinent dans les plis de quelques grandes questions des lignes de suite. Celle de la textualité ou des rapports entre texte, "arrière-texte", intertexte et textologie. Celle de l’ordinaire et de l’actualité1, de l’analyse des '"structures invisibles" et des simulacres qui servent à produire ce que P. Bourdieu appelle "l’extraordinaire ordinaire". Celle de la perception de l’unité éclatée d’un monde qui du fait de ses propres fractures multiplie l’information et par sa fragmentation suscite la présence et l’effort d’une "conscience éclairée" qui met en débat la valeur de ce monde même : une perspective où l’étude des gazettes permettrait de resituer et de préciser l’hypothèse globalement dessinée par J. Habermas. Il reste enfin que l’exploration prolongée d’un domaine où des modes tendancieux d’objectivité cherchent à s’associer à des procès de fausse subjectivité convainc plus encore des spécialistes de littérature de l’importance et de la nécessité de la création littéraire : "gardienne d’une vie psychique transhumaine", expression de "la polyphonie de l’être" et du "miroitement infini des identités"2.
Notes de bas de page
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