Avant-propos1
p. 5-7
Texte intégral
1Les tribulations ‘genevoises’ du moine bénédictin Baptiste de Mantoue en 1430 ont été présentées pour la première fois par Louis Binz, dans un article publié il y a une trentaine d’années qui n’a rien perdu de son intérêt1. Si l’épisode n’était pas totalement inconnu des historiens de Genève2, Louis Binz a cependant été le premier à étudier le dossier conservé à l’Archivio di Stato de Turin dans lequel avaient été réunis un certain nombre de documents concernant le conflit qui était né à la suite des accusations d’hérésie formulées par deux dominicains à l’encontre des propos tenus par le bénédictin italien dans les sermons que celui-ci avait donnés en ville.
2Le dossier comprend entre autres le procès-verbal des interrogatoires menés par deux, puis trois notaires de la ville chargés par l’évêque, sur demande du procureur de Baptiste de Mantoue, de recueillir le témoignage de ceux qui avaient entendu les prêches du bénédictin et l’avaient éventuellement côtoyé. Plusieurs questions portent ainsi sur la fama, la réputation du moine avant et pendant son séjour genevois et le contenu des sermons qu’il avait prononcés. Il s’agit donc d’une source qui permet, certes de manière partielle et même partiale, puisque les témoins ont été désignés par le défenseur du bénédictin, d’entrevoir ce que certains auditeurs attendaient et retenaient des paroles publiques qui leur étaient destinées. Au vu de la rareté de ce type de documentation, il nous a semblé utile de la rendre davantage accessible en publiant l’ensemble des pièces qui composent ce dossier aussi bien dans leur langue originale, le latin, qu’en traduction française.
3Au-delà des histoires individuelles des principaux protagonistes que nous avons essayé autant que possible de reconstituer, le conflit entre le bénédictin italien et ses adversaires dominicains est révélateur des nombreuses tensions de tout ordre qui ont traversé la Chrétienté occidentale en cette fin du Moyen Âge. Certes, depuis 1417, l’unité religieuse avait été formellement rétablie grâce à l’élection de Martin V au concile de Constance. Mais pour l’Église et la Papauté les problèmes demeuraient nombreux et graves, à commencer par la crise née de l’apparition du mouvement hussite qui n’avait toujours pas été résolue et qui continuait de nourrir les craintes et les manœuvres de ceux qui pensaient que la dissidence religieuse était désormais en train de gagner l’ensemble de la Chrétienté, entre autres à cause de la ‘secte’ des Vaudois. Les rivalités étaient nombreuses au sein même de l’institution ecclésiastique : rivalités entre clergé séculier et frères mendiants, rivalités aussi entre les différents ordres mendiants voire au sein même de ces ordres. Baptiste de Mantoue, critiqué en Italie avec virulence par le frère augustin Andrea Biglia pour avoir soutenu le mouvement du dominicain Manfred de Verceil, dont certains considéraient l’action proche de celle de Vincent Ferrier, sera défendu quelques années plus tard à Genève par le frère augustin Jean Chauvin et les franciscains de la ville contre les attaques des frères dominicains Raphaël de Cardona, peut-être le neveu de Vincent Ferrier, et Ulric de Torrenté.
4Sans doute nourries également par un cadre économique, social et politique qui s’était considérablement dégradé depuis le milieu du xive siècle, les aspirations religieuses des hommes et des femmes qui ont vécu à cette époque semblent avoir été à la fois très intenses et fort variées. Loin des excès d’une Margerie Kempe ou des membres des mouvements des flagellants, la plupart des témoins laïcs qui ont écouté Baptiste de Mantoue n’ont pas hésité à faire état de l’importance qu’ils ont attachée à l’arrivée en ville de ce prédicateur qui, par ses paroles et son enseignement, était censé leur indiquer avec clarté et efficacité la voie du salut éternel. Notaires ou riches marchands, ils ont choisi de réaménager leur vie professionnelle afin d’écouter le plus grand nombre possible de sermons, s’y sont rendus avec la conviction profonde que l’assistance aux prêches les aurait rendu, eux et l’ensemble des habitants de la ville, bien meilleurs, car ils avaient le sentiment que les paroles qu’ils entendaient n’étaient pas uniquement celles qui sortaient de la bouche de l’homme qu’ils avaient en face. Leur choix de déposer en faveur du bénédictin s’explique bien sûr par leur adhésion au message religieux que celui-ci leur avait proposé et le charisme du moine. Mais l’on notera également que ces notables bien intégrés dans la vie de la ville n’ont pas hésité à critiquer l’acharnement, voire la mauvaise foi, des adversaires dominicains de Baptiste. Leur attitude, qui demeure prudente, n’est sans doute pas le signe d’une quelconque volonté d’émancipation du laïcat à l’égard des structures ecclésiastiques d’encadrement traditionnelles3. Elle révèle néanmoins l’existence, dans la partie la plus préparée culturellement des fidèles, de la capacité voire du souhait d’intervenir davantage dans le domaine du religieux, ne serait-ce qu’en exprimant un point de vue personnel dans une affaire relevant avant toute chose du débat doctrinal.
5Le conflit qui a opposé Baptiste de Mantoue à ses détracteurs et à l’inquisiteur a éclaté dans un contexte local et régional particulièrement complexe. Alors même que les tentatives d’Ulric de Torrenté pour renforcer le pouvoir et surtout l’autonomie de l’inquisition semblent encore se heurter à une certaine résistance de la part des ordinaires4, les principaux acteurs de la vie politique et religieuse genevoises – évêque, chapitre cathédral, ordres mendiants, autorités urbaines et duc de Savoie – étaient engagés dans un jeu subtil et aux multiples facettes, dont la plupart échappe malheureusement à l’observation de l’historien, où chacun essayait tant bien que mal de promouvoir ceux qu’il considérait comme ses propres intérêts. Loin d’être purement locale ou régionale, cette partie s’est assez souvent jouée à Rome dans l’entourage proche du pape, ou le recours au trafic d’influence, aux manœuvres secrètes et aux intrigues était presque de mise. Selon toute vraisemblance, c’est également à la cour pontificale qu’on a su trouver une solution à l’affaire Baptiste de Mantoue. À la suite de circonstances en partie fortuites, le bénédictin pourra en effet compter à son tour sur l’appui de quelques personnages influents qui, selon toute vraisemblance, ont réussi à faire parvenir jusqu’au pontife les arguments en faveur d’une certaine indulgence.
Notes de bas de page
1 L. Binz, « Les prédications ‘hérétiques’ de Baptiste de Mantoue à Genève, en 1430 », dans Pour une histoire qualitative. Études offertes à Sven Stelling-Michaud, Genève, 1975, p. 15-34.
2 Ibid., p. 33, n. 2.
3 Sur le problème des choix des fidèles en matière religieuse à la fin du Moyen Âge voir J. Chiffoleau, « Note sur le polycentrisme religieux ».
4 Sur les relations entre l’inquisition et les ordinaires voir en dernier lieu Praedicatores – lnquisitores I. The Dominicans and the Medieval Inquisition.
Notes de fin
1 Au cours de la rédaction de cet ouvrage, j’ai pu bénéficier de l’aide généreuse de plusieurs personnes. Qu’il me soit permis de remercier en particulier les Pères Bernard Hodel et Francesco Trolese, Carlo Delcorno, Eva Pibiri, Dominique Rigaux et Jean Terrier. Je remercie également les Presses Universitaires de Lyon qui m’ont fait l’honneur d’accepter de publier cet ouvrage, ainsi que le Fonds général de l'Université de Genève pour le soutien financier qu’il a accordé pour sa publication. Ma reconnaissance va aussi à Nicole Bériou et Jacques Berlioz qui m’ont fait l’amitié de me faire part de leurs remarques et de leurs suggestions judicieuses.
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