Espace et territoire
p. 153-180
Texte intégral
1Sans avoir la fonction d’une carte ou d’un atlas, les gazettes impliquent, elles aussi, une représentation du territoire. Leurs titres, les bandeaux qui ornent leurs premières pages, les éléments iconographiques qu’on trouve dans leurs livraisons (les initiales ornées, par exemple) désignent un lieu ou proposent une figuration de l’espace. Gazette des PAYS-BAS, d’UTRECHT, Courier du BASRHIN : le simple nom d’une ville (AMSTERDAM) peut même suffire à identifier ce type de périodique. On entre dans la gazette par un titre qui nomme un lieu du territoire européen : pays, région ou ville. Ces feuilles doivent, en général, se localiser, marquer une provenance : points ou sièges à partir desquels est perçue l’affluence d’un environnement appréhendé surtout sous forme de nouvelles et de correspondances.
Images d’espace
2L’étude détaillée de l’iconographie des gazettes et des journaux en général permettrait de faire un inventaire des figures et d’analyser ces images élémentaires et banales qui servent à représenter l’espace dans l’ensemble des imprimés de l’époque. Des allégories simples comme anges à trompettes, personnages ailés, luminaires, flambeaux et torches rayonnantes mises en évidence ou ostensiblement portées par des figures hiératiques pour faire voir un espace idéal et sans obstacle où se diffuse naturellement la lumière et nourrir l’utopie d’un message qui circule de façon immédiate et universelle. On voyait cela depuis longtemps déjà dans les premières pages des livres et l’on pouvait voir encore au fronton des journaux, un cavalier au galop accompagné d’un chien courant (Le Courrier véridique), un autre soufflant dans une trompe (Gazette de Bruxelles), un autre encore sur un cheval ailé (Courrier burlesque) ou brandissant une lettre (Courrier d’Avignon), ou même un pont enjambant une rivière entre deux villes (Affiches, annonces et avis divers)1. A défaut d’y retrouver la croix de Saint-André, patron des pêcheurs, on pouvait reconnaître sous AMSTERDAM, titre de la gazette dite de ce nom, certains éléments des armes de la ville : le lion et la couronne emblèmes de son caractère et de son histoire2. A ses débuts, la Gazette de Renaudot montrait dans ses initiales gravées l’image du véhicule et des lieux de passage. B : un bateau (l’arche de Noé) ; D : un destrier ; C : une chapelle devant laquelle s’assemblent pèlerins et colporteurs. Sa célèbre vignette dite "à la boussole" présentait un globe terrestre où Ton pouvait distinguer l’Europe (la France et l’Espagne) et une gigantesque aiguille pointée vers les étoiles de la petite Ourse. La figure était enveloppée de la devise : "Guidée du Ciel, l’adresse et par mer et par terre"3.
3Ces représentations relativement communes dans l’iconographie de l’époque montrent l’espace comme totalité, comme univers, comme cosmos (le globe, la mer, la terre, les étoiles), comme lieu où s’exerce la souveraineté, où se réalise la conquête. La Gazette, jusque dans ses images, s’annonce comme instrument de la puissance royale. Ces figures représentent aussi les agents et les instruments concrets ou symboliques qui permettent d’effectuer les parcours, de réaliser messages et passages : boussoles, ponts, anges et trompes, le son et la lumière traversant l’étendue. On pourrait ainsi disposer d’un riche corpus en réunissant les titrages (le mot Courrier, par exemple), les bandeaux, les lettres gravées mais aussi, dans les avertissements des périodiques et dans leurs panoramas annuels, quelques images ou métaphores4 qui inlassablement restituent un imaginaire de l’étendue et des fictions de l’espace : abstractions où affleure une idéologie sous-jacente.
Gazettes et cartes
4Mais il est bien difficile, impossible même, de comprendre le texte d’une gazette sans faire concrètement référence à l’espace. Depuis quelques temps déjà on avait songé à procurer pour cela des instruments appropriés. Laurence Eachard, à la fin du XVIIe siècle, conçut un Dictionnaire géographique portatif, maintes fois réimprimé (15ème édition en 1741), enrichi d’une édition à l’autre et dont la traduction française donnée en 1749 par J. B. L’Advocat fut souvent rééditée, au moins en 1763 et en 1792. Le titre initial de l’ouvrage (The Gazeteer’s or newsman’s interpreter being a geographical index of all considerable cities, bishopricks, universities... castles in Europe) le destine explicitement à l’usage de ceux qui pratiquent les gazettes, comme le rappelle l’avertissement de l’édition française de 17635 :
Il est intitulé en anglais l’interprète des nouvellistes et des liseurs de gazettes parce qu’il a été principalement composé pour ceux qui lisent les gazettes et qui sont curieux de nouvelles (...) Le but principal qu’on s’est proposé, en marquant ainsi la position des lieux est de donner le moyen de les trouver promptement sur la carte.
5Il semble que nous soit offerte ici l’image d’un lecteur qui avec les livraisons de la gazette aurait sur sa table un dictionnaire de géographie et une carte de l’Europe. Parce qu’elle est chargée d’espace, la gazette, du fait d’une intertextualité particulière, suppose un indicateur des lieux, sorte d’appareil d’orientation, et une carte, plan abstrait de représentation visuelle.
Lieux en gazettes
6Les indices de localisation sont en grand nombre dans les gazettes (indications d’appartenance sous forme d’adjectifs : "anglais", "polonais" et noms de lieux). Ils sont souvent imprimés en italique et peuvent s’apercevoir dans le parcours des colonnes comme des repères. L’amateur de nouvelles trouvera même, à l’occasion, dans la rubrique un bref complément qui aidera à situer le lieu de l’événement dans l’espace plus globalement reconnaissable des pays, provinces, généralités, cantons, gouvernements, palatinats, voïvodies, starosties, comtés, duchés... et de toutes ces découpes qui forment le damier du territoire.
Augustow, ville à l’extrémité de la Podlachie sur les confins du Palatinat de Troki et à peu de distance de la Prusse électorale (GL).
La province de Tucuman située entre le Rio Pardo, le Paraguay et l’Orénoque (GPB).
Porto-Farina, près des ruines de l’ancienne Utique (GPB).
La ville de Wavre, située au Brabant-wallon sur la Dyle, à 4 lieues de Bruxelles (GPB).
Le hameau de Lavau-Mongourde, paroisse de Folles située à 7 lieues de Limoges (GPB).
7Des énoncés de ce genre ressemblent assez à ce qu’on peut trouver dans un répertoire géographique. Le texte de gazette se trouve ainsi lesté d’un riche ensemble de lieux à situer. Il lui faut s’organiser pour maîtriser l’espace.
8Dans son dispositif concret et dans sa forme canonique, la gazette s’ordonne et se nervure au moyen d’indicateurs d’espace ostensiblement affirmés dans la typographie. Sous le titre apparaissent, en tête de rubrique, des noms de pays, d’États, de nations (Allemagne, Pologne, Turquie, Russie...), des noms de villes importantes (Londres, Berlin, Varsovie, Hambourg, Milan, Constantinople...) et même des localités moins connues (Mellile, Arolsen, Porto-Ferraio, La Bastie/Bastia...). Cette distribution permanente en rubriques spatialisées qui souvent se répètent développe, à partir du titre, une sorte d’arbre d’espace qui forme la colonne vertébrale de la gazette, tandis que les termes présentés en italique dans le corps de l’énoncé peuvent multiplier et détailler les localisations. Le texte de gazette ne cesse de recourir au territoire comme à l’une de ses références permanentes. Une formule simple ou une matrice élémentaire préside, semble-t-il, à la production et à la réception de l’information. Elle est faite d’un lien nécessaire entre la nouvelle (le nuntius) et le repérage de lieux divers dans un espace disposé, parcellisé ou globalisé. Cette répartition de l’énoncé d’information en des sortes de petits tiroirs portant l’étiquette d’un lieu et permettant ce repérage morcelé qui découpe le double colonnage de la feuille se retrouve dans presque tous les journaux ou parties de journaux consacrés aux nouvelles (voir les nouvelles littéraires des journaux littéraires). L’information n’est saisissable et entendue ici que dans la mesure où l’espace est mis en scène. Des lieux où l’information afflue, où elle est réunie et d’où elle est rediffusée par la production d’une gazette (lieux-titres). Des lieux où les nouvelles sont collectées, où sont rédigées des correspondances et dont le nom sert à organiser la livraison comme une "table" où sont proposées des informations reçues pendant un intervalle de temps donné (lieux-rubriques). Et dans ces rubriques des localités qui sont comme les points d’un territoire marqué par l’événement, signalé parfois au moyen d’une poussière de noms peu ou mal connus, mais souvent aussi concentré en des lieux (Mellile) qui s’imposent par leur fréquence dans l’énoncé. Du titre aux rubriques, les nœuds d’un réseau et des parcours où l’espace se compte aussi en jours, semaines et mois. Dans la succession ou la proximité des rubriques, un classement par grandes zones géographiques. Dans les bulletins de nouvelles, la saisie inégale d’un territoire au moyen de points plus ou moins bien localisés. Les termes indicateurs d’espace n’ont pas tout à fait la même fonction suivant qu’on les considère dans les têtes de rubriques ou qu’on les rencontre dans l’énoncé même.
Termes de lieux et figures d’espace : les rubriques
9C’est en relevant systématiquement ces termes pour établir leur fréquence dans certaines gazettes du premier semestre de 1775 que nous avons voulu au moyen de ces données appréhender une représentation de l’espace et du territoire inséparable de la production hebdomadaire des gazettes. Avant de procéder, nous tenons cependant à évoquer quelques questions qui resteront en suspens et que ce genre d’enquête ne saurait résoudre.
10Que désigne un terme de lieu ? Une localité, un point précis dans l’espace ou sur une carte. Ainsi dans l’expression "On apprend de Boston". Soit. Mais qu’est-ce qui nous est donné d’un territoire quand on n’en désigne qu’un point ? Fréquentes dans les gazettes sont des expressions comme "le Roi de Maroc"... "l’archiduc de Lituanie"... Ne sont-ce là que des titres, des indicateurs de notabilités ou s’agit-il aussi de territoires (empires, duchés...) ? Si l’on adopte la première solution, le terme Maroc qui dans les gazettes n’apparaît guère que dans ce syntagme sera pratiquement exclu de notre ensemble au moment où le siège de Mellile occupe une bonne part des rubriques MADRID, CARTHAGENE, MALAGA, etc. Sans doute faut-il tenir compte d’une conception aristocratique et monarchique du territoire qui reste à l’époque un des fondements de la représentation politique. Le lieu est aussi dans le terme qui présente un territoire comme dominé, gouverné ou même approprié. Il n’est guère possible de donner une règle systématique pour relever ce genre de mot, cela peut dépendre aussi de la lecture de l’énoncé. Au bout du compte on ne peut pas dire que l’ensemble constitué soit d’une rigueur irréprochable, même s’il peut garder pour l’observation une valeur indicative.
11Proposer une analyse de l’espace à travers le calcul de la fréquence des occurrences de termes de localisations, c’est produire des images de l’espace au moyen d’un prisme qui valorise les lieux dont le nom est répété au détriment de termes isolés qui en fait occupent, par leur nombre, une place importante dans l’échantillon. Ainsi sur les six mois étudiés, 39 rubriques pour le Courier du Bas Rhin, 49 pour la Gazette de Leyde, n’apparaissent qu’une seule fois. Le retour d’un nom de lieu ne permet guère de parcourir ou d’éprouver l’étendue concrète d’un territoire. La chaîne récurrente contribue plus à structurer l’énoncé qu’à suivre la réalité d’un territoire. Mais la fréquence d’un terme peut se comprendre aussi comme indice de présence d’un lieu, comme la marque d’une "accentuation", comme l’esquisse d’une représentation dans le discours de l’information. Un grand nombre de lieux solitaires et dispersés dans l’énoncé comme une sorte de poussière échappent à la grille des fréquences alors qu’ils dessinent dans l’espace des ouvertures et des cristallisations passagères.
12L’analyse de la fréquence des termes d’espace dans le texte et dans le dispositif général des gazettes ne nous offre donc qu’une représentation "écrémée" du territoire : un espace second, reconstruit, car ni les mots, ni les discours, ni même les cartes ne peuvent donner accès à un état premier de l’espace. La représentation obtenue dépend nécessairement aussi de la méthode adoptée et l’on trouverait des figures un peu différentes si, au lieu de s’en tenir aux termes de lieux, on prenait en compte la longueur (en signes ou en caractères) de chaque rubrique6.
13Le Tableau no l mobilise les termes placés en tête des rubriques pour établir selon les gazettes retenues la liste décroissante du nombre des occurrences. On n’a conservé que la partie supérieure de la liste.
14PARIS et LONDRES s’imposent comme les centres d’information les plus actifs. Ce sont deux grands collecteurs de nouvelles de nature différente (voir ci-après). Ces deux rubriques majeures mettent en valeur de grands thèmes politiques dont on pourrait presque mesurer l’indice d’intérêt. PARIS, ce sont surtout les questions de réforme de l’administration, les nouveaux rapports avec les Parlements, la réorganisation de la monarchie : la recherche d’un nouvel équilibre pour un type de régime auquel l’opinion reste attachée. LONDRES, c’est plutôt le litige majeur entre une métropole et ses colonies avec ses implications commerciales, financières, politiques, économiques et militaires : une question qui, au dire même des gazettes, concerne l’équilibre du monde.
15Si la rubrique PARIS est de loin la plus fréquente, c’est sans doute parce qu’il faut tenir compte d’un lectorat de langue française qui peuple le territoire de la monarchie (voir le rappel régulier dans les livraisons des lieux où officient les bureaux d’abonnements, concentrés surtout dans la partie nord-est du territoire). Cela explique que presque chaque livraison propose cette rubrique, car les lecteurs veulent sans doute être informés des rentrées successives des parlements, mais aussi des mesures prises pour juguler aussi bien l’épizootie qui décime le bétail dans le Sud-Ouest que les émeutes frumentaires qui se développent en Bourgogne et en Ile-de-France. L’importance de cette rubrique rappelle aussi l’influence déterminante de la monarchie et de la diplomatie françaises dans le concert européen. Pour affiner l’étude il faudrait toutefois comparer ces données avec celles tirées de gazettes de langues anglaise ou allemande, par exemple, pour voir si cette rubrique y joue le même rôle.
16Dans l’espace oriental de l’Europe, VARSOVIE apparaît aussi comme un centre d’information important. La Pologne était un des espaces névralgiques de la géopolitique européenne. La redéfinition de ce royaume (frontières, finances, confessions religieuses) impliquait les rapports de force et les équilibres entre les grandes puissances continentales voisines : Autriche, Prusse et Russie. Rien moins que la guerre et la paix dans la partie centrale du continent.
17La douzaine de rangées suivantes décline plus ou moins inégalement, suivant les gazettes, les capitales des grands Etats, les grandes métropoles politiques de l’Europe (y compris Constantinople). Mais aussi les lieux où s’éditent les gazettes (Leyde, Clèves, Bruxelles). On y observe la conjonction de trois espaces : celui du monde politique, celui de la presse et de l’information, celui des ports actifs et du commerce (Ostende, Amsterdam). Ces trois réseaux imbriqués (les capitales politiques, les têtes de pont de l’information, les grands centres de communication et de commerce) forment le maillage essentiel de l’espace européen. Avec les fréquences suivantes cette toile de fond est renforcée, resserrée, détaillée par l’apparition en nombre des places allemandes et des villes italiennes. L’Espagne y est un peu moins présente, bien que MADRID, MALAGA, CARTHAGENE et CADIX montent en puissance dans le Courier du Bas-Rhin. Cette deuxième trame accuse le caractère continental de l’espace représenté. Dans les fréquences moindres qui occupent la fin de liste, l’espace se disperse en une poussière de lieux divers et l’on voit apparaître dans la Gazette de Leyde quelques rubriques américaines, BOSTON et NEW-YORK notamment.
Les zones
18Le regroupement des rubriques par zones et le calcul de leur présence en pourcentage dans l’ensemble de l’espace représenté complète ce premier aperçu du territoire. D’elles-mêmes déjà certaines gazettes (Deux-Ponts, Amsterdam, Utrecht) procédaient à ce zonage en rassemblant sous des sortes de super-rubriques (noms d’États ou de pays) les nombreuses rubriques de villes. Ainsi : CADIX, CARTHAGENE, MALAGA, ALICANTE, MADRID, BARCELONE, LA COROGNE se rangeaient sous ESPAGNE (GU) ; 18 villes se retrouvaient sous la bannière ALLEMAGNE (GA). MELLILE pouvait appartenir à BARBARIE (GA) et ALEP à SYRIE (GU). On peut aussi observer certaines constantes dans la façon de regrouper les rubriques au sein des livraisons. Le Courier du Bas Rhin fait toujours voisiner CONSTANTINOPLE et LARNACA, STOCKHOLM et COPENHAGUE, MADRID, MALAGA et CARTHAGENE. Cette mise en "zones" sert à structurer les livraisons dans la Gazette de France. Viennent d’abord les rubriques LE CAIRE, ALEXANDRIE, SAINT-PETERSBOURG, STOCKHOLM ou ALGER, ensuite VIENNE et les places allemandes, puis MADRID et les villes ibériques (LISBONNE) ; ROME et les villes italiennes viennent après. On trouve ensuite la rubrique LONDRES et la livraison se clôt avec LA HAYE, VERSAILLES et PARIS. Une présentation par zones qui rassemble les rubriques en des ensembles territoriaux significatifs n’est donc pas contraire à l’esprit du temps. (Voir Tableau no 2).
19Les zones proposées ici n’ont pas toutes la même économie. L’ensemble ITALIE et l’ensemble PAYS ALLEMANDS sont très fournis en rubriques. Des mers du nord à la Méditerranée ils offrent l’image d’une trame continentale relativement serrée. L’ensemble ILES BRITANNIQUES se concentre le plus souvent en un seul lieu, LONDRES, où accède et d’où procède le flux de l’information. L’ensemble ibérique nous propose à la fois un point central : MADRID, la capitale, et un cordon de points littoraux (ports). Sans pousser plus loin l’analyse, on peut présupposer des perceptions différentes du territoire : le maillage extensif, l’exceptionnelle valorisation d’un lieu unique (LONDRES), le rôle des localités littorales. La représentation de l’espace s’articule, semble-t-il, sur la différence et les rapports entre la trame plus compacte du continent et la distribution inégale des places littorales. On retrouve les problèmes de la représentation de l’espace géographique tels que les formulent les historiens et les théoriciens de la cartographie7.
20On voit que l’essentiel de l’espace de référence de ces gazettes est plutôt continental. L’ensemble formé par les espaces français, allemand, italien, ibérique et celui des Pays-Bas représente à lui seul plus de 50 % pour la Gazette de Leyde, les 2/3 pour le Courier du Bas Rhin, presque autant pour la Gazette d'Amsterdam et la Gazette de France, et près des 3/4 pour la Gazette des Pays-Bas. Au-delà de cette masse centrale considérable se dessine une périphérie plus éloignée avec les Iles britanniques, L’Europe du Nord, la Pologne, la Russie et la Turquie. La zone plus lointaine avec notamment l’Afrique et l’Amérique est remarquablement maigre (GL : un bon 4 % ; GPB : 3 % ; GF : 2 % ; presque rien dans GA et CBR).
Visages de gazettes
21Du moins en est-il ainsi si l’on se réfère exclusivement aux rubriques. On verra bientôt que la perspective change un peu si l’on fait plutôt confiance aux localisations relevées dans leur énoncé. Cette distribution générale permet d’apercevoir dans les gazettes des différences de comportement et de faire de chacune d’elles un premier portrait. Avec un nombre d’occurrences élevé et presque autant de rubriques, le Courier du Bas-Rhin, et la Gazette de Leyde ne disposent pas du territoire de la même manière. Le Courier porte l’accent sur les Pays allemands, la péninsule ibérique et les villes italiennes et se définit comme une gazette européenne continentale. La Gazette de Leyde ou nouvelles extraordinaires de divers endroits répartit l’espace plus également. Bien qu’elle détache franchement l’espace français, elle ne marque entre les autres zones que des écarts modérés, ce qui lui permet plus d’ouverture (sur l’Amérique et l’Afrique) comme si elle voulait être à l’écoute du monde entier. Il s’agit bien d’une gazette internationale et même intercontinentale. On remarquera que les dispositifs respectifs de ces deux gazettes répondent assez précisément à leurs titres (BAS-RHIN/DIVERS ENDROITS). Elles marquent spatialement leur identité. En affectant près de 50 % de ses rubriques aux Iles Britanniques, à l’Europe du Nord, aux Pays-Bas et à l’Allemagne, la Gazette d'Amsterdam apparaît comme une gazette à la fois néerlandaise et nordique. Elle place AMSTERDAM (son titre aussi) au coeur d’une zone d’influence relativement proche et bien territorialisée. La Gazette des Pays-Bas aussi valorise un espace de première proximité. Le détail montre que les 79 occurrences des Pays-Bas/Provinces-unies sont, dans GA, réparties en 55 pour les Provinces-Unies et 24 pour les Pays-Bas, alors qu’à l’inverse GPB affecte 75 des siennes aux Pays-Bas et seulement 13 aux Provinces-Unies. Elle multiplie cependant les rubriques italiennes à l’égal de la Gazette de France mais elle néglige ostensiblement les pays du Nord et de l’Est. On remarquera aussi qu’à l’exception de GF qui tient la barre presque égale (45/55 %) et, à un bien moindre degré de GPB (38/62 %), ces gazettes font plus de place à l'espace du Nord qu’à celui du Sud qui ne compte que pour 1/4 dans GL et GA et 1/3 dans CBR. Les gazettes les plus internationales sont en fait assez peu méditerranéennes, comme si le monde pouvait s’ouvrir à partir du nord tandis qu’il resterait en son sud encore relativement fermé. Mais cette répartition n’est peut-être que la conséquence d’une implantation éditoriale concentrée entre le Rhin et la Mer du Nord.
Le temps et l’espace
22Tenant compte du temps que mettent les correspondances pour parvenir au lieu d’édition de la gazette (l’écart de temps entre les dates de rubrique et les dates d’édition des livraisons), on pourrait tenter de configurer l’espace au moyen du temps et dessiner autour de sièges éditoriaux relativement proches (Leyde, Amsterdam, Bruxelles, Clèves) comme une succession d’anneaux, des zones concentriques dont les points se trouveraient relativement équidistants en temps du centre d’édition. On aurait alors la perspective d’un espace ordonné et développé à partir de points centraux de référence. Sans dresser à partir de ces données un tableau systématique de zones qui se recouvrent assez bien d’une gazette à une autre, nous pouvons au moins avoir une esquisse sommaire de cette découpe circulaire de l’espace.
23A4/5 jours, souvent à 1 ou 2 sinon le jour même, apparaît une zone de toute première proximité qui regroupe les lieux d’édition et leur environnement immédiat ; essentiellement les Provinces-Unies (Bruxelles, Ostende), les Pays-Bas (La Haye, Leyde, Amsterdam, Rotterdam, Haarlem) et la toute proche Allemagne (Clèves). Mais ces titres de rubrique sont trompeurs dans la mesure où dans certaines gazettes, leurs énoncés ne contiennent presque pas de nouvelles locales.
24Au-delà de 5 jours et jusqu’à une semaine et demie s’ouvre une seconde zone de première proximité où figurent quelques grands centres politiques et de grands carrefours d’information (Londres, Paris, Hambourg), la France et l’Allemagne du Nord (l’Elbe, Dusseldorf, Mayence), les pays du Rhin et d’autres lieux des Provinces-Unies.
25Au-delà d’une semaine et demie et jusqu’à 3 semaines sont les grandes capitales de l’Europe (Varsovie, Rome, Stockholm, Copenhague, Vienne), de nombreuses places italiennes (Venise, Florence, Bologne, Gênes...), maintes villes allemandes (Stuttgart, Leipzig, Dresde, Ratisbonne) et aussi quelques villes françaises (Dijon, Besançon, Toulouse...) : en somme, l’essentiel des hinterlands allemands, italiens et français.
26La zone située entre 4 et 6 semaines comprend surtout l’espace ibérique (Lisbonne, Cadix), la côte méditerranéenne (Malaga, Carthagène, Trieste, Marseille), les régions de l’Est (Constantinople, Petersbourg, Moscou, Novgorod...). On attendra ensuite jusqu’à deux mois pour apercevoir deux littoraux lointains : la côte Est de l’Amérique (Boston, New York, Philadelphie) et la côte Nord de l’Afrique (Tunis, Alger) ainsi que le grand Sud méditerranéen (Palerme). Il faudra 2 à 3 mois pour que viennent les nouvelles de Méditerranée orientale ou du sud des Balkans, de Grèce, de Chypre, d’Egypte (Larnaca, Athènes, Salonique, Scio, Patras, Le Caire) et aussi des provinces américaines du Sud (Caroline, Virginie) ou des Caraïbes (Saint-Christophe).
27Enfin, bien au-delà, à plus de 3 mois et même jusqu’à 6 on trouvera surtout l’Orient lointain : Satalie (92 jours), Alexandrie (98 jours) ; Seide (Sidon ?) (105) ; Alep (110), La Morée (135), Bagdad (165) ; L’Amérique centrale/le Mexique (115), Surinam (136) et même l’Asie/Batavia (180 et 294 jours).
28On remarque que les rubriques les plus fréquentes (Paris, Londres, Varsovie, Vienne et même Constantinople) se placent dans un écart de temps stable. Paris et Londres à environ une semaine, Vienne à deux semaines, Rome, Venise, Madrid à 3 semaines. Cette stabilité suppose des relations postales ou des services réguliers de courriers et d’estafettes. Plus les distances sont grandes, plus les variations sont importantes dans les écarts de temps (Batavia : 180/294 jours). La terminologie le dit bien alors. Il y a les nouvelles "Ordinaires" et les "Extraordinaires". Certaines "équidistances" rappellent l’existence de réseaux opératoires efficaces, appuyés sur certains point du territoire. Leide (dans GL) est située presque également à 7 jours environ de Paris, Londres et Hambourg. Autour du centre d’édition, ce cercle de grands centres d’information dessine un territoire régulièrement et fréquemment sillonné par l’information.
29Ces 3 métropoles sont aussi de grands centres collecteurs : Hambourg rassemble et transmet souvent les nouvelles de Nord de l’Europe, de Pologne ou de Russie. Londres recueille ce qui vient des Iles Britanniques (Irlande), surtout d’Amérique du Nord, et aussi des Indes orientales. Paris réunit ce qui regarde l’espace français. Ce dispositif qui relie hebdomadairement, semble-t-il, Paris, Londres et éventuellement Hambourg à Leyde procède comme un bassin de réception et de transmission relativement rapide d’informations venant presque du monde entier.
30On aperçoit aussi quelques "équidistances" remarquables. Selon ce système de référence, Raguse est à 53 jours, Philadelphie à 51, New York est située à 41 et 54 jours. Palerme est à 58, et Annapolis (en Acadie) à 59. Constantinople est éloigné de 34 à 48 jours mais Newport (Amérique) est à 46. La Turquie est à 41 ou 50 jours et Boston à 41 ou 54. On voit que grâce, sans doute, à l’activité des ports britanniques (Bristol, Portsmouth) et à des relais réguliers, le continent américain n’est pas plus éloigné que l’Orient proche ou le sud de l’Europe. Dans l’axe Est-Ouest de l’hémisphère Nord, les points se rapprochent plus vite que sur l’axe Nord-Sud. Sans doute faut-il tenir compte de la barrière que constitue l’arc alpestre. Les vieux pays du Sud qu’ont parcourus Grecs, Romains et Croisés sont en dépit de l’histoire relativement plus éloignés que les nouveaux espaces américains. Ces gazettes s’investissent plus dans la conquête de l’espace que dans le temps du passé bien que certaines rubriques, italiennes surtout (cf GPB), soient souvent attentives aux découvertes archéologiques. Elles sont du Nord et contribuent à leur manière au développement de l’espace Atlantique.
Le territoire dans l’énoncé
31Le comptage des rubriques donne toutefois du territoire une représentation suffisamment réductrice pour que des zones névralgiques y soient mal identifiées, alors que le lecteur peut percevoir leur présence dans le discours du journal et dans les localisations multipliées dans le corps des rubriques. Trois zones au moins restent ainsi à l’arrière-plan. Au centre de l’Europe, de la Baltique à l’Adriatique, l’arc qui est encore au coeur de la géopolitique du XXe siècle recouvre, des Balkans aux territoires polonais, une zone d’instabilité où trois grands empires sont alors en contact : le russe, l’ottoman, l’autrichien, où s’active un quadrilatère de grandes capitales et de centres d’information (Varsovie, Petersbourg, Vienne, Constantinople) avec des zones de litiges : Dantzig, la frontière de la Netze, la Crimée, la place forte de Choczym. Les gazettes peuvent ainsi rassembler les nouvelles qui permettent de nourrir deux grands thèmes de politique générale : celui de l’équilibre des puissances – formule clé de la géopolitique européenne ; celui de la "nation" (la Pologne) autour des problèmes du partage et de la question de la souveraineté. L’espace méditerranéen est, lui aussi, instable et incertain. L’archipel est le théâtre des courses et des brigandages des corsaires qui empêchent le commerce maritime. Les litiges à propos des présides espagnols (Mellile) concernent l’ensemble des relations entre les deux bords de la Méditerranée et les conditions d’accès au territoire africain, tandis que l’influence ottomane et l’instabilité relative de l’empire turc conditionnent l’équilibre des forces et pèsent sur les relations avec les places de commerce situées au-delà même de cette région. L’espace d’Amérique septentrionale qui apparaît si peu en tête des rubriques est en revanche plus massivement présent dans les énoncés. Dans l’œil des gazettes naît outre-Atlantique un nouveau modèle politique qui interroge aussi bien les monarchies que les anciennes républiques d’Europe.
32Il faut donc autant que possible corriger ou compléter les représentations qu’on peut extraire des termes de rubriques par celles qu’on peut tirer des localisations relevées dans leurs énoncés.
33On peut être attentif d’abord à cette catégorie particulière de localisations qui mentionnent des sortes de "lieux-relais" d’où proviennent certaines des informations données dans la rubrique. Ainsi :
On écrit de Berlin, qu’il est arrivé d’Ukraine, un transport de 400 chevaux (GPB 11 mai 1775, rubrique Hambourg)
Des lettres de La Nouvelle York du 10 mai portent que par un exprès envoyé de Lexington on venait d’apprendre que... (GBP 29 juin 1775, Rubrique Londres, 23 juin).
34On pourrait de cette façon retrouver les trajets ou les "sauts de puce" effectués par l’information. Berlin – Hambourg – Bruxelles ou encore Lexington – New York – Londres – Bruxelles. On constate que certaines rubriques empruntent beaucoup à ces lieux-relais et on pourrait appréhender leurs "aires de ramassage". Toutes les rubriques ne sont pas également fournies en lieux-relais. Les plus riches sont LONDRES et PARIS et, à un moindre degré, VARSOVIE, AMSTERDAM, LA HAYE, HAMBOURG. D’autres comme CONSTANTINOPLE, VIENNE, GENES ou LARNACA offrent beaucoup moins d’indications.
35Nous nous sommes contentés de relever ces données dans les rubriques PARIS du Courier du Bas-Rhin et des Gazettes d'Amsterdam et de Leyde, et dans les rubriques LONDRES de ces deux dernières gazettes. Voir Tableau n°3.
36On voit que chacune de ces rubriques semble spécialisée et très différemment territorialisée. Paris recueille les nouvelles de "l’hexagone" français tandis que Londres, qui laisse peu de place aux relais britanniques, s’ouvre largement sur le monde américain. Nous sommes en présence de deux espaces différents et déjà peut-être de la préfiguration d’un partage que conserveront plus tard les organes modernes d’information : des pages nationales, des pages internationales, la clôture sur des territoires locaux et le balayage permanent d’un horizon planétaire. Mais il faut encore avoir à l’esprit que la tendance localisante de la rubrique PARIS tient au fait que ces gazettes sont en langue française. Le monde anglais et britannique trouve sans doute toute sa place dans les gazettes de langue anglaise.
37Il est bien difficile et même impossible de relever et de mettre en tableaux la totalité des lieux nommés dans l’énoncé des rubriques. On se trouve aux prises avec la multiplicité et la dispersion, avec une sorte d’immense nuage où l’on aperçoit çà et là quelques fortes précipitations. Il semble que l’espace soit aussi une sorte d’élément. On peut s’en tenir aux termes d’espace les plus fréquents et considérer ces premières données comme des indices d’intensité et de spatialisation des événements. Trois grands foyers apparaissent ainsi : l’Amérique du Nord, le sud de l’Espagne avec le Maroc, la Pologne. Ces gazettes donnent une priorité évidente à l’espace Nord-Atlantique. Le terme le plus fréquent est AMÉRIQUE (373 occurrences) à quoi on peut ajouter AMÉRIQUE SEPTENTRIONALE (64), NOUVELLE ANGLETERRE (98), COLONIES ANGLAISES ou d’AMERIQUE (67). BOSTON (280) et NEW YORK(121) soulignent cette tendance. De plus ANGLETERRE (109) et GRANDE BRETAGNE (158), de l’autre côté de l’océan, contribuent à marquer l’espace où s’inscrit un enjeu majeur. ESPAGNE (117), MAROC (125), MELLILE (217) situent un autre canton de l’espace. POLOGNE (131), LITUANIE (85), DANTZIG (73) désignent une région sensible de l’Europe centrale. Les lieux les plus récurrents sont ceux impliqués dans des litiges politiques caractérisés et dans des opérations militaires ou navales (sièges, escarmouches) : Mellile, Boston, Concord (58). Les processus diplomatiques, en revanche, ont moins recours à un appui détaillé sur le territoire (cf Pologne). Les places fortes actives – événementialisées pourrait-on dire – dont le nom revient sans cesse dans les classiques journaux de siège offrent de forts indices de fréquence (MELLILE). D’autres en revanche (CHOCZYM : 45 ; KINBURN : 45), qui ne sont pas l’objet de combats prolongés, restent à l’arrière-plan comme des sortes de volcans endormis. A la différence des sièges ou des opérations qui mettent face à face des groupes armés, les révoltes comme celles de Bohême n’ont pas grande presse dans les gazettes (BOHEME : 48).
38Les rubriques les plus fournies en localisations sont PARIS, LONDRES et VARSOVIE et aussi, du moins pour certaines gazettes, celles que l’on pourrait appeler "éditoriales" parce qu’elles ont pour titre le lieu d’édition de la gazette (LEYDE, AMSTERDAM, CLEVES, BAS-RHIN).
39Le Tableau no 4 relève les localisations dans les rubriques PARIS et LONDRES de trois gazettes.
40Dans les rubriques PARIS, l’espace convoqué – plutôt français qu’européen – se limite surtout aux lieux du pouvoir, de la cour aux sites des rituels monarchiques (Paris, Versailles, Reims, Compiègne) et aux grandes villes de province où se déroulent les cérémonies de rentrée des Parlements. L’espace s’ordonne selon deux modes complémentaires de figuration : les fonctions et les rites de la monarchie, la globalité d’un territoire avec ses villes capitales. Il arrive qu’on rencontre des hameaux de Bourgogne (émeutes frumentaires) ou des bourgades du Sud-Ouest (épizootie) mais ce ne sont que les aperçus fugitifs d’un territoire plus concret où les localités citées n’ont guère qu’une ou deux occurrences.
41La rubrique LONDRES est majoritairement américaine et secondairement britannique. Les grands pays d’Europe n’y paraissent que dans un horizon lointain.
42Dans la rubrique VARSOVIE, ce sont les puissances et les capitales proches de la Pologne qui viennent d’abord (Russie, Prusse, Moscou, Petersbourg, Berlin, Vienne) puis les grands districts du territoire (Lituanie, Volhinie, Moldavie, Cujavie, Podolie), ensuite les villes de foire et les places fortes (Lemberg/Léopol, Dantzig, Dubno, Inowroclaw), enfin les fleuves-frontières (le Dniestr et la Netze).
43Le tableau des localisations relevées dans les rubriques éditoriales (Tableau no 5) montre que le titre de ces rubriques n’épouse pas toujours l’idée du territoire qu’il désigne. Il s’en détache souvent pour un "ailleurs" relativement éloigné et diversifié qui fait de cette rubrique un cas particulier et intéressant dans la mesure où elle ressemble un peu à une mini-gazette, à une sorte de gazette dans la gazette.
44Dans la Gazette de Leyde, la rubrique LEIDE s’intéresse aux présides espagnols et aux problèmes polonais. AMSTERDAM, dans la Gazette d'Amsterdam, nous emporte vers l’Amérique et le Maroc. La rubrique BAS-RHIN du Courier du Bas-Rhin est essentiellement réservée au territoire américain, tandis que la rubrique CLEVES regarde vers l’Europe continentale. La rubrique OSTENDE de la Gazette des Pays-Bas est la seule qui annonce systématiquement (45 occurrences sur 52 gazettes) les ports d’où viennent et vers lesquels font voile les navires : 75 localisations différentes dont 69 ports. Les plus cités sont Dunkerque (26), Nantes (25), Londres (21), Bayonne (18), Cadix (16), Amsterdam (14), etc. A partir de cette place (Ostende), les mouvements se font vers ou depuis la Mer du Nord (Angleterre, Hollande, Allemagne, Norvège : 23 ports cités/130 occurrences) ; vers et depuis la Manche et l’Atlantique (France, Espagne, Portugal, Irlande, Amérique : 25 ports/131 occurrences) ; depuis et vers la Baltique (Russie, Danemark, Allemagne : 8 ports/34 occurrences). Ces mouvements concernent à un moindre degré la Méditerranée (Espagne, France, Italie, Liban : 10 ports/28 occurrences). On peut ainsi trouver dans la gazette une sorte de carte des communications maritimes avec leurs fréquences et dessiner les courbes complexes des littoraux avec leurs points forts.
45On voit que les énoncés de rubrique ne s’approprient pas l’espace de manière uniforme. Certaines sont riches en localisations et permettraient de "détailler" le territoire à l’aide d’une carte (comme les rubriques VARSOVIE ou même CONSTANTINOPLE ou LARNACA). On pourrait ainsi "piqueter" la zone polonaise et "pointer" les lieux de l’Archipel. D’autres, en revanche, sont remarquablement maigres. En dehors de Madrid, de Lisbonne et de tout un cordon de villes littorales, on n’aperçoit rien ou presque du continent ibérique : un territoire absent ou absolument calme qui ne secrète pas d’information. Nous savons que certaines rubriques sont largement ouvertes sur le monde et tendues vers le lointain (LONDRES) mais d’autres plus nombreuses sont attachées à une proximité plus ou moins immédiate. Elles recomposent une sorte de voisinage en s’appuyant sur les découpages politiques et administratifs. PARIS rassemble ses provinces et ses évêchés, VARSOVIE, ses palatinats, ses starosties et ses grods. Les lieux d’Italie sont presque tous concentrés dans les rubriques italiennes, l’espace russe ne se trouve guère que dans PETERSBOURG, MOSCOU ou TWER. Certaines rubriques (LONDRES, LIVOURNE, CADIX, OSTENDE, GENES) s’intéressent cependant plus à l’espace maritime et au "suivi" du littoral, d’autres (VIENNE, VARSOVIE, PARIS) perçoivent plutôt des étendues continentales.
Italie et Afrique
46On pourrait aussi regrouper ces localisations par grandes zones (Afrique, Amérique, Italie, Allemagne etc.) pour voir quels points d’un territoire sont ainsi mis en valeur et dans quelles rubriques se rangent préférentiellement ces références pour explorer de plus près encore le rapport entre la saisie de l’espace et le texte des gazettes. Nous n’avons entrepris ce travail que pour l’Italie et l’Afrique et avons aussi mobilisé quelques données concernant l’Allemagne, la Pologne et l’Amérique. Les 386 occurrences de localisations italiennes concernent 62 lieux différents et se répartissent sur 39 rubriques. Les lieux les plus fréquemment cités sont Rome (16,3 %), Venise (11,4 %), Naples (6,7 %), Livourne (5,7 %), Caserta (4,6 %), Turin et Pise (4,4 %), Florence (4,1 %). En dehors de Rome, normalement soulignée comme centre politique et capitale de la chrétienté, le reste du territoire italien se distribue de façon relativement homogène sans qu’on observe d’écarts remarquables. Les places politiques où sont installés les pouvoirs et les cours (Venise, Naples, Turin) sont associées aux grands ports (Livourne, Gênes). C’est le maillage normal d’un espace depuis longtemps connu et parcouru avec ses places continentales et son littoral. Cette "matière" italienne est surtout regroupée dans les rubriques ROME (19,5 %), FLORENCE (11,1 %), NAPLES (10,3 %), VENISE (6,5 %). Mais aussi dans VIENNE (10 %) ou LEIDE (7,8 %). Si pour l’essentiel l’ensemble de ces localisations est l’apanage des rubriques italiennes (près de 65 %), plus de 25 % cependant se retrouvent dans des rubriques étrangères (VIENNE, PARIS, OSTENDE, LA HAYE, AMSTERDAM...). Le prisme italien fait apparaître un processus relativement généralisé où le territoire s’aperçoit de deux points de vue complémentaires. Il s’inscrit d’abord dans des rubriques qu’on pourrait dire "autochtones" où sont rassemblées des informations indigènes ou locales, gérées à partir de centres proches, comme s’il fallait se plier à une loi générale du voisinage ou de la proximité. Mais il est aussi envisagé de plus loin (les capitales européennes, les centres éditoriaux) ; c’est dans les gazettes l’esquisse permanente d’un horizon international.
47Pour un nombre d’occurrences relativement supérieur (457), l’Afrique ne fait apparaître dans ces gazettes (le corpus ici, à la différence de celui qui concerne l’Italie ne tient pas compte de la Gazette des Pays-Bas) que 31 localisations (deux fois moins que pour l’Italie), réparties sur 30 rubriques. En dehors du terme MAROC, assez général, les localisations les plus fréquentes sont MELLILE (20 %), COTES ou PRÉSIDES d’AFRIQUE, LARRACHE, ALGER, ORAN, LA BARBARIE (LES ÉTATS BARBARESQUES), PENON (DE VELEZ), TANGER, SALE, TETUAN... L’Afrique se limite à un littoral (surtout Nord-Ouest). C’est un continent sans dedans. Les gazettes insistent surtout sur la zone marocaine (77 % si l’on compte le mot MAROC, 68 % si on l’exclut de l’ensemble). Et c’est surtout un Maroc littoral (Mequinez (Meknès) : 5 occurrences ; Fez : 4 seulement). La côte nord est moins nettement marquée (16,4 %). Le reste du continent (Sénégal, Guinée, les Iles) a assez peu d’importance. Les localisations africaines sont essentiellement concentrées dans les rubriques MADRID, CARTHAGENE, MALAGA, CADIX, BARCELONE. L’Afrique est espagnole à 51,6 %. On la trouve aussi (à 27 %) dans les bulletins datés des places internationales (AMSTERDAM, PARIS, LONDRES, LEYDE, LA HAYE...). Elle n’est présente qu’à 11 % dans les nouvelles qui viennent de lieux situés entre Majorque ou Marseille et Constantinople (LIVOURNE, GENES..) comme si de ces points-là le regard se portait plus volontiers vers l’Orient de la Méditerranée. Enfin, à l’inverse de ce qu’on peut constater pour l’espace italien, les rubriques proprement africaines font assez peu (6 %) référence à leur propre continent. Il va de soi que la saisie du territoire dépend d’une organisation de l’information plus ou moins développée suivant qu’il s’agit d’étendues lointaines, vierges ou mal connues ou d’un espace comme celui de l’Europe occidentale du Nord qui grâce à l’activité déjà séculaire de ses "agences" de presse a commencé à mettre en place ses réseaux et ses modèles.
Trames et chaînes
48La cueillette et la mobilisation des seuls noms de lieux ne nous réfèrent au territoire que point par point pour ainsi dire ou au moyen de termes qui globalisent l’espace (Amérique, Maroc, Archipel...). Il faudrait aussi s’attacher à suivre comment l’énoncé lie entre elles ou "enchaîne" les localités pour esquisser des sortes de "trames" de territoire. Les termes de lieux servent surtout à dessiner des trajets, à suivre, par exemple, d’une semaine à l’autre, l’itinéraire de voyageurs distingués (rois, empereurs, archiducs) dans l'espace de l’Europe. Le Stadhouder dans les rubriques LA HAYE de la Gazette d'Amsterdam, Joseph II dans les rubriques VIENNE du Courier du Bas-Rhin, ou encore le roi de Suède au cours de son voyage en Finlande. Ce qui va et vient, passe, circule, toutes sortes de "véhicules" : navires, têtes couronnées ou simples courriers font "se suivre" le territoire en parcours successifs et permanents. Il se rassemble aussi en des listes parfois réitérées de termes qui forment des agrégats de territoires, circonscrivent des damiers spécifiques d’espace où l’on retrouve souvent la marqueterie des divisions politiques et administratives. Ainsi de l’espace Nord- américain :
[...] les gouvernements de Québec, de Terre-neuve, de Saint-Jean, de la Nouvelle Ecosse, de la Nouvelle York, de la Nouvelle Jersey, de la Pennsylvanie, de Maryland, de la Virginie, des deux Carolines, de la Géorgie et des deux Florides. (GL 28 fév. 1775).
49Ou des marchés du Sud-Ouest de la France (extrait d’un édit royal sur la vente des mulets) :
[...] dans les marchés de Dax, Mont-de-Marsan, Auch, Orthès, Pau, Tarbes, Mirande, Saint-Sever et Oléron (GL 14 fév. 1775)
50Ou même d’une portion détaillée du territoire allemand dans la série des 23 villes impériales concernées par le droit d’aubaine (GA 3/01/1775, rubrique RATISBONNE). Ou encore des ports annoncés dans la rubrique OSTENDE de la Gazette des Pays-Bas qui dessinent chaque semaine des territoires maritimes différents. D’autres enquêtes devraient compléter cette esquisse. L’espace, dans le texte de gazette, manque un peu d’existence et de consistance s’il n’est aussi perçu à travers quelques grands phénomènes ou quelques schèmes d’activité, comme le problème des frontières, les voyages, les échanges commerciaux, les opérations militaires (réelles ou projetées), les séditions (Pugatchev, la Bohême, les émeutes frumentaires), les explorations, etc.
Discours et territoires
51Cherchant à configurer l’espace qui émane des gazettes, on est presque obligatoirement amené à distinguer les rubriques selon les rapports qui s’y nouent entre l’espace et le discours. Il y a les rubriques presque permanentes, affectées surtout aux grandes capitales et qui occupent le plus de place dans les livraisons. Leur fonction est essentiellement structurante. Elles ordonnent la production générale de l’information dans ses thèmes et dans son organisation matérielle. Il en est d’autres seulement conjoncturelles, presque occasionnelles, qui s’ouvrent puis se ferment selon l’événement ou plutôt selon ce qu’une gazette, à un moment donné, veut, peut ou doit retenir comme événement. RHEIMS : le sacre d’un roi ; MELLILE : un siège ; LA MOREE : un pacha qu’on étrangle ; ici, un jubilé (MALINES) ; là, une émeute. Ces dernières rubriques sont souvent plus narratives et même plus piquantes que les précédentes. Le territoire ressemble à un espace pré-quadrillé, à une sorte de façade un peu monumentale, stable en ses étages et en ses colonnes mais où des fenêtres apparaissent et disparaissent, selon les moments.
52Le terme de rubrique marque d’abord le lieu de provenance d’une correspondance réelle (lettre ou avis). Les rubriques, en ce sens, exposent le réseau qui procède à la collecte de l’information. Certaines des rubriques qui s’autorisent du lieu d’édition comme LEIDE (GL), AMSTERDAM (GA), BAS-RHIN (CBR) échappent cependant à cette définition. Elles ne transmettent pas des nouvelles venues des lieux nommés en tête de rubrique. Elles rassemblent, sous un terme proclamé déjà parfois dans le titre de la feuille, des informations venues d’ailleurs, d’Amérique ou d’Espagne par exemple. La rubrique, ici, n’affirme pas le lieu d’où proviennent des messages, elle rappelle celui où ils affluent et d’où ils sont rediffusés. C’est le lieu où se fait la gazette, où l’information est restituée, "retravaillée", parfois commentée. Cette "restitution" prend, dans ces rubriques, des formes diverses : le rapide bouquet des dernières informations reçues, l’esquisse d’un panorama, l’apparition d’un point de vue et parfois d’une analyse. Le lieu ici n’est pas seulement le site géographique d’une instance éditoriale, c’est aussi une sorte de petit promontoire abstrait et de nœud de parole où peut se former de façon quasi anonyme un discours, à épisodes, sur le monde et sur les événements. Ce genre de rubrique nous apprend ou nous rappelle que l’information est aussi un discours spatialisé. Nous ne sommes pas seulement en présence d’un recueil compréhensivement ordonné d’informations venues de l’ordre des choses mais aussi d’un travail constant et relativement secret du discours qui, à partir de "positions" réelles et à l’aide d’instruments efficaces, s’implante sur un territoire et investit l’espace en essayant de le capter dans des sortes de "formats" variables où peut pénétrer l’imaginaire. C’est l’esquisse d’un nouveau modèle d’espace dont le dispositif, encore hésitant, se surimpose à l’ancien où les parcours conduisaient plus naturellement d’un point à un autre. C’est déjà la recherche, la tentative de création d’un lieu abstrait où pourraient être convoqués périodiquement certains lieux choisis du monde. La naissance d’une tendance ou d’un besoin d’instituer au moyen de la communication et de l’édition des lieux où l’on pourrait réunir tous les lieux du monde (voir au temps de Renaudot l’iconographie utilisée pour figurer la "conférence" et "l’adresse"). On trouve aussi ces rubriques qui sous l’égide d’un grand centre d’information déclinent les lieux qui font office de relais dans la transmission de l’information. On peut y suivre parfois de longs parcours (de la Caroline à Amsterdam, ou du Japon à La Haye) où l’espace se profile en cascades, échos ou étapes successives et en des bulletins souvent copieux qui permettent de supposer les accidents et la complexité du territoire. Il y a enfin des rubriques comme celle de BATAVIA (GL) ou celle de BOSTON maintes fois utilisée dans la même gazette. Même si l’on peut trouver le mot "lettres" dans le texte de ces rubriques, on doute qu’il puisse toujours s’agir de bulletins rédigés par des correspondants attitrés installés dans ces lieux comme d’autres le sont à Paris, Londres ou Vienne. J. Popkin8, sur la foi d’une correspondance adressée à Jean Luzac, note que la Gazette de Leyde avait en 1782 un correspondant à Boston, mais qu’en était-il 7 ans plus tôt en 1775 ? Il est plus probable que ces informations, dont on retrouve parfois l’énoncé, à quelques jours près, dans des gazettes concurrentes, proviennent des sources indirectes et des nombreux réseaux sollicités par les journalistes (diplomates, commerçants, voyageurs...). Ces gazettes pourront intégrer ces énoncés à des rubriques déjà existantes (LONDRES pour Boston par exemple) ou à celles qui réfèrent au lieu d’édition (AMSTERDAM pour Batavia). Le fait que telle gazette (celle de Leyde en l’espèce) ouvre dans ces conditions une rubrique BATAVIA ou BOSTON introduit, semble-t-il, une démarche nouvelle. Il ne s’agit pas d’exposer un réseau de correspondances propre au journal – à moins qu’on veuille faire croire à l’existence d’un réseau plus développé que celui des périodiques concurrents – mais plutôt d’affecter à un territoire – de territorialiser – des contenus d’information venus de sources extérieures.
53Encore remarquerait-on que cette hypothèse qui peut convenir pour BOSTON correspond moins à BATAVIA, puisque les événements relatés sous ce titre se situent au Japon. Cette ambiguïté même semble montrer que les gazettes qui, le plus souvent, se conformaient jusque-là à un découpage de l’espace dicté pour ainsi dire de l’extérieur par un réseau de correspondances, essaient aussi de mettre en place, au moyen d’étiquettes nouvelles, une répartition propre du territoire, plus complète et qui parfois annonce et anticipe une évolution dans l’organisation de ce type de périodique. Les gazettes n’œuvrent pas seulement dans l’espace ou sur un territoire par ce qu’on appellerait des processus de recouvrement (coverage). On peut aussi faire l’hypothèse qu’elles travaillent l’espace, qu’elles contribuent à instituer un rapport au monde et à en former des "images", qu’elles tissent implicitement des liens entre les territoires et les énoncés d’information.
Tensions et limites
54Dans ce qu’on pourrait appeler sa réalité, l’espace est multiple, pluriel, divers, infini même et, plus que le temps, il est aussi ce qui excite nos appétits de maîtrise et nourrit notre besoin de domination. Le dispositif général des gazettes et les titres de rubrique découpent un espace "à l’ancienne", pourrait-on dire, de telle sorte que dominent les lieux "officiels", les sièges des puissances, les capitales d’empires, "les Cours et les Princes" : un sorte de modèle déposé où l’on accueille assez peu de lieux nouveaux (rareté des rubriques américaines). En revanche, au sein des rubriques, les localisations nous rapprochent d’un territoire plus concret, du scénario des événements : les localisations américaines, marocaines même envahissent l’énoncé. La gazette offre ainsi deux niveaux différents de spécialisation : une sorte d’espace "à la découpe" et des tentatives de "piquetage" d’un territoire en essaim ou en nuages passagers. Deux grilles différentes et contradictoires que la gazette juxtapose et hiérarchise dans ses nervures mais qui aussi lézardent la représentation de l’espace.
55Pour supporter ces tensions et ces contradictions inévitables, la gazette construit des compromis en obéissant conflictuellement aux modes élémentaires de l’espace et à des critères généraux de figuration. Elle oppose et associe le lointain et le proche, situant le territoire et présentant les distances à partir d’un point central de référence où siège un sujet à la fois réel, abstrait et anonyme9. Dépendante aussi de la réalité "géographique", elle s’applique à la fois aux masses continentales et aux littoraux, fidèle en cela à l’ancienne devise "Et par Mer et par Terre...". Elle est attentive aux réseaux qui tissent et parcourent le territoire mais aussi à l’espace "sporadique" qui occasionnellement se répand et se cristallise en floconnements passagers. Elle appréhende le territoire selon l’idée d’équilibre des forces et des puissances qui, en général, gouverne la géopolitique et, à l’époque, centre le regard sur la zone polonaise et sur l’Amérique du Nord où l’apparition d’un nouveau pôle transforme l’économie générale de l’espace. Soucieuse des frontières politiques et administratives, elle s’intéresse aussi à ces étendues indécises qui séparent les territoires organisés de ces espaces mal connus et mal dominés qu’occupe et parcourt une humanité nomade (Tartares, Indiens d’Amérique...). A l’aide de "véhicules" divers, elle perçoit l’espace sur les modes de la circulation et du transport, marquant la durée des parcours, indiquant les lieux d’arrivée et de départ et même la quantité des choses transportées (les cargaisons) : un espace en chiffres et en nombres. Elle aime assez qu’il soit circonscrit et s’attache à ses clôtures : celle d’un continent (Europe) au maillage déjà serré, celle des villes que portes et enceintes ferment sur elles-mêmes, tandis que défilés ou processions, entrées de parlementaires ou de princes y parcourent des itinéraires obligés, celle des cérémonies retenues dans la magnificence d’espaces choisis (palais et cathédrales) où le rite dispose en étendue les symboles de la fête et du pouvoir, et ordonne en profusion et en pompe de petits "monuments" d’espace, loin des cris de la populace en émeute, comme du grondement des eaux débordées.
56Si présents qu’ils soient dans les rubriques et les localisations des gazettes, l’espace et le territoire échappent cependant, de quelque façon, à la représentation. Il y a toujours plus de lieux dans l’espace qu’on en peut placer sur une carte, inscrire dans un répertoire ou représenter dans un texte. L’espace s’éparpille, se perd dans les détails et les labyrinthes du monde. C’est "l’éclatement spatial" des lieux dont parle C. Jacob10. On rencontre dans les gazettes des lieux qu’on ne trouve pas toujours dans les dictionnaires (Berszaki ou Verszaki, en Ukraine peut-être ? On y trouve aussi des zones floues bien que relativement névralgiques. La frontière qui sépare les empires russe, autrichien et turc y est géographiquement indécise. Les lieux y sont généralement dépouillés de leur contexte et de leurs circonstances concrètes. On entrevoit de la neige parfois et des traîneaux dans les rues de Vienne ou un trop plein d’eau dans le Danube et les rivières d’Autriche mais l’on n'aperçoit guère d'espaces enneigés, ni de territoires inondés. Le territoire, dans les rubriques surtout, n’est pas donné pour la rétine, il n’est pas vraiment rapporté à l’expérience ou au corps de quelqu’un qui parle. Sous-qualifié topographiquement et géographiquement, il ne se perçoit guère qu’abstraitement. Il est donné comme un "cadrage" permanent où sont juxtaposées et associées des fenêtres-tiroirs qui s’ouvrent et ensuite, parfois, se referment sur le monde. Le sujet "travaillé", reconstruit, déguisé ou masqué auquel s’attache la littérature et qui dans ses œuvres et ses fictions est l’objet d’explorations morales et psychologiques organisées, délicates et ambitieuses n’a pas ici son lieu. Mais c’est la place d’une autre instance, médiatrice, partenaire du "On" de l’opinion. C’est où se profile un sujet non plus "existentiel" mais d’abord "opératoire", occupé à faire circuler des messages, à rassembler des informations et des données et qui déjà donne à penser ces opérations non seulement comme des réalités mais aussi comme des vérités et comme des valeurs. Un "être" détaché des originalités et des particularités, coextensif à l’espace social, historique et politique11. Ce genre de sujet est inséparable de l’inscription, dans le territoire réel, d’un territoire second, d’un deuxième espace abstrait de ses cadres mais aussi variable et parfois indécis dans ses repères. Tandis que se lisent les gazettes, il s’impose presque inconsciemment au lecteur comme une sorte de matériau omniprésent et invisible auquel il peut croire comme à un champ constamment ouvert à l'intervention, où opèrent les cataclysmes, les guerres et les échanges. Une "chose" indéfinie et indéfinissable qui se conçoit et se représente comme ce qu’on peut mailler, intégrer, parcourir, coloniser aussi, qui appelle le gouvernement et l’administration. Un objet à la fois réel et imaginaire, indispensable aux stratèges et aux philosophes de la gestion et de la domination et dans lequel s’investissent nos appétits de conquête. Il ne s’agit pas seulement de partages, de voisinages ou de vitesses mais aussi, "au-delà" pourrait-on dire de la réalité des territoires, de matrices culturelles et intellectuelles qui font voir le monde à la fois comme conservé et comme transformable et où s’affichent aussi les certitudes et les illusions de l’Europe.
TABLEAU No 1 : OCCURRENCES DES TITRES DE RUBRIQUES

TABLEAU No 2 : Occurrences des Rubriques regroupées par ZONES

TABLEAU No 3 : LIEUX-RELAIS... de la rubrique PARIS
C. du BAS-RHIN | G. de LEYDE | G. d'AMSTERDAM |
Brest | Rennes | Rennes(6) |
Rennes (2) | Rouen | Rouen |
Coutances | Picardie | Dijon |
Commercy | Dijon | Grenoble (3) |
Dijon | Reims (2) | Provence |
Lyon | Commercy | Marseille |
Toulouse (2) | Strasbourg | Aix |
Bordeaux (2) | La Haye | Allais (Sarlat) |
Espagne | Allemagne | Bordeaux |
Côte d’Or (Afr.) | Corse | |
Espagne (2) | ||
Madrid | ||
Cadix | ||
Rome (2) |
…de la rubrique LONDRES
G. de LEYDE | G. AMSTERDAM |
Edimbourg | Edimbourg |
Pays de Galles | Dublin (3) |
Cork | Cork |
Kilkenny | Le Continent |
Gibraltar | : Versailles (4) |
Amérique | : Madrid (6) |
Amérique septentr. | Amérique (5) |
Quebec | Nlle Angleterre |
Halifax | Boston/Cambridge (14) |
Nlle Angleterre | Salem |
Boston (8) | New York (12) |
Salem | Philadelphie |
Rhode Island | Annapolis |
New Hampshire | Virginie/Hampton (4) |
NewYork (7) | Williamsbourg |
New Jersey | Halifax |
Pennsylvanie | Charlestown |
Baltimore | Côte de Guinée |
Annapolis | Jamaïque |
Virginie/Hampton | Bassora |
Carolines | |
Charlestown | |
Lexington |
TABLEAU No 4 : LOCALISATIONS dans la rubrique PARIS
C. du BAS-RHIN | G. de LEYDE | G. AMSTERDAM | |
VERSAILLES | 28 | 19 | 23 |
BORDEAUX | 5 | 21 | 12 |
REIMS | 11 | 10 | 11 |
BRETAGNE | 5 | 6 | 10 |
DIJON | 10 | 10 | 1 |
TOULOUSE | 4 | 8 | 5 |
BREST | 6 | 5 | 8 |
COMPIEGNE | 6 | 5 | 5 |
LYON | 4 | 7 | 3 |
BESANÇON | 4 | 5 | 4 |
RENNES | 2 | 1 | 10 |
BAYONNE | 1 | 9 | 1 |
MARSEILLE | 1 | 1 | 7 |
AUCH | 2 | 6 | 1 |
MELLILLE | 4 | 0 | 3 |
MAROC | 0 | 0 | 5 |
CADIX | 1 | 0 | 4 |
DANEMARK | 3 | 0 | 0 |
TABLEAU No 4 : LOCALISATIONS dans la rubrique LONDRES
C. du BAS-RHIN | G. de LEYDE | G. AMSTERDAM | |
AMERIQUE | 102 | 76 | 88 |
AMERIQUE SEPT. | 15 | 19 | 14 |
BOSTON | 49 | 56 | 69 |
NEW-YORK | 28 | 40 | 31 |
IRLANDE | 38 | 43 | 29 |
Gde BRETAGNE | 30 | 29 | 38 |
PHILADELPHIE | 9 | 20 | 22 |
ANGLETERRE | 21 | 10 | 20 |
Nlle ANGLETERRE | 24 | 34 | 22 |
TERRE NEUVE | 16 | 25 | 8 |
MASSACHUSSET | 12 | 20 | 20 |
PENNSYLVANIE | 10 | 23 | 8 |
NEW JERSEY | 9 | 17 | 6 |
VIRGINIE | 18 | 25 | 17 |
LONDRES | 18 | 12 | 17 |
ESPAGNE | 18 | 1 | 11 |
CAROLINE(S) | 10 | 24 | 10 |
MARYLAND | 8 | 18 | 4 |
CONCORD | 7 | 10 | 8 |
QUEBEC | 9 | 10 | 8 |
CAMBRIDGE (Mass) | 8 | 7 | 7 |
BRISTOL | 6 | 11 | 6 |
VERSAILLES | 0 | 1 | 6 |
FRANCE | 5 | 1 | 5 |
TABLEAU No 5 : LOCALISATIONS dans les “rubriques éditoriales”
Rubriques BAS-RHIN et CLEVES dans le Courier du Bas-Rhin
BAS-RHIN : | CLEVES | |
AMERIQUE | 45 | |
AMERIQUE SEPT. | 7 | |
BOSTON | 23 | |
Gde BRETAGNE | 22 | |
LONDRES | 14 | |
PHILADELPHIE | 13 | |
ANGLETERRE | 12 | 2 |
CONCORD | 11 | |
LEXINGTON | 9 | |
ALGER | 8 | |
MAROC | 7 | |
ESPAGNE | 7 | |
CHARLESTOWN | 5 | |
Nlle ANGLETERRE | 3 | |
CAMBRIDGE | 2 | |
VIRGINIE | 2 | |
BARCELONE | 2 | |
MELLILE | 2 | |
FRANCE | 3 | |
HOLLANDE | 3 | |
EUROPE | 2 | |
VARSOVIE | 2 | |
MORAVIE | 2 |
TABLEAU No 5 : LOCALISATIONS dans les “rubriques éditoriales”
Rubriques LEIDE dans la G. de Leyde et AMSTERDAM dans la G. d’Amsterdam
LEIDE | AMSTERDAM | |
G. de Leyde | G. Amsterdam | |
MELLILE | 8 | 4 |
POLOGNE | 8 | |
MADRID | 5 | |
VARSOVIE | 4 | |
CHOCZYM | 4 | |
ROME | 4 | |
FENON | 3 | |
MOLDAVIE | 3 | |
DUBNO | 3 | |
INOWROCLAW | 3 | |
VENISE | 3 | |
ESPAGNE | 2 | 2 |
VALACHIE | 2 | |
LEOPOL | 2 | |
LA NETZE | 2 | |
DANTZIG | 2 | |
LIVOURNE | 2 | |
CONCORD | 9 | |
MAROC | 8 | |
LEXINGTON | 8 | |
CHARLESTOWN | 5 | |
MEDITERRANEE | 5 | |
Nlle ANGLETERRE | 3 | |
CADIX | 3 | |
CARTAGENE | 3 | |
MARSEILLE | 3 | |
MASSACHUSSET | 2 | |
MALAGA | 2 | |
ALICANTE | 2 | |
USBONNE | 2 |
Notes de bas de page
1 - On retrouvera certaines de ces images dans l’illustration du Dictionnaire des Journaux, XVII. En particulier : t. 1, pp. 283, 294, 320.
2 - "Erasme désignait déjà les habitants des Pays-Bas comme des lions, en raison de leur courage devant les envahisseurs [...]. La couronne fut donnée à la ville en 1489 par Maximilien d’Autriche. Lorsqu’un siècle plus tard les Pays-Bas furent devenus une République, les marchands d’Amsterdam n’eurent garde de renoncer à cet emblème." D. Fernandez, Amsterdam, collection Petite planète, 1977, p. 31.
3 - Voir G. Feyel, XXV, t. 1, pp. 280-284.
4 - Ainsi dans la Gazette de Renaudot : "[La gazette] est un écho qui réfléchit les bruits éloignés et qui tient de ces phares que les Rois de Perse avaient disposés sur les rivages de la mer pour répercuter les signaux lumineux", XXV, t. 1, p. 6, n.
5 - B.M. Lyon 307.036.
6 - Comme le fait J. D. Popkin, pour certaines années de la Gazette de Leyde. Voir XXX.
7 - Voir C. Jacob, L’Empire des cartes, approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Albin Michel, 1992.
8 - J. Popkin, XXX, pp. 74-75.
9 - "Le monde se déploie en coquilles concentriques autour de la conscience du sujet" (C. Jacob, ouv. cité, p. 428).
10 - Ibid., p. 415.
11 - Voir B. Miège "A propos de la formation de l’espace public en France" in XX, pp. 177 et suiv.
Auteur
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