Chapitre III. Les ressources des Hospices Civils : De la gestion du patrimoine aux remboursements de la Sécurité Sociale
p. 49-89
Texte intégral
1La mission des Hospices Civils a changé depuis leur création, comme l’ensemble du système de santé français, et à l’intérieur d’un contexte socio-économique lui-même en profonde mutation. Hospice pour indigents, vieillards et tous les déclassés de la société, hôpital de soins pour les pauvres malades, l’hôpital, sans abandonner totalement cette vocation ancienne (que les noms même d’Hospice ou d’Asile, employés longtemps encore dans la première partie du vingtième siècle, traduisent), est de plus en plus devenu centre de soin1. Au fur et à mesure que le centre de soin est de plus en plus moderne, efficace, équipé, la notion de malade remplace de plus en plus celle de pauvre malade. Un texte de l’Assistance Publique de Paris, (à Paris plus encore qu’à Lyon le terme choisi est symbolique...) de 1925, cité par M. Rochaix, limite aux pauvres l’accès à l’hôpital, alors qu’aujourd’hui il n’y a plus du tout, cette distinction2. En même temps que se fait cette évolution fondamentale, il devient de plus en plus évident que la charité publique ne peut plus subvenir aux besoins des hôpitaux. Toute la socialisation des pays industrialisés, et la lente mise en place de la démocratie, même si elle n’est pas encore aussi sociale que le désirait M. Diederichs en 1918, conduit à l’abandon des anciennes formes d’assistance aux pauvres et aux indigents, pour que le citoyen lui-même, ou à la rigueur l’Etat, prenne en charge ses besoins3. Une conséquence directe de cette transformation est inscrite dans les budgets hospitaliers. Au dix-neuvième siècle, comme pendant les siècles de l’Ancien Régime, l’Hôpital est essentiellement gratuit : si les gestionnaires des hôpitaux établissent très vite un prix de journée moyen (nous reviendrons sur cette notion dans un chapitre postérieur), c’est pour essayer de faire rembourser un certain nombre de frais par des collectivités, qui utilisent l’équipement hospitalier, en dehors des normes de la charité appliquée à la propre population de la ville4 (par exemple les militaires, dont les séjours à l’Hôpital sont payés par leur Ministère, ou après la législation sur les aliénés, une partie des frais de séjour des aliénés). Les lits payants, destinés à une clientèle plus aisée, restent rares, même dans les constructions neuves : à l’Hôpital de la Croix-Rousse, en 1861, date de son ouverture, il n’y a que trente lits payants sur un total de trois cent soixante. A partir des premières grandes lois sur la protection sociale de la fin du dix-neuvième siècle, et de plus en plus rapidement dans l’entre-deux-guerres, les hôpitaux fonctionnent de moins en moins comme centres gratuits d’hébergement et de soins. La construction d’hôpitaux privés, puis la multiplication des cliniques au vingtième siècle, prouvent que la population commence à ne plus assimiler l’hôpital et le dernier refuge pour les déshérités.
2Ce schéma, révolution peut-être plus qu’évolution simplement, se traduit par un bouleversement complet des moyens de financement des hôpitaux. Le remplacement progressif — mais rapide surtout dans la seconde moitié du vingtième siècle, de la médecine ancienne par les formes actuelles, scientifiques, techniques, signifie une prodigieuse augmentation des coûts : comment les Hospices Civils ont-ils pu, entre leur origine et le monde contemporain, survivre à ce formidable changement ? Par quels moyens financiers fut-il possible de prendre le relai de ce qui était encore gestion de bons pères de famille d’un patrimoine toujours renouvelé par la charité, les dons et les legs des riches lyonnais ?
I L'importance du budget de la dotation (jusqu'en 1914)
3Les hôpitaux de l’Ancien Régime ne pouvaient guère compter que sur eux-mêmes pour subsister, et rendre à la population pauvre les services qu’ils étaient à même d’assurer : une étude minutieuse et exhaustive de Georges Durand sur l’Hôtel-Dieu a démontré quel intérêt les Recteurs du Grand Hôtel-Dieu de Lyon prenaient à l’entretien de leurs biens, domaines ruraux multiples répartis dans toute la région lyonnaise, auxquels il faudrait ajouter de nombreux immeubles locatifs dans la ville même5. Mieux même, les Recteurs se comportent en véritables grands propriétaires, soucieux de rentabilité, augmentant leurs baux au rythme de la hausse des prix et même un peu plus, agrandissant leurs biens en particulier dans la plaine de la rive gauche de Lyon, où la ville n’avait pas encore commencé son extension. Même si les hôpitaux reçoivent une aide de la ville, sous forme de subventions, ou plus souvent de prélèvements sur certains droits et taxes prélevés dans la ville, les revenus du patrimoine foncier et immobilier procurent plus de la moitié des ressources du fonctionnement ordinaire, ce qui n’empêche pas d’ailleurs de graves difficultés les années de misère, pendant lesquelles gonfle la population assistée6.
4Or s’il fut un domaine où la Révolution n’a rien changé, malgré les discours pavés de bonnes intentions des Assemblées révolutionnaires et des membres du Comité de Mendicité de l’Assemblée Constituante, c’est bien dans le domaine hospitalier. Malgré les tendances centralisatrices du pouvoir jacobin, et de ses successeurs, en particulier le Consulat et l’Empire, le pouvoir central ne fut pas en mesure de prendre en charge le coût de l’hospitalisation et de la santé des pauvres. Progressivement, de 1795 à 1820, le retour à l’Ancien Régime est proclamé dans ce domaine, et les hôpitaux, même s’ils sont soumis à un contrôle un peu plus strict de l’Etat (la présence du préfet dans le premier conseil d’administration) doivent continuer à vivre comme avant, en particulier sans compter sur l’Etat, et en ne devant s’appuyer que faiblement sur des finances municipales étriquées7. Et la constitution des Hospices Civils, en 1797 et 1802 rétrocède à la nouvelle administration leurs anciens biens territoriaux8.
5Que ce patrimoine hérité, accru par des legs, revalorisé par des rentes de situation (les terrains péri-urbains qui deviennent le nouveau centre de Lyon) constitue la meilleure part des recettes, il suffit pour s’en convaincre de regarder le graphique 2. Le fait essentiel est que les revenus des biens propres des Hospices Civils ne cessent de grandir au cours du dix-neuvième siècle, et proportionnellement même un peu plus vite que l’ensemble des ressources : entre 1863 et 1909 les revenus de la dotation constituent en année moyenne entre 60 et 70 % de l’ensemble du budget : et encore une partie des ressources exceptionnelles de la régie des biens et de la capitalisation, qui ne sont pas directement incluses dans la dotation, y trouvent leur origine. Ce n’est que dans les dernières années de l’avant-guerre que la dotation manifestement commence à montrer des signes de faiblesse : le taux de 60 % n’est plus atteint après 1908, et trois sur cinq des années qui précèdent 1914 voient la part de la dotation tomber à moins de la moitié, ce qui ne s’était produit que deux années entre 1863 et 1908 !
6Les revenus de la dotation ont été à peu près multipliés par huit au cours du dix-neuvième siècle : leur croissance est un peu plus rapide que celle du budget global des Hospices Civils : 2,1 % par an de croissance annuelle, contre 1,7 %. Mais il y a également inégalité dans les rythmes : les trois périodes de doublement ont duré 32 ans pour la première (2,2 % par an), 23 ans seulement pour la seconde (3,5 % par an), 42 ans pour la troisième (1,7 % seulement). Ici encore le Second Empire, permet une accélération dans l’accumulation des biens, et peut-être plus encore dans leur rentabilité. L’avantage essentiel de ces ressources propres est leur régularité : alors que le budget général connaît parfois des à-coups, et pour les recettes, et pour les dépenses exceptionnelles, le patrimoine immobilier, mais aussi mobilier (les rentes) jusqu’en 1914 assure une rentrée fixe, une progression certes modérée dans son taux annuel, mais cependant fort importante : sous la Troisième République en particulier, alors que d’une année à l’autre le budget global connaît des fluctuations qui peuvent dépasser 50 % (Cf. par exemple les années 1879-1880 et 1881, ou 1893-1894-1895), l’ampleur des variations des recettes de la dotation ne dépasse qu’une fois 100 000 francs, c’est-à-dire à peine 5 %, et presque tous les ans se produit une augmentation d’environ 50 000 francs, progression qui seulement ne s’accélère plus après 1890.
7Malgré cette stabilité et cet équilibre des recettes de la dotation, le dix-neuvième siècle connaît une profonde modification dans leur nature et leur répartition. Sans entrer dans une analyse de détail, qui n’est pas sans intérêt pour l’histoire de l’urbanisme lyonnais en particulier, il est indispensable de rappeler quelques éléments de cette évolution. Après la reprise par les hôpitaux de l’essentiel de leurs biens immobiliers, au lendemain des incertitudes révolutionnaires, le patrimoine de l’Hôtel-Dieu et de la Charité consiste essentiellement en deux types de biens : des immeubles locatifs à Lyon, avant tout situés dans la presqu’île, le quartier Saint-Nizier et dans les rues proches de l’Hôtel-Dieu, d’une part, des domaines ruraux d’autre part. L’étude de Georges Durand a montré l’importance des domaines ruraux, et les soins des Recteurs du dix-huitième siècle en vue d’une véritable politique foncière. Malgré les difficultés financières de l’Hôtel-Dieu, qui contraignent les Recteurs à aliéner une partie de leur patrimoine après 1730, les responsables de l’Hôpital cherchent à améliorer le rendement de leurs propriétés, en acquérant de nouvelles terres, qui augmentent la cohésion de leur domaine, ajoutées aux legs et donations qui deviennent moins nombreux9. Mais le résultat le plus net est une concentration foncière à l’est de Lyon, dans la plaine des Brotteaux et de la Guillotière. Autour des deux grands domaines de la Tête d’Or, légué en 1632, et de la Part-Dieu, légué en 1724, qui couvrent plus de 250 hectares, une douzaine d’autres petits domaines complètent l’appropriation de l’Hôtel-Dieu sur les terres et prés de la Guillotière. A eux seuls, les biens situés à la Guillotière rapportent à la veille de la Révolution 80 % des recettes totales des domaines ruraux. Quant à leur importance dans l’ensemble des revenus de l’Hôtel-Dieu, elle est comprise au cours du dix-huitième siècle entre 17 et 19 %, Georges Durand donnant pour les années 1758-1767 la répartition suivante pour les revenus des capitaux de l’hôpital :
- loyer des maisons : 58,8 %
- revenus des domaines : 17,7 %
- revenus des rentes : 23,5 %
8Si ces trois postes restent essentiels au dix-neuvième siècle, leur part respective connaît de larges mutations : trois explications complémentaires peuvent être avancées. La première est l’intervention fréquente de l’Etat, qui pousse les hôpitaux à développer le secteur des rentes, dont les capitaux proviennent de l’aliénation des biens meubles10. La seconde est consécutive à une certaine désaffection vis-à-vis des domaines ruraux, de faible rentabilité, de gestion difficile, et dont le mouvement d’abandon avait commencé dès l’Ancien Régime, pour se poursuivre sans cesse jusqu’à nos jours. Le troisième enfin, essentiel, est la progressive urbanisation de la rive gauche du Rhône, qui rencontre nécessairement les Hospices Civils, propriétaire de la plus grande partie du sol des Brotteaux, autour de la Tête d’Or et de la Part-Dieu.
Répartition des revenus de la dotation
1840-1842 | 1850-1852 | 1860-1862 | |
Immeubles urbains | 63,5 % | 67,0 % | 59 % |
Domaines ruraux | 9,5 % | 7,0 % | 3 % |
Rentes sur l'Etat et intérêts des capitaux | 19,5 % | 22 % | 34 % |
Divers | 7,5 % | 4 % | 4 % |
9Ces quelques données suffisent à montrer l’ampleur de cette première transformation, qui s’accélère au cours de la première décennie du Second Empire. La chute des domaines ruraux est inscrite de façon irréversible : alors qu’ils constituaient un élément d’équilibre important à la veille de la Révolution, avec près du cinquième des revenus, ils ne sont plus qu’un appoint négligeable dans les années 1860 : le patrimoine des Hospices Civils s’est urbanisé, en même temps que se développait la ville, et que montaient les loyers urbains. Mais parallèlement, une partie du domaine est aliénée, et alimente le poste des rentes sur l’Etat, les particuliers ou les collectivités locales, dont la part respective double presque de 1840 à 1860, dont la valeur absolue augmente plus encore.
Recettes de la dotation (en francs)
1844 | 1860 | |
Immeubles urbains | 600 300 | 853 300 |
Domaines ruraux | 82 300 | 45 300 |
Rentes sur l'Etat | 136 800 | 235 400 |
Intérêts des capitaux | 37 600 | 256 500 |
Divers (péages) | 60 200 | 57 000 |
TOTAL | 917 200 | 1 447 500 |
10A partir de 1863, la présentation du budget permet de suivre la principale mutation : sont séparés en effet dans les recettes les loyers des maisons, et les revenus des terrains des Brotteaux, sur lesquels se construisent peu à peu les immeubles des nouveaux quartiers de la rive gauche. Les Hospices Civils, propriétaires tréfonciers, bénéficient naturellement de la plus-value de ces constructions : en 1863, les revenus des maisons sont encore supérieurs à ceux des Brotteaux (618 000 francs contre 595 000 francs), mais dès 1879-1880, les Brotteaux procurent plus du double de recettes que les maisons : cette poussée des revenus fonciers procurés par les terrains de la rive gauche du Rhône est rapide, essentielle pour l’équilibre financier des Hospices Civils. Elle n’est toutefois pas durable : la croissance, très rapide sous le Second Empire et pendant les dix premières années de la Troisième République, se ralentit très vite : de 1863 à 1883, les revenus tirés des immeubles bâtis à Lyon ne connaissent qu’un taux de croissance de 0,6 % par an, alors que les terrains des Brotteaux fournissent des recettes qui atteignent une croissance annuelle de 4,25 %. Après 1883, et jusqu’à la guerre de 1914, les deux sources de revenus ont une évolution beaucoup plus comparable : 0,7 % croissance annuelle pour les maisons, 1,3 % par an pour les terrains des Brotteaux.
Evolution des revenus de la dotation (en %)
1884 | 1900 | 1913 | |
1/Immeubles urbains | 23,3 | 20,8 | 20,9 |
2/Terrains Brotteaux | 46,8 | 47,9 | 49,7 |
(1+2) | (70,1) | (68,7) | (70,6) |
3/Domaines ruraux | 2,3 | 1,6 | 1,1 |
4/Rentes sur l'Etat | 19,4 | 23,4 | 25,6 |
5/Intérêts capitaux | 7,0 | 5,4 | 2,7 |
(4+5) | (26,4) | (28,8) | (28,3) |
6/Divers | 1,2 | 0,9 | 0,0 |
11La fin du Second Empire et la Troisième République jusqu’en 1914 n’ont donc pas renforcé la tendance qui se marquait au début du Second Empire encore : les biens fonciers restent largement prépondérants dans les recettes de la dotation, assurant presque toujours environ 70 % des recettes. Il y a seulement une redistribution dans cet ensemble immobilier : les terres, les domaines disparaissent presque. Ce qui était le principal ensemble de l’Hôtel-Dieu à la veille de la Révolution, les domaines Tête d’Or et Part-Dieu, continuent à tenir le premier rang à la veille de la guerre de 1914, et contribuent de façon beaucoup plus importante qu’alors au financement des Hospices Civils, mais pour de toutes autres raisons. Mais le mouvement de constitution de rentes, qui semblait devoir l’emporter vers 1860, s’est arrêté, un peu en dessous du niveau des années 1860 - ne dépassant plus guère 25 % entre 1880 et 1914. Ces rentes elles-mêmes sont cependant de plus en plus des Rentes sur l’Etat, et non plus les intérêts des capitaux propres des Hospices. Quant aux quelques ressources complémentaires, elles disparaissent peu à peu : les fermes de droits, ou les péages (de ponts par exemple), deviennent négligeables, avant de s’éteindre au début du vingtième siècle.
12Cette histoire linéaire, simple, qui montre les Hospices Civils survivant au dix-neuvième et au début du vingtième siècle grâce aux legs généreux de l’Ancien Régime, et à l’augmentation de la valeur de ces biens immobiliers, sur lesquels Lyon se développe, n’est cependant pas aussi rectiligne. De 1850 à 1914, la gestion du budget de la dotation est sans cesse confrontée à de graves problèmes, qui ne sont pas visibles à travers les chiffres bruts. Le patrimoine immobilier n’est en effet pas immobile, si l’on peut se permettre l’expression !
13En réalité, le patrimoine des Hospices Civils connaît trois types d’opérations, qui sont de sens contraire. Le mouvement charitable, qui avait créé ce patrimoine sous l’Ancien Régime, selon des rythmes et une périodisation variables suivant le type d’établissement, ou la plus ou moins grande sensibilité à la misère, à la maladie, ou à la religion, n’est pas arrêté au dix-neuvième siècle, mais il revêt d’autres formes. Jusqu’en 1891, les dons et legs, en immeubles ou en valeurs, restent relativement faibles : à peine plus de dix millions de francs, de 1802 à 1891, une moyenne à peine supérieure à 100 000 francs par an, une augmentation du revenu annuel qui reste faible. La période 1892-1914 connaît une certaine reprise, très inférieure cependant, d’après les budgets annuels, aux totaux qu’indique J. E. Brizon dans son analyse de la crise budgétaire des Hospices Civils en 192011. De toute façon, en dehors de quelques initiatives spectaculaires (le don de l’impératrice Eugénie, inscrit au budget de 1867, et qui est investi dans la construction de l’Asile Sainte-Eugénie), ces rentrées ne peuvent améliorer sensiblement la rentabilité d’un patrimoine souvent vieilli, et qui nécessite des frais de restauration et d’aménagement de plus en plus grands. Continuent quand même à être légués à l’administration des Hospices Civils des biens immobiliers par les administrateurs et membres du Conseil d’Administration, ou par de grandes familles de médecins, qui continuent ainsi la politique de la grande bourgeoisie lyonnaise en faveur d’une institution qui lui est profondément liée (l’exemple le plus net de cette pratique serait la cession de ce qui est devenu l’hôpital Renée Sabran, donation de l’administrateur Sabran). De même, des fondations importantes, peu à peu jointes au budget général des Hospices, enrichissent le patrimoine. Quelques-Uns des établissements actuels résultent ainsi de cette forme nouvelle de la charité, beaucoup plus directement appliquée au système médico-hospitalier : c’est le cas par exemple de la fondation Debrousse. Ici les clauses du legs ou de la donation imposent l’ouverture d’un établissement de soins, dont la gestion est confiée aux Hospices Civils.
14En fait, dès la Restauration et la Monarchie de Juillet, les Hospices Civils sont entraînés, à la fois sous la pression de l’Etat, et dans le cadre de l’urbanisation lyonnaise, à conduire une politique délicate de capitalisation, aussi bien sous forme d’immeubles que de rentes. Il est difficile, par suite de l’évolution de la tenue des documents budgétaires, de reconstituer dans le détail l’ensemble des opérations qui sont réalisées entre 1830 (les registres ne permettent pas, sans recours aux autres documents d’archives, de remonter plus haut) et 1914. Dans l’ensemble cependant, il est possible de dégager trois opérations principales : la vente d’immeubles et de terrains, la constitution d’un portefeuille de rentes sur l’Etat, ou d’obligations, la restructuration du patrimoine foncier enfin par l’achat d’immeubles ou de terrains, qui puisse compenser les ventes, selon un plan d’ensemble de capitalisation, et bien sûr en fonction des disponibilités financières.
15Pendant la Monarchie de Juillet, les opérations des Hospices Civils restent relativement modérées, et semblent s’équilibrer à peu près. Environ cinq millions de francs de biens immobiliers divers sont vendus, avec un maximum en 1842 et 1843 : mais l’essentiel de ces ventes est immédiatement capitalisé sous forme de rentes sur l’Etat essentiellement : la capitalisation extraordinaire pour la même période s’élève à 3 300 000 francs. Les recettes des rentes sur l’Etat et intérêts des capitaux passent de 73 900 francs en 1831 à 226 800 francs en 1848 (dont 80 % pour les rentes sur l’Etat) : ce qui correspond exactement aux quelque trois millions de francs de capitaux placés à 5 % par an. Un léger désinvestissement immobilier est donc compensé par une accumulation de rentes qui assurent des rentrées équivalentes, avec une gestion beaucoup plus facile et moins onéreuse, et une régularité plus grande. Alors que les revenus des maisons et terrains restent constants pendant toute la Monarchie de Juillet (malgré ces ventes), sans la moindre progression (634 800 en 1831, 643 312 en 1848 ; les ventes importantes de 1842 et 1843 font tomber ces recettes immobilières de 682 000 francs en 1841 à 564 000 en 1843, avant une remontée à la fin de la Monarchie de Juillet), les produits des rentes augmentent à un rythme considérable de 6,9 % par an : il semble toutefois qu’une partie des ventes soit utilisée pour combler un déficit de fonctionnement, et les Hospices Civils, à court de trésorerie, sont contraints en 1848 de souscrire un emprunt de 300 000 francs, pour soulager un budget qui ne peut couvrir l’accroissement des dépenses.
16La politique suivie pendant le Second Empire est nettement différente : de 1852 à 1870, le total des aliénations d’immeubles dépasse la somme de 10 200 000 francs (le double de la période précédente), alors que la capitalisation n’atteint que 5,7 millions. Au moment où le rattachement de la Guillotière à Lyon supprime la dernière contrainte à l’expansion urbaine sur la rive gauche, les Hospices Civils essaient de freiner les cessions de terrains et d’immeubles au moment où ceux-ci sont largement valorisés par l’aménagement des Brotteaux et du quartier de la Part-Dieu. Mais cette politique d’urbanisme oblige les Hospices à céder les terrains qui sont revendiqués par la Ville, par l’Etat, ou par les grands travaux d’aménagement des communications. Le percement de la rue Impériale et la transformation du Centre de Lyon, l’aménagement du parc de la Tête d’Or au nord-est de la ville, la construction de la voie ferrée de l’est lyonnais, sont autant d’obligations de cessions de terrains, expropriés au détriment des Hospices Civils. De plus, comme les Hospices Civils décident une politique novatrice d’équipement hospitalier, ils doivent trouver dans leurs capitaux propres les fonds nécessaires à ces investissements (Hôpital de la Croix-Rousse, Asile Sainte-Eugénie, entièrement financés par les Hospices). La montée des loyers comme la construction des Brotteaux empêchent cependant cette décapitalisation d’être trop nettement ressentie dans les recettes : de 1852 à 1870, les revenus des immeubles font plus que doubler, de même que les intérêts des rentes sur l’Etat et des capitaux (par exemple, la cession des terrains du parc de la Tête d’Or est négociée avec la Ville de Lyon, moyennant le paiement d’une rente annuelle de 68 470 francs pendant 50 ans)12. Malgré les investissements hospitaliers, les Hospices Civils peuvent donc arrêter sous le Second Empire le mouvement de développement des rentes au détriment des revenus immobiliers : ceux-ci connaissent entre 1852 et 1869 une croissance annuelle de 4,60 %, contre 5,20 % pour celles-là. Malgré un volume de ventes en net accroissement (plus de 2 200 000 francs pour la seule année 1855), le budget de la dotation reste équilibré, et largement dominé par les recettes des immeubles et biens fonciers.
17Pendant la première partie de la Troisième République, les mouvements de capitaux réalisés s’accélèrent, et leur importance devient telle qu’ils semblent conduire pour la première fois à une remise en cause de la politique de financement des hôpitaux lyonnais. De 1871 à 1914 en effet, les Hospices Civils doivent vendre pour un peu plus de 34 millions de francs de biens immobiliers : près de 800 000 francs en moyenne chaque année, le rythme devenant particulièrement rapide entre 1880 et 1899 (23 750 000 francs en 20 ans - près de 1 200 000 francs par an) : si l’ensemble de ces ventes avait été compensé par une conversion en rentes, les recettes des capitaux mobiliers auraient dû connaître une augmentation considérable : l’intérêt annuel de 34 millions à 5 % devant procurer une recette de 1,7 millions de francs. Or de 1871 à 1914, les recettes des rentes et des capitaux ne font que doubler, passant de 527 000 à 1 188 000 francs. Moins de la moitié des capitaux mobiliers aliénés sont transformés en rentes, et la capitalisation est encore affaiblie par des remboursements de rentes (plus de six millions en capital de 1880 à 1914). Pour éviter une trop grande dévalorisation de leur dotation, les Hospices Civils essaient de compenser les ventes et expropriations, par une politique nouvelle d’acquisitions d’immeubles et de terrains (1 500 000 francs entre 1881 et 1884) : pour la totalité de la période 1871-1914, les Hospices Civils ont compensé par une capitalisation nouvelle de 23 millions de francs la cession de 34 millions de biens. La différence entre ces deux chiffres explique le ralentissement de la croissance sous la Troisième République : 1,5 % de croissance annuelle pour les revenus fonciers, 1,7 % par an pour les rentes et les intérêts. Elle témoigne aussi d’un déficit qui devient habituel, et que les Hospices Civils ne peuvent plus combler autrement qu’en s’appauvrissant, en puisant dans les réserves qui sont pourtant leur source essentielle de financement. A la veille de la guerre de 1914, il devient clair que les recettes de la dotation ne peuvent plus suffire au financement d’un ensemble hospitalier, auquel la population demande des services plus importants, alors que les premières lois sociales en accroissent les charges.
II Affaiblissement mais maintien de la dotation après 1914
18La guerre de 1914-1918 ouvre une période entièrement nouvelle pour les budgets hospitaliers : alors que les dépenses commencent une ascension presque sans limite, les recettes fixes et stables que procurait le patrimoine tant mobilier qu’immobilier ne cessent de se dévaluer, en même temps que le franc. Reportons-nous au tableau II13 et au graphique. Les premières dévaluations du franc font qu’au lendemain de la Première Guerre Mondiale, la dévalorisation de la dotation atteint déjà plus de la moitié ; en 1920 les recettes de la dotation ne se montent qu’à deux millions de francs 1914 (4 203 000 francs en 1913) ! La lente remontée de l’entre-deux-guerres permet de retrouver le niveau d’avant-guerre entre 1934 et 1939, mais la Seconde Guerre Mondiale et les vissicitudes du franc produisent une nouvelle chute, aux effets encore plus durables : la remontée des recettes de la dotation amène ce budget aux environs de quatre millions de francs 1914 par an de 1970 à 1976. Cette stabilité en valeur absolue recouvre en fait une diminution constante de la part relative du budget annexe de la dotation : encore voisin de 25 % des ressources totales entre 1930 et 1931, il ne couvre plus que 5 % des recettes dès 1947, et atteint aujourd’hui son niveau le plus bas, en dessous de 2 % depuis 1971.
19Dans l’ensemble de la dotation, les rentes et intérêts des capitaux sont principalement touchés par les variations successives de la monnaie : depuis la Deuxième Guerre Mondiale, cette ressource qui devenait essentielle au dix-neuvième siècle, et dont l’essor avait été encouragé, est presque nulle, et elle n’apparaît même plus aujourd’hui comme 1 % du budget total de la dotation. A l’inverse, les Hospices Civils ont cherché à maintenir, voire à développer leur patrimoine immobilier. Dans les bilans des Hospices se produit un mouvement de balance entre les revenus des terrains (des Brotteaux surtout), qui fournissent la part essentielle avant 1914, et ceux des maisons, qui connaissent une croissance plus limitée. En 1936-1937 par exemple, les recettes des terrains sont encore le double des loyers des maisons. Cette différence s’est progressivement atténuée depuis la Seconde Guerre Mondiale. La revalorisation des loyers a été plus forte que celle des baux de terrains, et dans les budgets les plus récents les revenus de la dotation proviennent presque à part égale des loyers et des terrains.
20Cette conservation du patrimoine immobilier est le résultat d’une politique volontaire des administrateurs des Hospices Civils au cours des dernières décennies15. En 1938, les responsables de l’établissement lyonnais rappellent cette phrase inscrite dans le compte moral de l’Assistance Publique de Paris en 1855, en la prenant à leur compte : « L’expérience n’a que trop justifié que le plus sûr moyen d’assurer la bonté et la régularité du service des pauvres est de leur donner un revenu certain, et on ne peut l’attendre mieux que de la possession des propriétés ».16
21Aussi le patrimoine foncier des Hospices Civils a-t’il connu de notables transformations depuis 1914, aliénations bien sûr comme auparavant, imposées par l’aménagement du cadre urbain, mais aussi acquisitions nouvelles, et revalorisation des biens existant. Dans l’entre-deux-guerres, les Hospices Civils vendent pour 7 596 000 francs valeur 1914 de terrains et immeubles : en moyenne pour 400 000 francs par an, c’est-à-dire un peu moins que dans les périodes les plus chargées de la fin du dix-neuvième siècle. L’opération la plus importante concerne la cession des terrains sur lesquels était bâti l’Hôpital de La Charité : un hectare et demi est cédé en plein centre ville, en échange de l’Hôpital de Grange-Blanche, estimé à une valeur globale de 48 100 000 francs d’alors (environ douze millions de francs 1914). En même temps qu’ils vendent pour 7,5 millions de francs 1914 de terrains et immeubles, les Hospices Civils en acquièrent près de trois millions, réduisant ainsi nettement leur appauvrissement. Mais surtout, de 1929 à 1937, ils pratiquent une importante politique de construction de logements sociaux sur certains terrains de la rive gauche qui leur appartiennent : plus de 3,6 millions de francs 1914 sont dépensés pendant ces années (inscrites comme dépenses extraordinaires de la régie des biens).
22Si la Seconde Guerre Mondiale rend impossible la continuation de cette politique pendant la période 1939-1950, elle reprend dès 1952-1953. Depuis 1952 jusqu’en 1976, en contrepartie d’aliénations qui ont atteint la valeur globale d’environ vingt millions de francs 1914 pour ces 25 ans, les Hospices Civils ont acquis pour 13,6 millions de francs 1914 de terrains et immeubles. Depuis 1965 apparaît même un exact équilibre entre les cessions et les acquisitions : 12,7 millions de francs de ventes pour 13,09 millions de francs d’achats, dont moins du tiers sont destinés aux équipements hospitaliers. La direction des Hospices Civils insiste encore volontiers aujourd’hui sur l’intérêt de ce patrimoine, même si les chiffres globaux du budget semblent en restreindre le rôle à une faible proportion.17
23En réalité une part importante des recettes de la dotation est immédiatement réinvestie par les Hospices Civils pour ses dépenses d’investissement : grâce à la dotation, la grande entreprise que sont les Hospices Civils possèdent un volant d’autofinancement qui est loin d’être négligeable. Ainsi, depuis 1954, chaque année environ le tiers (et cette proportion peut être plus forte - Cf. tableau annexe) du budget annexe de la dotation est constitué d’excédents affectés aux équipements hospitaliers. Même si la somme est faible par rapport à l’ensemble du budget des Hospices Civils, il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une enveloppe non négligeable. Ainsi de 1953 à 1976, une valeur globale de plus de 21 millions de francs 1914 a pu être reversée de la dotation à la section investissements. Depuis 1967 chaque année l’excédent de la dotation dépasse le million de francs-or. Si l’on se rappelle les budgets globaux du dix-neuvième siècle, il est évident que cet apport est encore aujourd’hui important.
24Il y a dans la volonté de cette politique actuelle, la preuve la plus nette de la continuité de l’institution, et de son attachement à ses lointaines racines charitables. Il y a, pour l’historien comme pour le lyonnais d’aujourd’hui, quelque émerveillement à penser que les legs de Madame de Villiers au dix-septième siècle, ou de Madame de Servient au dix-huitième siècle, peuvent encore aujourd’hui, en 1978, contribuer largement au financement des équipements les plus sophistiqués et les plus chers, qui deviennent nécessaires au fonctionnement des hôpitaux modernes. Sans doute cette continuité n’est pas sans affaiblissement : sous le Second Empire, le patrimoine rapporte assez pour que les Hospices Civils financent sur leurs biens propres, la construction d’un hôpital nouveau (la Croix-Rousse), aujourd’hui les biens fonciers permettent — tout juste ou encore, question de nuances — l’acquisition d’un nouveau Scanner.18 Depuis longtemps en effet, la gestion quotidienne comme les investissements indispensables, requièrent d’autres moyens.
III Financer l'hôpital moderne
25Dès la Troisième République, les administrateurs des Hospices Civils sont conscients des limites de leurs ressources. Alors que les frais quotidiens ne cessent d’augmenter, en même temps que le nombre des entrées dans leurs établissements, ils doivent pour faire face à ces besoins entamer les réserves, couvrir par des ventes de biens les déficits qui s’accumulent d’année en année. En 1883 déjà, l’Inspecteur-Général Foville écrivait dans son rapport annuel :
26« L’extension de la ville vers les Brotteaux, le développement de ce faubourg, auquel les Hospices doivent leur fortune, rendront bientôt indispensable d’y construire un hôpital nouveau. Comment pourrait-on faire face à tous ces besoins, si, au lieu de faire des économies annuelles, on dépense chaque année, pour les besoins ordinaires de l’exercice, plus qu’on ne reçoit. »
Tableau V - EXCEDENTS DU BUDGET ANNEXE DE LA DOTATION AFFECTES A L'EQUIPEMENT HOSPITALIER
ANNEES | EXCEDENT EN FRANCS COURANTS MILLIERS DE FRANCS | EXCEDENT EN MILLIERS DE FRANCS CONSTANTS (VALEUR 1914) | % DU BUDGET DOTATION AFFECTE |
1954 | 37 139 | 237 | 17,5 |
1955 | 38 456 | 246 | 14,2 |
1956 | 57 454 | 350 | 17,7 |
1957 | 67 056 | 395 | 19,0 |
1958 | 73 827 | 388 | 18,2 |
1959 | 133 344 | 653 | 25,8 |
1960 | 1 957 (francs nouveaux) | 939 | 33,9 |
1961 | 2 599 | 1 195 | 44,8 |
1962 | 2 195 | 965 | 34,9 |
1963 | 2 183 | 938 | 43,6 |
1964 | 740 | 310 | 9,7 |
1965 | 3 968 | 1 626 | 50,6 |
1966 | 622 | 248 | 7,0 |
1967 | 3 212 | 1 284 | 34,0 |
1968 | 3 181 | 1 208 | 31,3 |
1969 | 3 447 | 1 240 | 31,5 |
1970 | 3 719 | 1 147 | 31,1 |
1971 | 4 077 | 1 304 | 32,8 |
1972 | 4 284 | 1 293 | 31,0 |
1973 | 4 883 | 1 342 | 32,7 |
1974 | 5 996 | 1 385 | 36,8 |
1975 | 7 364 | 1 590 | 42,9 |
1976 | 4 740 | 929 | 24,4 |
TOTAL | 21 212 |
27Il a fallu cinquante ans avant que ne se réalise le projet jugé nécessaire par l'Inspecteur-Général, avant que ne commence à fonctionner le nouvel hôpital de Grange-Blanche, qui reçoit le nom d’Edouard Herriot. Ces cinquante années sont une période de lente prise de conscience, qui touche aussi bien le Conseil des Hospices Civils que le Conseil Municipal de Lyon. Nous avons déjà évoqué cette remarquable adéquation entre la Ville et l’institution des Hospices Civils : il y a connivence, plus que rapprochement, entre ces deux corps, au sens presque de l’Ancien Régime. Comme lors de celui-ci, où le cursus honorum municipal passait par l’exercice des fonctions de Recteur ou de Trésorier de l’un des deux hôpitaux, il reste normal que s’établisse une certaine symbiose entre la municipalité élue et les Hospices. Est-il besoin de rappeler que parmi les premiers magistrats de la Ville figurent des médecins, et ce depuis la Révolution. Après le rétablissement de la mairie centrale, en 1881, les deux premiers maires de la Ville sont les docteurs Gailleton (1881-1900) et Augagneur (1900-1905) ; mais, partagés entre les besoins de la Ville et le fait des Hospices Civils, ils n’ont pas pu développer les capacités de ceux-ci. Tous sont conscients du vieillissement des établissements anciens, de l’urgence de modernisations, voire de remplacements de ceux-ci par des équipements mieux adaptés aux nouvelles pratiques médicales et chirurgicales. Or, malgré leur bonne volonté et leur désir d’innovation, les responsables des Hospices Civils ne peuvent trouver les sommes indispensables à cette politique depuis longtemps annoncée. Rappelons qu’entre 1870 et 1890, il n’y a aucune implantation hospitalière nouvelle à Lyon ou dans la proche banlieue, en dehors de quelques asiles ou hospices, dus à des fondations et des donations privées (la fondation Debrousse en particulier). Le sens de l’évolution de la pratique hospitalière est bien prouvé, par exemple par l’ouverture de l’hôpital Renée Sabran à Giens, dans le Var (là aussi suite à une donation), mais l’insuffisance des ressources fait que les Hospices Civils ne peuvent mettre à la disposition des malades lyonnais plus de lits en 1930 qu’en 1870, alors qu’entre ces deux dates la population de l’agglomération a presque doublé (d’où un certain relai par l’hospitalisation privée).
28Aussi la Ville de Lyon prend-elle le relai de l’administration hospitalière impuissante. Le projet d’hôpital pavillonnaire qu’Edouard Herriot expose en Conseil municipal en 1909, objet d’études déjà poussées, avec la collaboration de médecins, est en fait le constat, d’une certaine façon, de la carence des Hospices.19 Il devenait urgent d’envisager un redéploiement de la capacité hospitalière lyonnaise, en tenant compte du déplacement de la population à l’est du Rhône. Mais il est possible également que l’initiative du jeune maire de Lyon ait été aussi en quelque sorte une réplique dans l’action à l’inaction forcée qu’Edouard Herriot reproche ainsi à ses prédécesseurs médecins. Il est d’ailleurs évident qu’à ce moment apparaît nettement une certaine tension entre la municipalité et le Conseil d’administration des Hospices : celui-ci reproche, non sans argument, à la Ville de ne rien faire pour améliorer les ressources des hôpitaux, au point de ne pas appliquer la loi. La mairie se décharge ainsi sur un organisme indépendant, mais qui doit entièrement s’autofinancer, de toute une part des dépenses d’assistance. Pendant la période 1871-1905, le poste Assistance publique est resté particulièrement bas dans le budget municipal de la Ville de Lyon : sur un ensemble de dépenses du budget ordinaire de 670 millions de francs environ pour cette période de 35 ans, les frais d’assistance pris à charge par la Ville n’excèdent guère 30 millions de francs (4,6 % exactement du budget ordinaire total — cette situation étant encore plutôt aggravée par le budget supplémentaire...) : les progrès sont très lents, et la croissance du budget d’assistance n’est guère supérieure à celle du budget total, à vrai dire marqué par une ferme volonté d’économie. Aussi alors que les dépenses des Hospices Civils dépassent en moyenne six millions de francs par an dès 1890, la Ville ne consacre que 1 à 1,2 million de francs par an à ces besoins (Cf. tableaux I et II). Il n’est pas besoin d’insister plus pour comprendre que les Hospices Civils remplissent ainsi une fonction, pour laquelle ils auraient besoin d’être aidés. La construction de l’Hôpital de Grange-Blanche décidée par Edouard Herriot peut ainsi apparaître comme la juste et indispensable réparation d’une trop longue immobilité dans ce domaine.20
29Il est malaisé de suivre dans les articles du budget municipal de Lyon les étapes de la construction de Grange-Blanche : les sommes engagées sont réparties sur une période de près de 30 ans, et la construction et l’aménagement de l’hôpital sont mentionnés sans interruption depuis 1909 jusqu’en 1938. La longueur des travaux, la guerre de 1914-1918 qui les interrompt ou les ralentit, les difficultés de trésorerie de la Ville au lendemain de la guerre, des reports de crédits incessants d’une année sur l’autre par suite des retards des travaux, des sources de financement multiples et des imputations budgétaires différentes (subventions de l’Etat, du département, emprunts et renouvellements d’emprunts dont une partie seulement concerne l’hôpital, budget ordinaire et budget complémentaire) rendent incertain le bilan qui est ici proposé. Le Conseil Municipal de Lyon dans sa séance du 24 octobre 1910 loue le domaine de Grange Blanche, sur l’emplacement duquel a été prévu l’établissement envisagé, pour 31 000 francs par an, et par délibération du 26 février 1912 engage un premier crédit de 1 200 000 francs pour l’acquisition du terrain et des immeubles voisins. Jusqu’en 1922 une somme de l’ordre du million de francs est votée chaque année, mais les travaux sont très ralentis, et les critiques ne manquent pas contre le projet (situation de l’hôpital hors de la ville, structure pavillonnaire, partisans des hôpitaux anciens du centre-ville, crainte devant les dépenses engagées). Il fallut beaucoup de persévérance à Edouard Herriot, aidé par une partie de son Conseil et par une partie du corps médical lyonnais, de même que par quelques illustres lyonnais, comme Auguste Lumière21, pour vaincre toutes les difficultés. L’Etat et le département, sollicités, se laissent convaincre, l’Etat d’abord en permettant l’émission d’emprunts importants, le département en allouant une subvention qui était plus que symbolique : quand les travaux sont en voie d’achèvement, la participation directe de l’Etat devient d’ailleurs plus importante, même si elle représente au total moins de 10 % du coût total de la construction et de l’aménagement. L’effort principal est accompli entre 1926 et 1934 : pendant ces neuf ans, le budget municipal supporte une dépense totale supérieure à 200 millions de francs courants, essentiellement couverts par des prélèvements sur une série d’emprunts importants : un premier emprunt de 117 millions en 1926, un second de 360,5 millions voté le 30 janvier 1930, et il faudra, après l’ouverture et l’inauguration, l’acceptation par décret du 12 septembre 1933 d’un dernier emprunt de 33 millions pour l’achèvement définitif et l’équipement de l’ensemble hospitalier.
30L’estimation présentée dans le tableau joint, qui doit correspondre d’assez prêt à la réalité22 permet quelques comparaisons : la construction de l’hôpital qui reçoit en 1935 le nom d’Edouard Herriot a coûté environ 50 millions de francs 1914, soit plus de vingt fois ce qu’avait représenté le prix du dernier grand établissement financé par les Hospices Civils au siècle précédent, l’hôpital de la Croix-Rousse ; en tenant compte de la capacité de ces deux établissements, le « lit » d’Edouard-Herriot est revenu environ trois fois plus cher que le lit de la Croix-Rousse en 1860. Cette comparaison est le résultat bien sûr d’une hausse des prix, mais aussi du surcoût de la modernisation dans la conception des bâtiments et dans leur équipement. L’enveloppe totale nécessaire représente cinq fois le budget global des Hospices Civils de 1929, et elle est supérieure au budget total de la Ville de Lyon pour la même année. C’est à la fois souligner l’effort fait par la Ville, et l’impossibilité totale qu’auraient rencontrée les Hospices Civils à faire une réalisation de cette envergure. Aussi l’acte d’échange de décembre 1937 entre la Ville et les Hospices Civils, qui remet en pleine propriété le nouvel établissement aux Hospices Civils en échange de l’hôpital de la Charité et d’une soulte de 48 millions de francs, tout en se conformant à la loi qui confie aux Hospices Civils la gestion de l’ensemble des établissements hospitaliers d’une même ville, montre en même temps que les Hospices n’ont pu confirmer dans les conditions économiques de l'entre-deux-guerres leur totale indépendance vis-à-vis du pouvoir municipal.
31Pour faire face aux dépenses urgentes de rénovation, d’équipement, d’aménagement, de l’ensemble de ses établissements, les Hospices Civils ont dû au lendemain de la guerre de 1914, recourir de plus en plus souvent à l’emprunt, voire à des avances de trésorerie importantes dans les années qui suivent la Deuxième Guerre Mondiale. Mais cette pratique de l’emprunt a pris un développement nouveau à partir de 1960. De 1920 à 1960 en effet, le total des emprunts souscrits par les Hospices Civils se monte à un capital d’environ 18 millions de francs 1914, et les frais financiers (paiement des intérêts et remboursement du capital) forment un chapitre encore bien léger dans le budget hospitalier. Depuis 1960, la pratique de l’emprunt est devenue constante, et répétée. Près de 200 emprunts sont faits par les Hospices Civils entre 1960 et 1976, sous la garantie de la Ville de Lyon, pour un capital globlal de 70 millions de francs 1914 environ (c’est-à-dire plus que le coût de l’hôpital Edouard-Herriot...). En 1976 le budget des Hospices consacre environ quatre millions de francs 1914 au service de la dette : remboursement du capital emprunté (inscrit aux dépenses de la section investissement), et paiement des intérêts (frais financiers inscrits aux dépenses de la section exploitation du budget général). Cette somme considérable ne finance que partiellement les constructions neuves, dont une part est prise en charge par l’Etat, mais elle permet l’équipement et d’importants travaux de rénovation. De 1960 à 1976 les emprunts pour des travaux d’aménagement d’Edouard-Herriot se chiffrent à plus de 12 millions de francs 1914, à peu près autant que ce que les Hospices Civils engagent pour les deux créations nouvelles : Hôpital cardiologique et Hôpital neurologique de 1960 à 1974 (12 750 000 francs 1914).
32L’étude, possible à partir des budgets et comptes administratifs de 1953, des investissements réalisés par les Hospices Civils montre l’immensité de l’effort accompli au cours du dernier quart de siècle dans ce domaine (Cf. graphique)23. Pour mieux suivre la continuité de cette politique d’investissements, l’ensemble des données a été converti en francs 1914. De 1953 à 1976, les Hospices Civils ont investi une somme globale d’environ 290 millions de francs 1914 (près de six fois la dépense globale de construction et d’aménagement de l’hôpital Edouard-Herriot, de loin la plus grosse opération de l’entre-deux-guerres, entièrement supportée alors par la Ville).
33Le graphique souligne que l’effort maximal se situe entre 1965 et 1969 pour ce qui est des constructions, qu’il est décalé dans le temps pour les dépenses d’équipement, qui connaissent leur niveau le plus haut en 1969, mais qui restent très élevées jusqu’en 1976, alors que les dépenses de construction ont sensiblement fléchi de 1970 à 1975.
34Si l’on ajoute les 70 millions de francs 1914 d’emprunts et les quelque 20 millions de francs 1914 versés par les excédents du budget de la dotation, il reste 200 millions de francs 1914 de dépenses d’investissements dont il faut expliquer l’origine. Le décret du 28 mars 1953 explique quelles sont les sources des recettes de la section investissement du budget général, où sont inscrites les sommes qui permettent constructions et acquisitions de matériel. Deux origines essentielles s’ajoutent aux précédentes : les amortissements (des bâtiments et du matériel), qui permettent la constitution de provisions, et les subventions de l’Etat ou d’autres organismes (comme la Sécurité Sociale) qui permettent seules la réalisation des plus grands travaux. Nous reviendrons dans un paragraphe prochain sur les subventions, qui favorisent l’institution d’un contrôle beaucoup plus rigoureux par l’Etat et le ministère de tutelle. Les subventions nécessitent des procédures d’approbation des marchés, voire, pour les opérations importantes, l’inscription au Plan et au budget de l’Etat. Quant aux amortissements, leur taux est souvent jugé trop faible (estimation à une valeur trop faible des bâtiments, durée trop longue retenue pour l’amortissement aussi bien des immeubles que du matériel, souvent rapidement vieilli). Mais cette pratique, nouvelle en 1953, permet de faire financer par les utilisateurs des équipements hospitaliers une part importante des dépenses de rénovation ou d’équipement.
35Le rapport joint au compte administratif de 1959 indique la répartition des recettes de la section d’investissement pour la période 1953-1959 :
Subventions de l'Etat : | 5,06 % |
Subventions de la Sécurité Sociale : | 5,60 % |
Emprunts : | 1,44 % |
Ventes de terrains : | 11,88 % |
Ressources de la dotation : | 9,20 % |
Amortissement et provisions : | 66,82 % |
100,00 % |
36Les grands travaux programmés et accomplis depuis 1960 (Hôpital neurologique et Hôpital cardiologique, Henri-Gabrielle, rénovation de Jules-Courmont entre autres), ont obligé les Hospices Civils à une autre politique : de 1960 à 1976, pour un investissement total de 264,5 millions, les emprunts fournissent 70 millions, la dotation près de 20, le total des amortissements et provisions 147 millions, la différence provenant à peu près des subventions de l’Etat et de la Sécurité Sociale, ce qui donne le tableau approximatif suivant :
37Le rythme même de la modernisation des équipements permet d’ailleurs d’accroître le montant des amortissements, sauf pour les bâtiments qui restent très sous-estimés. De 1953 à 1976, le taux annuel de croissance des amortissements est de 7,05 % inférieur à celui de l’ensemble du budget, mais il est extrêmement différent selon les postes : 1,1 % seulement de croissance annuelle pour les bâtiments, 12,4 % pour le matériel, 7,7 % par an pour les provisions : mais dès 1970, la progression des amortissements est considérablement ralentie : la stagnation remplace la poussée vertigineuse de la décennie 1960-1970, celle des grands travaux. Dans ce domaine essentiel, puisqu’il engage l’avenir, les années 1970 ont une double signification : elles marquent le point culminant d’une progression incessante depuis un siècle et demi, et dont le rythme n’a cessé de s’accélérer. Mais elles sont aussi le début d’une interrogation sur le futur. On pourrait dire que la régression relative des investissements est seulement la preuve de l’équipement complet de Lyon et de sa région au point de vue hospitalier. Une telle remarque, malgré son inadéquation (à cause même de la modernisation toujours plus grande de l’hôpital), comporte une part de réalité. Les autorités de tutelle commencent à freiner un suréquipement lyonnais, qui crée un déséquilibre avec le reste de la Région Rhône-Alpes, avec les villes moyennes surtout dont les besoins n’ont pas été couverts de la même façon. Mais pour les Hospices Civils même, en dehors de toute pression extérieure, commence le temps de la réflexion sur la politique d’investissement. Pourra-t-on suivre le rythme de progression connu depuis 1950 ? Les besoins les plus urgents ne sont-ils pas ailleurs, dans d’autres formules ? N’y a-t’il pas une certaine inadaptation entre cette structure hospitalière massive de l’Est lyonnais et les besoins exacts ?24 L’abandon du projet d’hôpital Antoine Charriai, dans le même secteur, est à cet égard symbolique. Trois emprunts souscrits de 1969 à 1975 ont engagé 2,7 millions courants pour l’acquisition des terrains et les premiers travaux pour ce nouvel établissement. Son abandon au profit d’autres actions jugées prioritaires dans d’autres secteurs géographiques (au sud de Lyon en particulier) est bien signe d’un changement de cap dans la politique globale d’implantation.
IV Des recettes... oubliées : les subventions des collectivités locales et de l'Etat
38Une des plus grandes surprises du citoyen moyen à la lecture du budget des Hospices Civils de Lyon aujourd’hui serait sans doute constituée par la lecture des lignes « subventions ». Le public est tellement habitué à la présence de l’Etat, de la Collectivité, de la fiscalité dans tous les domaines, et dans celui de la Santé comme dans les autres, qu’il ne peut penser qu’une entreprise aussi considérable que les Hospices Civils fonctionne presque totalement sans cette aide. A une époque ou l’économie libérale dominante en France compose avec un système de subventions ou d’interventions financières dans tous les domaines (de l’agriculture à la sidérurgie, en passant par les transports urbains...), il faut insister sur cette « anomalie » que forment les Hospices Civils !
39A peu près nulles, entre 1953 et 1961, les subventions réapparaissent modestement depuis 1962 : malgré une nette augmentation en 1971, jamais depuis 1953, le total des subventions (essentiellement de l’Etat) n’atteint 1 % du budget total de fonctionnement des Hospices Civils : la fourchette évolue entre 0,25 % (de 1962 à 1970) et 0,75 % (1972), et ne représente plus que 0,31 % en 1976. La très grande majorité de ces subventions concerne les dépenses d’enseignement et de recherche : ou pour l’école d’infirmières, ou reversement du ministère de l’Education Nationale ou des Universités pour compenser les frais d’enseignement médical depuis la réforme hospitalo-universitaire. Même en ajoutant les subventions de l’Etat et de la Sécurité Sociale pour les constructions de la section investissements du budget général, on ne dépasserait guère ce taux de 1 %... Mais la surprise devient plus grande si l’on se reporte un peu plus d’un siècle en arrière. Pendant la Restauration et la Monarchie de Juillet, les Hospices Civils, limités aux deux établissements d’origine, reçoivent une importante subvention de la Ville de Lyon, dont le montant, peu variable d’une année sur l’autre, est compris entre 4 et 500 000 francs, entre 20 et 25 % du budget total. En fait cette participation directe des finances municipales au fonctionnement des hôpitaux lyonnais est aussi la marque d’une continuité. L’essentiel des secours accordés aux hôpitaux est affecté spécialement aux enfants trouvés et assistés : ce chapitre, particulièrement lourd et important sous l’Ancien Régime25, reste à la charge des hôpitaux dans le nouveau régime, la subvention de la Ville étant seulement une compensation pour ce rôle spécifique d’assistance, qu’exerçaient depuis le dix-septième siècle conjointement l’Hôtel-Dieu et la Charité. Le budget municipal permet de compléter cette première approximation sur l’aide de la Ville à ses hôpitaux. Avant son rattachement aux Hospices Civils, l’Hospice de l’Antiquaille bénéficie lui aussi d’une subvention municipale (de 40 à 70 000 francs par an, environ 10 % de son budget de fonctionnement). A plusieurs reprises, la Ville de Lyon essaya de réduire cette contribution jugée trop onéreuse (elle représente environ 10 % du budget municipal), mais les besoins des Hospices (et les demandes des administrateurs...) sont tels que le plus souvent des additifs au budget supplémentaire, ou des aides exceptionnelles sont ouverts pour pallier les resserrements de crédit antérieur. Ainsi en 1842 et 1843, le budget de la Ville essaie de diminuer de 400 à 200 000 francs l’aide pour les enfants : en 1844 il revient au niveau antérieur, non sans avoir dû ouvrir dès 1842 un crédit complémentaire de 206 000 francs pour les Enfants trouvés, et un nouveau de 177 600 francs en 1845. Que la Ville soit alors considérée par les Hospices Civils comme le seul recours possible en cas de difficultés, les budgets municipaux en apportent la preuve26. En 1847 la Ville de Lyon inscrit une somme de 300 000 francs dans son budget supplémentaire, « comme secours aux Hospices Civils, pour couvrir le déficit de leur budget », et en 1850 une nouvelle allocation de 223 691 francs est accordée pour « couvrir le déficit des budgets antérieurs ». Quelques sommes inscrites au budget municipal supplémentaire au début du Second Empire viennent encore aider les Hospices Civils à équilibrer leur budget (218 000 francs en 1855, 127 000 en 1856).
40Puis l’apparition d’une législation de l’assistance publique, et sa généralisation progressive, depuis la loi du 7 août 1851 jusqu’à celle du 14 juillet 1905, transforme radicalement les relations entre la Ville et les Hospices Civils. En réalité l’assistance médicale gratuite, à tous les malades, vieillards, infirmes et incurables, est à la charge des collectivités (villes, départements essentiellement), et la subvention aux hôpitaux est remplacée par un reversement aux établissements hospitaliers d’une somme correspondant aux dépenses engagées pour subvenir aux besoins des malades ou des indigents hospitalisés. Alors que précédemment, la presque unique intervention des collectivités locales concerne le budget d’aide aux enfants abandonnés, apparaissent dès le Second Empire, et de plus en plus souvent des reversements de prix de journées pour des catégories de plus en plus nombreuses d'hospitalisés : enfants toujours, mais ce chapitre est en constante diminution, vieillards, invalides, accidentés du travail, aliénés, vénériens, militaires... On passe ainsi peu à peu d’une notion ancienne de subvention à une notion nouvelle de remboursement, de l’ancien mode d’hospitalisation gratuite à un régime nouveau de séjour payant. La notion de prix de journée devient alors fondamentale, puisque c’est d’après l’évaluation de ce coût réel du malade hospitalisé que doivent être effectués les remboursements.
41La situation est d’autant plus difficile pour les Hospices Civils que le nouveau système fonctionne mal. La fixation du prix de journée est toujours trop basse, ne comprenant en particulier rien pour les amortissements, et de plus la Ville, plus encore les communes environnantes de Lyon qui se développent et envoient de plus en plus de malades aux Hospices, payent mal.
42« Dans bien des cas, le minimum conventionnel (« prix de revient des cinq années précédentes ») n’a pas constitué une protection suffisante des intérêts des hôpitaux et des hospices. Les tendances générales des collectivités intéressées ont été de réduire leurs dépenses, et, par conséquent de faire supporter aux hôpitaux une charge plus lourde que celle qui correspondait au remboursement intégral des dépenses d’hospitalisation faites au compte des départements et des communes. »27
43Les communes payent d’autant plus mal que se sont développées dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle toute une série d’oeuvres d’assistance qui sont entièrement aux frais des communes (asiles de nuit, crèches, toutes les dépenses de bureaux de bienfaisances, dispensaires...), et qui reçoivent normalement une espèce de priorité dans la répartition de crédits jugés trop lourds par les administrés (Cf. tableau).
44Aussi jusqu’en 1914, malgré quelques modifications dans la politique générale, et des changements de présentation comptable, les Hospices Civils ne comptent qu’une part minimum de « recettes hospitalières », qui se situent généralement en-dessous de 10 % du budget-recettes.
45La comparaison entre ce tableau et l’évolution du chiffre global du budget des Hospices Civils pendant cette période est éloquente. Alors que disparaissent des postes, comme les enfants assistés (dernière année de la subvention municipale : 1862), puis les remboursements pour les aliénés (dernière année, 1876, parallèlement à l’ouverture de l’hôpital psychiatrique départemental de Bron-Vinatier), il faut attendre le début du vingtième siècle, et la loi de 1905 pour qu’apparaissent des remboursements importants pour les vieillards et incurables surtout, le département versant des sommes plus fortes que la Ville. Enfin, se développe l’hospitalisation payante, au fur et à mesure que se modernise l’hôpital, que se transforme l’image de l’hôpital dans l’opinion publique. Les recettes des lits payants qui sont inférieures à 15 % des recettes hospitalières jusqu’en 1870 prennent une part grandissante : le taux de croissance annuelle des recettes dû aux malades payants est de 3,5 % entre 1850 et 1914 (et même de 4,10 % entre 1880 et 1910), c’est-à-dire très supérieur au rythme d’augmentation du budget général. Il y a là aussi signe d’une évolution importante, et annonce d’une mutation décisive du rôle de l’hôpital.
V Après 1914 : la généralisation du remboursement des soins, avant et après la Sécurité Sociale
46Dès le lendemain de la guerre de 1914-1918, les Hospices Civils comme l’ensemble du système hospitalier français, se trouvent confrontés à une situation nouvelle, caractérisée d’abord par l’effondrement de la monnaie, donc des recettes de la dotation, ensuite par l’augmentation des dépenses de santé, dans une société qui se tourne de plus en plus vers l’Etat ou la collectivité pour répondre à ses besoins. Parallèlement à une action d’assistance, légale et obligatoire, rendue encore plus impérative par les conséquences humaines désastreuses de la guerre (le nombre considérable de grands blessés, de mutilés, qui restent à la charge de l’Etat)28 se développe également le rôle de l’assurance, plus ou moins volontaire, qui va s’organiser peu à peu avant d’être prise également en charge par l’Etat.
BUDGET MUNICIPAL DE LYON - ANNEE 1913
Dépenses du chapitre Assistance (28 articles) | |
- Contingent de la Ville de Lyon pour les enfants assistés | 335 000 |
- Contingent de la Ville pour les frais de transport et de séjour des aliénés, des indigents hospitalisés ou secourus à domicile | 340 000 |
- Contingent de la Ville pour l'assistance obligatoire aux vieillards, infirmes et incurables | 1 100 000 |
dont 400 à l'Hôtel des Invalides du Travail | |
400 à l'Asile d'Albigny | 1,50F/jour |
30 à l'Asile Magnin-Fournet | |
860 au Perron et à l'Antiquaille | 2 F/jour |
9 121 assistés à domicile à 180 F/an | |
- Dépenses de fonctionnement de l'Hôtel des Invalides du Travail | 199 000 |
- Institution municipale de sourds-muets et aveugles (et bourses) | 45 000 |
- Crèches et pouponnières municipales | 47 200 |
47De 1915 à 1952 (avant l’adoption de la nouvelle comptabilité hospitalière), l’évolution des paiements pour les soins hospitaliers peut se résumer par les chiffres suivants :
Tableau VII - Remboursement des soins hospitaliers (1915-1952)
( % de chaque poste) | 1926 | 1936 | 1952 |
Enfants assistés | 4,6 | 2,6 | 0,4 |
Militaires | 1,9 | 1,2 | 1,0 |
Assistance Médicale Gratuite | 62,2 | 37,3 | 19,4 |
Incurables, vieillards | 11,9 | 15,3 | 4,4 |
Vieillards payants | 2,0 | 0,9 | 0,1 |
Malades payants | 12,2 | 7,0 | 3,1 |
Traitements médicaux | 0,6 | 1,3 | 0,2 |
Accidents du travail | 1,7 | 1,5 | 1,6 |
Assurés sociaux | - | 30,2 | 65,4 |
Divers | 2,9 | 2,7 | 4,4 |
TOTAL | 100,0 | 100,0 | 100,0 |
48Pendant que s’opérait cette considérable mutation, ce transfert de l’assistance médicale gratuite vers l’assurance sociale (chute de 62,2 % des recettes à 19,4 % pour l’A.M.G., ascension des assurés sociaux de 0 à 65,4 %)29, le montant des soins hospitaliers commence sa vertigineuse croissance, à peine amorcée encore au lendemain de la Première Guerre Mondiale : les sommes remboursées aux Hospices Civils par les Collectivités ou par les individus passent ainsi de 4,2 millions de francs 1914 en 1926, à 12,2 millions en 1936 et 27,9 millions en 1952. C’est dans cette période de l’entre-deux-guerres, entre 1925 et 1936 principalement, que se produit le premier démarrage des dépenses de santé, avec les régimes d’assurances volontaires qui précèdent la Sécurité Sociale. De 1926 à 1936, la croissance annuelle des recettes pour hospitalisation atteint 11.2 % par an, rythme extraordinaire pour l’époque, surtout si l’on compare ces données à l’évolution économique générale.30
49La période la plus récente, depuis 1953, ne fait que conserver, presque à ce niveau exceptionnel (doublement en 6 ou 7 ans), le rythme de croissance qui avait été celui des années 30 : en 1976 les produits hospitaliers atteignent 235 millions de francs 1914, et fournissent plus de 85 % des recettes des Hospices Civils. De 1953 à 1976, la croissance annuelle est de 10.2 % par an, avec une légère accélération pour la fin de la période (9,5 % de 1953 à 1963, 11,4 % de 1966 à 1976). L’hôpital moderne est vraiment né ainsi après le cataclysme de 1914, et l’accélération des dépenses commencée alors n’a pas encore pris fin. Comment ne pas envisager aujourd’hui un terme à cette croissance, qui dépasse, et de très loin les possibilités d’une économie et d’une société, qui en période de prospérité s’essouflaient déjà à suivre la progression des dépenses de santé, et en période de crise risquent de ne pouvoir plus les assurer... ?(31)
Notes de bas de page
1 François STEUDLER, Sociologie médicale, Paris, A.-Colin, U2, 1972, 388 p.
François STEUDLER, L’hôpital en observation, Paris, A.-Colin, U2, 1974, 270 p.
2 Maurice ROCHAIX, ouvrage cité.
3 Sur l’évolution des conceptions concernant l’assistance et la charité, voir en particulier
Jean-Pierre GUTTON, La société et les pauvres. L'exemple de la généralité de Lyon 1534-1789, Paris, Les Belles-Lettres, 1971.
Jean-Pierre GUTTON, L'état et la mendicité dans la première moitié du XVIIe siècle, Centre d’Etudes Foréziennes, 1973.
4 A titre d’exemple, cette lettre du maire de Lyon, Gailleton au Président du Conseil des Hospices Civils de Lyon, le 12 janvier 1897 : « L’Assemblée communale ne veut pas admettre que, par suite des places occupées par les malades étrangers à la Ville, les malades lyonnais soient refusés à la porte de nos hôpitaux ». (Remarquons que le maire, médecin lui-même, écrit « malades » et non « pauvres malades ».)
Rappelons enfin la loi sur les hospices et hôpitaux du 7 août 1851 : Titre I - Admission dans les hospices et hôpitaux.
Article I : « Lorsqu’un individu privé de ressources tombe malade dans une commune, aucune condition de domicile ne peut être exigée pour son admission dans l’hôpital existant dans la commune. »
5 Georges DURAND, Le patrimoine foncier de l’Hôtel-Dieu de Lyon, 1482-1791, Lyon, CH.E.S., 1974, 449 p.
6 Les administrateurs des Hospices Civils ont longtemps gardé le souvenir de cette participation aux « droits urbains » (prélèvement sur les octrois, droits sur les spectacles, adjudication de la boucherie de Carême...). Après la guerre de 1914, les administrateurs demandent qu’une partie des revenus du Pari Mutuel soit affectée aux hôpitaux, et ils furent en partie écoutés. Le budget supplémentaire de la Ville de Lyon de 1926 comporte en recette une subvention de 220 000 francs sur le fonds du Pari Mutuel, pour la construction de l’hôpital de Grange-Blanche. La somme est dérisoire, compte tenu de la dépense totale, mais il y a là sûrement une filiation symbolique...
7 Jean IMBERT, Le droit hospitalier de la Révolution et de l’Empire, Paris.
8 Chaque adjonction aux Hospices Civils d’un nouvel établissement se traduit par l’apport à la dotation des biens propres de ce nouveau venu. Ce fut le cas en 1845 pour l’Antiquaille, à vrai dire beaucoup moins riche que l’Hôtel-Dieu et la Charité. Il se crée parfois à ce sujet des situations juridiques compliquées, qui donnent lieu à des contestations, parfois très longues, ou avec la Ville de Lyon, ou avec des héritiers privés.
9 Georges DURAND, ouvrage cité.
A. VACHEZ, « La donation de la Part-Dieu aux Hospices. La légende et l’histoire. », Revue du Lyonnais, 1888.
10 Maurice ROCHAIX, ouvrage cité.
Les Hospices Civils de Lyon semblent résister plus que l’ensemble des établissements français à cette transformation en rentes de leurs biens.
11 JE.BRIZON, ouvrage cité, p. 13.
L’auteur relève un total de dons et legs de 22 7 36 504 f. entre 1802 et 1911, dont 12 330 739 f. pour les vingt années 1892-1911, alors que le dépouillement des budgets n’indique qu’un total voisin de 4 millions de francs pour cette même période (moyenne 200 000 f./an).
12 A.M.L., Budget de la Ville de Lyon, 1857.
13 Tableau annexe. Les recettes de la dotation.
14 A partir du nouveau plan comptable de 1953, le budget des fondations est durant quelques années disjoint du budget de la dotation. Ainsi en 1953, selon l’ancienne présentation comptable, les fondations comportent 87 340 000 francs de recettes ; la même année, les recettes des fondations dans le budget annexe de la dotation ne sont plus marquées que pour 11 058 000 francs dans la nouvelle présentation (cela explique l’anomalie relative des pourcentages de l’année 1951).
15 Historique du domaine urbain situé sur les territoires des villes de Lyon et de Villeurbanne. 3e centenaire de la première donation en faveur des pauvres de Madame de Villiers, 1638-1938, H.C.L., Lyon, 1938, 31 pages.
16 Ibid., p. 31. Remarquons qu’il est question du « service des pauvres », notion peut-être un peu dépassée en 1938 !
17 Maurice ROCHAIX (interview de), Résonance, numéro 187, 24 janvier 1979, pp. 20-26.
18 Le Progrès, 11 août 1978.
19 A. LATREILLE, Histoire de Lyon et du Lyonnais, Privat, 1976, pp. 372-373.
20 Les débuts de la municipalité Herriot n’apportent guère de progrès, en dehors du projet d’hôpital. Si les engagements de dépenses d’assistance dépassent 2 millions de francs par an après 1910, ils ne représentent toujours, entre 1910 et 1914, que 5 % du budget global, comme au temps de ses prédécesseurs.
21 Roger DEVOLFE, Hôpital Edouard Herriot, H.C.L, p. 11. « Les travaux ont duré deux décades, et leur coût s’élève à 206 millions de francs. »
22 Sources, A.M.L. Budgets de la ville de Lyon, 1909-1938.
23 L’hospitalisation publique en France. Revue française des Affaires sociales, 1973, chapitre « Le fonctionnement financier » (pp. 83-90).
24 Rapports aux Conseils d’administration des Hospices Civils.
25 Maurice GARDEN, Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle, Paris, Les Belles-Lettres, C.H.E.S., 1970.
26 A.M.L. Budgets de la ville de Lyon (budgets ordinaires et budgets supplémentaires).
27 Rapport du Conseiller d’Etat OGIER au Conseil supérieur de l’Assistance Publique en 1918. Au lendemain de la guerre de 1914-1918, le problème des remboursements par les collectivités se pose avec une acuité accrue.
28 Remarquer que le développement des assurances sociales fait décliner la part relative du poste « malades payants » non couverts : de 14,2 % des recettes en 1926 à 3,1 % en 1952.
29 Alfred SAUVY, Histoire économique de la France entre les deux guerres, Paris, A. Fayard, 4 vol., 1965-1975.
30 Il est évident que ces données statistiques devraient être comparées avec l’évolution de l’hospitalisation privée pendant la même période. Cette comparaison n’est pas encore possible, même si elle est souhaitable. Signalons l’importante étude du Professeur Pierre BUFFARD sur l’évolution de l’implantation hospitalière dans l’agglomération lyonnaise entre 1948 et 1976 (Cf. Le Progrès, 23 février 1978). L’étude de Madame Renée SERANGE-FONTERME sur la consommation médicale lyonnaise confirme l’importance du secteur privé.
Notes de fin
1 données provisoires
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