L’averroïsme de Lauro Quirini
p. 307-321
Texte intégral
1Selon une thèse encore très répandue de nos jours, l’afflux, au XVe siècle, de Byzantins émigrés en Italie, capables de lire les classiques grecs dans le texte, aurait entraîné le rapide déclin de “l’aristotélisme arabe” en Occident. On voudrait montrer ici, en s’appuyant sur un cas précis, celui de l’humaniste vénitien Lauro Quirini, que le problème n’est sans doute pas aussi simple. Il ne s’agit bien entendu pas de dénier l’influence des progrès du grec sur l’intensité et la forme des critiques adressées – puisque c’est avant tout de lui qu’il s’agit – à Averroès1. Le cas de l’averroïsme – ou des averroïsmes – de Padoue a cependant ceci d’intéressant, qu’il place les tenants de cette histoire pseudo-philologique face à une véritable contradiction. Il faut en effet tout d’abord expliquer pourquoi le plein développement de l’averroïsme padouan se situe au moins autant au XVIe qu’au XVe siècle, c’est-à-dire à une époque où les traductions humanistes, pour leur plus grande part, ont déjà été réalisées ; et surtout, pourquoi la grande majorité de ces traductions gréco-latines – effectivement plus correctes – sommeillent, inédites, au fond de rares manuscrits, tandis que les éditions d’Averroès durant le Cinquecento sont, pour citer E. Renan (peu susceptible de lyrisme en la matière), « à la lettre, innombrables2 ».
2On sait jusqu’à présent peu de choses du patricien vénitien Lauro Quirini3. Une poignée de données biographiques : né en 1419 ou 1420, Quirini accomplit ses études supérieures dans les arts libéraux, entre 1440 et 1448 à l’université de Padoue. Il se fixe peu après en Crète – sa famille est très solidement implantée sur l'île – où il fait office de représentant officiel, mais aussi personnel (pour ce qui touche à l’acquisition de manuscrits grecs en particulier), du cardinal Bessarion. Sa présence sur File est attestée par des actes notariés jusqu’au 1er mars 1474. Il meurt avant 1479. Quirini a relativement peu écrit. Sa première œuvre semble être le dialogue fictif avec Aristote, composé en 1440 et dédié à Andrea Morosini4. Trois courts traités Sur la noblesse, De nobilitate, s’inscrivent dans une polémique contre Poggio de Florence5. Contre ce dernier, qui ne postulait comme critère de noblesse que la vertu (virtus), Quirini prend la défense du patriciat vénitien en défendant l’idée d’une noblesse de sang, nobilitas generis.
3Tout jeune encore, Quirini évoque l’importance philosophique d’Averroès de manière particulièrement frappante. Deux passages doivent à cet égard d’être mentionnés. Il s’agit tout d’abord d’un texte du dialogue fictif où Aristote s’adresse au jeune Lauro dans les termes suivants :
« J’ai en effet déjà eu (et j’aurai encore) de très nombreux disciples, dont très peu furent cependant véritables. Et, pour ne rien dire des autres – y compris les plus valables – il y en a trois que j’estime particulièrement, et quatre depuis que tu es là. Car vous, avant tous les autres, avez su pénétrer à fond ma doctrine et mes recherches les plus élevées : vous vous êtes en outre attachés, autant que faire se peut, à l’intelligence de mes textes ; tu es toi-même maintenant en possession de l’intelligence la plus aiguë. Et qui, dis-je, sont ces trois-là ?
— Tous ceux, dit-il, qui ont été à mon école, se sont distingués. De tout premier plan fut cependant le grand Théophraste, homme d’une pénétration et d’une douceur sans pareilles – je lui ai donné ce nom en raison de son éloquence divine. Après lui vient Alexandre d’Aphrodise qui n’a pas usurpé son surnom de Commentateur. Le troisième est cet Espagnol cordouan, Arabe par la nation6. »
4Ce passage, dont l’outrance ne laisse pas de surprendre, n’est pas sans parallèle dans l’œuvre conservée de Quirini. Une lettre à Isotta Nogarola est même encore plus instructive :
« (...) Fuis ces nouveaux philosophes, fuis ces nouveaux dialecticiens : ce sont des hommes ignorants de la vraie philosophie et de la vraie dialectique ; attache-toi en revanche continûment et assidûment aux Arabes, qui ont un accès complet aux Grecs. Quant à Averroès, homme barbare et inculte, et cependant philosophe de la plus haute volée et arbitre unique des choses, lis-le avec acharnement sans jamais t’arrêter. Quand même tu pourrais désespérer de le comprendre lors des premières leçons, si cependant tu ne lui ménages pas ta peine, tu le trouveras facile. Et si tu recherches une compréhension rapide du Philosophe, lis et relis Thomas d’Aquin, qui offre une introduction à l’intelligence d’Aristote et d’Averroès7. »
5Quirini détermine ici par exclusions successives le profil du vrai philosophe : celui-ci n’est ni honnête homme – il peut être barbarus et incultus homo ni simple logicien – les novi philosophi novique dialectici sont bien loin de la vraie philosophie-, ni théologien, enfin, et c’est vraisemblablement là le fondement de sa réticence à l’égard de saint Thomas. Ne résistent à l’examen qu’Aristote et Averroès, auxquels saint Thomas sera tout juste bon à servir d’introduction. Après un tel départ en fanfare, on s’attendrait à retrouver des citations d’Averroès dans les écrits de Quirini. Or, si ce dernier cite abondamment Aristote, la Politique en particulier, dont il tire de nombreux éléments de sa doctrine de la noblesse, l’apparat des sources, très complet, de ses œuvres est formel : pas la moindre référence à Averroès n’a été identifiée par les éditeurs. La première explication qui vient à l’esprit serait celle d’un revirement doctrinal. Quirini se serait détaché de l’influence du Commentateur pour développer sa propre pensée. Cette hypothèse se heurte cependant au fait que l’on ne trouve pas non plus la moindre critique à l’égard d’Averroès dans les œuvres de la seconde période.
6On pourrait également invoquer la possibilité d’un déplacement d’intérêt. D’un discours purement philosophant – comparer les systèmes d’Aristote et de Platon – Quirini passe à des préoccupations qui s’insèrent dans un contexte bien particulier, celui des querelles sur la noblesse qui divisent les érudits italiens du quattrocento. En 1440, Poggio Bracciolini publie ses traités sur la noblesse où il attaque l’idée d’une noblesse héréditaire, nobilitas generis. Il n’y a de noblesse que celle, individuelle, du mérite propre à chacun, nobilitas virtutis. Cet écrit, emblématique de l’idéologie d’une nouvelle classe d’intellectuels italiens et surtout florentins, déchaîne, on le sait, une véritable polémique dans la péninsule, et l’un des premiers à prendre la plume fut Lauro Quirini, qui se lance à la défense du patriciat vénitien8. La défense de Quirini, éditée assez récemment, est une véritable démonstration d’érudition gréco-latine. La maîtrise du grec de notre auteur, en particulier, est assez frappante, elle remonte à une époque où tous les textes n’avaient pas encore été traduits, loin de là.
7Un tout jeune patricien vénitien d’abord enthousiasmé par l’enseignement averroïste de Padoue, puis engagé dans une querelle nationale sur la noblesse, où il aurait mis à profit sa connaissance du grec. On pourrait en rester là. Ce serait compter sans les progrès accomplis ces dernières décennies dans la connaissance de l’humanisme grec. L’étude monumentale de Dieter Harlfinger en particulier, consacrée à la tradition textuelle du traité pseudo-aristotélicien Des lignes insécables, a contribué de manière décisive à une meilleure connaissance des scribes et des érudits grecs actifs en Italie au XVe siècle9. D. Harlfinger a ainsi non seulement identifié le copiste de dizaines de manuscrits jusqu’alors anonymes, mais il a en outre dressé une liste de plus de cinquante scribes inconnus dont il a retrouvé la main dans au moins deux manuscrits. Parmi eux, l’Anonyme 9 est particulièrement intéressant. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un copiste, mais d’un érudit qui annote ses manuscrits grecs de nombreux commentaires marginaux, aussi bien en latin qu’en grec. D. Harlfinger et moi-même avons pu, indépendamment l’un de l’autre, et par deux voies différentes, identifier ce mystérieux érudit10. Il s’agit sans l’ombre d’un doute, pour un ensemble de raisons que nous présenterons ailleurs11, de Lauro Quirini. Nous disposons donc maintenant d’une masse d’informations nouvelles sur notre érudit. Nous pouvons non seulement savoir quels manuscrits il a lus, mais également ce qu’il y a véritablement cherché. Or, dès la première lecture de quelques unes de ces multiples gloses, un premier constat s’impose : la question de la nobilitas est bien au centre des préoccupations de Quirini. Au niveau le plus extérieur, cet intérêt se laisse deviner à partir d’annotations sur feuilles blanches, transmises avec certains manuscrits, où Quirini a aligné les placita d’auteurs anciens sur la noblesse12. Mais on peut également, pour illustrer ce point, parcourir ses gloses au traité en apparence le moins politique qui soit, la Métaphysique d’Aristote, conservées en marge du texte dans le manuscrit de Paris (BnF, gr. 1850). Ce manuscrit nous oblige d’ailleurs à rectifier légèrement ce que nous venons de dire : Quirini ne s’est pas contenté ici d’annoter une œuvre copiée par d’autres, mais c’est de sa propre plume que proviennent les ff. 70v.-76v. du texte d’Aristote. Comme le copiste Jean Skoutariotes a copié les ff. 60v.-70v. et les ff. 77 sq., on peut légitimement supposer une collaboration entre les deux hommes. La présence de Skoutariotes étant attesté à Florence au moins à partir de 144213, le manuscrit remonte sans doute au séjour de Lauro Quirini dans cette ville, en 1441, c’est-à-dire un an exactement après la parution de l’écrit de Poggio.
8Quirini a assez peu annoté son manuscrit. Le surgissement de gloses importantes en Z, 9 n’en est que plus intéressant. Dans ce chapitre excessivement difficile, Aristote étudie le problème de la génération spontanée ou, plus précisément, du rapport de l’engendré au générateur14. Il se demande tout d’abord pourquoi certaines choses peuvent être engendrées « par le hasard », alors que d’autres présupposent un processus artistique15. Il s’ensuit que toute chose artificielle provient d’une certaine manière d’un homonyme, le principe formel : la cause de la maison est la forme de cette maison dans l’esprit de l’architecte, la cause de la santé quelque chose de la santé16. Les processus de reproduction biologique obéissent aux mêmes lois : la semence qui produit l’animal possède « en puissance » la forme de l’animal, comme l’âme de l’architecte possède en puissance la forme de la maison, c’est-à-dire en tant que cette forme n’est pas encore actualisée dans une maison de pierres et de briques17. L’analogie va cependant encore plus loin : de même qu’une maison réelle préexiste à la forme de la maison dans l’âme de l’architecte, maison réelle dont la maison qu’il s’apprête à construire sera l’« homonyme », de même l’animal engendré est, par l’intermédiaire de la semence, l’homonyme de l’animal qui l’a engendré18. Les difficultés commencent dès qu’on quitte ce niveau superficiel de lecture pour s’attacher aux motivations profondes d’Aristote. Non seulement la signification réelle de la comparaison entre semence et art est loin d’être claire – s’agit-il d’une assimilation, entière ou partielle, ou d’un rapprochement un peu hasardeux, à simple valeur didactique ? – mais le sens général de tout ce passage de Z ne va pas de soi.
9Averroès interprète le chapitre 9 comme une défense préventive contre la théorie des Idées19. Certes, un principe formel doit nécessairement concourir à la génération de tout existant. Rien ne survient, dans la nature, qui ne découlerait du concours d’une matière et d’une forme. Mais cette forme, et c’est selon Averroès tout le sens du présent argument, ne doit pas être comprise comme une Idée platonicienne20. En puissance, cette forme existe dans l’intellect de l’artiste ou dans la semence ; en acte, dans l’artefact ou l’être vivant. Malgré toute sa finesse de lecture, et sa probabilité historique – il est fort possible que Platon soit effectivement dans la ligne de mire en Z, 9 – l’argumentation d’Averroès ne se développe pas exactement sur le même plan que celle d’Aristote. Le raisonnement “platonicien” reconstruit par Averroès part de deux prémisses : <P1> Ce qui est en puissance ne passe à l’acte que par l’action d’une chose de même genre ou de même espèce existant en acte, et <P’1> De nombreux animaux proviennent d’une génération spontanée. La conclusion <C1> serait ainsi la suivante : ce sont des Substances et des Idées existant en acte qui président aux générations apparemment spontanées21.
10C’est, déroutés par cet argument, nous dit Averroès, que les aristotéliciens “modernes” ont appelés les Idées séparées Intellect agent et qu’ils ont vu là la cause des formes psychiques, des formes substantielles des homéomères et des formes substantielles des éléments. Ce choix s’explique du fait que : <P2> Ce qui est en puissance passe à l’acte sous l’action d’un être de même espèce ou de même genre ; <P’2> Les formes substantielles matérielles ne sont pas, par soi, actives/passives. D’où <C2> L’agent des formes substantielles matérielles est un principe immatériel22.
11On comprend la tentation de ces « aristotéliciens modernes ». Le cas de la génération spontanée mettait en péril toute la réfutation aristotélicienne des Idées sous-jacente en Z, 9. Plutôt que d’introduire une distinction entre les deux types de génération animale, distinction qui aurait inévitablement affaibli la force probatoire d’ensemble de la doctrine aristotélicienne, il dut paraître plus sûr de contrer la réponse platonicienne en amont : tout ce que Platon interprète comme l’action génitrice d’une Idée hyperourane ne relève en réalité que de l’action effective de l’Intellect agent. Le Commentateur se livre enfin à un intéressant rapprochement entre les platoniciens et les mutakallimûn. C’est parce que les uns comme les autres redoutaient de devoir admettre une série causale infinie en acte (produite par instantiation de l’éternité a parte ante dans la chaîne continue des individus successifs, de durée finie, d’une même espèce) qu’ils ont été conduits à leur conception ponctuelle, événementielle, de la génération : toute génération serait ainsi un événement directement causé par l’action gratuite et toute-puissante d’un principe d’ordre supérieur23.
12Averroès navigue donc entre deux obstacles. Il doit d’une part endiguer la critique directe des platoniciens – réels ou fictifs – et d’autre part éviter une platonisation trop massive de l’intuition originale d’Aristote24. Cette conciliation peut donner l’impression d’une cote mal taillée. Cela ne doit cependant pas faire oublier qu’Averroès formule ici, le premier avec une telle clarté, le principe de dissociation entre cause théologique et explication physique. Quand même Dieu, premier principe, est par définition cause de tout, il y aurait une faute de méthode à vouloir tout expliquer par Dieu. Le mouvement est exactement le même que celui par lequel Leibniz réfute les tenants des Causes occasionnelles dans le Système nouveau de la nature25.L’ironie de l’histoire réside évidemment dans le fait que la physique sur laquelle Averroès entend fonder cette distinction est celle d’Aristote, non d’Ibn al-Haytham. C’est toute l’ambiguïté d’Averroès et de l’averroïsme, et la difficulté à comprendre la juste place du Commentateur dans l’histoire des idées26.
13L’homme, ainsi, engendre l’homme. Il peut bien l’engendrer en conformité avec le plan divin de l’univers, et l’engendrer éternellement comme l’univers est éternel. Il demeure que l’explication de la venue à l’être du fils, c’est le père, et non pas Dieu. Dieu est le fondement de cette explication, non sa raison séminale. Lors donc que nous disons que l’Intellect agent est cause de la génération spontanée de certains êtres, nous n’entendons pas cela au sens où nous disons qu’il est également cause du fils, mais bien au sens ou nous disons que le père est cause du fils. Ou, pour redire les mêmes choses, l’Intellect agent est doublement cause de ce qui naît spontanément, une fois comme cause prochaine et une fois comme cause lointaine. Averroès travaille ainsi à reconnaître, derrière chaque phénomène de génération, la cause prochaine efficiente, seule démarche relevant de la physique. Les platoniciens et les mutakallimûn, comme plus tard les malebranchistes, se sont fourvoyés sur ce point – leurs explications de la nature, pour paraphraser Leibniz, ne sont toutes qu’un appel au Deus ex machina. Cela étant dit, une difficulté supplémentaire vient se greffer sur le problème de la génération de l’homme par l’homme : celle de la présence, dans le composé animal créé, d’éléments matériels et d’éléments immatériels. Si du semblable ne peut provenir que le semblable et que les puissances intellectives sont par définition immatérielles, il faut admettre que l’Intellect agent joue également un rôle prochain dans la production des vertus intellectuelles27.
14Revenons, après ce détour, aux annotations de Quirini dans le manuscrit Paris (BnF, gr. 1850). On comprend maintenant avec quelle attention un auteur engagé dans la querelle de la nobilitas a pu lire le chapitre Z, 9 de la Métaphysique. Quirini a recopié en marge (f. 46) plusieurs courts passages du Grand Commentaire :
Alternes : Forma generati est in semine in potentia ut forma artificiati est in artifici in potentia.
Averroes : Forme materiales suntgenerantesformas materiales.
Virtutes naturales dicunt generantis. agunt actione intellectus. quod mouet materia necesse est corpus.
Omnia ab uniuocisgenerantur.
Vt artificiata, ita res naturalesfiunt a suis quiditatibus.
Agens non corpus impossibile est ut transmutet materiam nisi mediante corpore, non tamen mutabili sed corporibus celestibus. et ideo impossibile est ut intelligentie separate dent aliquam formam formarum mixtarum in materia, sed mouit Aristoteles adponendum mouens separatum a materia in facilone uirtutum intelligentium quia uirtutes intellectuales apud ipsum sunt non mixte cum materia, unde necesse est ut id quod est non mixtum cum materia quoque modo generetur non a mixto cum materia simpliciter quemadmodum id est necesse ut omne mixtum cum materia generetur a mixto cum materia.
15Ces bribes du commentaire d’Averroès ne sont pas choisies au hasard. Elles relèvent toutes du conceptualisme physique du Commentateur. La génération d’une substance matérielle doit être expliquée par l’action d’une substance matérielle de même nature : Formae materiales sunt generantes formas materiales. Cette formule avait déjà été utilisée, dans un contexte similaire – puisqu’il s’agissait de savoir si le sperme possède l’âme selon sa substance – par le maître averroïste anonyme édité par Giele28. Il provient du début de la partie du long développement où Averroès, après s’être livré à un certain nombre de distinctions et avoir réfuté la théorie platonicienne, propose sa propre explication de la génération. Le dernier passage (Agens non corpus...) constitue la conclusion de ce même passage, et sans doute le dernier mot d’Averroès sur la question. Aristote n’a pas postulé l’Intellect agent pour rendre compte de la génération des formes immergées dans la matière, mais seulement celle des vertus intellectives (ou intellectuelles). Plutôt que de trop insister sur les quelques éléments néoplatoniciens de la pensée averroïste, ne serait-il pas dès lors plus judicieux de souligner la vigueur et la pureté de son intuition aristotélicienne ? C’est parce qu’il a vu qu’un intellect agent générateur de formes matérielles ne serait au fond qu’un succédané de platonisme qu’Averroès renonce aux charmes du Deus ex machina.
16Qu’il s’agisse là selon Quirini d’un élément essentiel de l’averroïsme, un autre manuscrit grec d’Aristote nous l’enseigne. Le Paris (BnF, gr. 1860) est un exemplaire des Problemata, copié en Crète par Michel Apostolis et annoté, encore une fois, par Lauro Quirini. Celui-ci, dans les multiples notes qu’il porte en marge, ne cite explicitement Averroès qu’une seule fois. On ne s’étonnera pas outre mesure, après ce qui vient d’être dit, que cette unique référence survienne à la lecture du chapitre 13 de la section X (f. 54), c’est-àdire en marge du passage de l’Abrégé des sciences naturelles consacré à la génération spontanée. Voici la brève note de Quirini :
Averois multis rationibus quod ammalia quae multe sunt diuersitatis in membris et perfecta uocantur ex solis stellis reperari nonposse, quod generatio est difficilis et †...† indiget et semine.
Amena ait : hominem generari ex terra est possibile.
17Indice supplémentaire de la culture averroïste de Quirini : c’est dans le commentaire au livre VIII de la Physique qu’Averroès, « par de nombreuses raisons », démontre que l’homme est nécessairement engendré par l’homme et qu’il ne peut, à la différence du ver, surgir de la terre. Bien que tout cela, nous dit Averroès, soit évident – totum hoc manifestum est per se —, il a été contraint de rentrer dans ces détails parce qu’Avicenne s’est opposé à cette démonstration : « Mais nous avons dit ces choses contre ceux qui nient que cela soit évident par soi, comme Avicenne, qui dit qu’il est possible que l’homme soit engendré de la terre, la matrice se contentant de rendre la génération plus aisée29. »
18Averroès lui-même n’avait eu de cesse de montrer que la lutte contre l’avicennisme se trouvait en fait incluse dans la réfutation des deux grandes sources d’inspiration non-aristotéliciennes – voire anti-aristotéliciennes – de ce dernier, le kalâm et le platonisme. Ou, en d’autres termes, que l’avicennisme n’était que la forme la plus moderne, la plus consistante et, partant, la plus dangereuse, d’un même danger, l’intrusion théologique dans le domaine physique. Quirini semble avoir accepté cette reconstitution historique : selon lui, alors qu’Averroès maintient la nécessité d’un homme de chair et d’os dans la génération d’un homme de chair et d’os – et, plus généralement, pour tout organisme complexe, d’un organisme complexe de même genre ou de même espèce –, Avicenne aurait admis une génération à partir de la terre, c’est-à-dire bien évidemment par seule action du Dater formarum sur une matière indifférenciée.
19Nous sommes maintenant mieux armés pour revenir aux trois écrits de Quirini contre Poggio. On comprend que toute la force polémique conférée par Averroès au principe : « l’homme engendre l’homme », ne pouvait qu’alerter l’attention du défenseur d’une nobilitas generis. Les spécialistes de la culture médiévale auront cependant noté, à ce stade, deux grands absents, Dante et le soleil. Car c’est exactement le même passage de Métaphysique Z, qui avait directement ou indirectement servi à l’auteur du Convivio pour défendre l’idée d’une noblesse personnelle, acquise par l’homme à la naissance grâce à une heureuse conjonction astrale30. On ne reçoit de son géniteur que la part animale de son humanité. Les qualités de l’intellect, seul critère pertinent de la noblesse de l’individu, sont dictées “d’en haut”. Aussi est-ce tout autant un coup de force anti-dantesque qu’une captation d’héritage averroïste en bonne et due forme dont on doit rendre compte.
20Quirini va aller chercher ailleurs dans le corpus aristotélicien les éléments d’une nouvelle lecture de Z, 9 et du Problème X, 13. C’est l’Éthique à Nicomaque, et peut-être un élément de la paraphrase d’Averroès à ce texte, qui lui ont permis un tel retournement. Car même si aucun exemplaire grec de l’Éthique à Nicomaque annoté par Quirini n’a pour l’instant été retrouvé, et qu’on ne peut donc affirmer que notre Vénitien a eu recours à l’exégèse d’Averroès avec la même certitude que dans le cas de la Métaphysique et de la Physique, il reste que le deuxième traité contre Poggio contient un argument qui ne laisse aucun doute sur son origine. Poggio argumentait de la manière suivante : « Si la noblesse était une chose réelle, elle serait ou un bien ou un mal ou intermédiaire, c’est-à-dire ce que les Grecs appelle indifférent. Mais il est absurde qu’une chose à ce point louée soit un mal. Donc elle est à compter au nombre des biens. Mais les biens sont ou ceux de l’âme ou ceux du corps ou externes31. » Après avoir montré que la noblesse ne saurait ni être un bien du corps ni un bien externe, Poggio poursuit de la manière suivante : « Il reste donc qu’elle soit dans les biens de l’âme. Or les biens de l’âme sont les vertus, mais aucune vertu prise isolément, ni toutes les vertus ensemble ne font la noblesse. La sagesse fait le sage, la justice le juste, la tempérance le tempérant ; toutes prises ensemble ne rendent pas l’homme noble, mais heureux32. »
21La réponse de Quirini s’appuiera sur Éthique à Nicomaque, VI, 13 en articulant ce passage à X, 933 :
« Il est tout à fait faux et inadmissible pour toute saine raison que tous les biens qui sont dans l’âme soient des vertus. Que fais-tu donc alors des puissances naturelles ? Sont-ce des vertus pour toi, philosophe d’un nouveau genre ? Car les vertus sont morales et intellectives, elles qui, comme en est d’avis le maître Aristote, ne sont pas en nous naturellement. En revanche, les puissances naturelles, comme la finesse du caractère, la force de la mémoire, l’appréciation saine, la noblesse de l’âme (nobilitas animi) sont en nous par nature34. »
22Il n’est pas ici question de noblesse chez Aristote, mais c’est sous ce signe qu’Averroès place le commentaire de tout le chapitre : Dixit : inquiramus etiam etperscrutemur de proportione virtutis naturalis ad virtutem electiuam. Et est illa, quae est in fine nobilitatis et honorificientiae35. Le texte arabe du commentaire à l’Éthique est malheureusement perdu. Il n’est donc pas inutile de se reporter, pour comprendre ce que veut dire Averroès, à son Commentaire moyen sur la Rhétorique. Il oppose dans celui-ci deux types de noblesse, la “noblesse de naissance” et la “noblesse acquise” par l’individu grâce à ses propres mérites. Dans sa discussion très poussée du genre épidictique, Averroès, à la suite de certains traités arabes, précise bien que la louange d’un homme doit se fonder avant tout sur ses mérites propres plutôt que sur ceux de ses ancêtres, dont la force probatoire, dès lors qu’ils sont loués, est principalement confirmative36. On comprend l’idée d’Averroès, la noblesse (acquise) est ce qui est construit par l’individu à partir d’une puissance naturelle héritée, comme toutes les autres, par le lignage. Il ne s’agit cependant justement dans ce dernier cas que d’une puissance, d’une potentialité de vertu réelle. La vertu naturelle ne confère que cette aptitude à l’acquisition de la noblesse réelle. Elle est donc empreinte de toute l’ambiguïté des êtres de puissance, antérieure dans l’ordre de la réalisation et postérieure selon la dignité.
23On peut imaginer deux scénarios ayant mené Quirini à la thèse qu’il oppose à Poggio. Ou bien il a parfaitement saisi la conception d’Averroès, qui en fait était clairement du côté d’une nobilitas virtutis, et il a choisi de passer outre, se contentant de lui emprunter la localisation globale d’une discussion de la noblesse du côté des puissances naturelles d’Éthique à Nicomaque, VI, 13. Ou bien, plus prosaïquement et plus directement, Quirini s’est mépris sur la construction syntaxique du décalque latin d’Averroès. Dans la phrase arabe, le pronom personnel hiya reprend évidemment le dernier élément cité, à savoir la “vertu acquise”, qui constitue l’aboutissement, l’achèvement, d’un germe inné de noblesse possible. Comme ce pronom personnel était rendu en latin par le démonstratif d’éloignement illa, Quirini aurait cependant rapporté la référence au groupe de mots le plus éloigné, virtutis naturalis, enrôlant de ce fait Averroès parmi les partisans de la nobilitas generis. Il va de soi que les modalités exactes du processus n’ont qu’une importance secondaire. Dans un cas comme dans l’autre, c’est la position philosophique de Quirini qui détermine sa lecture d’Averroès. La cause agente de la génération de tel ou tel homme n’est pas à rechercher dans la disposition des astres à sa naissance ou au moment de sa conception, mais bien dans l’ensemble des dispositions transmises par son père. Ce sont ces dispositions qui, chez les hommes comme dans les autres sphères du règne animal, sont véhiculées par le sperme et constituent la virtus naturalis (Éthique à Nicomaque, VI, 13) en être réel. On note d’ailleurs à ce propos une féconde ambiguïté de la langue des traducteurs latins, qui désigne du même terme virtus et l’entité éthique (áreté) et la puissance (dúnamis, quwwa) transmise par le père, en tant qu’il est une forme matérielle – puissance d’une forme matérielle homogène dans le fils. Il serait à peine exagéré de dire que l’essentiel de la philosophie de Quirini tire son origine de cette indécision. Le père transmet au fils sa vertu en puissance.
24Cette lecture plus qu’orientée trouve d’ailleurs une manière de confirmation au chapitre X, 9, passage où le pessimisme social d’Aristote s’exprime de manière assez nette. Seules les âmes bien nées sont susceptibles de progrès moral. Peut importe à ce stade que cette qualité soit rapportée à une sorte de don divin, et non à une puissance transmise par le géniteur à l’engendré. Quirini a déjà présenté la raison biologique sous-jacente à une telle conception :
« C’est pourquoi les enfants de ces <grands> hommes sont véritablement dits nobles (...). Toutes les choses tendent d’elles-mêmes à produire quelque chose d’identique à soi et souffrent dès lors que leur production dévie de leur intention. C’est ainsi que nous voyons une belle descendance naître de beaux parents. Car non seulement nous voyons les accidents extrinsèques, comme les traits corporels, se perpétuer par une sorte de propagation, mais nous observons même les gestes, le son de la voix et les actions des pères dans les enfants. C’est la raison pour laquelle la plupart et les plus nobles des philosophes sont d’avis qu’à côté de l’intellect, qu’ils jugent séparé, une âme naît d’une âme – citons au premier chef Aristote, Théophraste, Demetrios de Phalère, Straton de Lampsaque et d’autres très nombreux, qui ont suivi cette illustre famille péripatéticienne. Je passe sous silence l’ensemble des éminents médecins, dont l’art affirme bien haut que toute l’image des parents se retrouve clairement dans les fils, image qui ne saurait provenir de la matière, mais bien de la forme. Ainsi, ce ne sont pas seulement les sanguins que nous voyons naître des sanguins et les bilieux des bilieux, mais également les nobles des nobles et les prudents des prudents – tout aussi sûrement que les stupides et les incapables proviennent de parents semblables. Qu’y a-t-il en effet de plus naturel que chacun produise quelque chose de semblable à soi ? Par conséquent, si certaines personnes sont naturellement nobles et généreuses, comme il est bien évident, et si chaque chose produit par nature une chose à soi semblable, il est nécessaire que de parents nobles et généreux naissent des fils nobles et généreux37. »
25Quirini a donc tiré dans le sens des écrits biologiques et biologisants d’Aristote la référence somme toute assez vague du livre X. Alors cependant que le processus de reproduction de l’homme particulier, cette pérennisation de soi dans laquelle Balme a justement décelé la portée profonde de la doctrine biologique38, ne relevait que de ce qui était transmissible par le mouvement du pneuma dans le sperme, mouvement informant de proche en proche le sang menstruel puis l’embryon, Quirini a probablement été sensible à la grandiose extension du physique au moral, du mélancolique à l’homme de génie, opérée dans le Problème, XXX, 1. Du génie au noble, il n’y avait qu’un pas, et tout dans les textes suggérait de voir dans le pneuma le principe commun d’explication.
26Le fait que les partisans de la nobilitas generis et ceux de la nobilitas virtutis aient pu se réclamer du même passage d’Aristote, lu à chaque fois – même si c’était de manière opposée – au travers du prisme rusdien, n’est pas le moindre des paradoxes du débat médiéval et renaissant. À la différence d’Averroès, qui rejette clairement l’idée de nobilitas generis du côté des idées populaires qui, sans être totalement fausses, ne sont toutefois que des premières approximations, les Latins ne pouvaient rapporter l’analyse de la noblesse à celle d’un pur et simple discours politique, une manière de psychologie sociale avant l’heure39. Si averroïsme il y a chez Quirini, ses prédécesseurs et ses adversaires, c’est seulement dans une façon commune, assez brutalement naturaliste, en aucun cas politique, de poser les termes du problème. Malgré toute la difficulté à bien comprendre un tel processus, on doit pouvoir expliquer de manière au moins partiellement naturelle, c’est-à-dire ici mécanique – automatique, pour citer Aristote40 – l’énigme de l’hérédité.
***
27On peut maintenant conclure. Insistons tout d’abord encore une fois sur l’intérêt historique de Lauro Quirini, en la personne duquel se sont trouvées conciliées, comme l’avait déjà vu Bruno Nardi, aux alentours de 1440, l’école rhétorique de Saint-Marc et celle, philosophique, du Rialto41 ; soulignons ensuite la portée essentiellement philosophique de cet averroïsme, qui n’a rien d’un philarabisme ou d’un philislamisme mal informés, phénomènes postérieurs de plusieurs décennies – on a conservé de Quirini de nombreuses lettres, qui nous renseignent sur l’état des forces turques dans les années 60-70 ; l’une d’elles, destinée à Nicolas V, est un véritable appel à la croisade contre Mehmet le Conquérant42. Considérons enfin un dernier trait de son œuvre, qu’il faudrait s’efforcer de ne jamais perdre de vue dans les études sur la philosophie de la Renaissance. Nous avons vu que lorsque Quirini lit Aristote, il a constamment recours à Averroès. Bien plus, à un élément essentiel du physicisme averroïste. Lorsqu’en revanche il s’agit de répondre à Poggio Bracciolini – avec toute la rhétorique que cela implique – le nom d’Averroès disparaît et seul demeure, parfois fuyant, souvent diffus, toujours présent, l’averroïsme de notre auteur. La clé du mystère réside à l’évidence dans cette lettre à Isotta Nogarola, où Averroès était décrit comme « homme barbare et inculte, et cependant philosophe de la plus haute volée et arbitre unique des choses », barbarus ed incultus homo, ceterum philosophus eximius et singularis rerum arbiter. La controverse humaniste à ses règles et son beau style. Il faut laisser à l’adversaire le choix des armes – à tout le moins dissimuler les siennes. Même si c’est Averroès qui donne à Quirini la base métaphysico-biologique pour construire tant bien que mal le concept de nobilitas generis, ce sont Euripide, Cicéron, Plutarque et consorts qui seront explicitement mentionnés dans le produit fini. Prudence donc : pour un Quirini dont nous avons pu retrouver et identifier, en marge des manuscrits grecs d’Aristote, les Averroes dixit, combien de stylistes à avoir jeté leurs brouillons ?
Notes de bas de page
1 Un bon condensé de toutes les critiques anti-averroïstes qu’on trouve ici et là à cette époque figure dans une lettre issue du milieu d’Ermolao Barbaro et publiée par F. Tateo, « L’epistola di Antonio Galateo ad Ermolao Barbaro », Studi umanistici IV-V (1993-1994), p. 163-198, à la p. 186 : Averroes, cui Commentatoris cognomen inditum est a nostrìs, hoc est graecarum litterarum impends, quid non ex Themisthio accepit ? Opinionem de intellectus unitate, quae illi tantum celebritatis peperit, nonne Themisthius et primo et terno De anima volumine explicatif ? Maluit barbants hic et, quod maxime mirum et portentosum est, interpres graecorum philosophorum, contra ius ingenui pudoris saepenumero in furto deprehendi quam mutuum reddere. Denique quicquid boni Averroes habet, ausim dicere id Themisthii est, aut certe aphrodisiensis Alexandri.
2 E. Renan, Averroès et l’averroïsme, Paris, 1861, p. 85.
3 Pour une présentation des données et de la bibliographie, cf. M. King, Umanesimo e Patriziato a Venezia nel Quattrocento, Rome, 1989, 2 vol.., II, p. 617-620 ; A. Segarizzi, « Lauro Quirini, Umanista veneziano del secolo xv », Memorie della reale accademia delle scienze di Torino, série II, LIV, Turin, 1904, p. 1-28 ; voir aussi K. Krautter, P. O. Kristeller, A. Pertusi (éds), Tauro Quirini Umanista, Florence, 1977.
4 Édité par A. Segarizzi, « Lauro Quirini... », p. 17-20.
5 Édités par K. Krautter et alii, Tauro Quirini Umanista, p. 19-102. On trouvera le traité de Poggio dans les Opera omnia de l’édition de Bâle de 1588 [reprint Turin 1964], I, p. 64-83.
6 Texte latin édité dans. A. Segarizzi, « Lauro Quirini... », p. 18 : Jam enim et babui et habiturus portasse sum sectatores quamplurimos, ex quibus omnibus pauci admodum verifuerunt. Atque, ut omittam ceteros et ipsos quidem bonos, tres sunt quos maxime dilexi et tu quartus existis. Vos etenim ante ceteros in doctrina mea et in summis meis laboribus insudastis et sententiarum mearum intelligentiam ex magna parte quidem iam consecutifuistis [fuerunt Segarizzi] ; tu vero acutissima nunc tenes intelligentia. et qui, inquam, ii tres sunt ?— Omnes, inquit, qui in ludo meo erant, boni fuerunt. Precipuus tamen ille fuit Theophrastus vir acutissimus et suavissimus quidem, ei nomen ex divinitate dicendi e nobis appositum. Alter deinde posterior Aphrodiseus Alexander, qui non immerito nomen Commentatoris assumpsit. Tertius vero Cordubensis ille hispanus natione Arabs est.
7 Cité par A. Segarizzi, « Lauro Quirini », p. 6 : (...) novos philosophos novosque dialecticos tamquam homines minime verae philosophiae veraeque dialecticae instructos juge et Arabes, qui ferme ad Graecos accedunt, diligenter et accurate sequere. Averrois quidem, barbants ed incultus homo, ceterum philosophas eximius et singularis rerum arbiter, abs te iugiter et continuo legetur, quem tametsi in primis lectionibus forte intelligere desperabis, si tamen in eo acrem operam dabis, facilem invenies. Quod si festinanter properas Philosophum intelligere, Thomam de Aquino saepius lege, ut quasi introductorium intelligendi Aristotelem et Averroim praestet.
8 Voir l’analyse historique et textuelle de K. Krautter et alii , dans Lauro Quirini..., p. 21-65.
9 Voir D. Harlfinger, Die Textgeschichte der pseudo-aristotelischen Schrift “Perí atómôn grammôn”. Ein kodikologisch-kulturgeschichtlicher Beitrag zur Klärung der Überlieferungsverhältnisse im Corpus Aristotelicum, Amsterdam, 1971.
10 Nous présenterons ce résultat dans un article conjoint. J’ai abordé la question dans ma thèse, qui a été soutenue à l’Université de Hambourg en 1999, Die Überlieferungsgeschichte der aristotelischen Schrift De generatione et corruptione, publication en cours dans la collection Serta Graeca, à Wiesbaden.
11 Voir la note précédente.
12 C’est le cas en particulier dans les nombreuses feuilles de garde du manuscrit de Paris (BnF, gr. 3069).
13 Voir M. Vogel & V. Gardthausen, Die griechischen Schreiber des Mittelalters und der Renaissance (Zentralblatt für Bibliothekswesen 33), Leipzig, 1909, p. 197-198. La collaboration de Quirini et de Skoutariotes nous permet de dater avec une grande précision le manuscrit d’Aristote.
14 Cf. M. Frede & G. Patzig, Aristoteles ‘Metaphysik Z’, Text, Übersetzung und Kommentar, Munich, 1988,2 vol., I, p. 86-91, et II, p. 149-165.
15 Métaph. Z, 9, 1034 a, 9-10.
16 Ibid., 1034 a, 21-29.
17 Ibid., 1034 a, 33.
18 Ibid., 1034 b, 16-19.
19 Averroès, Grand commentaire de la “Métaphysique”, éd. M. Bouyges, Beyrouth, 1967, II, p. 871-889. La version latine n’est pas encore éditée de manière critique. Cf. Aristotelis Metaphjsicorum libri XIIII cum Averrois cordubensis in eosdem commentariis et epitome, Venetiis apud Iunctas, 1572 [repr. Frankfort sur Main, 1962], fol. 178 I-181 L.
20 Cf. Aristotelis Metaphysicorum, fol. 180 K. La génération spontanée serait, selon Averroès, maior ratio, quae attribuitur Plafoni.
21 Cf. Aristotelis Metaphjsicorum, fol. 180 K : quum, cum fuerit positum, quod illud, quod est in potentia, sit in actu ab illo, quod est sui generis, aut suae speciei in actu : & nos videmus hic plura ammalia, aut plures plantae exire de potentia in actum sine semine, quod generatur a suo simili secundum formam : & ex hoc existimatur substantias & formas esse dantes istas formas, per quas sunt ammalia &plantae.
22 Cf. Aristotelis Metaphysicorum, fol. 180 M-181 A : & secundumposterions Philosophos Philosophia Aristotelis est illud quod vocat intelligentiam agentem. & existimatur, quod non solum modo dat formas animatas, & formas substantiales, quae sunt consimilium partium, sed etiam formas substantiales, quae sunt elementorum. Ibid., fol. 181A-B : Et vniversaliter ista quaestio fundatur superpropositiones quarum una est, quod illud, quod est in potentia, non exit in actum, nisi ab aliquo extrahente [extrahentae luntae] suae speciei aut generis ; et quodformae substantiales materiales neque sunt actiuae neque passiuae essentialiter, & quod actiuae etpassiuae suntprimae qualitates ; et ex istis sequitur, vt agens istas formas sint principia non naturalia. Et ideo Auicenna obedit istis propositionibus, credidit omones formas esse ab intelligentia agente, quam vocat datoremformarum. Et existimatur etiam, quod Themistius dicat hoc. Sur la position de Thémistius et son rapport à ses successeurs et ses prédécesseurs, on consultera Thémistius. Paraphrase de la métaphjsique d’Aristote (livre lambda) traduit de l’hébreu et de l’arabe, introduction, notes et indices par R. Brague, Paris, 1999, p. 35-37 en particulier.
23 Cf. Aristotelis Metaphysicorum, fol. 181 I-K : Et homines errauerunt in hoc, quia non intellexerunt demonstrationem Aristotelis. & non est mirum de Auicenna sed de Alfarabio ; videtur enim in suo libro de duabus Philosophiis dubitare de hoc. Et omnes homines declinant magis ad opinionem Platonis, quia est similis ei, quod loquentes nostrae legis opinantur, scilicet quod agens omnia est mum ; & quod non operantur in se adinuicem. Videtur enim, quod contingit eis ex creatione eorum adinuicem procedere in infinitum in causis agentibus, & ideo posuerunt vnum agens non corpus.
24 La complexité et la subtilité de la position d’Averroès en la matière a déjà fait l’objet de deux études. Cf Ch. Touati, « Les problèmes de la génération et le rôle de l’intellect agent chez Averroès », J. Jolivet (éd.), Multiple Averroès, Paris, 1976, p. 157-165, et J. Jolivet, « Divergences entre les métaphysiques d’Ibn Rušd et d’Aristote », Arabica XXIX, 3 (1982) [repris dans J. Jolivet, Philosophie médiévale arabe et latine, Paris, 1995, p. 133-145],
25 G.W. Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances, § 13 : « Il est bien vrai qu’il n’y a point d’influence réelle d’une substance créée sur l’autre, en parlant selon la rigueur métaphysique, et que toutes les choses, avec toutes leurs réalités, sont continuellement produites par la vertu de Dieu ; mais pour résoudre des problèmes, ce n’est pas assez d’employer la cause générale, et de faire venir ce qu’on appelle Deus ex machina. Car lorsque cela se fait sans qu’il y ait une autre explication qui se puisse tirer de l’ordre des causes secondes, c’est proprement recourir au miracle. En Philosophie il faut tâcher de rendre raison, en faisant connaître de quelle façon les choses s’exécutent par la sagesse divine, conformément à la notion du sujet dont il s’agit. »
26 On ne croit pas qu’en réaffirmant les droits d’une physique autonome, Averroès ne fasse que rejouer l’opposition d’Aristote au Timée. Aristote ne reproche pas sa tournure d’esprit théologique à Platon, mais son maniement inversé de l’hypothèse. Selon Platon, une hypothèse ne saurait être infirmée par le sensible. C’est inadmissible pour Aristote. Cela mis à part, l’idéologie cosmologique – au sens le plus vague d’Aristote n’est pas foncièrement différente de celle de Platon. Le Ciel est un lieu divin, voire le lieu du divin, et la nature (púhsis). se confond avec Dieu (theós). Du rapport de la physique et de la théologie, de celui, symétrique, de la science politique aux sciences de la religion, Averroès est le premier philosophe à avoir véritablement redistribué les instances. L’apparition, avec le développement du kalâm, de problématiques théologiques lourdes liées, en particulier, à la question de la toute-puissance, avait radicalement changé les données du problème : on était désormais bien loin de l’antique tripartition des sciences théorétiques en théologie, physique et mathématiques. La théologie était, du point de vue le plus rationnel, le plus philosophique, en droit de tout englober, pour peu seulement qu’on parvienne à construire l’armature logique d’un système de la toute-puissance, c’est-à-dire à proposer une solution non-contradictoire à la question de la liberté et du mal. La restauration aristotélicienne d’Averroès n’est donc un retour en arrière que du point de vue proprement scientifique. Et c’est là le paradoxe, dont l’averroïsme latin porte d’ailleurs les séquelles. Alors qu’Averroès a sans doute avant tout voulu faire œuvre de physicien, c’est dans le champ de la philosophie de la religion que son travail d’autonomisation de la physique, hors d’atteinte des prétentions exorbitantes des théologiens, a eu son plein effet.
27 Cf. Aristotelis Metaphysicorum, fol. 181 K-L : Sed mouit Aristotelem ad ponendum mouens separatum a materia in factione virtutum intelligentium.
28 Cf. M. Giele, F. Van Steenberghen & B. Bazan, Trois commentaires anonymes sur le traité de l’âme d’Aristote, Louvain – Paris, 1971, p. 80-82 en particulier. M. Giele n’a pas remarqué que la source de l’anonyme était le commentaire à la Métaphysique d’Averroès et renvoie, en note à la ligne 29, au commentaire du De generatione animalium, traduit seulement à la Renaissance par Jacob Mantino. Visiblement un peu perdu dans les méandres de l’argumentation de son anonyme, M. Giele corrige finalement formae materiales enformae immateriales, 1. 31, au lieu de corriger formae immateriales en formae materiales, 1. 76.
29 Pour le texte latin d’Averroès, voir Aristotelis De physico auditu libri octo cum Averrois cordubensis variis in eosdem commentariis, Venetiis apud Iunctas, 1572 [repr. Frankfurt am Main, 1962], fol. 387 H : Sed diximus ista contra negantes hoc esse manifestum per se : sicut Avicenna qui dicit possibile esse hominem generari a terra, sed conuenientius in matrice.
30 Cette question a fait l’objet de deux études magistrales de B. Nardi. Cf. « L’origine dell’anima umana secondo Dante », Studi di filosofia medievale, Rome 1960, p. 9-68 [étude initialement parue dans le Giornale critico della filosofia italiana, XII (1931), p. 433-456 et XIII (1932), p. 45-56 et 81-102] et « Sull’origine del’anima umana », Dante e la cultura medievale, Rome, 1983, p. 207-224 [initialement parue dans le Giornale dantesco XXXIX (1938), p. 15-28].
31 Lauro Quirini, De nobilitate § 97 ; pour l’argument de Poggio, cf. Opera omnia, p. 72.
32 Ibid., § 98.
33 Ce que fera d’ailleurs P. Aubenque un peu plus tard, dans La Prudence chez Aristote, Paris, 1963, p. 56-63, et en particulier p. 62.
34 De nobilitate, § 99100.
35 Aristotelis Stagiritae libri moralem totam philosophiam complectentes cum Averrois Cordubensis in Moralia Nicomachia expositione, Venetiis apud Iunctas, 1572, fol. 92 H.
36 Commentaire de Rhétorique I, 9, 1367 b 12-13. Voir la discussion de l’eudaïmonia de Rhétorique I, 5 p. 72-74. Je remercie M. Maroun Aouad d’avoir mis à ma disposition son édition et sa traduction inédites de ces passages, ainsi que son très riche commentaire.
37 Lauro Quirini, De nobilitate, § 49-52.
38 Cf. D.M. Balme, « The place of biology in Aristotle’s philosophy », dans A. Gotthelf & J.G. Lennox (éds), Philosophical Issues in Aristotle's Biology, Cambridge, 1987, p. 9-20 (p. 19).
39 Il est très probable qu’Averroès s’inscrive ici dans la tradition du commentaire perdu d’al-Farabi à la Rhétorique. On trouve en effet des idées assez semblables dans la discussion de l’acception courante du terme “substance”, du Livre des Lettres Cf. M. Mahdi, Alfarabi’s Book of Letters, Beyrouth, 1969, p. 97-100.
40 Aristote, De generatione animalium, II, 1, 734 b 10. Cette combinaison biologicopolitique est caractéristique de l’idéologie universitaire de la cour de Frédéric II. Cf. E.H. Kantorowicz, The King’s Two Bodies. A Study in Mediaeval Political Theology, Princeton, 1957, p. 331-333.
41 Cf. B. Nardi, Saggi sulla cultura veneta del quattro e cinquecento, Padoue, 1971, p. 34-35.
42 Editée par A. Pertusi, dans Lauro Quirini Umanista, p. 223-233.
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