Un Averroes hebraicus inédit : l'Abrégé de l’Almageste*
p. 203-237
Texte intégral
1L’Abrégé de l’Almageste ne nous a été transmis que dans sa version hébraïque1. À notre connaissance, il est perdu en arabe2 et n’a pas été traduit en latin3. Sans l’appui financier de l’empereur Frédéric II, sa traduction en hébreu par Jacob Anatoli et la transmission de celle-ci, le Mukhtaṣar al-Majisṭī, ne serait plus qu’un titre dans des listes des œuvres d’Averroès4. Notre objectif est de contribuer à faire connaître ce texte resté jusqu’à présent inédit, peu étudié5 et, donc, très mal connu.
2Issu de la culture scientifique arabe d’al-Andalus au XIIe siècle, le Mukhtaṣar n’a eu, semble-t-il, que peu d’échos dans son milieu d’origine. Par contre, sa traduction en hébreu, effectuée moins de quarante ans après la mort de son auteur, a été accueillie avec un réel intérêt et même parfois avec enthousiasme par des intellectuels juifs. Avant de donner un aperçu du contenu du texte, nous allons suivre les étapes de son histoire : sa rédaction, sa traduction en hébreu, la transmission manuscrite de celle-ci et sa diffusion.
3L’historien de l’astronomie médiévale arabe dispose, avec l’Abrégé, d’un témoignage direct de l’un des artisans du mouvement de contestation et de réforme de l’astronomie ptoléméenne, animé, au XIIe siècle, par des penseurs andalous : Ibn Bājja (fin XIe -l 138/1139), Jābir b. Aflaḥ (première moitié du XIIe), Ibn Ṭufayl (vers 1105-1185), Averroès (1126-1198), Maimonide (1138-1204) et alBiṭrūjī (seconde moitié du XIIe)6. Hormis Jābir, mathématicien, dont la contestation ne portait pas sur la composition des modèles, les autres membres du mouvement, philosophes aristotéliciens de “l’École” andalouse fondée par Ibn Bājja, en exigeant que les principes de la physique d’Aristote soient rigoureusement respectés, développaient une critique plus radicale, rejetant l’épicycle et l’excentrique ou l’épicycle seul (Ibn Bājja). Remarquons qu’aucun d’entre eux n’était astronome. Leur entreprise a abouti à l’élaboration de l’œuvre d’al-Bitrüjl, Sur les principes de l’astronomie7, qui propose une nouvelle théorie fondée sur un dispositif de pôles en mouvement sur des sphères homocentriques et présentée comme étant conforme aux principes de la physique du Stagirite.
4On a le sentiment que ce mouvement de critique anti-ptoléméenne est bien connu en raison des études célèbres qui lui ont été consacrées dont la plus récente est due à A. I. Sabra8. Ces études ont focalisé l’attention sur ce phénomène andalou et en ont donné une connaissance déjà bien documentée. Cependant, elles ont contribué aussi à diffuser des idées reçues que l’Abrégé permet de stigmatiser. Celui-ci révèle, notamment, qu’il n’y a pas lieu de supposer un revirement dans la pensée du philosophe à propos de l’astronomie qui lui avait été transmise. Dès le début de sa carrière, alors qu’il écrit l’Abrégé, Averroès est convaincu qu’il faut la réformer radicalement, mais en attendant qu’une astronomie nouvelle répondant à ses exigences soit élaborée, il se résigne, faute de mieux, à suivre « ce qui est communément admis » (c’est-à-dire « ce sur quoi les experts de cet art ne sont pas en désaccord »). Il a donc pu donner l’illusion, aux lecteurs pressés, d’adopter le point de vue des astronomes. L’Abrégé nous fait découvrir qu’Averroès connaissait et appréciait les Shukūk ‘alā Baṭlamjūs d’Ibn al-Haytham9. Nous nous proposons de montrer que la démarche d’Averroès, tout en étant spécifique par l’intransigeance de sa contestation, s’inscrit aussi dans le prolongement d’une tradition antérieure, issue des Shukūk et donc héritée de l’Orient.
Histoire du texte
5On exposera successivement ce que l’on sait de la date de rédaction du texte, puis on rapportera les conditions de la traduction en hébreu de l’Abrégé et, enfin, les modalités de la transmission de cette traduction.
Date de rédaction de l’Abrégé
6À partir de la chronologie des œuvres d’Averroès (1126-1198) établie par M. Alonso10 et de quelques indications autobiographiques données dans l’Abrégé, nous pensons pouvoir situer la rédaction de celui-ci entre 1159 et 1162. À deux reprises dans notre texte, Averroès renvoie à ce qu’il a écrit en “science naturelle”. Il s’agit des Épitomés du De caelo et du De meteoris. Le second épitomé est daté par l’auteur lui-même : 554 H./1159 ; le premier lui est de peu antérieur. En effet, M. Alonso a montré que les six épitomés : De physico auditu, De caelo et mundo, De generatione et corruptione, De meteoris (1159), De anima, De metaphysica ont été écrits dans cet ordre et constituent une seule œuvre. Nous proposons de nommer cet ensemble de six épitomés : al-Jawāmi’fi al-falsafa (deuxième titre dans le Barnāmaj)11.
7La conclusion de la première des deux parties de l’Abrégé débute par ces mots : « Telle est la quantité (shi’ur) de cette science que nous avons jugé bon de rassembler dans ce traité. C’est la quantité nécessaire sans laquelle on ne peut atteindre la perfection humaine. » L’auteur renonce à en dire davantage, car tout ce qu’il ajouterait « ne viserait que le meilleur (kavod), or la recherche du meilleur est, à notre époque, presque impossible ». Averroès s’exprime exactement dans les mêmes termes (meilleur : afḍal12, kavod13, melior14) au début de l’Abrégé de logique, de peu antérieur à l’Épitomé de la Physique15. En outre, dans un passage de l’Épitomé du De anima, mis en évidence par Jamāl al-Dīn al-’Alawī, on retrouve invoquée la même obligation que dans l’Abrégé de se limiter à ce qui est nécessaire à la perfection humaine, en raison d’une contrainte extérieure16. L’Abrégé est donc de peu postérieur à 1159, alors que son auteur est soumis à la pression d’événements que nous pensons pouvoir identifier grâce à une allusion : « ...cette [recherche] est impossible en raison des événements qui ont ruiné notre province, c’est-à-dire la province d’Andalousie, et qui ont restreint nos moyens de subsistance. »
8Nous avons confirmation de cette pénurie alimentaire qui a frappé Cordoue autour de 1159, dans la chronique, al-Mann bi-l-imāma d’Ibn Ṣāḥib al-Salā, fonctionnaire (kâtib) andalou au service du pouvoir almohade au moment des faits qui nous intéressent. Pendant les années 1159-1162, se situe la phase offensive de la révolte de Muhammad ibn Mardanīsh contre les Almohades. Seigneur du Levant (Murcie, Valence) et puissant chef d’armée, il prend l’initiative d’une attaque contre Séville et Cordoue dont il fait ravager la campagne environnante. Son entreprise guerrière est interrompue, en juillet 1162, par sa défaite devant les armées de ‘Abd al-Mu’min17. Nous connaissons donc les événements qui, de l’aveu d’Averroès, ont exercé sur lui une forte pression allant jusqu’à perturber son activité intellectuelle au moment où il écrit ses premières œuvres. La métaphore de l’homme dont la maison est en feu et qui tente de sauver « ce qui a le plus de valeur à ses yeux parmi les choses nécessaires à la vie » (fin de la conclusion de la première partie), déjà remarquée par S. Munk18, témoigne du sentiment de gravité créé par cette révolte.
La traduction de l’Abrégé en hébreu
9– Titre : Qiṣṣur al-Magisṭi. Les témoignages divergents des manuscrits ne permettent pas de reconstituer le titre (s’il a existé) que le traducteur aurait donné à notre texte. Celui que nous lui attribuons, après Steinschneider, Qiṣṣur al-Magisti, traduit celui qui figure dans le Barnāmaj.
10– Traducteur : Jacob Anatoli (fl. : 1230-1250)19. Jacob Anatoli est le gendre et le disciple de Samuel ibn Tibbon, connu surtout pour sa traduction du Guide des égarés de Maïmonide. Samuel est aussi l’auteur de la traduction (sans doute la première) d’une œuvre d’Averroès : trois petits traités sur la conjonction de l’intellect séparé avec l’homme20. On peut, semble-t-il, lui attribuer la traduction du commentaire de ‘Ali ibn Ridhwān sur le Tegni de Galien, terminée le 3 septembre 1199 à Béziers21. Samuel b. Tibbon serait donc le premier traducteur en hébreu d’un texte dû à un auteur arabo-musulman. Samuel b. Tibbon est aussi le premier à élaborer, en hébreu, une terminologie philosophique, à caractère scientifique et à créer, dans cette langue, un authentique glossaire de termes techniques, pour faciliter la lecture du Guide. Enfin, on lui doit la première traduction en hébreu (1210) d’une œuvre d’Aristote, les Météorologiques, à partir de sa version arabe due à Yahya ibn al-Biṭrīq (d. ± 830)22. C’est porteur de cet héritage que Jacob Anatoli quitta Marseille, où résidait son beau-père, pour s’installer à Naples vers 1230. Son activité de traducteur officiel à la cour de Frédéric II a permis à Jacob de favoriser la diffusion et l’approfondissement des doctrines philosophiques du Guide23. Jacob Anatoli dit lui-même dans son Malmad ha-Talmidim (L’aiguillon des disciples)24 avoir été “associé” à Michel Scot25, mais il ne nous renseigne pas sur les modalités exactes de cette association. Ils furent, en tout cas, les premiers, au XIIIe siècle, à traduire les commentaires d’Averroès, Jacob Anatoli en hébreu et Michel Scot en latin, contribuant ainsi à transmettre à l’Occident la pensée du cordouan et une meilleure connaissance de l’œuvre d’Aristote. Michel Scot a traduit également Sur les principes de l’astronomie d’al-Biṭrūjī. Par cette traduction, jointe à celle du Grand Commentaire [G. C.] d’Averroès au De caelo, il a été le premier à introduire dans le monde latin les thèses anti-ptoléméennes des deux auteurs andalous. Outre l’Abrégé de l’Almageste, Jacob Anatoli a traduit l'Almageste de Ptolémée et les éléments d’astronomie d’al-Farghānī, à la cour de Frédéric II (à Naples), entre 1231 et 123526. À la demande d’amis provençaux, il a procédé à la traduction du Commentaire Moyen [C. M.] d’Averroès sur l’Isagoge de Porphyre et des quatre premiers livres de l’Organon, terminée à Naples en 1232. La qualité de la traduction de l’Abrégé révèle ainsi une bonne connaissance de l’astronomie et de l’arabe, que corrobore l’ensemble de l’activité de Jacob Anatoli en ce domaine.
11– Date : 1231 ou 1235. Les colophons des manuscrits proposent, les uns 4991 (1231), les autres 4995 (1235). Les investigations préalables à l’édition permettent d’affimer qu’il ne s’agit pas de deux versions successives de la traduction et que la date est l’une des variantes séparant deux familles de témoins. Cependant ces investigations ne nous permettent pas, ici, de reconnaître la leçon authentique.
La transmission manuscrite de la traduction hébraïque
12À notre connaissance, il subsiste onze manuscrits du Qiṣṣur27. Ils se répartissent en deux familles pures (a et b) et une mixte. Les témoins b (R, S, T) se caractérisent par la présence d’annotations marginales nombreuses et de commentaires ajoutés en annexe ainsi que par des interventions volontaires et souvent pertinentes des copistes, comme si l’exactitude scientifique du texte l’emportait parfois sur la fidélité au modèle transcrit. La confrontation des témoins de la tradition directe avec le Commentaire de l’Abrégé dû à Efodi28 (ms. E : Paris, BnF, Hébreu 1026, fo 1-31) a permis d’identifier, dans la personne de ce commentateur, l’artisan de la tradition b.
13Grâce au Commentaire et aux ms. b, on peut suivre les étapes d’interprétation de Profiat Duran. On peut même le voir changer d’avis et s’en expliquer (ms. T, commentaire annexe, fo 112r : 1-17). Il ne s’est pas contenté de composer un commentaire de l’Abrégé, il en a poursuivi l’étude et l’explication. Les ms. R, S, T, copiés dans cet ordre et du vivant d’Efodi, probablement par des disciples de celui-ci, témoignent de cette intense activité. L’ampleur de la tâche accomplie est à la mesure de l’intérêt qu’Efodi portait à l’Abrégé, utilisé par le maître et ses disciples comme un manuel d’initiation à l’astronomie.
Diffusion et audience de l’Abrégé
14L’abondance de la tradition manuscrite autour d’Efodi nous laisse espérer que des recherches ultérieures nous feront découvrir que l’Abrégé a connu, dans les milieux juifs érudits, une diffusion et une audience plus importantes que celles dont nous avons connaissance aujourd’hui grâce aux résultats des travaux de M. Steinschneider29, auxquels nous ne pouvons ajouter, pour l’instant, que quelques noms et de rares remarques. Le nombre relativement important de manuscrits conservés est déjà un indice de l’attention que l’on portait à l’Abrégé, au Moyen Âge et jusqu’au XVIe siècle, dans ces milieux. M. Steinschneider fait remarquer que cette œuvre est peu souvent citée par les auteurs juifs et relève parmi eux les noms de Jehuda b. Samuel b. Abbas30, Jehuda b. Mosconi31, Profiat Duran (ou Efodi), Abraham Zacut32, Isaac Abrabanel, Joseph b. Nahmias33 et Salomon Almoli34
15À cette liste, il faut ajouter deux noms : Samuel b. Judah de Marseille et Lévi b. Gershom. Samuel b. Judah (1294 - après 1340)35 nous fait part des efforts qu’il a déployés pour s’initier à l’astronomie, dans l’épilogue à sa révision de la traduction par Jacob b. Makhir de l’Iṣlāh al-Majisṭī de Jābir b. Aflaḥ. Parmi les ouvrages qu’il a consciencieusement étudiés, outre l’Almageste, il nomme l’Abrégé et l’Iṣlāḥ. Le jugement qu’il porte sur l’Abrégé est sévère. Ayant lu les deux textes et étant devenu un homme mûr et averti, il estime que ce qu’il y a de bon dans l’Abrégé a été glané dans le livre d’Ibn Aflah et que le meilleur en a été exclu. Samuel est connu pour ses réflexions peu amènes à 1’égard des autres auteurs. Nous devons toutefois lui donner raison sur un point : l’Abrégé contient de nombreux emprunts à l’Iṣlāḥ. Quant au meilleur qui en aurait été exclu, nous pensons qu’il s’agit du choix, justifié, fait au début de la seconde partie (R 129a : 18-24) en faveur de la méthode des Anciens en matière de trigonométrie sphérique (théorème de Ménélaüs) et rejetant la méthode des Modernes (règle des quatre quantités). Averroès attribue l’achèvement de celle-ci à Ibn Mu’âdh et Jābir. Samuel qui cherchait à élargir ses connaissances mathématiques et améliorer sa pratique de l’astronomie, a dû être déçu par ce choix dont il a voulu ignorer les raisons, rendant ses critiques subjectives. Lévi b. Gershom (1288-1344) connaissait l’Abrégé. Sur les indications de B. R. Goldstein et de G. Freudenthal, nous avons relevé dans les Guerres du Seigneur (livre V, première partie) deux passages où Gersonide se réfère à l’Abrégé (nous en avons remarqué d’autres qui feront l’objet de recherches ultérieures). L’un d’eux, portant sur la relation, par Averroès, de l’observation de taches noires sur le soleil, a été traduit et commenté par B. R. Goldstein36. Dans le second, Gersonide critique Ptolémée qui donne la même longueur aux rayons du déférent et de l’équant, ce qui a pour conséquence qu’ils se coupent. Ceci est absurde, « comme le dit Ben Roshd, dans son livre Almageste, parce qu’il n’est pas possible de se représenter (yedummeh) que deux parties d’un même corps se meuvent sur deux cercles qui se coupent37 ». Lévi cite assez fidèlement l’Abrégé (R 119a : 17-18).
16Non traduit en latin, l’Abrégé est resté pratiquement inconnu de l’Occident latin. Les quelques auteurs qui, à notre connaissance, sont des exceptions à cette règle méritent notre attention :
- Pic de la Mirandole (1463-1494), qui en possédait une copie dans sa bibliothèque38, s’y réfère dans ses Disputationes adversus astrologiam divinatricem [X, 4]. C’est probablement aux Disputationes que N. Copernic emprunte sa citation de l’Abrégé dans le De revolutionibus [I, 10]39.
- Isaac Vossius (1618-1689) en aurait eu connaissance40.
- Ch. Clavius (1537-1612), dans son In Sphaeram Ioannis de Sacro Bosco Commentarius, laisse entendre qu’il connaît l’Abrégé puisqu’il écrit : « Averroès aussi, dans ses commentaires sur l’Almageste de Ptolémée, affirme qu’il y a des orbes excentriques et des épicycles dans les sphères célestes41. » (Averroes quoque in commentants in Almagestum Ptolemaei assent, dan Eccentricos orbes et Epicycles in sphaeris coelestibus)
- Georges de Trébizonde (1396-1486) : J. Monfasani avait remarqué, dans le ms. autographe contenant le commentaire sur l’Almageste de cet auteur, « une Uste, attribuée à Averroès, de vingt-deux corrections de Ptolémée par Geber42 ». Ces “corrections” ne figurent pas dans l’Abrégé. En revanche, une série de critiques contre Ptolémée dues à Jābir et répertoriées selon les neuf livres de l’Iṣlāḥ a été établie par Efodi et présentée à la fin de son Commentaire de l’Abrégé (ms. E, P. 29r-31r). La source de la liste de G. de Trébizonde devrait donc se trouver dans le Commentaire d’Efodi. La comparaison des deux textes permet de confirmer cette hypothèse43. Il ne s’agit pas d’une traduction, ni même d’une paraphrase. Toutefois, le contenu est en gros restitué. Reste à découvrir qui a procédé à cette nouvelle élaboration et comment l’humaniste a eu accès à cette “version” latine de l’inventaire d’Efodi.
17Sur la diffusion de l’original arabe, on ne dispose, à notre connaissance, que de deux témoignages. Il existe dans un traité de mathématiques, Tuḥfat al-Ṭullāb, dû à Ibn Haydür, un auteur maghrébin du XIVe siècle, commentateur d’Ibn Bannâ’, un passage qui reproduit textuellement l’Abrégé44. Ce ne serait pas la première fois qu’Ibn Haydür citerait Averroès sans le nommer. En effet, M. Aballagh, qui précise que cet auteur « allie une formation mathématique solide à une large culture scientifique », a relevé, dans le même texte, un emprunt textuel au Grand commentaire de la Métaphysique45. Ibn Khaldūn, dans le livre I, Muqaddima, de son Livre des Exemples (traduction, présentation et annotations de A. Cheddadi, Paris, 2002, p. 957) nous informe qu’Ibn Rushd avait écrit un abrégé de l’Almageste. On peut donc penser que l’Abrégé, dans sa langue d’origine, était encore connu au Maghreb au XIVe siècle, mais nous ignorons quelle était son audience.
Le texte
18L’Abrégé de l’Almageste est un traité purement théorique, ne contenant aucune table, où les données numériques sont rares. Averroès dit lui-même « Notre but n’est pas la pratique (ma’aseh) mais la théorie (limmud) » (R 148b : 9). Le titre reflète assez bien le contenu de l’ouvrage du point de vue quantitatif. En effet, environ 90 % du texte consiste essentiellement en un résumé de la Syntaxe mathématique46, dont la substance est redistribuée non en treize livres mais en deux parties. Dans le prologue, l’auteur s’explique sur cette bipartition (nous y reviendrons, section 3 “Prologue”). Il réserve à la première partie « ce qui, en science de l’astronomie, semble nécessaire à la perfection humaine » (R 104a : 7-8). « La seconde pénètre [plus avant] dans la théorie » (R 105a : 8). La table des matières47 va nous donner un premier aperçu du contenu de l’Abrégé et nous permettre d’entrevoir ce qu’Averroès considère comme « nécessaire à la perfection humaine ».
1. Table des matières
Prologue (Chapitre P)
1. But de l’ouvrage : rassembler ce qui, en astronomie, paraît nécessaire à la perfection humaine. Le traité aura l’étendue d’un abrégé et adoptera ce qui est communément admis.
2. L’astronomie : sa finalité, ses sujets d’étude (les corps sphériques dont les astres font partie), son mode d’investigation, son utilité et son rang.
3. Résumé du contenu des deux parties.
Première partie
Chapitre I - Introduction [Alm., I, 3-8].
Chapitre S - “Mouvement du soleil”.
1. Modèle géométrique [Alm., III, 3].
2. Sphères du soleil [Configuration chap. 9].
3. Instrument permettant de voir “l’inégalité du mouvement du soleil” (armilles méridiennes) [Alm., I, 12].
Chapitre L - “Mouvement de la lune”.
1. Modèle géométrique (longitude et latitude)
[Alm., IV, 5,2, 3, 9 ; V 2, 5].
2. Remarques critiques.
3. Sphères de la lune [Configuration, chap. 10].
Chapitre M - “Mouvement de Mercure”.
1. Modèle géométrique (longitude) [Alm., IX, 5, 3, 6, 8, 9].
2. Remarques critiques.
3. Modèle géométrique (latitude) [Alm., XIII, 1,2].
4. Sphères de Mercure [Configuration, chap. 11].
Chapitre V - “Mouvement de Vénus”.
1. Modèle géométrique (longitude) [Alm., IX, 5].
2. Modèle géométrique (latitude) [Alm., XIII, 1,2],
3. Sphères de Vénus [Configuration, chap. 12].
Chapitre PS - “Mouvement des trois planètes supérieures”.
1. Modèle géométrique (longitude) [Alm., IX, 5 ; X, 6, 7 ; XI, 1, 5].
2. Remarques critiques.
3. Modèle géométrique (latitude) [Alm., XIII, 1,2],
4. Sphères des planètes supérieures [Configuration, chap. 13].
Chapitre EF - “Mouvement des étoiles fixes”.
1. Une sphère pour toutes les étoiles et non une par étoile.
2. Théorie de la précession [Alm., VII, 1, 2].
3. Théorie de la trépidation d’Azarquiel.
Chapitre OP - “Ordre des sphères planétaires”.
1. Ordre des Anciens et de Ptolémée [Alm., IX, 1].
2. Ordre de Jābir b. Aflaḥ [Iṣlāḥ, VII, 1].
Chapitre SA - “Sphère armillaire” [Alm., V, 1].
Chapitre C - “Conclusion”.
Seconde partie
– Long chapitre (2/5 de la seconde partie) qui reprend les préliminaires mathématiques nécessaires à l’étude de l’Almageste, rassemblés par Ptolémée dans les livres I et II. Averroès y ajoute quelques propositions (avec démonstration) empruntées aux Sphériques de Théodose et aux Sphériques de Ménélaus ainsi que quelques définitions : équateur, cercle médian du zodiaque, etc.
– “Chapitre sur l’équation du soleil” [Alm., IH, 1, 4, 7, 9] : durée de l’année tropique et mouvement moyen, excentricité, position de l’apogée, équation maximale (valeur et position), anomalie moyenne à “l’époque”, équation du temps48.
– “Chapitre sur l’équation de la lune” [Alm., IV, 6, 9 ; V, 3, 4, 5].
– Règles parallactiques et théorie des parallaxes [Alm.,V, 12-19].
– “Chapitre sur les éclipses” [Alm., VI].
– “Sur l’équation du mouvement des cinq planètes”
[Alm., IX, 10, 11 (Mercure) ; X, 4, 5 (Vénus) ; X, 8, 9 (Mars) ; XI, 2, 3 (Jupiter) ; XI, 6, 7 (Saturne)].
– Stations et rétrogradations des planètes [Alm., XII].
– “Valeurs des inclinaisons des planètes” [Alm., XIII 3, 4].
– Première et dernière visibilité des planètes [Alm., XIII 7-9].
***
19La première partie représente un tiers de l’Abrégé. Les passages inspirés de l’Almageste y sont moins massivement présents (env. 75 %) que dans la seconde (env. 95 %). La première partie est nettement plus indépendante de l’Almageste Elle laisse une place plus large à l’expression de l’opinion personnelle d’Averroès, en particulier dans les chapitres EF et OP et surtout dans les excursus que nous avons intitulés “remarques critiques” où figurent la plupart des critiques que l’auteur adresse contre l’astronomie49. Dans la seconde partie les écarts par rapport à l’Almageste se limitent à quelques ajouts dans le premier chapitre et à de courtes digressions. Alors que l’Almageste traite du mouvement en longitude des sept planètes dans les livres III-IV et IX-XI (livre ΙII : Soleil ; livres IV-V : Lune ; livres IX-XI : Vénus, Mercure, Mars, Jupiter, Saturne) et épuise le sujet (tables comprises), l’Abrégé scinde en deux ces livres. L’auteur réserve à la première partie les chapitres de l’Almageste consacrés à l’élaboration du modèle géométrique théorique et relègue dans la seconde la description de la méthode ptoléméenne pour achever l’établissement du modèle par la détermination des paramètres (voir l’exemple du chapitre S et son complément le “chapitre sur l’équation du Soleil”). Les préliminaires géométriques et trigonométriques nécessaires à la compréhension et à l’utilisation de l’Almageste, rassemblés par Ptolémée dans les livres I et II ainsi que des sujets très techniques comme les parallaxes, les éclipses, les stations et rétrogradations sont relégués dans la seconde partie.
20À partir du chapitre L, Tordre suivi n’est plus celui de l’Almageste. L’Abrégé évolue parallèlement à la Configuration : Soleil, Lune, Mercure, Vénus, les trois planètes supérieures (traitées ensemble), étoiles fixes. Les deux textes adoptent la succession des sphères dans l’espace, de la plus intérieure (Lune) à la plus extérieure (étoiles fixes pour Averroès, sphère suprème pour Ibn al-Haytham). À l’intérieur des chapitres Μ, V et PS, l’auteur introduit le traitement du mouvement en latitude alors que Ptolémée consacre à l’ensemble des mouvements en latitude des planètes supérieures et inférieures un livre à part (livre XIII). Le souci pédagogique et pratique de Ptolémée fait place à une préoccupation purement théorique et cosmologique où le mouvement en longitude n’est plus privilégié par rapport au mouvement en latitude.
21Plutôt qu’un résumé de la Syntaxe, nous dirons plus volontiers que l’Abrégé est une somme de paraphrases d’extraits de ce texte présentés dans le désordre. Cet ensemble de fragments disloqués est mis au service d’un tout autre objectif que celui de Ptolémée : conduire le lecteur à la perfection humaine. Une certaine astronomie, présente dans la première partie seulement, est censée y contribuer. La première partie est plus cosmologique et la seconde, plus mathémadque. L’auteur ne se limite pas à l’astronomie mathématique (Almageste), il est préoccupé aussi d’astronomie physique (Configuration) ; c’est même celle-ci qui gouverne le plan suivi. Il ne se contente pas de Ptolémée, il consulte aussi Ibn al-Haytham et des savants contemporains : Azarquiel, Jābir, Ibn Mu’ādh (seconde partie). L’astronomie mathématique et physique, objet de l’Abrégé, est donc celle du XIIe siècle andalou. L’Abrégé constitue une tentative d’appropriation, par son auteur, de la tradition astronomique contemporaine. Le titre “Abrégé d’astronomie” serait donc plus conforme au contenu réel du texte qu’“Abrégé de l’Almageste”. La présence de critiques contre l’astronomie nous fournit une raison supplémentaire pour considérer ce traité comme étant un “abrégé d’astronomie”. Celles-ci sont présentes surtout dans le prologue et dans la première partie, dans ce que nous avons appelé “remarques critiques”. D’autres sont dispersées dans le corps du texte où elles ripostent immédiatement à un problème rencontré, reconnu comme tel. Ces attaques contre l’astronomie gréco-arabe ne donnent pas lieu à de longs développements. La relative concision de l’analyse des difficultés engendrées par les modèles de Ptolémée et aussi d’Azarquiel ne signifie pas qu’elles soient négligeables. De fait, elles sont suffisamment importantes pour qu’Averroès souhaite que des recherches soient menées en vue de l’établissement d’autres modèles.
22Ces remises en cause sont de trois ordres :
- Épistémologique. Émises dans le prologue, elles dénoncent le caractère peu “scientifique”, au regard de la logique aristotélicienne, de l’astronomie transmise à Averroès et à ses contemporains.
- Mathématique. Dans ce cas, Averroès reprend à son compte certaines objections soulevées par Jābir dans l’Iṣlāḥ. Ainsi, Averroès mentionne-t-il l’existence d’une nouvelle « démonstration géométrique » proposée par Jābir pour « vérifier la véracité » de l’hypothèse ptoléméenne relative aux positions respectives des trois centres (écliptique, déférent, équant) dans le modèle des planètes supérieures50
- Physique. Les hypothèses de l’épicycle (prologue) et de l’excentrique (chap. L, 2) sont remises en cause brièvement mais radicalement ; sans l’élaboration d’une nouvelle composition de mouvements circulaires centrés, il est impossible d’accéder à la perfection. Sont soumis à une courte analyse critique : le mouvement en “inclinaison” (prosneuse) du diamètre de l’épicycle de la lune (chap. L, 2), l’oscillation du déférent dans le mouvement en latitude de Mercure et de Vénus (chap. M, 3 ; V, 2). L’hypothèse de l’équant semble avoir été reconnue, sans être nommée, comme faisant partie des difficultés créées par les modèles des cinq planètes de l’Almageste. Cependant, quand Averroès a l’occasion d’aborder la question de l’équant (chap. M, 2), il préfère s’en prendre à une conséquence de l’existence de celui-ci, l’intersection des cercles du déférent et de l’équant : « On ne peut se représenter deux parties d’un même corps qui se meuvent sur deux cercles qui se coupent [...]. On ne peut davantage se représenter ce mouvement [comme produit] par deux parties différentes [c’est-à-dire, deux corps différents] ».
23Dans l’Épitomé du De caelo (peu avant 1159)51, Averroès faisait déjà état de quelques-unes des difficultés “physiques”, créées par Ptolémée et par “des auteurs contemporains”, qui sont relevées également dans l’Abrégé (peu après 1159)52. Plus tard, vers la fin de sa vie (v. 1190), dans les G. C. du De caelo et de la Métaphysique, il développera ses objections d’ordre épistémologique et physique53. Par conséquent, force est de constater qu’il n’a pas changé d’avis entre temps. Une question alors se pose : pouquoi s’être donné la peine de composer un abrégé d’une astronomie que l’on rejette ? La réponse est donnée par Averroès lui-même dans le Prologue (voir ci-dessous, section 3 [40]).
2. Les sources de l’Abrégé et leur exploitation critique
24Averroès cite volontiers ses sources. Il n’y a donc pas de difficulté à les identifier :
- Aristote n’est que rarement cité. Son enseignement supposé connu, essentiellement dans les domaines des sciences de la nature (De caelo, Physique) et de la logique (Seconds analytiques), n’est invoqué que dans le Prologue et la première partie, pour fonder ses critiques de l’astronomie (exemple : Prologue, [39] - ci-dessous, section 3).
- Euclide, Les éléments ; Théodose, Les Sphériques ; Ménélaüs, Les Sphériques : Averroès semble bien connaître ces ouvrages et les manipuler comme des outils qu’il aurait sous la main. Il fait appel à eux quand il juge utile de rassurer son lecteur (sans doute pour provoquer son assentiment) : telle étape du raisonnement est fondée sur une démonstration antérieure qu’il peut aller vérifier. Le recours à ces textes témoigne du sérieux de sa formation mathématique.
- Ptolémée, L’Almageste : la rédaction de l’Abrégé se fonde sur une bonne connaissance de l'Almageste, de tout l’Almageste. La seconde partie du traité révèle à quel point Averroès avait mené scrupuleusement son entreprise d’appropriation et d’explication de la Syntaxe. Du même auteur, Averroès se réfère aux Hypothèses des planètes (sefer ha-Sippur)54 : pour répondre aux attaques de Jābir b. Aflah contre l’ordre des planètes adopté par Ptolémée au début du livre IX. Il oppose habilement à l’argumentation de l’Almageste, reprise et critiquée par Jābir, où Ptolémée est en contradiction avec sa propre théorie des latitudes, ce qu’il dit être la pensée profonde de Ptolémée, exprimée dans les Hypothèses, mais qui représentait probablement une révision de cette pensée faisant disparaître la difficulté.
- Jābir b. Aflah55, Iṣlāḥ al-Majisṭī (Correction de l’Almageste) : nous avons constaté qu’Averroès avait fait des emprunts textuels importants à l'Iṣlāḥ. Jābir dénonce, dans son introduction, la difficulté que présente l’étude de l’Almageste en raison, notamment, du fait que son auteur y mélange la théorie (theoria) et la pratique (operatio). C’est pourquoi Ptolémée est contraint de multiplier, diviser des nombres entre eux, d’extraire des racines carrées et d’établir des tables56. Jābir dit avoir, dans son traité, isolé la théorie de la pratique. Selon lui, à son époque, le livre de Ptolémée n’a d’intérêt que pour la théorie, car il ne peut plus servir à la pratique pour de multiples raisons (qu’il ne précise pas)57. Comme Jābir, Averroès veut que son traité soit uniquement théorique. Il a donc pu tirer parti du travail d’épuration et de recomposition accompli par son prédécesseur. Il le suit pas à pas lorsque celui-ci substitue des démonstrations théoriques aux démonstrations élaborées par Ptolémée à partir de données numériques fournies par des observations58. Averroès, comme son prédécesseur, consacre un chapitre à part aux mathématiques nécessaires à la compréhension de l’Almageste, mais, tandis que Jābir en fait les deux premiers livres de son traité, Averroès les relègue en tête de la seconde partie. Conscient des progrès accomplis depuis Ptolémée dans le domaine de la trigonométrie (en particulier par deux savants andalous contemporains, Ibn Mu’ādh et Jābir), il décide cependant d’adopter la méthode des Anciens (celle de l’Almageste, c’est-à-dire le théorème de Ménélaüs ou “la figure sécante”), car celle-ci est « bonne et, si l’autre [celle des Modernes] est plus simple, celle-ci est plus directement liée à la théorie59 ». Son objectif serait donc de faire comprendre l’Almageste en exploitant les mêmes outils mathématiques.
25Dans l’introduction de l’Iṣlāḥ, Jābir dresse l’inventaire des erreurs commises, selon lui, par Ptolémée et qu’il se propose d’analyser et de rectifier dans son traité60. La plupart de ses critiques sont le fait d’un mathématicien rigoureux. Elles ne portent que sur des points de détail et ne remettent pas en cause la composition des modèles. En particulier, on n’y découvre aucune remarque à l’encontre de l’épicycle et de l’excentrique. Au regard de la cosmologie, une seule critique est importante : Vénus et Mercure ne peuvent pas se trouver sous le soleil. Aux attaques du Sévillan contre Ptolémée, Averroès réagit de façon nuancée, à la fois en fonction de l’enjeu et selon qu’il partage ou non son avis. Ainsi, les arguments de Jābir contre la position de Vénus et Mercure donnent-ils heu à un exposé critique formant un chapitre à part, tandis que les objections sur un point particulier sont, soit résumées brièvement, soit contestées en quelques phrases sévères lorsque Averroès estime que Jābir est dans son tort.
26– Ibn al-Haytham61, Traité sur la configuration du monde : les passages inspirés de la Configuration n’apparaissent que dans la première partie et n’en représentent qu’une part très faible (environ 5 %). Cette présence quantitativement discrète ne doit pas nous laisser oublier les similitudes entre l’Abrégé et la Configuration que nous avons relevées plus haut et qui ont justifié de considérer notre texte comme un “Abrégé d’astronomie”. On rencontre la première mention d’Ibn al-Haytham dès le début du prologue :
Cette quantité (Ši’ur) [d’astronomie, dans ce traité,] c’est ce qu’en ont écrit les auteurs d’abrégés dans cette science, comme Ibn al-Haytham et d’autres. Cependant, ce qu’ils ont écrit est dénué de jugement (‘immut - taṣdīq) et ne relève pas de la méthode démonstrative (derekh mofti). De fait, ils n’avaient en vue que la représentation (ṣiyyur - [taṣawwur]). Quant à nous, nous avons l’intention d’évoquer la méthode permettant la vérification (ha’amata)62.
27En effet, la Configuration décrit l’agencement des sphères matérielles et le mouvement de chacune d’elles sans que soient justifiés le pourquoi de la présence de telle ou telle ni le pourquoi du sens donné à son mouvement. Averroès, quant à lui, tient à ce que son lecteur puisse avoir de l’astronomie telle qu’elle est à son époque une compréhension aussi parfaite que possible, seule susceptible d’entraîner son assentiment (taṣdīq) en lui permettant de se représenter la configuration des sphères et leurs mouvements, mais aussi d’accéder à la connaissance du pourquoi, c’est-à-dire les raisons pour lesquelles les astronomes ont introduit ici un épicycle, là un excentrique. De fait, on observe que dans les chapitres L, Μ, V, PS de la première partie, la description (taṣawwur) du modèle cosmologique, inspirée de la Configuration, sert de conclusion à l’exposé beaucoup plus développé, consacré à l’élaboration argumentée (taṣdīq) du modèle géométrique emprunté à l’Almageste63.
28Si l’existence de chaque sphère matérielle de la Configuration trouve sa justification dans un mouvement circulaire uniforme de l’Almageste, à l’inverse tous les mouvements qui sont prévus dans la Syntaxe ne sont pas représentés par un corps sphérique dans la Configuration. Cette discordance, passée sous silence par l’auteur de la Configuration, n’a pas échappé à Averroès, puisque sa description des sphères de Vénus est encadrée par les deux réflexions suivantes :
Si, pour cette planète, il en est bien ainsi, les sphères dont l’existence supposée [par Ptolémée] n’a pas donné lieu à une objection (safeq) dans l’esprit d’Ibn al-Haytham peuvent être décrites comme suit : [...]
Ces sphères sont celles, dont selon lui [Ibn al-Haytham], il n’est pas absurde de supposer l’existence. Quant aux autres mouvements, ils présentent des difficultés (safeq)64.
29Averroès s’étonne devant le silence sur ces difficultés de l’auteur de la Configuration qui est aussi, pour lui, celui des Shukūk.
30– Ibn al-Haytham, Al-Shukūk ‘alā Baṭlamyūs (Les doutes concernant Ptolémée)65. Dans ce traité, Ibn al-Haytham se livre à une critique sévère de trois œuvres de Ptolémée : YAlmageste, les Hypothèses des planètes et l'Optique. En ce qui concerne plus précisément YAlmageste, il remet notamment en question, comme le fera plus succinctement Averroès dans l'Abrégé66 : la prosneuse (muḥādhāt) du diamètre de l'épicycle de la lune ; Téquant ; l’inclinaison variable du déférent de Mercure et de Vénus, dans leur mouvement en latitude. Par contre, les hypothèses de l’excentrique et de l’épicycle ne font pas l’objet de critiques et sont donc tacitement admises. Ses critiques amènent Ibn al-Haytham à la conclusion que la configuration (hay’a) établie par Ptolémée pour les mouvements des cinq planètes est fausse (bātila) et qu’il existe une configuration vraie (ṣāḥiḥa), comportant des corps mus d’un mouvement uniforme, permanent et continu, n’entraînant aucune impossibilité et où n’intervient aucune ambiguïté67. L’auteur des Shukūk suggère donc de rechercher cette autre configuration que Ptolémée n’avait pas réussi à trouver. Grâce à S. Pinès, nous savons qu’Ibn Bâjja connaissait les Shukūk68. L’Abrégé nous révèle qu’il en était de même pour Averroès. En effet, dans le chapitre L, au moment de passer du modèle géométrique de l’Almageste à sa représentation physique à trois dimensions dont la description s’inspire de la Configuration, Averroès se livre à la remarque critique suivante :
[1] Tels sont, dans leur totalité, les mouvements attribués à la lune ; les trois premiers l’ont été par les Anciens et les deux derniers, par Ptolémée. [2] Pour les quatre [premiers] d’entre eux69, il pouvait supposer l’existence de corps d’où ces mouvements résulteraient. [3] Par contre, en ce qui concerne ce cinquième [mouvement], appartenant au diamètre de l’épicycle, appelé « mouvement en inclinaison (neṭiyya) », il ne pouvait, d’après ce que l’on sait à son sujet, lui donner une configuration [de sphères matérielles] convenant à cette attribution, sans entorse à ce qui a été démontré en science naturelle. [4] En effet, on peut voir, à propos de ce mouvement du diamètre de l’épicycle, qu’il s’agit de deux mouvements opposés appartenant à un même corps. [5] Or, entre deux mouvements opposés, il y a toujours un repos, comme cela a été démontré en science naturelle. [6] De plus, le repos relève de ce que l’on ne peut admettre pour des corps célestes. [7] Ibn al-Haytham, déjà, avait émis des doutes (sippeq) à ce sujet, comme il l’avait fait également pour les autres mouvements [supplémentaires] que [Ptolémée] avait attribués aux planètes, parce qu’ils appartenaient à cette catégorie70.
31La dernière phrase [7] de cet extrait ne peut renvoyer qu’aux Shukūk puisque le mouvement en inclinaison ne soulève aucune objection dans la Configuration, alors qu’il fait l’objet, dans les Shukūk, d’une longue analyse critique qu’Averroès résume dans la phrase [4]71. Les « autres mouvements supplémentaires » [7] désignent ceux qui, en plus du mouvement “en inclinaison” de la lune, sont critiqués dans les Shukūk et dans l'Abrégé. Ce que ces mouvements ont en commun est clairement défini dans le Grand commentaire de la Métaphysique : Ptolémée était incapable de leur associer une configuration de sphères matérielles qui fût conforme aux principes sur lesquels il se fondait et qui s’appliquaient à l’épicycle et à l’excentrique72. À un moment de la vie d’Averroès où l’on ne peut le soupçonner de complaisance à l’égard de l’épicycle et de l’excentrique, ce témoignage révèle clairement qu’il était conscient que les mouvements contestés dans les Shukūk représentaient une bien plus grande difficulté technique que des mouvements circulaires et uniformes, mais non “homocentrés”.
32– Al-Zarqāllu73, Traité sur le mouvement des étoiles fixes74 et Traité d’ensemble sur le soleil75 : Averroès connaissait ces deux traités76. On rencontre, en effet, des allusions à leur contenu, dans la première et la seconde partie de l’Abrégé. Dans la première partie, chapitre EF, en conclusion de ses propos sur le mouvement des étoiles fixes (cf. Alm., VII, 1-3), Averroès retrace sommairement quelles ont été, selon lui, les étapes de la contribution des astronomes arabes à la théorie de la trépidation des équinoxes (ou mouvement d’accès et de recès) :
[1] À l’époque des Ismaéliens, parce qu’ils avaient persévéré dans l’observation des étoiles fixes et, parmi elles, en particulier Regulus, ils les ont vues aller tantôt selon l’ordre des signes et tantôt revenir, tout en montant tantôt vers le sud et descendant tantôt vers le nord. [2] Les [astronomes] modernes ont pensé que l’hypothèse la plus appropriée au regard de la physique pour [rendre compte de] ce mouvement était de supposer que les pôles du corps sphérique (kaddur) des [étoiles] fixes tournent autour des pôles d’un autre corps sphérique, que celui-ci englobe le corps sphérique des fixes ou que ce soit le corps sphérique des fixes qui l’englobe. [3] Ainsi, il advient que les pôles du corps sphérique des fixes vont tantôt vers le sud en s’élevant et tantôt vers le nord en descendant, tantôt selon et tantôt contre l’ordre des signes.
[4] Malgré toutes les observations des Ismaéliens, qui cherchaient à comprendre pleinement ce mouvement, celui-ci présentait des difficultés, à tel point qu’ils étaient à son sujet dans le doute, jusqu’au jour où l’homme renommé pour nous dans cet art, qui y surpassait tous ceux qui l’avaient précédé et connu sous le nom d’al-Zarqala, fit porter ses efforts sur les observations et joignit, à celles-ci, d’autres qu’il avait recueillies. [5] Parce qu’il avait, en outre, déterminé le mouvement du soleil et l’avait confirmé à l’aide de ses observations et de celles des Anciens, il fut, alors, en mesure d’en tirer l’équation de ce mouvement77.
33Les Ismaéliens ou “nouveaux savants” (seconde partie) désignent les premiers astronomes arabes (IXe siècle), en particulier Thâbit ibn Qurra à qui renvoie l’observation de Regulus, puisque c’est à lui qu’on attribuait, au Moyen Âge, le Livre sur l’année solaire78. Dans l’hypothèse sommairement décrite dans la phrase [2], on peut reconnaître la théorie de la trépidation d’Azarquiel exposée dans son traité sur le mouvement des étoiles fixes79. L’établissement d’un modèle pour ce mouvement lui est d’ailleurs explicitement attribué [4]. L’énoncé [5] fait probablement allusion au second traité, sur le soleil. En effet, l’observation de la longitude d’une étoile fixe, à l’aide d’une sphère armillaire, parce qu’elle utilise les longitudes de la lune et du soleil, suppose l’existence préalable d’une théorie du soleil.
34Dans la seconde partie, au chapitre “Équation du soleil”, Averroès évoque à nouveau le mouvement d’accès et recès qu’il attribue, comme ci-dessus, aux Modernes, mais cette fois il suggère à qui aurait le loisir d’approfondir ses investigations en astronomie, de s’assurer par l’observation de la véracité de l’existence de ce mouvement et de contrôler en particulier sa périodicité80. Toujours dans le même chapitre, après avoir montré comment Ptolémée avait procédé pour déterminer la position de l’apogée, supposée fixe81, il ajoute :
Quant aux nouveaux [astronomes], ils ont trouvé que l’apogée était mobile et que l’excentricité [du soleil] était inférieure à celle qu’avait trouvée Ptolémée. Nos contemporains [c’est-à-dire Azarquiel], eux, ont pensé que le centre [de l’excentrique] tournait sur un petit cercle, créant, pour l’apogée, un [mouvement de] va-et-vient (halokh washov)82.
35Après l’exposé de la première partie, plutôt favorable à la théorie de la trépidation d’Azarquiel, on peut s’étonner des réserves émises dans la seconde. En fait, Averroès ne croit pas à l’existence du mouvement d’accès et recès. On remarque également que la solution apportée par l’astronome andalou aux problèmes posés à propos du soleil par les découvertes de ses prédécesseurs est évoquée dans une phrase où Averroès ne peut s’empêcher de mettre l’accent sur le mouvement de va-et-vient de l’apogée. Nous pensons qu’Averroès laisse ici apparaître sa préoccupation devant les progrès accomplis par les astronomes arabes, et surtout Azarquiel qu’il tient en haute estime. En effet, ces progrès ont pu lui sembler devoir s’accompagner de l’introduction, dans des modèles de plus en plus élaborés, de mouvements visiblement incompatibles avec la physique d’Aristote : des mouvements de va-et-vient. De tels mouvements avaient déjà été introduits par Ptolémée et sévèrement contestés par Ibn al-Haytham. Azarquiel persévère dans cette voie, provoquant une aggravation brutale du contentieux entre l’astronomie et la physique.
36– Enfin, il faut remarquer que les noms d’Ibn Bājja et d’Ibn Ṭufayl n’apparaissent pas.
3. Prologue
37Ce qu’Averroès sait de l’histoire de l’astronomie l’a rendu attentif au fait qu’elle n’avait pas cessé d’évoluer et de se corriger. D’un point de vue technique, elle avait fait des progrès constants, mais au prix, à ses yeux, d’un divorce de plus en plus profond avec la physique d’Aristote, et donc avec le réel. Sur certains points importants, il constate la coexistence de théories divergentes : la précession de Ptolémée et la trépidation d’Azarquiel, l’ordre des planètes de Ptolémée et celui de Jābir b. Aflaḥ. Parmi les auteurs qui ont critiqué l’astronomie ptoléméenne avant lui, Averroès ne retient que Jābir et Ibn al-Haytham. Leurs critiques sont de nature très différente, mais elles ont en commun d’être dues à des savants en astronomie et donc d’être ressenties comme internes à la discipline. L’astronomie dont Averroès a connaissance est donc perçue par lui comme imparfaite et, sur certains points, encore objet de discussion. En outre, elle lui est transmise avec les problèmes aigus dénoncés par Ibn al-Haytham. Le souhait de ce dernier que soient trouvées d’autres configurations que celles de Ptolémée n’a pas été exaucé. La lecture d’extraits du prologue va nous permettre d’observer comment Averroès entend appréhender cette science problématique83.
[1] Il a été démontré ailleurs que les sciences spéculatives sont de deux espèces84 : l’une est directement liée à la perfection humaine (ha-shelemut ha-’enoshi) et l’autre est destinée à préparer à l’étude et à la pratique de l’étude de la première. [2] Cette [seconde] espèce est connue sous le nom de mathématiques. [3] Elle-même comprend des [sciences] qui sont proches de ce qui est directement lié à la perfection humaine, mais également [des sciences] qui en sont plus éloignées. [4] Ainsi, les sciences mathématiques dans lesquelles la matière est appréhendée, comme l’optique et l’astronomie, sont-elles plus proches de celles qui sont directement liées à la perfection humaine en raison de leur plus grande similitude avec la science naturelle que la géométrie et l’arithmétique. [5] Mais, l’écart entre elles, à ce propos, est compris sous un seul et même genre et non sous des genres différents. [6] C’est pourquoi nous avons jugé bon de rassembler, ici, ce qui, en science de l’astronomie, semble nécessaire à la perfection humaine.
[7] Cette quantité [d’astronomie] c’est ce qu’en ont écrit les auteurs d’abrégés dans cette science, comme Ibn al-Haytham et d’autres. [8] Cependant, ce qu’ils ont écrit est dénué de jugement ('immut - [taṣdīq]) et ne relève pas de la méthode démonstrative (derekh mofti). [9] De fait, ils n’avaient en vue que la représentation (ṣiyyur - [taṣawwur])85. [10] Quant à nous, nous avons l’intention d’indiquer la méthode permettant la vérification (ha’amata) et nous aurons soin d’être bref dans nos propos et compréhensible dans nos démonstrations [...].
[25] Parmi les prémisses en usage dans cet art (mela’kha), certaines sont évidentes par elles-mêmes. [26] Dans cette espèce de prémisses, les unes sont accessibles aux sens et les autres sont rendues sensibles grâce à des instruments. [27] Pour la plupart d’entre elles, la durée d’une vie humaine ne suffit pas pour que les données des sens relatives à ces [sujets]86 pris individuellement se répètent, de sorte que la vérité sur la dimension de leurs cercles ne survient que s’ils disposent d’une longue durée. [28] Cependant, la méthode adoptée par ceux qui, à plus d’un, s’efforcent d’observer [ces sujets], chacun ajoutant ce que ses sens ont perçu, jusqu’au jour où cette connaissance est achevée par le dernier d’entre eux, relève de ce qui est communément admis (ha-pirsum) et non de la [connaissance] vraie (‘emet). [29] Cette espèce de prémisses est donc telle que, dans cette science, on ne fait pas usage de la démonstration, mais de ce qui est communément admis (mefursam - [mashhūr])87 [...].
[32] En ce qui concerne les objets de recherche (mevuqqashot), dans cette science, il s’agit la plupart du temps de l’existence des causes. [33] C’est pourquoi les démonstrations (moftim) élaborées ici ne sont que des signes (re’ayot)88. [34] En effet, nous allons vers la détermination des états antérieurs des deux à partir des choses postérieures89 pour nous, c’est-à-dire les mouvements. [35] Il est bon que tu saches que les méthodes suivies par les mathématiciens dont les traités nous sont parvenus, relativement à la compréhension des configurations des corps célestes et de leur nombre à partir des données postérieures, ne présentent en général ni signes (re’ayot) ni démonstrations (moftim). [36] En effet, ils ne sont pas allés du postérieur vers l’antérieur comme c’est le cas pour les signes, ni de l’antérieur vers le postérieur comme c’est le cas pour les démonstrations. [37] Il en est ainsi parce que l’antérieur dont ils partent pour aller vers le postérieur n’est pas connu par lui-même et ne peut être découvert par un signe90. [38] Bien plus, la plupart [des choses] qu’ils leur ont attribuées ne sont pas possibles ; à plus forte raison, elles ne sont pas nécessaires, comme c’est le cas de l’épicycle. [39] En effet, il a été démontré en science naturelle qu’un mouvement circulaire simple ne peut exister que pour un corps [qui n’est] ni lourd ni léger et qui se meut circulairement autour du milieu. [40] Nous avons jugé bon, cependant, de suivre dans cet abrégé ce qui est communément admis (mefursam) et, si Dieu prolonge la durée de notre vie, nous entreprendrons des recherches sur ces choses, dans la mesure de nos possibilités [...].
[57] A ce livre, nous donnerons deux parties. [58] Dans le premier traité, il sera question des orbes, de leurs positions, de leur nombre et des raisons qui ont conduit à cela. [59] Dans le second traité, il sera question d’une partie de la détermination de leurs mouvements, des valeurs de leurs inégalités et des rapports de leurs parties les unes avec les autres. [60] La première partie, elle, est nécessaire [à la perfection humaine], conformément à notre but ; la seconde pénètre [plus avant] dans la théorie. [61] Voici ce que nous avons voulu dire en introduction à notre traité sur cette science. [62] [Maintenant], nous nous proposons d’aborder chacune des parties de ce traité.
38L’ensemble du prologue consiste en une étude épistémologique de l’astronomie, fondée sur l’analyse de cinq points capitaux (kephalaïa) : son but, ses sujets, son mode d’investigation, son utilité, son rang parmi les autres sciences théorétiques. Les extraits que nous avons sélectionnés portent plus particulièrement, les uns, sur les intentiones auctoris, prenant en compte les conclusions de son étude (P1 - P6, P10, P40, P57 - P62) et les autres, sur les passages (P25 - P29, P32 - P39) où il stigmatise les faiblesses de la discipline étudiée.
39– P1 -P6. Ce n’est qu’à la fin du prologue (P57 - P60) qu’Averroès annonce explicitement la division de l’Abrégé en deux parties. P60 nous indique que P6, conclusion du raisonnement qui la précède, ne concerne que la première partie. Ce raisonnement établit une hiérarchie des sciences théorétiques, à l’intérieur de laquelle Averroès introduit une première bipartition : métaphysique, physique/mathématiques ; puis une deuxième, parmi les sciences mathématiques : optique, astronomie/géométrie, arithmétique. Dans les deux cas, le premier groupe de sciences l’emporte sur le second parce que la connaissance qu’elles procurent contribue davantage à la perfection humaine. Dans le deuxième cas, une plus grande proximité de la perfection est due à une plus grande “similitude” avec la physique. Averroès suppose implicitement une troisième bipartition, fondée sur le même critère de hiérarchisation que dans la deuxième, à l’intérieur même de l’astronomie. Cette dernière bipartition se traduit dans la division en deux parties de l’Abrégé. La quantité d’astronomie « nécessaire à la perfection humaine » fera l’objet de la première partie et rassemblera ce qui, dans cette science, est plus voisin de la physique, donc plus cosmologique. La seconde partie pénétrera plus avant dans la théorie (P60) ; hiérarchiquement inférieure, elle sera plus mathématique. Ce sont donc des considérations épistémologiques qui sont à l’origine de cette présentation originale de l’astronomie. Cette “astronomie”, pour l’auteur de l’Abrégé, ne se limite donc pas à l’astronomie mathématique, comme le titre pourrait le laisser entendre, mais comprend aussi l’astronomie physique.
40– P7 - P10. Les abrégés antérieurs, dont la Configuration, ne comportant pas de taṣdīq, sont a fortiori dépourvus de démonstrations et donc de la méthode démonstrative, c’est-à-dire de « la méthode que la tradition a associée aux Seconds Analytiques d’Aristote, méthode déductive qui produit des conclusions nécessaires et dont l’instrument est le syllogisme construit sur des prémisses vraies »91. Dès lors, pour Averroès, ces œuvres ne sont pas “scientifiques” et ne sont donc pas « nécessaires à la perfection humaine ». La rédaction d’un abrégé comblant cette lacune devient donc indispensable. En fait, l’Abrégé de l’Almageste ne remplit qu’imparfaitement cette tâche en raison de l’imperfection de l’astronomie dont hérite Averroès. En effet, c’est à cette astronomie (plus précisément à l’Almageste) dont il dénonce plus loin (P25 - P39) les faiblesses logiques qu’Averroès emprunte le taṣdīq. De plus, la complémentarité du taṣawwur (description des modèles physiques inspirée de la Configuration) et du taṣdīq (justification des modèles géométriques d’après l’Almageste) n’y est pas assurée puisque Ptolémée n’a pas réussi à associer à chaque mouvement de la Syntaxe un corps sphérique mû d’un mouvement circulaire uniforme. Puisqu’il y a solution de continuité entre l’élaboration argumentée du modèle géométrique et ce qui devrait être sa transposition physique parfaite, avec le même souci de rigueur qui l’a amené à introduire le taṣdīq, Averroès informe son lecteur (ce que n’a pas fait l’auteur de la Configuration) de la présence des points de rupture. Ce sont les difficultés d’ordre physique qui sont dénoncées dans la première partie de l’Abrégé (en particulier, dans les “remarques critiques”).
41– P40. Nous apprenons que la rédaction de l’Abrégé n’est que la première étape de l’entreprise projetée par Averroès. Son objectif final, non dévoilé dans le prologue mais qui le sera dans l’Abrégé proprement dit, consiste à rechercher une nouvelle astronomie92. Cette astronomie idéale, qui serait en accord avec les principes de la physique d’Aristote tout en rendant compte des phénomènes, n’existant pas encore, il ne peut dans l’immédiat que proposer ce qui, dans l’astronomie dont il dispose, est mashbūr, c’est-à-dire ce sur quoi les astronomes ne sont pas en désaccord93. Le mode de démonstration (taṣdīq) en usage en astronomie n’a pas été contesté par ses experts. Par conséquent, en choisissant de suivre, dans l’Abrégé, « ce qui est communément admis », Averroès en vient à adopter, faute de mieux, le taṣdīq qu’il vient de critiquer (P25-P29, P 32-P39).
42– P25-P 29. Averroès introduit une distinction entre les observations que l’on peut entreprendre seul et celles pour lesquelles on a besoin des résultats d’observations faites auparavant par d’autres et pour lesquelles on doit donc faire confiance à un ou plusieurs prédécesseurs. C’est précisément parce qu’il est conscient de leur importance dans l’élaboration des théories astronomiques et dans la vérification de la véracité de celles-ci qu’Averroès est attentif à tout risque d’erreur dans l’exploitation des données fournies par les observations.
43– P32-P39 Averroès reproche fondamentalement aux astronomes de ne proposer, au mieux94, que des démonstrations par signe qui ne permettent pas une connaissance “scientifique”, c’est-à-dire de connaître par les causes. La mise en œuvre de l’épistémologie aristotélicienne a deux conséquences : l’astronomie se trouve déchue de son statut de “science” à part entière (en cas d’incompatibilité avec une autre “science”, c’est l’astronomie qui doit être contestée)95, les causes qu’elle fournit ne sont pas nécessaires. Dans le texte même de l’Abrégé ("remarques critiques" du chapitre M)96, Averroès reprend et poursuit l’analyse commencée dans le prologue et justifie la seconde étape de son programme : puisque les causes dont on dispose ne sont pas nécessaires, il en existe d’autres, conformes à la physique, qu’il s’agit de trouver.
44Averroès rejoint l’auteur des Shukūk en souhaitant que de nouvelles configurations soient recherchées au nom d’une conception réaliste de l’astronomie. Mais, alors que ce souhait, chez Ibn al-Haytham était la conséquence d’une critique de l’astronomie de Ptolémée (Almageste et Hypothèses) dénonçant ses incohérences internes (notamment le non-respect de principes de la physique aristotélicienne que Ptolémée s’était imposé : circularité et uniformité des mouvements), il est, chez Averroès l’aboutissement d’une contestation, à la fois plus vaste et plus incisive, animée par une exigence de cohésion étendue à l’ensemble des sciences théorétiques. Cette cohésion est implicitement supposée dans le rappel de la hiérarchie des sciences spéculatives (P1-P6). En effet, l’homme ne peut espérer atteindre la perfection (de l’âme rationnelle) qu’au terme d’une longue et patiente acquisition de connaissances vraies, que chaque science est censée lui apporter tout en contribuant à lui permettre d’accéder au savoir dispensé par la science supérieure. L’exigence d’Averroès pour une cohérence à l’intérieur de ces sciences est à la mesure de l’enjeu. Dès lors, il soumet l’une d’elle, l’astronomie, à une analyse épistémologique sans complaisance fondée sur les Seconds Analytiques. Cette analyse le conduit à dénoncer le caractère peu “scientifique” de l’astronomie qui lui a été transmise. En outre, il ne tolère plus aucune incompatibilité entre la physique et l’astronomie. Ainsi, celle-ci se voit-elle imposer un principe passé sous silence notamment par Ptolémée et Ibn al-Haytham, celui de l’homocentricité (critique de l’épicycle, critique de l’excentrique et projet de recherche de nouvelles configurations fondées sur une composition de mouvements circulaires et uniformes, mais aussi “homocentrés”). Par conséquent, l’intransigeance qui caractérise la critique d’Averroès dans l’Abrégé et, plus tard, dans les Grands commentaires (De caelo, Métaphysique) nous paraît motivée par sa conception de l’activité spéculative chez l’homme, tendue vers cette perfection à atteindre.
Conclusion
45L’Abrégé de l’Almageste est l’œuvre d’un philosophe qui se propose, en initiant son lecteur à l’astronomie (mathématique et physique), de le mettre sur la voie de l’acquisition des sciences théorétiques et de lui permettre d’accéder, au terme de ce long et minutieux effort spéculatif, à la “perfection humaine”. Cette finalité assignée à l’astronomie suppose une parfaite cohérence de l’ensemble de ces sciences et de chacune d’elles en particulier. Or, l’astronomie dont Averroès hérite lui a été transmise par l’intermédiaire d’une littérature pour une part critique vis-à-vis de la méthode et des résultats de Ptolémée. Dans l’attente d’une astronomie idéale qu’il veut contribuer à créer dans un avenir qu’il pressent lointain, il se résout dans l’immédiat à transmettre, dans l’Abrégé, la connaissance qu’il a acquise de ce qu’il considère comme le moins incertain dans l’astronomie de son temps : « ce qui est communément admis », c’est-à-dire ce sur quoi les astronomes ne sont pas en désaccord. Nous assistons donc à l’effort mis en œuvre par un philosophe, soucieux d’éviter tout risque d’erreur pour lui et pour son lecteur, afin de s’approprier une science qu’il sait imparfaite (et dénonce comme telle) et pour orienter les recherches en vue de l’élaboration d’une science nouvelle. Sans être un astronome professionnel, Averroès disposait d’une formation mathématique sérieuse et d’une solide culture. Les sources exploitées dans la rédaction de l’Abrégé témoignent de l’étendue de ses lectures. Les auteurs consultés sont aussi bien orientaux qu’occidentaux, anciens que modernes. Il était donc réellement en mesure de « suivre ce qui est communément admis », c’est-à-dire de se faire l’interprète fidèle des astronomes (on lui pardonnera quelques erreurs sans gravité).
46Écrit entre 1159 et 1162, l’Abrégé est contemporain des premières oeuvres de son auteur. Des critiques contre l’astronomie de Ptolémée y sont déjà présentes. Certaines d’entre elles seront reprises et plus explicitement formulées dans des textes ultérieurs, en particulier dans les Grands commentaires du De caelo et de la Métaphysique. L’Abrégé permet de confirmer que les Shukūk d’Ibn al-Haytham étaient bien parvenus en Espagne au début du XIIe siècle au plus tard. Le texte le plus représentatif pour le Moyen Âge arabe d’une critique sévère de l’astronomie ptoléméenne (Almageste et Hypothèses) fondée sur une conception réaliste était, en effet, connu d’Ibn Bājja et d’Averroès. Les convergences entre les Shukūk et l’Abrégé montrent qu’Averroès a su tirer profit des investigations de son prédécesseur. Quand on sait, en outre, grâce aux travaux récents de G. Sabba97, qu’un auteur andalou anonyme du XIe siècle avait écrit un ouvrage intitulé Al-Istidrāk alā Baṭlamyūs (Évaluation critique de Ptolémée), on ne peut qu’en déduire qu’avant même Ibn Bâjja et Jābir b. Aflaḥ, le mouvement de critique contre l’astronomie de Ptolémée était déjà amorcé. Par conséquent, la démarche d’Averroès dans l’Abrégé et dans les textes ultérieurs, tout en étant spécifique par l’intransigeance de sa critique n’épargnant ni l’épicycle ni l’excentrique, s’inscrit aussi dans la continuité d’une tradition antérieure, orientale d’origine.
47Il n’est sans doute pas excessif de dire que l’Abrégé de l’Almageste renouvelle notre connaissance de la pensée d’Averroès dans le domaine de l’astronomie et pas seulement en détruisant quelques idées reçues qui contribuaient à la rendre obscure. Consacré à l’astronomie et élaboré à un moment privilégié, celui où le philosophe la reçoit et veut se l’approprier, l’Abrégé est destiné à devenir un témoin indispensable. On ne pourra plus désormais se contenter des commentaires du De caelo et de la Métaphysique d’Aristote.
Notes de bas de page
1 L’Abrégé n’est pas le seul texte d’Averroès sauvegardé grâce à sa traduction en hébreu. Autre exemple : sept des neuf “Questions” de Physique. Voir H. Tunik Golstein, Averroes’Questions in Physics, Dordrecht-Boston-Londres, 1991.
2 Les trois pages, aux fo 26v-27v du manuscrit de la Bibliothèque Nationale de France [BnF], manuscrit [ms.] arabe 24586, ne contiennent pas un extrait de l’original arabe de l’Abrégé, contrairement à ce qui a été affirmé, notamment, par F. Sezgin, Geschichte des arabischen Schriftums, VI, Leyde, 1978, p. 93.
3 Dans une note, M. Steinschneider, « Miscellen und Notizen von M. Steinschneider », Zeitschriftfür hebraeische Bibliographie, 7, 1903, p. 58-60, révèlait l’existence, dans un ms. de la Bodléienne, d’une traduction latine d’un traité inédit d’Averroès, Sur la séparation du premier principe. Celle-ci est précédée d’un prologue du traducteur, Maître Alphonse Dionisius de Lisbonne. Il en donnait quelques extraits dont l’un est tiré du prologue. Alphonse y affirme : « Averroès connaissait très bien l’Almageste. En effet, j’ai vu, de lui, un abrégé de l’Almageste (Almagesti abbreviatum), livre que le Roi Alphonse le Grand (Alphonse X ?) a fait traduire et que l’on peut trouver à Bologne et en Espagne ». À la lecture de ce témoignage, on est tenté de postuler l’existence, à partir du milieu du xiiie siècle, d’une traduction latine de l’Abrégé. Mais, comme M. Steinschneider l’avait fait remarquer, on ne nous dit rien de la langue de cette traduction. Il pourrait très bien s’agir de la version hébraïque. Depuis la parution, dans la revue Recherches de Théologie et Philosophie médiévales LXIV, 1997, p. 86-135, d’une étude due à Carlos Steel et Guy Guldentops intitulée « An unknown treatise of Averroes against the Avicennians on the first cause », on en sait beaucoup plus sur ce traité, qui y est édité et traduit, ainsi que sur son traducteur et surtout sur son “associé”, le juif converti, Alphonse de Valladolid (Abner de Burgos). L’explicit (p. 131) nous informe : « Ce traité a été traduit par Alphonse Dinis de Lisbonne en Espagne, à Valladolid, avec l’aide de Maître Alphonse le converti, sacristain à Valladolid [Vallistoletano et non Toletano] ». Par conséquent, les informations sur l’Almagesti abbreviatum, sans doute plus ou moins déformées par Alphonse Dinis, ont probablement été fournies par Alphonse de Valladolid, qui devait être le véritable traducteur de l’arabe au latin. Alors que les ms. hébreux ne donnent pas véritablement de titre et que les auteurs juifs qui ont cité l'Abrégé l’appellent plutôt Almageste, le prologue de ce traité lui donne un intitulé qui traduit celui qui figure dans les sources arabes. Nous sommes donc confortée dans notre hypothèse : la langue de cet Almagesti abbreviatum était l’hébreu. Il nous est agréable de remercier B. R. Goldstein qui nous a communiqué la note de M. Steinschneider et A. Segonds qui nous a fait connaître l’étude récente de C. Steel et G. Guldentops.
4 Le Mukhtaṣar al-Majisṭī figure dans la liste la plus ancienne des œuvres d’Averroès : le Barnāmaj du ms. 88411 de l’Escorial. Cette liste est donnée en appendice, p. 350-352 de E. Renan, Averroès et l’averroïsme, Œuvres complètes de Ernest Renan, tome III, Paris, 1949. L’Abrégé est présent également dans Al-Dhayl waal-takmila de Ibn ‘Abd al-Malik al-Marrakushī, vol. 6, p. 23, dans l’édition de Iḥsān ‘Abbas, Beyrouth, 1973. Le titre que nous lui attribuons est la traduction de son intitulé dans le Barnāmaj : mukhtaṣar = abrégé (et non épitomé = jāmi’).
5 Cf. M. Steinschneider, Die hebraeischen Übersetzungen des Mittelalters und die Juden als Dolmetscher [H.Ü.], Berlin, 1893, p. 546-549, XXIX. L’auteur remarquait déjà, il y a un siècle : « cette œuvre inédite est si peu connue que l’on peut en donner une courte description ». Ces trois pages de “description” constituent, jusqu’à présent, l’étude la plus substantielle sur l’Abrégé. S. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, Paris, 1856 ; réimp. Paris, 1955, p. 423-430, donne quelques indications qui mériteraient d’être nuancées. E. Renan, Averroès et l’averroïsme, p. 74, ne lui consacre que quelques lignes.
6 Concernant Ibn Bâjja, nous ne disposons que de quelques indications de Maimonide dans le Guide des égarés·. II 9, p. 82 et II 24, p. 185, 186 dans la traduction de l’arabe par S. Munk, Paris, 1856 ; réimp. Paris, 1970. Dans le cas d’Ibn Tufayl, nous devons nous en remettre au témoignage d’al-Biṭrūjī. Voir Al-Biṭrūjī. On the Principles of Astronomy, New Haven - Londres, 1971, p. 71, & 18 de la traduction.
7 B. G. Goldstein, qui a publié la traduction anglaise de cette œuvre (voir note précédente, porte sur la tentative d’al-Biṭrūjī le jugement suivant : « Unfortunately, the models he constructed with the aim of replacing those of Ptolemy are successful only in a very limited sense, and from the point of view of quantitative astronomy not at all ».
8 A. I. Sabra, « The Andalusian revolt against Ptolemaic astronomy ; Averroes and al-Biṭrūjī », dans Everett Mendelsohn (éd.), Transformation and Tradition in the Sciences (Cambridge, 1984), p. 133-153, repris dans Optics, Astronomy and Logic. Studies in Arabic Science and Philosophy, Variorum CSS 444, Londres, 1994, sous le no XIV.
9 Grâce à S. Pinès, nous savons qu’Ibn Bâjja, lui aussi, connaissait les Shukūk, mais n’éprouvait que du mépris à l’égard de leur auteur. Cf. S. Pinès, « Ibn al-Haytham’s critique of Ptolemy », Actes du Xe congrès international d’histoire des sciences, Paris, 1964, p. 547-550.
10 M. Alonso, Theologίa de Averroes, Madrid - Grenade, 1947, p. 51-98.
11 Nous ne suivons plus M. Alonso quand il donne à cet ensemble la date de 1159 et le titre de al-Jawāmi‘ al-ṣiġār. Rien dans son argumentation n’interdit d’écarter l’hypothèse que les deux derniers épitomés ne sont pas de 1159. Quant au titre qu’il lui attribue, dont l’origine se trouve dans les Mélanges de S. Munk (p. 432), il nous semble que lorsqu’Averroès renvoie, dans son Commentaire moyen au De meteoris, à ses Jawāmi’al-ṣiġār, il ne vise pas l’ensemble des six épitomés mais plutôt les quatre premiers et peut-être même seulement le quatrième (il s’agit, en effet, de deux thèmes déjà abordés dans cet épitomé : le halo et les zones habitables sur la terre).
12 J. Al’a lawi, Al-Matn al-Rushdī : Madkhal li-qirā’a jadīda, Casablanca, 1986, p. 51.
13 Ibn Rushd, Kol mele’khet ha-Higayyon (Riva di Trento, 1559), fol. 2r : 10-12 ; édition de la traduction hébraïque (Jacob b. Makhir, 1289) de l’Abrégé de logique. Le titre à donner à cette œuvre fait encore l’objet de discussion parmi les spécialistes. Cf C.E. Butterworth (éd. et trad.), Averroes’ three short Commentaries on Aristotle’s “Topics’’, “Rhetorics”, and ‘Poetics”, Albany, 1977, p. 5-10. Nous adoptons l’intitulé proposé par J. Al-'a law i, Al-Matn..., p. 49-52 et A. Elamrani-jamal, « Averroès, le commentateur d’Aristote ? », dans M. A. Sinaceur (éd.), Penser avec Aristote, Paris, 1991, p. 643-651.
14 Aristotelis opera cum Averrois commentariis (Venise, 1562-1574 ; réimp. Frankfurt a M., 1962), I 2a, fol. 36C : 25. C’est à cette édition que nous renverrons chaque fois que nous citerons une traduction latine d’une œuvre d’Averroès.
15 Dans le prologue de cet épitomé, Averroès recommande de s’initier à la logique avant d’aborder la Physique, « soit dans le livre d’Abû Naṣr [al-Farābī], soit plus brièvement dans notre “abrégé” ».
16 J. Al-’alawi, Al-Matn..., p. 53.
17 P. Guichard, L’Espagne et la Sicile musulmanes aux XIe et XIIIe siècles, Lyon, 1990, p. 183-188 ; Ibn Sâhib al-Sala, Al-Mann bi-l-imâma, éd. Abd al-Hādī al-Tāzī (Beyrouth, 1964) ; traduction espagnole de A. Huici-Miranda (Valence, 1969), voir p. 17, 38. Nous ne possédons de cette chronique que le deuxième volume, celui qui couvre les années 1159-1173. Elle ne peut donc nous informer sur les années qui précèdent immédiatement 1159. A. Huici-miranda, dans son Historia politica del imperio Almohade, Tetouan, 1956, p. 196 précise (nous ignorons à partir de quelle source) que lors des étés 553, 554, 555 (1158, 1159, 1160), Ibn Hamushk, beau-père d’Ibn Mardanlsh dévaste les champs qui environnent Cordoue et provoque l’exode de la population. Si nous adoptons cette chronologie, l’Abrégé pourrait avoir été écrit, en même temps que l’Epitomé du De anima, en 1160 et après l’Abrégé de logique, à situer en 1158.
18 S. Munk, Mélanges..., p. 423.
19 Μ. Zonta, La filosofia antica nel medioevo ebraico, Brescia, 1996, p. 182.
20 M. Steinschneider, H. Ü., p. 198-200. Le troisième traité est dû, en fait, à Abu Mu‘ammad ‘Abdāllah, un fils d’Averroès. Sur ce texte, voir l’étude récente de Ch. Burnett, « The “sons of Averroes with the Emperor Frederick” and the transmission of the Philosophical Works by Ibn Rushd », dans G. Endress & J.A. Aertsen (éds), Averroes and the Aristotelian Tradition, Leyde - Boston - Cologne, 1999, p. 259299.
21 M. Steinschneider, H.Ü., § 471-472.
22 Ibid., § 61 ; ce texte est désormais accessible : Otot ha-Shamayim : Samuel Ibn Tibbon’s Hebrew version of Aristotle's Meteorology, critical edition with introduction, translation and index by Resianne Fontaine, Leyde - New York - Cologne, 1995 (Aristoteles Semitico Latinus, 8).
23 G. Sermoneta, Un glossariofilosofico ebraico-italiano del XIII secolo, Rome, 1969, p. 34.
24 Malmad ha-talmidim, éd. Mekiṣ ey Nirdamim, Lyck, 1866 : recueil d’homélies sabbatiques, mettant en pratique la méthode exégétique de Maïmonide dans le Guide. Jacob s’y livre à quelques confidences.
25 Sans le nommer, il désigne Michel Scot en ces termes : « le savant avec qui j’ai été associé ». Concernant les relations de Jacob avec Frédéric II et Michel Scot, voir C. Sirat, « Les traducteurs juifs à la cour des rois de Sicile et de Naples », dans Traduction et traducteurs au Moyen Âge, Paris, 1989, p. 169-191. L’auteur donne, en annexe, la traduction des exégèses bibliques de M. Scot que Jacob rapporte respectueusement dans le Malmad.
26 M. Steinschneider, « Verzeichniss der hebraeischen Handschriften », dans Die Handschriften-Verzeichnisse der Königlichen Bibliothek zu Berlin, II 1, Berlin, 1878, p. 97 (n. 3) ; Id., HÜ, § 323, p. 523. On ignore les raisons de l’interruption de cette activité de traducteur après 1235, mais la mort de Michel Scot vers 1236 n’y est peut-être pas étrangère.
27 A : Berlin, Staatsbibliothek, fol. 1197 (M. Steinschneider, 228) ; B : Oxford, Bodleian Library, Mich. 242 (01.45)1 (Neubauer 20121) ; G : Saint-Petersbourg, Bibliothèque Saltykov-Shchédrin, Firk. 347 ; D : Paris, BnF, Hébreu 10182 ; H : Paris, BnF, Hébreu 6962 ; V : Vienne, Österreichische Nationalbibliothek, Cod. heb. 661 (Schwarz 1951) ; K : Naples, Biblioteca Nazionale, III F, 121 ; L : Munich, Bayerische Staatsbibliothek 314 R : Oxford, Bodleian Library, Op. add., fol. 172 (Neubauer 20112) - c’est à ce ms. R que nous renverrons ; S : Mantoue, Biblioteca Comunale, IV2 ; T : Paris, BnF, ms. hébreu 9033. Un douzième ms., Turin, Biblioteca Nazionale, Codex LXXVIII (A. III. 29) a été détruit dans l’incendie de 1904. Nous disposons, cependant, de quelques indications à son sujet : B. Peyron, Codices hebraici exarati Regiae Bibliothecae quae in Taurinensi Athenaeo asservatur, Rome - Turin – Florence, 1880, p. 75-76. Cette liste, déjà donnée par M. Steinschneider (H.ü., p. 547, XXIX), a été confirmée par les fichiers de l’Institut des microfilms à la Bibliothèque nationale et universitaire de Jérusalem, que Mme C. Sirat a eu l’amabilité de consulter pour nous. Mis à part D et A que l’on peut dater du XIVe siècle, la majorité des ms. conservés ont été copiés entre la fin du XIVe et le début du XVe ou au XVe (G, H, Turin, K = 1492). Les copies V (1557), L (XVIe) et B (XVIe, peut-être même XVIIe) témoignent de l’intérêt que l’on portait encore à l’Abrégé au-delà du Moyen Âge. Seulement sept ms. sur douze portent un titre et ils en donnent un énoncé variable, même si “l’Almageste” y figure toujours. Ces titres sont donc vraisemblablement dus à l’initiative des scribes.
Incipit : « Puisqu’il a été démontré ailleurs que les sciences spéculatives sont de deux espèces... »
Explicit : « Tel est l’ensemble de ce dont nous voulions traiter, dans cette [cette] seconde partie, à propos du contenu du livre de Ptolémée en fait de démonstrations mathématiques »
Colophon : « A composé [ce livre] le philosophe Ibn Rushd, à partir d’un choix d’énoncés du livre de Ptolémée en astronomie, sous la forme d’un abrégé clair comme il en a l’heureuse habitude. L’a traduit, le savant maître Jacob b. Abba Mari b. Shimshon b Anatoli (Turin, V, T, K) [ou Anatolio (B, D, H, S)], dans la ville de Naples, en l’an 5991 (Turin, B, D, H, V) [ou 5995 (K, S, T)], après la création du monde [1231 ou 1235] »
28 Acronyme de Ani Profìat Duran, nom provençal d’Isaac b. Moïse ha-Levi (vers 1340-après 1414). Sur cet auteur, médecin, philosophe, astronome, philologue, polémiste anti-chrétien et familier de Ḥasday Crescas dont les fils étaient ses élèves, voir C. Sirat, La philosophie juive au Moyen Âge, Paris, 1983, p. 394-398, et « Duran, Profiat », Encyclopaedia Judaica (Jérusalem), 6, 1971, col. 299-301. Le Commentaire d’Efodi est digne d’intérêt pour l’intelligence de ses remarques et pour la culture en astronomie qui y est opportunément exploitée. L’auteur cite notamment Jābir b. Aflaḥ (il sait faire bénéficier son lecteur de sa connaissance de l’Iṣlaḥ al-Majisṭī, en particulier lorsqu’il restitue la totalité d’un raisonnement de Jābir qu’Averroès se contente de résumer en une phrase sibylline). Il cite encore Gersonide, dans les Guerres du Seigneur, et Abū al-Ṣalt Umayya (orthographié al-Ṣalt), « dans son livre Haspaqa limmudit » (Ms E, fol. 10r).
29 Cf. M. Steinschneider, H.Ü., p. 547.
30 Dans son Ya’ir Nativ, écrit probablement vers le milieu du XIIIe siècle, en Espagne, Jehuda b. Samuel b. Abbas recommande l’étude de l’Abrégé pour comprendre les théories générales de l’Almageste. Cf. M. Steinschneider, H.Ü., p. 35-36.
31 C. Sirat, La philosophie juive..., p. 309, 378-379. M. Steinschneider, « Jehudah Mosconi », Magazin fir die Wissenschaft des Judenthums [MW]], III 1876, p. 4151, 94-100, 140-153, 190, 206. Jehudah (Leon) ben Moshe Mosconi (milieu du XIVe siècle) est connu surtout pour son commentaire du commentaire biblique d’Abraham b. Ezra (à ce sujet voir l’ensemble des articles dans MW]). Dans ce volumineux commentaire (387 fo), il cite de nombreux auteurs tant juifs qu’arabo-musulmans (traduits en hébreu). D’Averroès, il connaît notamment le “commentaire” sur l’Almageste de Ptolémée. On lui doit aussi une édition du Josippon, cf D. Flusser, « Moskoni », Encyclopaedia Judaica, 12, 1971, col. 438-439.
32 Berhard R. Goldstein a consacré plusieurs études à Abraham Zacut (1452-1515 ; Espagne, puis Portugal et, enfin, Jérusalem), dont certaines en collaboration avec José Chabas ; comme couronnement de ces travaux, voir : B. R. Goldstein & J. Chabas, Astronomy in the Iberian Peninsula, Philadelphie, 2000. Nous y apprenons (p. 192) que l’astronome, dans le ms. hébreu de la Bodléienne Op. add. 8° 42 de sa Grande Composition (fol. 40a : 8), reprend la valeur de la parallaxe de Vénus donnée, dans le “al-magisti qaṣar” (l’Almageste court), c’est-à-dire l’Abrégé de l’Almageste d’Averroès (celui-ci emprunte tacitement cette valeur à Jābir b. Aflaḥ, au début du livre 7). Ceci nous semble indiquer que Abraham Zacut accordait un certain crédit à Averroès.
33 Joseph b. Nahmias (Tolède, milieu du XIVe siècle), qui connaissait peut-être l’original arabe de l’Abrégé, a écrit un traité astronomique en arabe intitulé La lumière du monde, dont il ne subsiste qu’un Ms. en caractères hébreux (Rome, Vatican, ms. 392) et une copie d’une traduction hébraïque anonyme (Oxford, Bodleian Library, ms. Canon Misc. 334). Son système était destiné à améliorer celui d’al-Biṭrūjī. Dans le ms. d’Oxford, le traité de Joseph est suivi d’un commentaire d’Efodi où celui-ci cite “l’Almageste” d’Averroès. Cf M. Steinschneider, HÜ, p. 597-598 ; Id., Mathematik bei den Juden, Hildesheim, 1964, p. 114, 181 ; B. R. Goldstein, « The survival of Arabic astronomy in Hebrew », Journal for the History of Arabic Science, 3,1979, 31-69 (voir p. 33).
34 Cet auteur a écrit une courte introduction (24 fo) aux sciences (ou un avant-projet d’introduction), Me’assef le-khol-ha-maḥanot, qui a paru à Constantinople vers 1530-1532. Il y cite la fin de la première partie de l’ Abrégé. Cf. M. Steinschneider, HÜ, § 9, p. 30-33
35 L. V. Berman, « Greek into Hebrew : Samuel ben Judah of Marseilles, fourteenth century philosopher and translator », dans A. Altmann (éd.), Jewish Medieval and Renaissance Studies, Cambridge, 1967, p. 289-319. Voir, en particulier, l’appendice D.
36 B. R. Goldstein, « Some medieval reports of Venus and Mercury transits », Centaurus, 14, 1969, p. 49-59 (voir p. 54-55) ; repris dans l’ouvrage du même auteur, Theory and Observation in Ancient and Medieval Astronomy, Londres (Variorum Reprints), 1985, sous le no XV.
37 Paris, BnF, ms. héb. 725, fol. 60r :10.
38 Cf. P. Kibre, The library of Pico della Mirandola, New York, 1966 (2nd printing), p. 203-204.
39 B. R. Goldstein, « Some medieval reports... », p. 58 (n. 17) et 53-54 (résumé et analyse du récit d’Averroès destiné à défendre, contre Jābir, l’ordre des planètes de Ptolémée). En effet, dans l’Abrégé (ms. R, fol. 124v : 17-19), Averroès rapporte que le neveu d’Ibn Mu'ādh aurait vu, du temps d’Ibn Mu’âdh, deux taches noires sur le soleil et que lui-même avait trouvé, après calculs, qu’à ce moment-là Vénus et Mercure étaient en conjonction avec le soleil. Quand ils traitent de la question de l’ordre des planètes, J. Pic de la Mirandole et N. Copernic exploitent, en le déformant, le récit d’Averroès.
40 Cf. E. Renan, Averroès et l’averroïsme, p. 74.
41 Nous citons le Commentaire sur la Sphère de Sacrobosco, dû à Ch. Clavius, d’après l’édition de Lyon, 1618, p. 586. Nous remercions E. Knobloch, qui nous a aimablement signalé cette citation. Nous avons retenu ce passage parce qu’il témoigne du fait que Ch. Clavius connaissait l'Abrégé. Ailleurs, dans son commentaire, il fait état de l’attitude critique d’Averroès contre les épicycles et les excentriques. Seule une lecture approfondie des passages où Clavius parle d’Averroès permettrait de comprendre comment il explique ces contradictions.
42 Cf. dans J. Monfasani (éd.), Collectanea Trapezuntiana. Texts, Documents, and Bibliographies of George of Trebizond, Binghamton/New York, 1984, p. 52, 677-678.
43 Ms. Torino, Biblioteca Nazionale e Universitaria, ms. G II 36, fo 27r-28r. L’ensemble du texte est précédé par le nom “Averrois” et accompagné, dans les marges, par une numérotation de 1 à 22. La division en neuf livres y est présente mais elle n’y est pas mise en évidence. Dans les deux versions, il y a un blanc pour les livres 2 et 6 (à hauteur des numéros 2 et 14, dans le texte latin), pour la bonne raison que Jābir n’y critique pas Ptolémée. Nous n’avons procédé qu’à des comparaisons ponctuelles. Le ms. de Turin est détérioré (humidité ?) et l’écriture est malaisée à lire. Nous aimerions remercier H. Hugonnard-Roche qui nous a aidée à déchiffrer certains mots. De plus, il a aimablement relu l’ensemble de notre texte et nous a suggéré quelques corrections dont nous avons tiré profit.
44 Les passages correspondants sont, dans la Tuhfat : Roma, Biblioteca Vaticana, ms. Or. 1403, fo 123r : 16-22 et, dans l’Abrégé : ms. R, fol. 129r : 18-24. Nous devons de connaître cet extrait à la générosité de A. Djebbar ; qu’il en soit remercié.
45 M. Aballagh, « Les fondements des mathématiques à travers le Raf'al-Ḥijāb d’Ibn Bannâ’(12561321) », dans Histoire des mathématiques arabes, Premier colloque international sur l’histoire des mathématiques arabes, Alger, 1988, p. 133-156 (voir p. 141, 153 et n. 31).
46 Nous lisons la Syntaxe mathématique, plus connue sous son titre d’origine arabe “Almageste”, dans la traduction anglaise de G. J. Toomer, Ptolemy’s Almagest, Londres, 1984.
47 Dans la table des matières analytique, telle que nous l’avons établie, nous avons respecté le découpage du texte proposé par les ms. Nous avons, cependant, isolé quelques chapitres et nous leur avons attribué un titre. Dans ce cas, celui-ci n’est pas entre guillemets. Nous indiquons entre crochets droits les passages correspondants dans les textes-sources. Parmis les œuvres consultées, à côté de l’Almageste, les plus importantes sont, Jābir b. Aflaḥ, Iṣlāḥ al-Majisṭī, et Ibn al-Haytham, La configuration du monde. Iṣlāḥ : voir ci-dessous, section 2, “Les sources de l’Abrégé”. Configuration : Ibn al-Haytham, On the Configuration of the World, Y. Tzvi Langerman (éd., trad., introd. et notes), New York-Londres, 1990. Dans la première partie (chapitres L, M, PS), les emprunts à l'Almageste sont souvent indirects. Dans ce cas, ils sont tirés de l’Iṣlāḥ. Ils n’apparaissent pas dans la table des matières où nous avons privilégié la possibilité de mettre en correspondance l’Abrégé et l’Almageste.
48 Pour ne pas alourdir la table des matières, nous n’avons détaillé les sujets traités dans l’Almageste et dans l’Abrégé (seconde partie) que pour ce chapitre.
49 C’est l’astronomie dont il hérite qui fait l’objet des attaques d’Averroès. Ptolémée n’est visé que parce qu’il constitue une part importante de cet héritage.
50 Sur cette méthode de Jābir, voir N. M. Swerdlow, « Jabir ibn Aflah’s interesting method for finding the eccentricities and direction of the apsidal line of a superior planet », dans D. King & G. Saliba (éd.), From Deferent to Equant, New York (Annals of the New York Academy of Sciences, 500), 1987, p. 501-512.
51 Cf. H. Hugonnard - Roche, « L’Épitomé du De caelo d’Aristote par Averroès. Questions de méthode et de doctrine », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, année 1984 (1985), p. 7-39 (voir p. 19-20).
52 La remise en cause du mouvement d’accès et de recès, attribué à des “auteurs contemporains”, présente dans l’Épitomé du De caelo, apparaît dans la seconde partie. Dans la première partie (fin du chap. EF), ce mouvement est décrit et attribué à Azarquiel, sans soulever d’objection.
53 On peut retrouver les textes de certaines de ces objections, traduits en français (d’après les versions latines), dans P. Duhem, Le système du monde, vol. 2, Paris, 1914 (réimp. 1974), p. 134-139.
54 Cf. B. R. Goldstein, « The Arabic version of Ptolemy’s planetary hypotheses », Transactions of the American Philosophical Society, nelle s., 57,1967, p 3-55. Nous disposons depuis peu, pour le premier traité (ou “livre”), d’une édition critique du texte arabe et d’une traduction française : R. Morelon, « La version arabe du Livre des Hypothèses de Ptolémée », Mélanges de l’Institut dominicain d’Études orientales du Caire, 21, 1993, p. 7-85. Le titre hébreu Sefer ha-Sippur correspond au titre arabe Kitāl aliqtiṣāṣ que R. Morelon (p. 8) traduit par “Livre de l’exposition”.
55 Sur cet auteur (première moitié du XIIe siècle) et sur l’Iṣlāḥ, voir R. Lorch, « Jābir ibn Aflah », Dictionary of Scientific Biography [DSB], vol. VII (1973), p. 37-39 ; id., « The astronomy of Jābir ibn Aflah », Centaurus, 19, 1975, p. 87-107. Les versions arabes et hébraïques étant inédites, nous renvoyons à la traduction latine [Geber] due à Gérard de Crémone, éditée par P. Apianus, Gibri filii affla Hispalensis, de astronomia libri IX in quibus Ptolemaeum... emendavit (Nuremberg, 1534). Nous avons consulté l’Iṣlāḥ dans la traduction hébraïque de Moïse b. Tibbon (Oxford, Bodleian Library, ms. Op. Add. fo 171, fo 1-100) et dans l’édition critique du texte arabe, encore inédite, de H. Hugonnard-Roche qui a eu l’amabilité de nous la communiquer.
56 Geber, p. 1 :12-14.
57 Ibid., p. 2 : 34-37.
58 Il faut donc garder en mémoire qu’Averroès, dans la première parue en tout cas, reproduit des démonstrations entières de l’Iṣlāḥ. On est alors tenté de surestimer ses compétences en mathématiques. Gersonide déjà avait « fort peu d’estime pour ses connaissances mathématiques » (cf. Ch. Touati, La pensée philosophique et théologique de Gersonide, Paris, 1973, p. 91. Il nous semble que ce ne sont pas ses connaissances mathématiques qu’il convient de dénigrer, mais plutôt sa mise en pratique de celles-ci, souvent malhabile et lourde.
59 Ms. R, fo 129r : 23-24.
60 Geber, p. 2 : 49-3, 25.
61 Sur Ibn al-Haytham (965-vers 1040), voir la notice de A. I. Sabra dans le DSB, vol. VI, 1972, p. 189210. Rappelons que c’est M. Steinschneider qui a découvert la Configuration·, cf. M. Steinschneider, « Notice sur un ouvrage inédit d’Ibn Haitham », Bullettino di bibliografia e di storia delle scienze matematiche e fisiche, 14, 1881, p. 721736 et “Supplément,” ibid., 16, 1883, p. 505-513. Dans la “notice” (p. 728), M. Steinschneider nous informe qu’Averroès, dans l’Abrégé de l’Almageste, cite plusieurs fois Ibn al-Haytham, en particulier, à propos du mouvement en inclinaison de la lune. Comme nous le verrons plus loin, Averroès se réfère en fait, en l’occurence, aux Shukūk ‘alā Ba‘ṭlamyūs et non à la Configuration. Récemment, R. Rashed s’est interrogé sur l’attribution de la Configuration à al-Ḥasan ibn al-Haytham et pense l’attribuer plutôt à Muhammad ibn al-Haytham, cf. R. Rashed, Les mathématiques infinitésimales du IXe au XIe siècle, vol. II : Ibn al-Haytham, Londres, 1993, p. 13-14, 490-491. Quoiqu’il en soit, pour Averroès, l’auteur des Shukūk est aussi celui de la Configuration.
62 Ms. R, fo 104r : p. 8-10. Les notions traduites en hébreu par ‘immut et ṣiyyur ont un rôle important dans l’élaboration de l’Abrégé (voir les quelques lignes de commentaire qui suivent cet extrait et celles que nous consacrons au même passage, [7] - [10], dans notre analyse du Prologue, ci-dessous section 3). C’est pourquoi, dans le but de faciliter les comparaisons, autour de ces deux termes, entre l’Abrégé et d’autres textes d’Averroès (en particulier l’Abrégé de logique), nous avons ajouté, dans l’extrait traduit, à côté du terme hébreu des manuscrits, son équivalent arabe entre crochets droits. Les équivalences Ṣiyyur-taṣawwur et ‘immut-taṣdīq chez Averroès et chez d’autres auteurs arabes sont établies depuis longtemps ; voir, par exemple : M. Steinschneider, Al-Farabi, SaintPétersbourg, 1869, p. 147 ; H. A. Wolfson, « The terms taṣawwur and taṣdīq in Arabic philosophy and their Greek, Latin and Hebrew equivalents », The Moslem World, 33, 1943, p. 114-128 (tableau récapitulatif, p. 126).
63 En outre, on constate que, parmi ces descriptions d’agencements de sphères matérielles, les plus détaillées (chapitres Let M) sont entrecoupées de remarques comme celle-ci : « Il a été démontré plus haut pour quelle raison il était nécessaire de supposer l’existence de cette sphère ». Par ailleurs, le modèle cosmologique commun aux planètes supérieures est annoncé par : « Description (Ṣlyyur [taṣawwur]) de ces corps sphériques ». Une fois le modèle cosmologique décrit, le chapitre consacré à ces planètes se termine sur : « Telle est la part de la représentation (Ṣiyyur-[taṣawwur]) et du jugement (immur - [taṢdīq]), en usage dans cette science, dont nous avons voulu traiter dans cette première partie ».
64 Ms. R, fo 120v : 24-121r : 2. Safeq traduit l’arabe Shakk (pl. Shukūk).
65 Sur les Shukūk, voir l’édition du texte par A. I. Sabra et N. Shehaby, Al-Shukūk ‘alā Baṭlamyūs, Le Caire, 1971, et les travaux de S. Pinès et A. I. Sabra : S. Pinès, « Ibn al-Haytham’s critique of Ptolemy », Actes du Xe congrès international d’histoire des sciences, (Ithaque, 1962), Paris, 1964, p. 547-550 ; A. I. Sabra, « An eleventh-century refutation of Ptolemy’s planetary theory », dans Science and History : Studies in Honor of Edward Rosen, Studia Copernicana (Wroclaw), 16, 1978, p. 117-131, repris dans Optics, Astronomy and Logic, sous le no XIII.
66 Nous ne mentionnons que les difficultés qui figurent, à la fois, dans les Shukūk (première partie : Atmageste) et dans l’Abrégé. Les mouvements d’oscillation des épicycles dans le mouvement en latitude des cinq planètes (Shukūk, deuxième partie, Hypothèses) sont décrits dans l’Abrégé sans donner lieu à aucune remarque, alors qu’ils sont considérés comme l’une des difficultés de l’astronomie ptoléméenne dans l’Épitomé du De caelo (cf. H. Hugonnardroche, « L’Épitomé... », p. 20) et dans le G. C. de la Métaphysique, livre XII, comm. 44 (cf. Averroès, Tafsīr Mā ba’d aṭ-Ṭabī’at, éd. M. Bouyges, Beyrouth, 19381952, 4 vol., III, p. 1657 : 3 - Ibn Rushd’s Metaphysics. A Translation with Introduction of Ibn Rushd’s Commentary on Aristotle’s Metaphysics, Book Lām, by Ch. Genequand, Leyde, 1984, p. 176 ; Aristotelis opera cum Averrois commentants, VIII 328 L, M - le texte de la version latine est corrompu).
67 Shukūk, p. 34 : 5-8.
68 S. Pinès, « Ibn al-Haytham’s critique... », p. 550 (n. 10). Dans une lettre à son ami Abu Ja’far Yüsuf (Oxford, Bodl. Libr., ms. Pococke 206, fo 208v), Ibn Bâjja mentionne les Shukūk mais en les dénigrant. S. Pinès résume ainsi ses propos : « In his opinion, Ibn alHaytham, who, according to him was not a professional astronomer, his knowledge of the science being confined to its easier parts, was prone to reject astronomical theories whose correctness was not immediately evident to him ». Le texte de cette lettre a été récemment publié : Jamāl al-Dīn al-’Alawī (éd.), Rasā'il falsafiyya li-Abī Bakr b. Bâjja, Beyrouth, 1983, p. 77-81.
69 Les quatre premiers mouvements sont : la lune sur l’épicycle, le centre de l’épicycle sur le déférent, les nœuds, le centre de l’épicycle par rapport au centre du déférent.
70 Ms. R, fo 11lv : 16-23 (le découpage en phrases est de notre fait). On remarquera qu’Averroès ne partage pas l’opinion dévalorisante d’Ibn Bājja. Les Shukūk avaient le mérite de dénoncer les difficultés passées sous silence dans la Configuration.
71 Shukūk, p. 15-19 ; traduction de A. I. Sabra, « An eleventh-century refutation... », p. 124-127.
72 « C’est ainsi que Ptolémée a établi, pour la lune et les autres astres [errants], plusieurs mouvements qui ne l’avaient pas été avant lui, comme le mouvement, pour la lune, qu’il appelle mouvement de prosneuse et le mouvement des diamètres des épicycles qu’il a posé pour les planètes. Cet homme n’était pas capable d’attribuer une configuration [de sphères matérielles] à ces mouvements. Il en est de même pour son idée selon laquelle les mouvements uniformes des planètes, dans leurs orbes excentriques, s’effectuaient autour d’autres centres que ceux des orbes excentriques [déférents] : il n’était pas capable d’attribuer à cela [i. e. hypothèse de l’équant] une configuration qui fût conforme aux principes sur lesquels il se fondait et qui [s’appliquaient] aux orbes épicycles et excentriques. Tout ceci est évident pour celui qui a une faible pratique de l’astronomie » (G. C. de la Métaphysique, livre XII, comm. 44, éd. M. Bouyges, p. 1657, p. 1-9). Nous observons qu’Averroès établit une hiérarchie parmi les difficultés créées par les innovations de Ptolémée : les mouvements de va-et-vient, l’hypothèse de l’équant (le problème que cette dernière pose est bien plus clairement énoncé ici que dans l’Abrégé) d’une part, l’épicycle et l’excentrique d’autre part. Pour ces derniers, Ptolémée n’a eu aucune difficulté, dans les Hypothèses, à leur associer un corps sphérique mû d’un mouvement circulaire uniforme, mouvement conforme aux principes qu’il avait lui-même posés (Alm., IX, 2). Notons que Ptolémée s’était tacitement libéré du requisit d’homocentricité que l’épicycle et l’excentrique ne respectaient pas.
73 Sur al-Zarqāllu (fl. 1075 ; Tolède, puis Cordoue, où il meurt en 1100), voir la notice de J. Vernet dans le DSB, vol. XIV (1976), p. 592-595.
74 Cf. la publication (fac-similé) de la traduction hébraïque de Samuel b. Judah, avec traduction en castillan, par J. M. Millás-vallicrosa, Estudios sobre Azarquiel, Madrid - Grenade, 1943-1950, p. 250-343.
75 OEuvre perdue dont on a tenté de reconstituer le contenu : G. J. Toomer, « The solar theory of az-Zarqal. A theory of errors », Centaurus, 14, 1969, p. 306-336.
76 On le savait déjà pour le premier traité : J. M. Millás-Vallicrosa, Estudios..., p. 347) avait relevé une allusion à ce traité dans l’Épitomé de la Métaphysique. Cf. Rodriguez, Averroès, Compendio de metafisica, p. 134, § 15 (texte arabe), p. 213-214 (trad, espagnole). Averroès y attribue, nommément à Azarquiel et à ceux qui l’ont suivi, l’élaboration d’une configuration dont découle nécessairement le mouvement d’accès et de recès.
77 Ms. R, fo 124r : 18-27.
78 Cette attribution a été remise en cause et l’on a montré que ce texte avait dû être élaboré dans l’entourage des Banū Musa : R. Morelon, Thābit ibn Qurra. Œuvres d’astronomie, Paris, 1987, p. XLVIII-LIII.
79 Sur la théorie de la trépidation d’Azarquiel et ce qui la différencie de celle du De motu octavae spherae (attribué, au Moyen Âge, à Thābit ibn Qurra), voir B. R. Goldstein, « On the theory of trepidation », Centaurus, 10, 1964, p. 232-247 (en particulier ρ. 238-246). On ne rencontre, dans l’Abrégé, aucune allusion à la théorie de la trépidation du De motu, ni à son auteur présumé. Ceci confirme l’observation de H. Hugonnard-Roche : l’attribution de la théorie de la trépidation au seul Azarquiel est un trait commun à toute la tradition astronomique arabe d’Espagne. Cf. H. Hugonnard-Roche, « L’Épitomé... », p. 22-23.
80 Ms. R, fo 145r : 15-26.
81 Alm., III, 4.
82 Ms. R, fo 145v : 27 – 146r : 1. Ce mouvement du centre de l’excentrique sur un petit cercle lui-même excentré, pour rendre compte de la diminution de l’excentricité solaire depuis Ptolémée jusqu’à son époque, a été introduit par Azarquiel dans son traité sur le soleil. La trépidation de l’apogée n’est qu’une conséquence du nouveau modèle, ignorée d’Azarquiel lui-même. Cf. G. J. Toomer, « The solar theory... », p. 327.
83 Le découpage en phrases et la numérotation ont été introduits par nous. Certaines phrases hébraïques très longues ont été fragmentées. Nous désignons une phrase du prologue par le sigle P suivi de son numéro d’ordre. Texte de l’ensemble du prologue (phrases P1-P62) : ms·fo 104r : 1 105r : 10.
84 On retrouve la même hiérarchie des sciences théorétiques (métaphysique/physique/mathématiques), où seules les deux premières sont “destinées” (mekhuwwanot) à la perfection humaine, dans le Commentaire de la République de Platon. Entre 1159 et 1162, Averroès n’a pas encore écrit ce commentaire. On peut toutefois penser que c’est à l’oeuvre de Platon qu’il renvoie ou plus exactement au sens qu’il lui donne et dont il fera état plus tard dans son commentaire. Celuici permet d’éclairer le texte de l’Abrégé, un peu succinct. Nous y renvoyons le lecteur, soit dans la traduction de E. I.J. Rosenthal (éd. et trad.), qui accompagne son édition de la version hébraïque : Averroes’Commentary on Plato’s Republic, Cambridge, 1969, p. 199-200 (trad.), p. 75-76 (texte hébreu), soit dans la traduction de R. Lerner, Averroes on Plato’s Republic, Ithaque Londres, 1974, p. 96-97. Il y apparaît clairement que ces sciences sont classées selon deux modes, c’est-à-dire en fonction du niveau ontologique des sujets qui y sont étudiés : « les choses qui existent vraiment » (métaphysique, physique) et « les apparences des choses qui existent » (mathématiques) et, dans l’ordre inverse, selon la difficulté croissante de leur apprentissage. Ainsi, commencera-t-on par l’arithmétique qui est la science mathématique la plus facile en raison de son plus grand détachement (neqiyyut) par rapport à la matière. Al-Fārābī, dans l'Iḥṣā’al-’ulūm (Enumération des sciences), propose la même hiérarchie des sciences : mathématiques/physique/métaphysique qu’Averroès le fait dans l’Abrégé et, comme lui, il traite des deux dernières ensemble. Cf. Iḥṣā’al-’ulūm, éd. O. Amine, Le Caire, 1968 (3e éd.), Prologue, p. 53. Il ne justifie pas sa classification. Averroès a pu être influencé par al-Fārābī, mais ce n’est probablement pas à l’iḥṣā’qu’il renvoie en [1].
85 La traduction que nous proposons de ‘immut - taṣdīq et de ṣiyyur - taṣawwur, “jugement” et “représentation”, s’inspire de celles que donnaient J. Van Ess, Die Erkenntnislehre des Adudaddin al-Ici, Wiesbaden, 1966, p. 95 (“Urteil” et “Vorstellung”), et G. Vajda, « Autour de la théorie de la connaissance chez Saadia », Revue des études juives, 126, 1967, p. 375-397 (voir p. 390) : “jugement” (prédication d’un attribut relativement à un sujet) ou “assentiment” (tenir pour vrai), selon que le contexte est logique ou psychologique, d’une part, “concept,” d’autre part. Averroès lui-même, à l’époque de la rédaction de l’Abrégé, donne de ce couple de notions deux définitions qui s’éclairent l’une l’autre, dans le prologue de l’Abrégé de logique et dans celui de l’Abrégé de l'Almageste (P13, P14) :
1 - « La conception (ṣiyyur) est la saisie (havana) de la chose par ce qui en établit l’essence [...] ; elle répond, la plupart du temps et en premier lieu, à la question : qu’est-ce ? [...] Le jugement (‛immut) est l’affirmation ou la négation de la chose [...] ; il répond à la question : est-ce que ? ». Cf. Ibn Rushd, Kol mele’khet ha-Higayyon, fo 2r : 19-21 (éd. de la trad. hébraïque de lAbrégé de logique. Cf. n. 13).
2 - « Les questions qui relèvent du jugement (she’elot ‘immutiyyot) explicitent en le démontrant quels sont les prédicats [convenant] à ces sujets [de l’astronomie, c’est-à-dire les corps dont les astres sont la partie visible] et ce, en fonction des espèces de démonstrations (moftim) en usage dans cette science. Les questions qui relèvent de la représentation (she’elot ṣiyyuriyyot) ont pour but de décrire (siyyur) les différentes espèces de sujets et leurs propriétés et ce, également, en fonction [du mode] de représentation (ṣiyyur) en usage dans cette science ». Cf. ms. R, fo 104r : 14-17. On notera que, d’après cet extrait, Averroès attribue à l’astronomie un ‘immut – taṣdīq et un ṣiyyur – taṣawwur qui lui sont propres.
86 Les “sujets” de l’astronomie sont les corps sphériques dont les astres sont la partie visible (cf. P17).
87 Un extrait de l’Épitomé de la Métaphysique (livre IV) confirme la critique portée dans l’Abrégé contre les observations nécessitant la collaboration de plusieurs générations d’observateurs et donne la définition des prémisses communément admises : « Quant à l’évaluation du nombre de ces mouvements et des corps qui se meuvent par leur moyen, cela doit être reçu de l’art de l’astronomie mathématique. Admettons à ce sujet ce qui, ici et à notre époque, est le plus communément admis, c’est-à-dire ce sur quoi les experts de cet art ne sont pas en désaccord depuis Ptolémée jusqu’à nos jours, et laissons ce qui est objet de désaccord aux experts de cet art. En outre, une part importante des choses qui concernent ces mouvements ne peut être déterminée sans que l’on fasse usage de prémisses communément admises (muqaddimāt mashhūra - haqdamot mefursamot). En effet, pour déterminer une part importante de ce qui concerne ces mouvements, on a besoin d’une longue durée épuisant plusieurs vies humaines. Or les prémisses communément admises, dans un art donné, sont celles pour lesquelles il n’y a pas de désaccord parmi ses experts. Aussi, allons-nous utiliser ici de telles prémisses. » Cf. Talkhīṣ Mā ba’d al-ṭabī’a, éd. ‛Uthmān Amīn, Le Caire, 1958, p. 130, § 13 et Paris, BNF, ms. hébreu 918, fo 140v -141r. Bien qu’il soit intitulé talkhīṣ, il s’agit d’un épitomé, le dernier des Jawāmi’fī al-falsafa. Ici, dans l’Épitomé de la Métaphysique, comme plus loin dans le Prologue de l’Abrégé (P40), le lecteur est averti : le texte qui suit est censé rendre compte des théories des astronomes pour lesquelles il n’y a pas de divergence entre eux ; il n’est donc pas l’expression de l’opinion personnelle d’Averroès.
88 Mofet (pl. moftim) que nous traduisons systématiquement par “démonstration” (P33, P35, P36) désigne tantôt une démonstration sans autre précision (P33), mais incluant le signe, tantôt une démonstration que l’on pourrait qualifier de “scientifique” (P35, P36) parce qu’elle permet de détenir la science, c’est-à-dire de connaître par les causes (cf. Aristote, Seconds Analytiques, I, 2, 71b 9-12). Cette démonstration “scientifique” (démonstration propter quid ou démonstration absolue) s’oppose à la démonstration à partir du signe (re’aya ou mofet re’aya) qui ne donne pas accès à cette connaissance. En effet, la démonstration par signe ne fait pas connaître la cause en tant que telle, c’estàdire en tant que produisant nécessairement l’effet. Sur le terme mofet re’aya et sur son équivalent latin demonstratio per signum (ou demonstratio quid), voir H. Tunik Goldstein, Averroes’Questions in Physics, Dordrecht - Boston - Londres, 1991, p. 60, 118. Rappelons que la distinction entre démonstration quia et démonstration propter quid remonte à Aristote dans les Seconds Analytiques, I, 13.
89 Les termes “antérieurs” et “postérieurs” renvoient à une antériorité et une postériorité quant à l’existence et non quant à la connaissance : « ... il n’y a pas identité entre ce qui est antérieur par nature et ce qui est antérieur pour nous, ni entre ce qui est plus connu par nature et plus connu pour nous ». Cf. Aristote, Seconds Analytiques, I, 2 ; trad. de J. Tricot, Paris, 1970, p. 9. Ici, en astronomie, ce qui est postérieur ontologiquement, c’est-à-dire les mouvements observés (ou phénomènes), est antérieur pour nous parce que mieux connu.
90 La même objection (P32 - P37) sera reprise dans le G. C du De caelo, Aristotelis opera cum Averrois commentants V 118 K-L. Ce passage a été traduit et commenté par P. Duhem, Le système du monde..., II, p. 136-137.
91 H. Hugonnard-Roche, « L’Épitomé... », p. 11.
92 Ainsi, à la fin des “remarques critiques” du chapitre L, il précise sur quoi porteront ses recherches : « Nous rechercherons donc comment peut être créé un mouvement en dehors du centre ou un mouvement tantôt direct et tantôt rétrograde, à partir d’une composition de mouvements circulaires autour du centre. De plus, nous avons trouvé que sans [cette composition], il n’était pas possible d’accéder à la perfection car ce n’est que par cette voie que l’on peut connaître les causes qui peuvent être vraies pour les corps célestes ». Cf. ms. R, fo 115r : 1-4. Si Averroès envisage de rechercher une composition de mouvements circulaires uniformes “homocentrés,” en prévoyant d’y investir un temps qui risque d’être long, c’est que cette composition n’existe pas encore. Il ne s’agit donc pas, pour lui, à ce moment là, d’un retour à l’astronomie du temps d’Aristote.
93 Dans le G. C. de la Métaphysique, Averroès, qui n’a pas réussi à réformer l’astronomie, se trouve donc devant la même situation qu’à l’époque de l’Abrégé : « À cause de la difficulté de ces choses [i. e. le nombre des mouvements proposés par les astronomes], on ne peut utiliser des prémisses certaines (yaqīniyya). Ce sont des [prémisses] communément admises (mashhūrāt) qui sont utilisées à ce sujet à la place de [prémisses] certaines, seulement s’il n’y a pas de désaccord à leur propos. S’il y a désaccord, il n’y a pas de chose à laquelle se fier et on ne peut fonder son opinion que sur ce qui est inclus dans le désaccord » (éd. M. Bouyges, p. 1659 : 7-11). Averroès, très préoccupé par les cas de désaccord qui sont autant de points faibles parce que la certitude y est encore moindre, consacrera un chapitre à part à chacun des deux sujets importants de controverse : l’ordre des planètes (chapitre OP) et le mouvement des étoiles fixes (chapitre EF). Il livrera à son lecteur « ce qui est inclus dans le désaccord », c’est-à-dire qu’il exposera les théories concurrentes.
94 En fait, Averroès estime que les démonstrations des astronomes n’ont, des démonstrations par signe, que la forme. Ne disposant que des données de leurs observations, les astronomes ne peuvent accéder aux causes qui sont inconnues et inconnaissables à partir de ces seules données. En outre, il leur arrive fréquemment de proposer des causes qui sont impossibles parce qu’elles violent les principes de la physique. L’épicycle est donné comme exemple de cause de ce type. En dehors du prologue, l’épicycle ne donne lieu à aucune remarque ; il fait partie de ce qui est “communément admis” (mashhūr).
95 La confrontation du Prologue de l’Abrégé où Averroès se résigne à adopter « ce qui est communément admis » avec le prologue aux Jawāmi’fī al-falsafa (cf. H. Hugonnard-Roche, “L’Epitomé... »,” p. 10) où il se propose simplement d’extraire des traités d’Aristote les “exposés scientifiques” révèle l’inégalité criante entre la physique et l’astronomie quant au degré de certitude qu’Averroès attribue à l’une et à l’autre.
96 « Telles sont les considérations qui ont conduit Ptolémée à [concevoir] ce modèle [de Mercure] qui n’est pas conforme aux corps en mouvement et encore moins aux propriétés de ces corps telles qu’elles sont explicitées en physique. En outre, ces considérations ne sont pas nécessaires, ainsi que nous l’avons dit précédemment dans notre traité [Prologue, P32-P37]. En effet, ce n’est pas parce qu’existe le postérieur en même temps que l’antérieur [dont l’existence a été] supposée par hypothèse, que l’existence de l’antérieur découle nécessairement du postérieur, puisqu’est possible l’existence de ce postérieur en même temps que celle d’un antérieur qui soit autre que celui qui a été supposé. Ceci est évident d’après le livre des Seconds Analytiques [I, 13]. À cause de cela, ces choses ne font pas partie de ce qui conduit à révoquer en doute ce qui [par ailleurs] est évident en physique et à plus forte raison si [cette évidence résulte] de démonstrations. Il faudrait donc que lui soit trouvé un autre modèle que celui-ci ». Cf. ms. R, fo 119r : 16.
97 G. Saliba, « The astronomical tradition of Maragha : An historical survey and prospects for future research », Arabic Sciences and Philosophy, 1, 1991, p. 67-99 (voir p. 88).
Notes de fin
* Le texte de cette communication est une version revue et corrigée de Juliane LAY, « L’Abrégé de l’Almageste : un inédit d’Averroès en version hébraïque », Arabic Sciences and Philosophy, 6, 1996, p. 23-61. Cette révision a porté notamment sur la traduction du prologue. À cette occasion, nous avons bénéficié des remarques et suggestions très précieuses de Mme Sara Klein-Braslavy que nous ne remercierons jamais assez.
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