Le problème de la disgrâce d’Averroès
p. 155-189
Texte intégral
1À la fin de son livre récent sur Averroès, Mohamed Bencherifa énumère onze points sur lesquels il espère avoir enrichi nos connaissances touchant à la biographie d’Averroès1. Le point no 7 (p. 324) est ainsi formulé : « Les documents rassemblés dans ce livre permettent une élucidation minutieuse (tafsīr tafshīlī) des circonstances de la disgrâce (mihna), élucidation rendue possible grâce à des apports textuels divers qui en dissipent le (soi-disant) mystère (tubayyinu khafiyya-hā) et en limitent le volume historique (wa tuhaddidu hajma-hā) ». Pour lui, en effet, les textes nous montrent que la disgrâce d’Averroès fut, historiquement, une “affaire fortuite” (‘amr zarfī) (p. 66), une mise à l’épreuve conjoncturelle, et absolument pas la condamnation, en la personne du qādī philosophe de Cordoue, de la philosophie par l’Islam. Il pense (p. 67) que les chercheurs européens, depuis Ernest Renan2, ont eu tort d’imaginer Averroès victime, chez lui, d’une persécution et d’un procès du genre de ceux menés en chrétienté par l’Inquisition contre des victimes aussi emblématiques que Giordano Bruno ou Galilée. À ses yeux, la disgrâce subie par Averroès fut, socialement, d’une autre nature. La semonce dont il fut l’objet était une pratique des sociétés musulmanes du Mashriq et du Maghrib qu’il faut remettre dans son contexte. Dans les textes, cette disgrâce est le plus souvent désignée par le mot mihna, “mise à l’épreuve”, “sanction”, avec utilisation assez fréquente du passif verbal umtuhina “il fut mis à l’épreuve”. Est aussi attesté le mot nakba, assez bien traduit par le mot français “disgrâce”.
2La mihna infligée par un souverain en pays musulman pouvait frapper quiconque se rendait coupable d’un abus socialement reconnu ou qui, accusé par des plaignants, était traduit et confondu devant un aréopage adéquat. Son aboutissement extrême pouvait, certes, être la mort, mais, le plus souvent, la peine était moins lourde, se limitant à la disgrâce temporaire. Mostafa Benouis a fait le relevé d’une série de ces mihna/s de gravité diverse qu’eurent à subir des savants d’époque almohade de toutes disciplines3. Parmi ces mihna/s figure celle d’Averroès, restée plus que d’autres dans les mémoires et qui n’en doit pas moins être considérée comme survenue de la même façon, circonstancielle, que toutes les autres.
Dichotomie de la société almohade
3On ne peut éclairer les circonstances qui ont entouré la disgrâce d’Averroès sans considérer le milieu façonné par le régime almohade dans le Maghreb et l’Andalus des 6e /XIIe et 7e /XIIIe siècles. Cette société ressemblait fort, pour l’essentiel, aux précédentes sociétés musulmanes qui s’étaient succédées depuis le Prophète. Les observateurs extérieurs que sont les “orientalistes” ont tellement répété qu’il n’existait pas de haut magistère ecclésial en Islam, et que la séparation entre Eglise et Etat n’y avait pas cours, qu’ils ont laissé croire au caractère uniforme de ces sociétés, dans lesquelles tous les croyants, du souverain au plus pauvre de ses sujets, auraient eu la même perception et la même pratique de la religion. Socialement, on a pourtant bien remarqué la distinction faite entre la khâçça (élite intellectuelle, administrative et économique) et la cāmma (ensemble des petites gens), mais en n’osant que rarement distinguer deux “pratiques religieuses” : celle des humbles ayant comme pasteurs les hommes des mosquées et les dévots, et celle des nantis, gens de Cour, hommes de savoir (“théologiens”, juristes, poètes, médecins, architectes, techniciens, amateurs de falsafa) se conformant aux directives “théologiques” et éthiques élaborées au sein même de leur “monde”. Les hommes de ces deux strates sociales adhéraient certes au même Islam, mais leurs évolutions mentales ne se faisaient pas au même rythme. Entre ces deux couches, les conflits étaient latents et de nombreuses fitna/s (périodes d’agitation sociale) en ont résulté localement.
4Chez les Almohades, cette dichotomie sociologique se trouva renforcée par une dichotomie institutionnelle. En effet, après la mort du Mahdī Ibn Tūmart, la société almohade se constitua comme un arbre à deux troncs : le tronc tümartien, charismatique, doctrinal, légaliste (tronc du tawhīd, ou unitarisme), et le tronc mu’minide, civil, administratif, mondain (tronc du pouvoir autoritaire). Du côté tümartien, se trouvent les shaykh/s, gardiens de la pensée du Mahdī ; les tālib/s chargés de mettre les actes du régime en conformité avec le tawhīd ; la défense de la sharī'a (législation islamique) et la tenue régulière de débats scolastiques (mudhākara) ; les “docteurs” (‘ulama’) et les “juristes” (fuqahā), plus ou moins engagés au service du régime ; le souci de tenir en main le petit peuple, où se recrutent les soldats du jihâd. Du côté mu’minide, on peut placer les sayyid/s, princes de sang gouverneurs des provinces, conseillés par les shaykh/s ; les hāfiz/s, “anciens” de la “madrasa” de Marrakech, formés pour administrer, souvent adjoints de ces sayyid/s (gouverneurs), parfois ensuite eux-mêmes gouverneurs ; l’organisation de la vie de Cour, cour califale et cours provinciales dans lesquelles s’étalaient le luxe et l’intérêt pour la poésie, la médecine et la falsafa ; les secrétaires de chancellerie, les historiographes, les médecins, les savants en sciences “des Anciens”, les architectes des grands travaux ; la volonté partagée de rester au service de l’Autorité (‘amr) califale et le savoir-faire déployé par chacun pour conserver ses avantages d’homme de la haute-classe ou khāçça.
5Dans un tel contexte, certains hauts fonctionnaires – qui pouvaient être personnellement originaires de l’un ou de l’autre des deux troncs – avaient la tâche d’établir une difficile cohésion entre tous. Tel était le cas de l’unique wazīr, exécuteur des volontés du calife qui l’avait choisi, mais aussi orientateur, tant que durait son vizirat (wizāra), de la politique générale du califat. Tel était aussi le cas, à l’échelon local, des qādī/s : grand qādi d’une cité (qādī-l-jamāca ou qādī de la communauté, appelé encore qādī-lqudāt ou qādi des qādī/s) ou qādi subalterne chargé d’un quartier ou d’une localité secondaire. Le grand qādī était le premier magistrat de la ville, réglant les conflits et supervisant l’administration ; c’est ce que fut Averroès, successivement à Séville et à Cordoue.
6De la structure dichotomique de la société almohade, Ibn Rushd al-Hafīd (Averroès) eut une vive conscience. N’est-ce pas en observant cette société-là, la sienne, et en méditant sur la situation des musulmans qui la composaient, qu’il en vint à concevoir, pour eux et pour tous les hommes, deux façons d’atteindre la même Vérité : par la foi ou par la raison ? Conception qui fut, on le sait, totalement déformée par les adversaires de l’averroïsme dans l’Europe chrétienne, lesquels imputèrent à Averroès l’absurde théorie de la “double vérité”. Chez lui, Ibn Rushd eut pour adversaires ceux, précisément, qui n’envisageaient la possibilité pour le croyant d’atteindre la Vérité que par un seul chemin : celui de la foi, et qui, donc, refusaient que fût accordé « un statut social à la philosophie (falsafa), garanti par le pouvoir politique4 ». Ce sont eux qui demandèrent qu’Averroès fût mis en accusation et obtinrent sa mihna.
Averroès, cadi de Séville puis de Cordoue
7Dans les années où la société almohade se structure, commence une vie brillante couvrant les règnes de trois califes almohades : celui de ‘Abd al-Mu’min mort en 558 h. (1163), durant lequel le jeune Ibn Rushd, âgé de vingt-trois ans, s’engage résolument, dès l’établissement du régime à Cordoue (544 h./1149), au service de l’almohadisme5 ; celui de son fils Abu Ya‘qüb Yūsuf, qui accéda au pouvoir à vingt-deux ans et mourut à quarante-quatre ans (580 h./1184), règne durant lequel Ibn Rushd, de quinze ans l’aîné du souverain, devint son confident et fut par lui nommé qādī de Séville à environ quarante-cinq ans, puis qādī de Cordoue à cinquante-neuf ans ; celui enfin d’Abū Yūsuf Ya‘qūb al-Mançūr commencé en 580 h. (1184), durant lequel la position personnelle du qādī de Cordoue Ibn Rushd, par rapport au pouvoir de Marrakech, se trouva fragilisée en raison des relations tendues entretenues par son ami le sayyid Abū Yahyā, gouverneur de la ville, avec le nouveau calife, qui était aussi son frère.
8Averroès exerça la fonction de grand qādī de Séville à partir de 565 h./1170 environ, et durant une bonne douzaine d’années. Pendant cette période capitale de sa vie, il accepta, à la demande du calife Abū Yaqüb, grand amateur de falsafa6, d’entreprendre le commentaire des oeuvres d’Aristote, et il se distingua en sa qualité de médecin, quand le souverain, malade, l’appela à Marrakech. Il est certain qu’une très forte amitié se noua alors entre les deux hommes. En l’année 579h. (1183), Abū Yaqüb, guéri, récompensa son ami médecin-philosophe en le nommant grand qādī de sa ville natale, Cordoue, au poste qu’avaient jadis occupé son père et, surtout, son grand-père7. La même année, le calife désigna quatre de ses fils comme nouveaux gouverneurs des quatre grandes cités d’al-Andalus : Séville, Cordoue, Grenade et Murcie. À Cordoue, fut nommé le sayyid Abū Yahyā. Dans la façon dont ces nominations sont consignées par Ibn ‘Idhārī dans le Bayān8, un détail mérite attention : on y lit que celui des fils d’Abū Ya‘qūb désigné pour Cordoue fut Abu Yahyā « en raison du désir exprimé par Abū-l-Walīd Ibn Rushd » (bi-raghbati Abū-l-Walīd Ibn Rushd). On ignore tout des motifs qui incitèrent Averroès à demander au calife de nommer Abū Yahyā à Cordoue. Sans doute des liens de sympathie s’étaient-ils établis, à Marrakech, entre le jeune sayyid et le médecin de son père ? L’avenir devait montrer que le comportement d’Abū Yahyā s’avérerait gravement compromettant pour le qādī de Cordoue.
9À Cordoue, quelque peu délaissée par la dynastie au profit de Séville, Abū Yahyā décida d’instaurer une vie de cour digne du passé de la cité. Il fit entreprendre la construction d’un superbe palais dont les historiographes ont gardé le souvenir9. Averroès y avait ses entrées. Mais, bien qu’il fūt ainsi l’ami du wālī qui lui devait son poste, le grand qādī se comportait « comme le plus humble des hommes et de la façon la moins ostentatoire possible » (cashaddu n-nās tawād‘can wa ‘akhfaduhum janāhan), selon ce que dit Ibn al-Abbār dans sa Takmila. On sait aussi, d’après le témoignage d’Ab Marwân al-Bājī10, qu’il tenait à se vêtir simplement, allant jusqu’à porter des habits élimés (raththu lbazzat). C’est l’époque de sa rencontre avec le très jeune çūfī Ibn Arabi11. Reste que ce cadi-philosophe détestait l’hypocrisie. Faut-il rappeler le petit morceau de poésie (le seul retrouvé de lui) où il évoque l’homme de plus de soixante ans qu’il était alors, séduit par une jeune beauté12 ?
10En l’année 580 h. (1184), le calife Abū Ya‘qūb entreprit dans al-Andalus sa campagne vers Santarem. Il avait quarante-deux ans. Il emmena avec lui son fils aîné Abū Yūsuf Ya‘qūb. Plusieurs médecins l’accompagnaient, dont Abū Bakr Ibn Zuhr (soixante-seize ans). On remarque qu’Averroès n’était pas de l’expédition. C’est au retour de celle-ci que le souverain fut à nouveau frappé par sa maladie et bientôt terrassé par elle. Son cadavre fut rapporté à Marrakech par Abū Yūsuf Ya‘qūb qui fut reconnu pour son successeur. À Cordoue, Abū Yahyā hésita mais finit par envoyer sa bay’a (serment d’allégeance) à son frère, « avec bien de la peine (‘alā madad) » écrit M. Bencherifa. Les années suivantes, de 580 h. (1184) à 587 h. (1191), virent le nouveau calife, Abū Yūsuf Ya‘qüb “al-Mançür”, s’engager dans d’importantes expéditions, d’abord en Ifrïqiya puis en al-Andalus. Ces années semblent avoir été pour Averroès, à Cordoue, un temps de travail intense, tant dans sa fonction de qādī que dans ses tâches d’écriture et d’enseignement. En l’année 586 h. (1190), entre deux campagnes, Abū Yūsuf Ya‘qūb fit une halte à Cordoue. Dans les lignes du Bayān qui relatent l’événement, aucune allusion n’est faite à Ibn Rushd ; il est pourtant difficile d’exclure la présence du grand qādī de la ville lors de la réception du calife. Quant au wālī Abū Yahyā, frère d’al-Mançūr, le texte laisse plutôt entendre, de façon indirecte, qu’il n’était plus là. On lit en effet : « Al-Mançür, le Commandeur-des-croyants, fit halte dans le palais que le frère Abū Yahyā avait pris plaisir (ta’annaqa) à construire. » La tournure laisse penser qu’à cette date, Abū Yahyā, l’ami d’Averroès, était déjà à Séville, la métropole, où l’on sait que son aîné l’avait habilement muté13, n’ignorant rien de ses ambitions.
11La suite du même texte nous informe d’un petit événement – remarqué à juste titre par E. Lévi-Provençal14. Il renseigne sinon sur les sentiments profonds du calife, du moins sur le besoin qu’il ressentit alors – en période de jihād – d’extérioriser un certain rigorisme : « Après cela, lisonsnous, il marcha jusqu’à (Madīnat) al-Zahrā’, cette construction qui donne à réfléchir sur les siècles écoulés et les nations antérieures, où il donna l’ordre de faire arracher (qala’a) la statue (çūra) qui se trouvait à la porte de la ville. » Que pensa le cordouan Averroès de ce geste ?
12Entre le calife Abū Yūsuf Ya‘qūb et son frère le sayyid gouverneur Abū Yahyā, les choses ne tardèrent pas à se précipiter. Rentré à Marrākech en 587 h. (1191), Abū Yūsuf y tomba malade. À Séville, Abū Yahyā se montra fébrile et se fit tenir au courant de la maladie de son aîné. Il était manifestement pressé de recueillir le pouvoir suprême. Le calife fut informé de son attitude. Guéri, il le convoqua. La rencontre tragique eut Heu à Salé : Abū Yahyā fut exécuté15. À Cordoue, Ibn Rushd apprit le drame et dut se sentir seul.
Les adversaires d'Averroès
13Il semble bien que les adversaires du qādī de Cordoue le pensèrent alors déstabilisé. Mais qui étaient-ils ? M. Bencherifa les a patiemment répertoriés. Nous n’allons ici faire allusion qu’aux principaux d’entre eux.
Les partisans des furū‘
14Ibn Rushd al-Hafīd, partisan d’un perpétuel renouvellement de la réflexion, avait pour contradicteurs déclarés les traditionalistes de l’époque qui se trouvaient être surtout des savants de rite mālikite, casuistes se référant exclusivement aux traités de furū’, c’est-à-dire à des catalogues de “cas d’espèce” supposés donner les réponses à tous les problèmes de la vie des musulmans. Or, en l’année 584 h. (1188), alors qu’il exerçait le pouvoir depuis quatre ans, le calife Abū Yūsuf Ya‘qūb avait solennellement exigé que l’on s’abstînt désormais de recourir à ces manuels de furū’ et que l’on osât une réflexion éthique intelligente à partir des ‘uçūl (“fondements” de la pensée islamique) : texte du Qur’ān, connaissance des hadīth/s avec recours au travail consensuel (‘ijmā’). Il avait aussi ordonné que fussent brûlés (‘ihrāq) les plus usités de ces ouvrages de furū’, à commencer par la fameuse Mudawwana de l’ifrīqiyen Sahnūn16. Les habitués des furū’, très nombreux, se trouvèrent ainsi frappés d’une sévère disgrâce (mihna) dont l’application fut confiée à l’un des conseillers les plus écoutés du calife, le médecin Abu Bakr Ibn Zuhr17. Parmi les savants convaincus de la nécessité du retour aux ‘uçūl se trouvait le qādī de Cordoue, Averroès. Il en fit le sujet de plusieurs de ses écrits, et en particulier de sa Bidâyat al-mujtahid... Or, nous fait remarquer M. Bencherifa, le dernier chapitre de cet ouvrage, qui traite du Pèlerinage (hajj), est précisément daté de l’année 584 h. (1188), ce qui peut laisser entendre qu’Averroès avait été officiellement invité à s’engager dans la campagne contre les partisans des furū'18. On comprend dès lors que ceux-ci, dans les années suivantes, se soient acharnés à sa perte.
Les Ash’arī/s et autres
15Dans la région de Cordoue, ces traditionalistes étaient particulièrement représentés par une vieille famille de savants juristes s’appelant “ Ash’arī/s” (al-ash’ariyyūn) parce que descendants du compagnon du Prophète, Abū Mūsâ al-Ash’arī, et qui, de plus, étaient aussi “ash’arites” (min al’ashā’irat) parce qu’adhérants à l’école du théologien mashriquin Abū-l-Hasan al’Ash’arï (début 4e /Xe siècle), lui même descendant du dit compagnon du Prophète. On leur accordait donc d’être Ash’arī/s « d’ascendance et de doctrine » (hasaban wa madh’haban)19. Le chef de file de cette famille au temps d’Ibn Rushd al-hafïd était Abūl-Husayn ‘Abd arRahmân Ibn Rabī’al-Ash’arī. Il avait brigué le haut poste de grand qādī de Cordoue mais n’avait obtenu que celui de qādī d’Ecija (Istīja). M. Bencherifa, observant qu’il mourut au Maroc en 585h. (1189) près de Fès alors qu’il s’en retournait vers al-Andalus, émet l’hypothèse20 qu’il devait alors revenir de Marrakech où il aurait tenté, en vain, dès cette date, de faire intervenir le calife contre les audaces doctrinales d’Averroès.
16Son fils, Abū ‘Âmir Yahyā b. AbīlHusayn b. Rabï’al-Ash’arī, prit la relève dans l’opposition active à Ibn Rushd. Agé de quarante ans à peine, il était bien plus jeune que son adversaire, le qādī de Cordoue21. Il se fit son contradicteur en écrivant plusieurs ouvrages qui étaient des répliques à ceux d’Ibn Rushd al-Hafīd. Ainsi en fut-il de son Tahqīq al-’adillat fi ‘aqā’id al-millat – ou “Vérification des preuves dans les professions de foi religieuses” –, qui se voulait une réponse aux Manāhij al-’adillat fī ‘aqâ’id al-millat (“Μéthodes de preuves dans les professions de foi religieuses”) d’Averroès22.
17À côté de la famille des Ash’arī/s, d’autres intellectuels cordouans s’en prirent à Ibn Rushd. Ce fut le cas d’Ibn Zarqün fils (Abū-l-Husayn Muhammad) qui raconta que le qādī de Cordoue lui avait emprunté un livre qu’il ne lui avait jamais rendu23 et prétendit qu’Averroès s’était contenté d’ajouter à cet ouvrage des considérations prises aux deux grands juristes andalous Abū ‘Umar Ibn ‘Abd al-Barr et Abū Muhammad Ibn Hazm pour en faire sa Bidāyat al-mujtahid... L’accusation semble bien n’avoir été qu’une grossière calomnie, selon M. Bencherifa, tant la Bidāya, dans sa forme, apparaît comme de pur style rushdien. Autre adversaire d’Averroès : ‘Abd ar-Rahmān b. Zakariyā ar-Rajrājī, successeur d’Abū 1-Husayn al-Ash’arī comme qādī de la modeste Ecija, à propos duquel Ibn al-Abbār écrit24 que « survint entre lui et le qādī Abū-l-Walīd Ibn Rushd ce qui entraîna la disgrâce (nakba) de ce dernier et de ses partisans », sans que l’on sache quel fut, entre les deux hommes, ce différend dont les conséquences furent si funestes à Averroès.
Le cas d’un disciple décontenancé
18Ibn Rushd eut même la tristesse de voir certains de ses élèves prendre parti contre lui. Le cas de Abū Muhammad Abd al-Kabīr b. Muhammad b. ‘Îsā al-Ghāfiqī mérite tout pardculièrement notre attention, compte tenu des renseignements précis qui nous sont parvenus concernant ses rapports avec Averroès25. D’après Ibn Abd al-Malik al-Marrākushī, « il fut très lié au qâdi Abū-l-Walīd Ibn Rushd, le spécialiste en falsafa, aux jours où celui-ci exerçait sa fonction à Cordoue. Il devint son familier et acquit son estime. Ibn Rushd le prit pour secrétaire, lui confia la charge de qādī dans certaines localités dépendant de Cordoue et le désigna même comme son remplaçant, à Cordoue, dans des affaires de sa charge26 ». L’informateur de l’auteur du Dhayl, ar-Ru’aynī, disciple de cet Abd al-Kabīr, ajoutait qu’en ce temps « tout le monde avait entendu parler du spécialiste en falsafa (al-mutafalsif) (qu’était Ibn Rushd) et des débordements (tawāmm) qui étaient les siens en matière de limitation (muhādda) apportée à la loi religieuse (ash-sharī’a) ».
19Ar-Ru’aynī avait aussi retenu de son maître qu’il « ne pouvait être question de lui imputer (à Averroès) quoi que ce soit (de blâmable) sans en avoir recueilli des preuves extérieures ! Or, moi (Abd al-Kabīr), je le voyais sortir pour s’acquitter de la çalāt (chacune des cinq prières quotidiennes) ! Je constatais la trace de l’eau des ablutions sur ses pieds ! Il me fut tout juste possible de le prendre en faute une seule fois, mais quelle énorme faute ! » Et ar-Ru’aynī de rappeler l’occasion de cette “faute” d’Averroès : un majlis organisé par le gouverneur de Cordoue pour faire débattre les tālib/s, en présence du qādī Ibn Rushd et de son ami Ibn Bandüd, sur une rumeur qui annonçait qu’un vent mortel menaçait de destruction les hommes de ce temps.
« Quand ils se furent retirés de chez le wālī – me confia mon maître Abū Muhammad ‘Abd al-Kabïr – les deux amis, Ibn Rushd et Ibn Bandūd continuèrent à disserter de ce vent, mais en considérant les choses du seul point de vue de la nature (tabla) et en évoquant les influences des astres ! J’étais là, présent ; j’intervins dans leur conversation : “Si la rumeur de ce vent se réalise, ce sera, depuis le vent par lequel Dieu – exalté soit-Il ! – extermina le peuple des ‘Âd27, la seconde intervention divine exterminatrice par le vent ! En effet, depuis le vent des ‘Âd, il n’y a pas eu d’autre vent exterminateur des hommes !” Alors, Ibn Rushd m’interrompit et ne put s’empêcher de dire : “Par Dieu ! l’existence du peuple des ‘Âd n’étant pas (selon moi) une vérité historique, que peut-il en être de la cause de leur anéantissement ?” Les assistants en furent frappés de stupeur et trouvèrent fort grave ce dérapage qui ne pouvait avoir pour origine que de la pure mécréance (kufr) et qui était la dénégation (takdhīb) formelle de ce que nous apprennent les versets du Qur’ān qui pourtant ne peut rien véhiculer de faux (bātil) ni pour ce qui fut avant lui ni pour ce qui viendrait après ! »
20L’attitude de cet ‘Abd al-Kabīr al-Ghāfiqī, reconnu plus tard comme un savant mâlikite de grand talent, spécialiste du fiqh et du hadīth mais qui avait aussi (auprès d’Averroès ?) étudié la médecine28, n’a rien de très surprenant. Élève admiratif d’Averroès dont il constatait le grand savoir dans les matières islamiques “classiques”, il fut, au moins un temps, un de ses collaborateurs dans son travail d’explication des textes d’Aristote. Ses positions personnelles étaient pourtant radicalement traditionnelles. Peu à peu, il douta que le philosophe qu’était son maître pût rester un excellent musulman et se mit, comme on l’a vu, à épier ses faits et gestes sans rien remarquer de révélateur jusqu’à la déclaration sur les ‘Âd ! On ne sait quelle fut sa réaction immédiate. Rentré à Séville, sa ville natale, on le retrouve, en l’année 584 h., parmi les faqīh/s inquiétés par la mihna anti-furū’, période durant laquelle il se cacha et trouva refuge – pense M. Bencherifa – auprès d’Averroès29 avec lequel, donc, il n’avait pas rompu. Nos textes ne nous disent rien de ce que fut son attitude quand le balancier de la disgrâce frappa, cette fois, celui qui avait été son maître. Ce n’est vraisemblablement que plus tard, après la mort de ce dernier, qu’il révéla à ses propres élèves, dont ar Ru’aynī, la “scandaleuse” déclaration faite jadis par le philosophe de Cordoue concernant le peuple des ‘Âd. Le fait qu’Averroès ait ainsi pu considérer que le message divin du Qur’ān pouvait s’accommoder d’allusions à un peuple mythique an-historique montre qu’il étendait, fut-ce dangereusement, l’application de sa méthode réflexive jusqu’au domaine de l’exégèse du texte sacré30.
Les démarches contre Averroès faites auprès du calife Ya‘qūb “al-Mançūr”
21Après la première démarche, évoquée plus haut et que l'on suppose vaine, d’Abū-l-Husayn al-Ash’arī en 585 h. (1189) auprès du calife à Marrakech pour lui transmettre les doléances des traditionalistes, ceux-ci se montrèrent décidés à revenir à la charge jusqu’à obtenir la condamnation d’Averroès et de ses partisans. En 590 h. (1194)31, les opposants à Ibn Rushd se constituèrent en délégation de “plaignants” (rāfi’ūn) et « se rendirent en la capitale Marrakech. Mais (le calife) ne daigna pas prendre garde à leurs plaintes ni s’arrêter sur elles, trop occupé qu’il était par la situation où le mettaient la mise en route des préparatifs et l’attention qu’il devait porter aux intérêts de la sainte-guerre (jihād). Aussi, les “requérants” (tālibūn) durent-ils faire demi-tour et se résoudre à revenir chez eux hâtivement32 ».
22L’année suivante, en 591 h. (1195), Ya‘qūb “al-Mançūr”, sur l’itinéraire qui allait le conduire à Alarcos, s’arrêta à Cordoue. Il n’y séjourna que quelques jours, du vendredi 19 rajab (7e mois) au mardi 2333, mais c’est dans le temps de ce bref séjour que se situe la scène racontée par le qādī Abū Marwān al-Bājī34 :
« À Cordoue, en l’an 591 h., alors qu’al-Mançūr se déplaçait pour aller mener l’expédition contre Alphonse... (campagne d’Alarcos), il convoqua Abū-l-Walīd Ibn Rushd35, et, lorsque celui-ci fut présent, il lui manifesta son respect et lui offrit de s’asseoir à la place réservée... (aux plus intimes favoris...). Une fois Ibn Rushd installé à ses côtés, al-Mançür eut avec lui une (longue) conversation. Aussi, lorsqu’il sortit de chez le souverain avec le groupe des tālib/s et nombre de ses pairs, tous ceux-ci l’attendaient pour le féliciter de la place qu’il venait d’occuper auprès d’al Mançûr et de l’empressement que celui-ci avait manifesté à son égard. Il leur répondit : “Par Dieu ! Cela ne justifie pas de félicitations ! Il est vrai que le Commandeur-des-croyants, en m’installant ainsi, spontanément, à ses côtés, m’a honoré au-delà de ce à quoi je pouvais m’attendre et bien plus que je ne pouvais espérer.” C’est qu’en réalité, l’ensemble de ses adversaires s’étaient (précédemment) laissé dire que le Commandeur-des-croyants avait donné l’ordre de le faire mettre à mort. »
23Il semble bien que ce soit tout à fait délibérément que le calife ait ainsi refusé d’ouvrir “l’affaire Averroès” à ce moment-là. Son projet de jihād nécessitait l’union sacrée : « Lorsque le calife était arrivé en al-Andalus, on s’était trouvé tout occupé aux choses concernant la stratégie, et, du coup, le “marché des dénonciations” (sūq as-si’ āyāt) avait périclité et l’on s’était détourné de toutes les histoires de requérant, de requête et d’adversaires – il n’y en avait plus et ils ne s’ennuyaient plus à attendre et à guetter les occasions de nuisance36 ! »
L’ambiance d’Alarcos et le procès d’Averroès
Autour d’Alarcos
24Deux semaines plus tard, le 18 juillet 1195, c’était Alarcos. Ibn Rushd ne participa pas à l’expédition ; il avait soixante et onze ans. À Cordoue, il joua son rôle de grand cadi de la cité. Un de ses élèves, Abū-l-Qāsim Ibn at-Taylasān37, s’est souvenu38 :
« J’ai entendu les propos tenus par lui dans la Grande Mosquée de Cordoue alors qu’il conviait les fidèles au jihād et les exhortait à prendre part à l’expédition “dans le chemin de Dieu”. Il proposait les citations de son choix prises tant au Livre de Dieu – exalté soit-Il ! – qu’à la Vie du Messager de Dieu – sur lui bénédiction et salut ! –, s’exprimant aisément et développant adroitement son argumentation. Le jour où parvint à Cordoue la nouvelle de la défaite des Rūm/s en la forteresse d’Alarcos, nous sortîmes avec lui à la rencontre des messagers porteurs des étendards du tyran Alphonse. Lorsque nous les eûmes rejoints et que nous vîmes ces emblèmes ennemis retournés, le qādī se prosterna pour rendre grâce et tous, l’imitant, nous nous prosternâmes pour remercier Dieu – exalté soit-Il ! – Il nous fit alors citation du hadīth, rapporté par Abu Dawūd dans son ouvrage39, selon lequel le Prophète – sur lui bénédiction et salut ! –, lorsque lui parvenait l’annonce d’un événement heureux ou d’une bonne nouvelle, s’empressait de se prosterner pour en remercier Dieu – exalté soit-Il ! – ».
25Durant les années 592-593 h. (11961197), le calife entreprit de grandes expéditions victorieuses contre la région de Talavera et de Tolède. En 593 h. (1197), à Séville, dans l’ambiance enthousiaste de ces campagnes répétées qui nécessitaient de gros préparatifs matériels et des efforts de recrutement constants encouragés par un appel soutenu au jihād, al-Mançūr se donna pour wazīr l’intransigeant Abu Zayd Ibn Yuwajjān à qui il conféra les pleins pouvoirs. Même si aucun texte retrouvé ne nous parle explicitement de rapports quelconques entre Averroès et cet Ibn Yuwajjān40, il est manifeste que la nomination de celui-ci au poste de wazīr était un gage donné par le calife aux rigoristes de tout rang : il se reconnaissait ainsi redevable de ses exploits de sainte guerre à leur ardeur. Dans le Bayān41, il se trouve que la notification de la désignation du nouveau wazīr est suivie de celle de la nomination du secrétaire-historiographe (al-kātib al-mu’arrikh) Yūsuf “Ibn Ghamr”42 aux fonctions complexes d’« administrateur du patrimoine du souverain (mustakhlas) dans l’Aljarafe et Niebla, charge à laquelle est ajoutée celle des sihām enlevés à leurs titulaires, avec le contrôle de leur bonne utilisation ultérieure43 ». Si la spécificité de ces fonctions confiées à Ibn Ghamr ne nous importe pas ici, il nous paraît par contre fort intéressant de noter la présence, cette année-là, à Séville, de ce haut fonctionnaire, historiographe du procès d’Averroès.
26D’après le Bayān, al-Mançūr quitta Séville « le lundi 24 du mois de [...]44 – nous sommes dans les premiers mois de 593 h. (1197) – pour se rendre à Cordoue, avec l’intention d’y séjourner (li-l-istitān) ». C’est lors de ce séjour qu’allait se dérouler le procès d’Ibn Rushd al-Hafīd, après lequel le calife organisa encore en al-Andalus une troisième et dernière expédition, qui le ramena vers Talavera, la région de Tolède et la forteresse de Majrīt (Madrid) ; après celle-ci, il revint à Cordoue en ramadan (9e mois) pour son Te Deum d’action de grâces dans la Grande Mosquée durant la nuit du 27 – la nuit du Destin (laylat al-qadr) – de ce saint mois45.
Le procès : les deux récits
27Le récit du procès figurait dans un Ta’rīkh composé par Abū-l-Hajjāj Yūsuf Ibn Ghamr, secrétaire fonctionnaire. L’ouvrage était sans doute une chronique du règne d’al-Mançūr et, vraisemblablement, d’une partie de celui d’An-Nāçir. Le livre, comme tant d’écrits almohades, ne nous est pas parvenu et ne nous est connu que grâce à des écrivains postérieurs qui y font référence ; c’est le cas, en particulier, des deux “al-Marrākushī/s” contemporains, Ibn ‘Abd-al-Malik auteur du Dhayl wa-t-Takmila et Ibn ‘Idhārī auteur du Bayān al-mughrib, qui vécurent un siècle après Ibn Ghamr et Averroès, alors qu’avaient disparu les Almohades, au début de l’époque mérinide. Leurs deux ouvrages, le Dhayl et le Bayān, appartiennent à des catégories différentes : le Dhayl est un dictionnaire biographique tandis que le Bayān est une chronique. Le récit du procès de Cordoue par le témoin Ibn Ghamr figure, chez Ibn Abd al-Malik dans la notice consacrée à Averroès46, et chez Ibn ‘Idhārī dans la chronique de l’année 593 h.47. Notre chance, ici, est donc d’avoir, sous les yeux, deux utilisations d’une même source par deux contemporains48.
28Ibn ‘Abd al-Malik, dans sa notice sur Averroès, indique à la fois sa source, la “Chronique” (Ta’rīkh), d’Abū-l-Hajjāj Ibn Ghamr, et le climat dramatique de l’épisode en disant que cet auteur avait souffert (‘alima) en faisant l’exposé de ces faits. Ibn ‘Idhārī après avoir mentionné le retour du calife à Cordoue indique que « cette année-là, le qādī Abū-l-Walīd Ibn Rushd petitfils fut frappé de disgrâce ». Puis il fait, sans citer de source, un récit plus bref (une quinzaine de lignes) sur le sujet, qui, à quelques mots près, est le même que la première partie de celui donné par Ibn ‘Abd al-Malik citant Ibn Ghamr. À qui l’auteur du Bayān a-t-il emprunté ce texte ? J’ai personnellement la conviction qu’Ibn ‘Idhārī a pris directement ce texte dans le Ta’rīkh d’Ibn Ghamr, ce « livre de Yūsuf le secrétaire », qui figure dans la bibliographie de son Introduction du Bayān49et qu’il “utilise”, à mon sens, pour traiter du règne d’al-Mançūr et de la plus grande partie de celui d’An-Nāçir50. Nous disposons donc aujourd’hui de deux “reprises” du récit du procès d’Averroès écrit par le témoin Ibn Ghamr : celle d’Ibn ‘Abd-al-Malik et celle d’Ibn ‘Idhārī. À leur époque, la consigne était de “désalmohadiser”51 le plus possible les textes almohades utilisés. On peut donc penser que, sous leurs plumes, certaines formulations ont disparu, comme, par exemple, l’appellation de al-’Amr al-azīz pour désigner le calife. Ceci dit, nous allons considérer le texte d’Ibn ‘Abd al-Malik comme un reflet fidèle de celui d’Ibn Ghamr et constater, en conséquence, qu’Ibn ‘Idhārī, sans trahir le récit de sa source, l’a réduit et mis à son goût pour lui faire sa place dans le Bayān.
Le contenu du “reportage” d’Ibn Ghamr
29Des mots très appropriés sont d’abord utilisés (§ 1) pour décrire la rupture qui s’était produite entre Averroès et une partie de la population de Cordoue travaillée par ses adversaires. Entre lui et eux était apparue une “inimitié” (wahsha) déclarée qui avait pour cause la “jalousie” (muhāsada) et la “rivalité” (munāfasa) avivées par le long temps de leur vie ensemble (tūl al-mujāwara) : allusion vraisemblable aux trois générations des Ibn Rushd comme cadis de Cordoue. Puis (§ 2-3) est dénoncée la manipulation des textes d’Averroès par ses adversaires et l’insistance que mirent ceux-ci à l’accuser de vouloir donner aux raisonnements de tabī’a52 priorité sur les arguments de sharia, non sans jouer sur l’assonance des deux mots dont le plus fort leur paraissait, de toute évidence, être le second. Ces récriminations à l’encontre d’Averroès auraient surgi (§ 6) au moment de la reprise, devenue possible autour du calife dans le palais de Cordoue, des débats de mudhākara. Un mot crève alors le texte, celui des “erreurs” (hafawāt) mises en évidence par les adversaires d’Averroès (§ 7-8). On apprend (§ 9) que « l’unanimité du plenum » (ijtimā’al-mal’i) obligea le calife à condamner Averroès, mais qu’il écarta la peine de mort (§ 10), attitude que l’on peut rapprocher de celle qu’il avait eue un an et demi plus tôt en honorant le cadi-philosophe alors qu’on s’attendait à ce qu’il le fît exécuter. Ensuite est décrite la seconde séance tenue dans « la Grande Mosquée des musulmans » (§ 11), dite encore « l’illustrissime Grande Mosquée à Cordoue » (§ 13). Cette séance a été organisée par les tālib/s et les faqīh/s sans que soit signalée la présence du calife. Aux côtés d’Ibn Rushd figure un second accusé (§ 12), le qādī Abū ‘Abd Allāh b. Ibrāhīm al-’Uçūlī auquel on reproche des opinions hétérodoxes exprimées sans gêne. Ces deux hommes – sera-t-il dit plus loin (§18) – « étaient des savants au savoir inégalé en leur temps ». Intervient (§ 14) un avocat modéré, le qādī Abū Abd Allāh Ibn Marwān, pour exposer que la falsafa est comme le feu dont on peut se servir à bon et à mauvais escient. Puis le khatīb Abū ‘Alī.
Le récit d’Ibn Ghamr chez Ibn Abd al-Malik53
30(Préambule)54
31« 1. Quant à Abū-l-Walīd Ibn Rushd, entre lui et les Cordouans, s’était anciennement développée une inimitié qu’avaient entraînée (jarrat-hā)55 des motifs de jalousie56, ainsi que la rivalité née d’une longue convivialité.
322. Les requérants s’étaient activés pour lui reprocher (li-na’yi)57 certaines choses dans ses compositions (muçannafāt), établissant qu’il s’y écartait des normes de la sharī’a [la Loi religieuse] et donnait sa préférence à l’arbitrage de la tabi’a [la Nature].
333. Ils en rassemblèrent de nombreuses expressions et des passages entiers qui souvent d’ailleurs étaient inexacts mais qui furent regroupés sur des feuillets dont on prétendit que certains avaient été écrits de sa main.
344………………………
355………………………
Le récit d’Ibn Ghamr chez Ibn ‘Idhârî58
36(Préambule)
37« 1. Cela se produisit parce que59, entre lui et les Cordouans, s’était anciennement développée une inimitié qu’avaient suscitée (‘ahdathat-hā)60 des motifs de jalousie.
382. Les requérants s’étaient activés pour échafauder (li-s-sa’yi) des choses contre lui (prises) dans ses ouvrages (tawālīf), établissant qu’il s’y écartait des normes de la shari’a [la Loi religieuse] et y donnait sa préférence à l’arbitrage de la tabī’a [la Nature].
393. Ils en rassemblèrent de nombreuses expressions et des passages entiers qui souvent d’ailleurs étaient inexacts mais qui furent regroupés sur des feuillets dont on prétendit que certains avaient été écrits de sa main.
404……………………
415. [Paragraphe omis]
(chez Ibn Abd al-Malik)
42(Première séance, en conseil califal)
436. Lorsque donc [en l’année 693 h.] survint l’attardement d’al-Mançūr dans la ville de Cordoue, qu’il y prolongea longuement son séjour et que les gens se prélassèrent (inbasata) en des séances de mudhākara (débat scolastique), alors se renouvelèrent les espérances des requérants et s’amplifièrent leur attroupement (ta’allub) et leur acharnement.
447. Ils mirent en avant les dites allégations et exposèrent au grand jour ce qu’ils avaient surpris (irtaqabū) d’ignoble dans des erreurs qui effaçaient beaucoup de bonnes prestations d’Abū-l-Walīd.
458. Dans le conseil, lecture fut faite de ces erreurs, et explicités furent leurs desseins, leurs significations, leurs règles et leurs structures. Elles firent ressortir de la plus mauvaise façon ce dont elles étaient le signe, alors que vraisemblablement les conséquences qu’on en tirait étaient fourberie de la part des requérants.
469. Il n’y eut ainsi d’autre possibilité, étant donné l’unanimité du plenum (‘inda – ijtimā’al-mal’i), que de prendre la défense de la sharī’a de l’Islām.
4710. Le calife, ensuite, choisit d’accorder (au coupable) de le laisser en vie, mit l’épée au fourreau, tout en réclamant une sanction exemplaire.
(chez Ibn ‘Idhârî)
486. Lorsque donc [en l’année 693 h.] survint cet attardement d’al-Mançūr à Cordoue, qu’il y prolongea longuement son séjour et que les gens se complurent (anisa) en des séances de mudhākara (débat scolastique), alors se renouvelèrent les espérances des requérants et s’amplifièrent leur conciliabule (ta’alluf) et leur acharnement. »
49« 7. Ils mirent en avant les dites allégations et exposèrent au grand jour ce qu’ils avaient accumulé (ihtajanū) d’ignoble dans des erreurs qui effaçaient beaucoup de bonnes prestations d’Abū-l-Walīd.
508. Quand on eut examiné et explicité ces erreurs, elles firent ressortir de la plus mauvaise façon ce dont elles étaient le signe et révélèrent la nocivité de tout un système.
519. Al-Mançūr n’eut ainsi d’autre possibilité, étant donné le plein accord des tālib/s (‘inda ittifāq at-talaba), que de prendre la défense de la shari’a de l’Islam et d’agir en conformité avec la sunna de l’Envoyé de Dieu – sur lui le salut – !
5210 à 15. [Les paragraphes sont omis].
(chez Ibn Abd al-Malik)
53(Seconde séance, dans la Grande Mosquée de Cordoue)
5411. Il donna l’ordre aux tālib/s de son conseil et aux faqīh/s de sa dynastie d’avoir à se trouver présents dans la Grande Mosquée des musulmans pour y faire connaître le (constat du) plenum et faire savoir qu’Ibn Rushd s’était écarté de l’orthodoxie religieuse et avait donc rendu obligatoire (à son égard) la malédiction dont sont passibles les “Égarés”.
5512. Lui fut adjoint (dans la condamnation) le qādī Abū ‘Abd Allāh b. Ibrāhīm al-’Uçūlī, lors de cette séance ouverte à tous, réuni à lui dans la flambée de cette même réprobation, lui aussi en raison de choses qu’on lui faisait grief d’avoir soutenues tant lors des séances de mudhākara que dans des conversations tenues par lui au fil des jours.
5613. Tous deux comparurent ainsi dans l’illustrissime Grande Mosquée, à Cordoue.
5714. Le qādī Abū ‘Abd Allah Ibn Marwān eut à s’exprimer et s’en acquitta fort bien. Il rappela en substance que dans beaucoup de choses il est indispensable de considérer et leur aspect utile et leur aspect nuisible. Ainsi en est-il, entre autres choses, du feu. Quand l’aspect utile l’emporte sur l’aspect nuisible, on s’emploie à en tirer parti ; quand c’est le contraire, on fait l’inverse.
5815. Le khatīb Abu ‘Alī Ibn Hajjāj se hâta (ensuite) de prendre la parole. Il fit savoir à l’assistance que toutes instructions avaient été données les concernant (eux [hum] les accusés) du fait qu’ils s’étaient montrés transfuges de l’orthodoxie religieuse et transgresseurs des professions de foi des croyants, en conséquence de quoi les avait atteints ce que Dieu voulait pour eux d’aversion, puisqu’ils s’étaient désolidarisés de l’arbitrage de Celui qui « sait le secret, le plus caché fût-il » [Qur’ān, XX, 7].
5916. Ensuite Abū-l-Walīd reçut l’ordre d’aller résider à Lucena (al-Yassāna) parce que certains disaient qu’il avait ses ascendances chez les Band Isrā’īl et qu’on ne lui connaissait pas de rattachement généalogique dans les tribus d’al-Andalus ; cela d’après des discours circulant parmi eux.
6017. Les souverains ne se déterminent que sur les apparences !
6118. Ils étaient pourtant eux deux (les deux qādī/s condamnés) le point d’aboutissement de la perfection dans toutes les connaissances. Nombreux étaient ceux qui avaient bénéficié de leur pédagogie et de leur enseignement. Personne, en leur temps, n’atteignait leur perfection ni ne pouvait prétendre tisser avec le métier à tisser qui était le leur !
6219. Les disciples d’Abū-l-Walīd s’éparpillèrent un peu partout. »
(chez Ibn ‘Idhârî)
6310 à 15. [Les paragraphes sont omis].
6416. Al-Mançūr donna l’ordre de mettre Abū-l-Walïd en état d’arrestation (bi-habs).
6517 et 18. [Les paragraphes sont omis].
6619. Ses disciples s’éparpillèrent un peu partout, à la recherche d’un trou (pour se cacher) sous terre ou d’une échelle (pour s’évader) vers le ciel. »
67Ibn Hajjāj, tel un procureur, déclare (§ 15) que les deux accusés se sont mis hors de l’orthodoxie, ont transgressé les professions de foi des croyants et sont donc des “Égarés” (zāllīn), qui doivent être traités comme tels. La “sanction exemplaire” annoncée (§ 9), tombe alors : c’est la relégation à Lucena (§ 16), où nombreux avaient été les Banü Isrā’īl, auxquels appartenaient – raconte-t-on alors – les ancêtres d’Averroès. On apprend enfin (§ 19) que les partisans d’Averroès sont exilés comme lui ou bien se cachent.
Le raccourci “étudié” d’Ibn ‘Idhârî
68Si le récit du Bayān est deux fois plus court que celui du Dhayl, c’est avant tout parce qu’Ibn ‘Idhārī a fait tenir le procès en une unique séance, dans un majlis califal. En éliminant donc la seconde séance, l’auteur du Bayān a très délibérément évité d’entériner la mise en scène de la condamnation d’Averroès proclamée dans la Grande Mosquée de Cordoue, “saint des saints” de l’Islām en al-Andalus et mosquée-symbole du Bayān. Faut-il aller jusqu’à penser qu’il refusa ainsi qu’on pût lire dans sa chronique que la Mosquée avait chassé le philosophe ? Sur les motifs de la condamnation, Ibn ‘Idhārī a gardé l’essentiel du texte d’Ibn Ghamr et en particulier (§ 2) l’accusation portée contre Averroès « de s’être écarté des normes de la sharia en donnant sa préférence à l’arbitrage de la tabla ”. De même, non seulement il a consigné les allusions (§ 7 et 8) aux “erreurs” (hafawāt) de l’accusé, mais il a ajouté, de sa plume, à leur sujet, « qu’elles révélèrent la nocivité de tout ce qui est système61 » (wa ‘a’rabat ‘an sū’i kull manhaj), laissant peut-être ainsi apparaître sa désapprobation personnelle pour une méthode rationnelle totalement livrée à elle-même et érigée en système.
69Il est remarquable que l’historien maghribin Ibn ‘Idhārī, au moment de notifier ce qui avait obligé le calife à laisser condamner Averroès (§ 9), remplaça la formule d’Ibn Ghamr « étant donné l’unanimité du plenum » (‘inda ijtimā’al-mal’i) par une autre de même facture : « étant donné le plein accord des tālib/s » (‘inda ittifāq at-talaba). Je pense qu’ici l’auteur du Bayān se refusa à propager l’information selon laquelle la condamnation avait été prononcée du fait de l’ijtimā’ (ce mot connote celui d’ijmā’), c’est-à-dire en vertu du consensus communautaire, ne voulant pas qu’Ibn Rushd, dans l’histoire, fût considéré comme un exclu. Sa source lui offrit un subterfuge : les tâlib/s – dont on comprend, sans que cela soit dit, qu’ils avaient fait partie du plenum accusateur – étant désignés (§ 11) comme chargés d’organiser la seconde séance, il alla les chercher là pour les faire intervenir, dans son texte, à la fin de l’unique séance dont il parle, dans la formule « étant donné le plein accord des tālib/s ». Ainsi, Ibn ‘Idhārī se donna l’originalité de faire porter à toute l’institution almohade des talaba la responsabilité d’avoir imposé, par sa “masse”, l’orientation des délibérations, et d’avoir arraché au calife al-Mançūr sa décision de disgrâce. Celui-ci, en effet, – avait écrit Ibn Ghamr – « n’eut d’autre possibilité que de prendre la défense de la sharī'a de l’Islam » et – a ajouté Ibn Idhārī – « d’agir, de la sorte, en conformité avec la sunna de l’Envoyé de Dieu – sur lui soit le salut62 ! » Ibn ‘Idhārī passe ensuite directement à la décision (‘amr) d’al-Mançūr (§ 16), mais, refusant pour Averroès l’humiliation de l’exil à Lucena, pays des juifs, il se contente de mentionner son arrestation (habs). Pour évoquer la dispersion des partisans d’Averroès, l’auteur du Bayān a repris les mots d’Ibn Ghamr (§ 19) : « ils s’éparpillèrent un peu partout (tafarraqa... ‘aydī sabā) », mais les a complétés de façon très “étudiée” par un bel emprunt au Qur’ān (VI, 35) : « à la recherche d’un trou (pour se cacher) sous terre ou d’une échelle (pour s’évader) vers le ciel. »
Autres sources sur la disgrâce d’Averroès
70Les autres auteurs, bien connus, sont antérieurs aux deux précédents. Ils partagent une singularité qui n’a peut-être pas été assez prise en considération : après avoir vécu dans le Maghrib et l’Andalus des califes almohades mu’minides, c’est « à l’étranger », hors de l'aire mu’minide, qu’ils ont rédigé les ouvrages où ils nous parlent de l’affaire Averroès63. Tel est le cas de ‘Abd alWāhid al-Marrākushī, exilé au Mashriq où il rédigea son Mu’jib ; d’Ibn al-’Abbār le valencien établi dans la Tunis hafçide où il composa sa Takmila ; d’Ibn Sa’īd al-Maghribī qui termina son familial Mughrib et écrivit ses Ghuçūn dans l’Égypte ayyoubide ; et aussi du qādī sévillan Abū Marwân al-B ājī64 exilé à Damas où il fut l’informateur d’Ibn Abī ‘Uçaybi’a auteur des ‘Uyūn.
71Un caractère commun constaté chez ces maghribī/s et andalusī/s s’exprimant hors de leur terre mu’minide sur l’affaire Averroès me paraît être la grande modération de leur propos. Soucieux qu’ils étaient, semble-t-il, du regard porté par les hommes du Mashriq, berceau de l’IsIàm, sur leur “Occident” (Maghrib) almohade, ces auteurs ont peu insisté sur la nature idéologique de la mihna d’Ibn Rushd. L’accusation majeure d’avoir préféré l’arbitrage de la tabla au respect des normes de la sharia n’est reprise par aucun d’entre eux. On évoque seulement la trop grande passion d’Averroès et de ses partisans pour la falsafa. « Abū-l-Walīd Ibn Rushd le cordouan – écrit Abū Sa’īd al-Maghribï65 – fut l’imām de la falsafa en notre siècle. Beaucoup d’ouvrages ont été écrits par lui sur le sujet, ouvrages qu’il désavoua (jahada-ha) lorsqu’il vit qu’al-Mançūr, le souverain mu’minide, se détournait (inhirāf) de cette science. C’est d’ailleurs à cause d’elle qu’il l’emprisonna (sajana-hu). » De son côté, renseigné par le qādī Abū Marwān al-Bājī, l’auteur des ‘Uyūn, évoquant les partisans d’Averroès qui furent inquiétés avec lui, écrit qu’on se vengea d’eux « parce qu’on les avait convaincus de trop s’occuper de “sagesse rationnelle” (hikma) et de sciences des Anciens (‘ulūm al-’awā’il)66 ».
72Avant que ne soit accessible le récit d’Ibn Ghamr grâce aux éditions du 6e sifr du Dhayl et du Bayān almohade, le seul texte cohérent dont on disposait sur la disgrâce d’Averroès était le passage que lui a consacré Abd al-Wāhid al-Marrākushī dans le Mu’jib, à la fin de son long chapitre sur le calife al-Mançūr67. En deux pages68, pour ses lecteurs mashriquins, l’auteur raconte que cette « dure épreuve » (mihna shadīda) eut deux causes : l’une « mal élucidée » (khafiyy) et l’autre « parfaitement claire » (jaliyy). La cause mal élucidée (khafiyy), la plus ancienne – ’akbar ( ?) –, fut l’utilisation qu’avait faite Averroès, dans son commentaire du livre des animaux d’Aristote, de l’appellation de « roi des berbères » (malik albarbar) pour désigner le calife almohade chez lequel il avait pu examiner une girafe69. Ici, dans le Mu’jib, il est expliqué qu’Averroès se disculpa en montrant qu’il n’y avait rien là d’injurieux ; d’autres auteurs (ceux du Mughrib et des ‘Uyūn) (voir ci-après) avanceront qu’il affirma avoir écrit non pas malik al-barbar mais malik al-barrayn70 « roi des deux terres » (Maghrib et Andalus). Vient alors, dans le texte, cette phrase : « Ensuite, un groupe de ceux qui, à Cordoue, étaient ses adversaires et prétendaient se rattacher à des ascendances familiales aussi nobles que la sienne, intriguèrent contre lui auprès d’al-Mançūr et trouvèrent pour le faire condamner » la cause claire (jaliyy) que fut la découverte, dans des feuillets lui appartenant, d’un passage écrit de sa propre main où, à propos des opinions d’anciens philosophes, il parlait de Vénus (Az-Zuharat) comme étant « l’une des divinités ! » Ce passage ayant été montré au calife al-Mançūr, ce dernier aurait vivement reproché cette assertion à Averroès et prononcé sur le champ la condamnation des sciences concernées (falsafa et sciences anciennes, sauf médecine, calcul et science des astres) et fait envoyer dans tout l’empire des lettres ordonnant de les abandonner.
73On peut penser que dans ce récit, rédigé trois décennies environ après celui du témoin Ibn Ghamr, ‘Abd al-Wāhid al-Marrākushī, tenant probablement compte de récits qui avaient circulé postérieurement à l’événement, décida de construire sa relation à partir de deux de ces anecdotes dont il fit les deux causes de la disgrâce d’Abūl-Walīd Ibn Rushd. Aux mashriquins, il préféra raconter le mauvais effet produit par l’expression “roi des berbères”, et l’allusion écrite à Vénus “divinité” que d’évoquer, comme l’avait fait Ibn Ghamr, les “erreurs” (hafawāt) d’Averroès. Au centre du récit une évocation se fait remarquer par son réalisme, c’est celle des adversaires cordouans d’Ibn Rushd « qui prétendaient se rattacher à des ascendances familiales aussi nobles que la sienne ». Les Ash’arī/s et autres envieux sont ici plus clairement désignés qu’ils ne l’étaient par Ibn Ghamr (§ 1) parlant seulement d’hommes mus par la “jalousie” et la “rivalité”.
74Dans les sources de peu postérieures au Mu’jib que sont la Takmila d’Ibn al-Abbār, le Mughrib d’Ibn Sa’īd et les ‘Uyūn d’Ibn Abī Uçaybi’a – tous ouvrages composés au Mashriq – il n’est pas question de comparution devant un tribunal mais seulement “d’épreuve” (mihna et umtuhina), de “disgrâce” (nakba), de “vengeance” (verbe “n.q.m.”), “d’humiliation” (verbe ‘ahāna), de “fâcherie” (verbe “s.kh.t.”) et de bannissement (nafy). Comme dans le Mu’jib, les accusations portées contre Averroès sont anecdotiques. C’est d’abord celle, reprise par le Mughrib et les ‘Uyūn , d’avoir manqué de respect à al-Mançür dans le Commentaire du Livre des animaux en l’appelant “roi des berbères” (malik albarbar). Dans les deux sources, il est dit – ce n’était pas dit dans le Mu’jib – qu’Ibn Rushd se disculpa en affirmant qu’il n’avait pas écrit malik al-barbar mais malik al-barrayn, ou roi des deux terres71. Vient aussi l’accusation, donnée par les seuls ‘Uyün, d’avoir traité trop familièrement ce même calife al-Mançür. Ibn Abï ‘Uçaybi’a a fait raconter l’anecdote72 par son informateur, « le qādī Abū Marwān » ; « Une des choses qui détourna (qalb min) al-Mançūr d’Ibn Rushd, c’est que celui-ci, lors d’un majlis d’al-Mançūr73 auquel il assistait et pendant lequel il avait à lui parler ou à le faire participer au débat, s’adressa (chaque fois) à al-Mançür en lui disant : « Tu entends, mon frère ! (tasma’yā ‘akhī !) » Cet incident, non daté, se produisit peut-être peu de temps avant le procès d’Averroès, lors d’une des séances de mudhākara qui furent organisées en ces jours-là comme l’a rapporté Ibn Ghamr (voir § 6). Remise dans ce contexte, l’information prend toute son importance.
Les rigueurs dont fut victime Averroès
75Avant d’être assigné à résidence à Lucena, Averroès eut à subir malédictions et humiliations, celles « dont sont passibles les Égarés » selon les mots du récit d’Ibn Ghamr (§ 11) ; moments pénibles qui ont laissé leurs traces dans les textes. Après l’avoir confondu, « le calife le fit maudire par les assistants puis ordonna qu’on le fît sortir sans ménagement » (‘amara bi-ikhrāji-hi ‘alā hāl sayyi’a) (Mu’jib, p. 437, ligne 6). « On lui demanda de se tenir debout pendant que chacun passait devant lui en le maudissant et en lui crachant au visage » (Mughrib, I, p. 105, l. 8-9).
76Comme il le confia durant les tout derniers mois de sa vie à Abū-l-Hasan Ibn Qatrān74, un de ses jeunes contemporains, « la plus énorme humiliation qui me fut infligée pendant cette disgrâce (fī n-nakba), ce fut lorsqu’un jour, alors que j’étais entré avec mon fils ‘Abd Allāh dans une mosquée de Cordoue à l’heure de la prière du ‘açr (milieu de l’après-midi), surgirent des moins-que-rien (safalat) du petit-peuple (āmma) qui nous en expulsèrent » (Dhayl, sifr 6, p. 26, l. 18-20).
77L’assignation à résidence à Lucena (al-Yassāna) est formulée de façons variées. C’est dans le récit d’Ibn Ghamr (§ 16) – tel que rapporté par Ibn ’Abd al-Malik75 – que sont mises le plus en évidence, à propos de Lucena, les soi-disant accointances juives d’Averroès, alléguées par ses adversaires76 : « Ensuite, Abū-lWalīd reçut l’ordre d’aller résider à Lucena (thumma ‘umira Abū-l-Walīd bi-suknā al-Yassāna) parce que certains disaient qu’il avait son ascendance chez les Banü Isrā’īl et qu’on ne lui connaissait pas de rattachement généalogique dans les tribus d’alAndalus ; cela d’après des discours circulant parmi eux. » Sous la plume de Abd al-Wā hid al-Marrākushī dans son Mu’jib77, en revanche, la mesure califale tient en un mot, ‘ib ad (éloignement), sans que soit mentionnée Lucena ni évoqués les juifs : « Il ordonna qu’il fût contraint à l’éloignement » (‘amara... bi-’ib'ādi-hi). Ibn Sa’īd al-Maghribī dans le Mughrib78 utilise le mot nafy (exil) et écrit : « Ensuite il ordonna qu’il fût emmené en exil à Lucena79, ville des juifs » (thumma ‘amara bi-nafyi-hi ‘ilā Bayāna madīnat al-yahūd). Dans les ‘Liyūn enfin80, il est dit, d’après le témoignage du qādī sévillan exilé Abu Marwān al-Bājī, qu’al-Mançūr « fit obligation à Abū-l-Walīd de résider à Lucena, pays proche de Cordoue, (ville) qui était auparavant aux juifs, et de n’en pas sortir » (wa ‘amara bi-’an yuqīma fī-l-Yassāna wa hiya balad qarīb min Qurtuba wa kānat ‘awwalan li-l-yahūd wa an lā yakhruja an-hā). Si la véracité de cet exil d’Averroès dans la juive Lucena – garantie en particulier par le témoignage d’Ibn Ghamr – ne peut guère être mise en doute, il est à noter que par la suite, au Maghrib81, on préféra n’en pas trop faire état. Ibn al-Abbār s’est contenté, avec son verbe i’taqala, d’évoquer le qâdl de Cordoue “entravé”. Comme nous l’avons vu, Ibn ‘Idhārī a refusé, lui, pour Averroès, l’humiliation de l’exil à Lucena et l’a simplement présenté en état d’arrestadon (habs), imité, un siècle plus tard, par Ibn Khaldūn82. Il est probablement significatif que ce soit encore cette seule version qu’ait retenue au XIXe siècle l’historien marocain Ahmad an-Nāçirï as-Salāwī (mort en 1897) dans son Istiqçā’83.
Les personnages condamnés avec Averroès
78Dans la mise en scène d’Ibn Ghamr telle que rapportée par le Dhayl, aux côtés d’Averroès lors du procès de Cordoue, comparut un second accusé, le qādī Abū ‘Abd Allāh b. Ibrāhīm al-’Uçūlī (§§ 12-13, 18). À lire le texte, les deux hommes furent condamnés ensemble. Dans les ‘Uyūn84 juste après avoir indiqué qu’Averroès fut assigné à résidence à Lucena, Ibn Abī TJçaybi’a parle d’un “groupe” (jamā’a) de dignitaires dont on se vengea alors (nuqima ‘alay-him), qui furent exilés en d’autres lieux pour s’être occupés de hikma et de sciences des anciens : « Le groupe de ces hommes, donc, comprenait Abū-l-Walīd Ibn Rushd, Abū Ja’far adh-Dhahabï, le faqīh Abū ‘Abd Allah Muhammad b. Ibrāhīm qādī de Bejaïa (Bijāya), Abū-r-Rabï’“al-Kafīf” (l’aveugle) et le poète et “anthologue” (hāfiz) Abū-l-’Abbās al-“Qurâ’ï” (déformation de al-Jarāwī). » Le troisième personnage est le co-condamné du récit d’Ibn Ghamr. Les deux informations, celle donnée par le Dhayl et celle donnée par les ‘Uyūn, apparaissent comme tout à fait conciliables.
79On peut penser en définitive qu’au procès de Cordoue ils furent bien deux à être condamnés ensemble, Averroès et Abū ‘Abd Allah Muhammad b. Ibrāhīm, de son nom de famille “al-Mahrī”, surnommé “al-’Uçūlī”, et que d’autres furent contraints à l’exil ou mis sous surveillance, dont les trois désignés ici : le médecin-philosophe Abū Ja’far adh-Dhahabï, le dévot Abū-r-Rabī’al-Kafïf et le poète Abū-l-’Abbās al-Jarāwī ; l’ensemble de cette “répression” fut historiquement retenu sous l’appellation de mihna d’Ibn Rushd.
Abū ‘Abd Allāh Muḥammad b. Ibrāhīm al-Mahrī “al-’Uçūlī”
80D’après le Dhayl85, ce Sévillan, après des études à Alexandrie d’où un de ses maîtres le fit expulser à cause de ses idées jugées dangereuses, s’installa au Maghrib central et enseigna, comme spécialiste des ‘uçūl (d’où son surnom), successivement à Alger (Jazā'ir Bani Mazghanna) et à Bejaïa (Bijāya) où il occupa à deux reprises la charge de qādī. Introduit à la cour du calife al-Mançūr à Marrakech, il s’y fit remarquer – dans le récit du procès par Ibn Ghamr – par ses prises de position hétérodoxes. Cela, ajoute Ibn ‘Abd al-Malik, irrita le calife et fut la principale des causes qui obligèrent celui-ci à le condamner à être exposé en public pour subir les malédictions des gens et à se tenir debout pendant qu’on lui crachait au visage86. Ainsi, dans le même procès, fut-il associé à Ibn Rushd “le jeune” (aç-çaghīr) pour avoir adhéré à la même haïssable école (bi-tilka-t-tarīqat al-mashnū’a). Interrogé par le calife, il confirma qu’il s’adonnait à la même science ; al-Mançūr et tous les assistants « s’étonnèrent de l’entendre répondre ainsi en toute vérité à la question qui lui avait été posée, se révélant de la sorte tel qu’il était. Cette épreuve (mihna) révéla chez lui une fermeté, une égalité d’humeur et une force de caractère qui firent l’admiration des témoins. Ensuite, il fut déporté à Aghmât et contraint d’y résider ». Nous avons là, sous la plume de l’auteur du Dhayl, inspiré très vraisemblablement encore par le Ta’rīkh d’Ibn Ghamr, un excellent complément au récit du procès. Nous apprenons comment se comporta celui qui partagea au plus près l’épreuve d’Averroès.
81Les trois autres personnages désignés par Ibn Abī ‘Uçaybi’a dans les ‘Uyūn n’étaient pas présents au procès de Cordoue, mais furent « recherchés lors de la mihna d’Abū-l-Walīd Ibn Rushd » (mim-man tuliba ‘inda mihna Abīl-WalīdIbn Rushd), selon la formule utilisée par Ibn Sa’īd al-Maghribī87.
Abū Ja’far Aḥmad b. Jurj adh-Dhahabī
82Il est surtout connu pour le rôle, abondamment mentionné par les sources, que le calife voulut lui faire jouer après son retour en grâce88. Les qualités que lui reconnurent ses contemporains furent si exceptionnelles que le critique AshShaqundī déclara un jour : « Si quelques hommes ont réalisé en eux l’idéal de la perfection humaine (al-kamāl al-insānī), je pense qu’on peut en nommer trois : Aristote, Ibn Sīnā (Avicenne) et Abu Ja’far adh-Dhahabi89. » Ce jeune médecin-philosophe avait été appelé de Valence à Marrakech par al-Mançür dès le début de son règne et nommé premier médecin à la cour. D’après Ibn ‘Abd al-Malik, après la condamnation de Abū ‘Abd Allah Ibn Ibrāhīm et d’Ibn Rushd, « il rejoignit “Qashrüh” (localité non identifiée) et s’y tint caché pour ne pas être inclus avec eux dans cette mihna... ». Cette information du Dhayl est complétée par celle que donne Ibn Sa’īd al-Maghribī dans ses Ghuçūn90 en précisant qu’il la prend au Ta’rīkh d’Ibn Ghamr : « Il fut de ceux qui furent recherchés lors de la mihna d’Abūd-Walīd Ibn Rushd, au temps d’al-Mançūr, parce que considéré comme homme de falsafa. Il resta (d’abord) introuvable. Ensuite, lorsque al-Mançūr apprit qu’il était à Grenade au service du (gouverneur) le sayyid Abū-l-Hasan ‘Alī b. Abī Hafç b. ‘Abū al-Mu’min, il écrivit à ce sayyid pour lui demander de tenir une réunion publique lors de laquelle Abū Ja’far adh-Dhahabī, debout, devrait subir les malédictions de tous. »
83L’exigence califale de malédiction publique pour Abū Ja’far quand on l’eut retrouvé – la même qui avait été imposée aux deux condamnés de Cordoue – révèle l’aspect formel de peines “canoniques” en usage dans les sociétés de ce temps, la société almohade en l’occurrence. Cela devient plus clair encore quand on prend connaissance de la suite du texte des Ghuçūn : ayant lu la lettre du calife, le sayyid gouverneur expliqua à Abū Ja’far qu’il fallait obéir et organisa, avec la connivence de dignitaires de son entourage, un simulacre de séance où fut maudit par eux Abū Ja’far. Celui-ci, à ce moment-là, emprunta au saint livre une prière de conclusion : « Notre Seigneur ! Ne dévie pas nos cœurs après nous avoir guidés ; donne-nous une miséricorde venant de Toi. Tu es le Suprême Donateur » (Qur’ān, III, 8)
Abū-l-’Abbās “al-Jarāwï”
84Sur Abū-r-Rabï’al-Kafīf, donné comme membre du groupe de ceux qu’on exila parce qu’accusés de « s’occuper de hikma et de sciences des anciens », nous n’avons aucun autre renseignement, bien qu’Ibn Sharīfa l’assimile avec vraisemblance au sūfī Abū-l-Rabī’b. Tāzkawārt al-Qabā’ilī91. Il n’en va pas de même d’al-Jarāwī, le « poète du califat almohade92 », aujourd’hui sorti de l’oubli. On a de la peine à le reconnaître derrière une nisba déformée, selon les éditions des ‘Uyūn, en al-Karāwī, al-Kurā’iyy, al-Qurā’ī, al-Kawārī, al-Qawārī, ou al-Qarrābī. Mais sa vie peut être reconstituée grâce aux allusions trouvées dans les ouvrages des biographistes93. Né vers 530 h. (1136), et mort octogénaire en 609 h. (1212), originaire de la région de Fès, and-conformiste impénitent qui traversa son siècle la tête haute, il fut le familier des quatre premiers califes almohades. ‘Abd al-Mu’min lui demanda très tôt de rivaliser avec les Andalous. Son anthologie poétique non retrouvée (la Çafwat al-’adab ou “Raffinement de littérature”) devint la Hamāsa94 des Maghribins. Désigné comme homme de compagnie d’Ibn Munqidh (envoyé spécial de Saladin au Maroc de 586 h. à 588 h.), il chanta les victoires d’al-Mançūr et en particulier celle d’Alarcos. Comme poète, il fut décrié par les Andalous et moqué par Ash-Shaqundī dans sa fameuse Risāla95. Figurant donc parmi ceux qui furent inquiétés après le procès d’Averroès parce qu’on les accusait de « s’occuper de hikma et de sciences des anciens », il est qualifié dans les ‘Uyūn non seulement de “poète” mais aussi de hāfiz, mot que j’ai traduit par “anthologue”96 après avoir constaté qu’Ibn al-Abbār dans la Takmila fait de lui un hāfiz ash-shi’r (mémorisateur de poèmes) et qu’Ibn Khallikān dans les Wafāyāt dit qu’il atteignit « le summum » en cette matière, allusions évidentes à sa qualité d’auteur de la Çafwat al-’adab.
85Bien que les textes ne le mettent pas en rapport avec Averroès, la chronologie et la localisation de leurs activités respectives nous montrent que les deux hommes ont pu à maintes reprises se rencontrer. Il est toutefois difficile d’imaginer en quels termes ils étaient l’un avec l’autre quand on connaît l’attitude de leur contemporain le sévillan Ibn Çāhib açÇalāt qui a exclu al-Jarāwī de son Ta’rīkh al-mann97, en raison seulement, semble-t-il, de ses origines maghribines. Comment se comporta le cordouan Averroès avec le maghribin al-Jarâwï ? Peut-être doit-on voir un indice de leurs bonnes relations dans le fait que leur très jeune contemporain, le murcien Abū Bahr Çafwān at-Tujībī, élève d’Averroès, a exalté leur souvenir à tous deux dans ses écrits98.
86Ibn Sa’īd al-Maghribī dans les Ghuçūn99, met aux prises al-Jarāwī et le rigoriste Abū Zayd Ibn Yuwajjān désigné comme wazīr en 593 h. (1197) : « Lorsque Abū Zayd Ibn Yuwajjān eut été pourvu, comme wazīr, de pouvoirs énormes, il excita (le calife) al-Mançūr contre al-Kūrā’iyy (al-Jarāwī) en lui disant : “c’est un homme de poésie et d’amusement ! Ce dont les majlis/s du califat ont besoin, c’est de la présence d’hommes de savoir et de sérieux !”. Et il fut écarté. » Le poète fut donc la première victime de celui qui encouragea et probablement organisa en sous-main toute la répression qui atteignit son apogée avec le procès de Cordoue. Dans ce poète taxé de légèreté, se cachait aussi un faylasūf qui avait très certainement pris connaissance des idées dont débattaient les partisans d’Averroès.
87Bien renseigné par son informateur le qādī sévillan Abū Marwān al-Bājī, Ibn Abī ‘Uçaybi’a, dans ses ‘Uyūn – qui sont une Histoire des médecins – a de la sorte intelligemment montré qu’à la suite de la condamnation, à Cordoue, des deux passionnés de falsafa qu’étaient Abūl-Walīd Ibn Rushd et Abū ‘Abd Allah al’Uçūlī, la mihna orchestrée par le wazīr Ibn Yuwajjān avait eu pour principales autres victimes trois hommes, faylasūf/s à leurs heures : le médecin Abū Ja’far adh-Dhahabī, le mystique Abū-r-Rabī’al-Kafīf et le poète Abū-l-’Abbās al-Jarāwī.
Dispersion des disciples et campagne contre Averroès
88Les quatre personnages donnés par les ‘Uyūn comme les plus célèbres compagnons d’infortune d’Averroès ne doivent pas faire oublier les disciples (tilmīdh/s) du cadi philosophe qui, après son procès, durent, selon la formule d’Ibn ‘Idhārī (§ 19) : « s’éparpiller un peu partout, à la recherche d’un trou pour se cacher sous terre ou d’une échelle pour s’évader vers le ciel. » Ces disciples d’Averroès avaient été nombreux. Nous en connaissons déjà plusieurs : ‘Abd al-Kabīr al-Ghāfïqī, le disciple décontenancé par les audaces exégétiques de son maître ; Abū-l-Qāsim Ibn at-Taylasān, qui fut témoin des activités du qādī Ibn Rushd dans sa ville de Cordoue, avant et après la victoire d’Alarcos ; ou encore, le jeune Abū Bahr Çafwān at-Tujībī, dont il a été question quelques pages plus haut, qui mit tout son talent à réhabiliter son maître. Beaucoup d’autres sont repérables dans les dictionnaires biographiques. M. Bencherifa leur a consacré un chapitre spécial, où figure une liste de plus de 35 noms100. Si quelques-uns le lâchèrent, il semble bien que la plupart lui restèrent fidèles101. Le plus représentatif de ceux qui affichèrent ouvertement leur désaccord avec leur ancien maître est peut-être Abū Muhammad Abd Allah Ibn Hawt Allah al-Mālaqī. Elève dAverroès en sciences islamiques, il se fit remarquer par son grand savoir en matière de hadīth et de fiqh, écrivit des ouvrages sur ces sujets et devint, à Marrakech, l’un des professeurs des fils d’al-Mançūr. Quand donc survint le procès de Cordoue, il rompit avec Abū-l-Walīd Ibn Rushd et décida de l’éliminer de la liste de ses maîtres102.
89Fidèle à Averroès fut au contraire le murcien Abū-l-Qāsim Muhammad at-Tujībī, oncle du sus-dit Çafwàn. On sait que, « lors de la mihna d’Abū-l-Walīd » (‘inda mihna Abī-l-Walīd), il fut déposé de son poste de qâdi de Jâtiva (Shātiba) et « suivit (dans l’exil [ ?]) les partisans du maître » (wa tatabba’a !'ash’hāba-hu)103, mais on ignore où il passa ces mois difficiles. Fidèle aussi fut Ibn Tumlüs – Abū-l-Hajjāj Yūsuf Ibn Tumlūs ash-Shaqrī, le “Alhagiag Bin Thalmus” des Latins – dont certains écrits sont arrivés jusqu’à nous104. De la même génération que Çafwàn at-Tujībī, il avait 33 ans au moment de la mihna. On ne peut dire ce qu’il fit pendant ce temps d’épreuve.
90Pour M. Bencherifa, les écrits anti-Averroès qui accompagnèrent ou suivirent de peu le procès de Cordoue relèvent de ce que nous appellerions aujourd’hui une “campagne publicitaire”105 (hamla ‘i’lāmiyya). Le calife avait décidé la condamnation, il fallut l’orchestrer. D’après le récit d’Ibn Abd al-Malik (annexe, § 15), le procès lui-même donna heu à un réquisitoire du Khatīb Abū ‘Alī Ibn Hajjāj, qui fit savoir aux musulmans de Cordoue que les deux condamnés et leurs partisans « s’étaient montrés transfuges de l’orthodoxie religieuse et transgresseurs des professions de foi des croyants ». La lettre califale officielle de condamnation, rédigée par le secrétaire Abū Abd Allah Ibn Ayyāsh106, fut expédiée de Cordoue vers Marrakech et toutes les métropoles des provinces. Les écrits des accusés y sont taxés de dissimulation et d’hypocrisie. Une khutba (prêche) anti-falsafa fut rédigée à cette époque par le qādī Abū Hafç ‘Umar as-Sulamī al-’Aghmātī107 et intitulée : « Exhortation (faite aux croyants) à s’en tenir au Livre et à la Sunna et à éviter la falsafa et les sciences des anciens ». Le leitmotiv de cet écrit est simple : « Le Livre a été révélé ; toute la science s’y trouve et toute la sagesse. » De ce qādī maghribin (en poste à Fès, à Tlemcen, a Aghmāt et aussi à Séville), on sait que « le poète al-Jarāwī (al-Qūrā’ī), usant de sa verdeur proverbiale s’était montré agressif à son égard et s’en était pris à sa réputation108 ». L’affaire Averroès se déroula dans une société où, verbalement, les adversaires ne s’épargnaient guère.
91A la campagne contre Averroès se joignit le fameux voyageur Ibn Jubayr qui s’y tailla « la part du lion109 » (nashīb al-’asad). Dans les 27 vers des sept citations données par Ibn ‘Abd al-Malik dans le Dhayl à la fin de la notice d’Averroès110, il s’en prend directement à la personne de celui-ci et à sa qualité de faylasüf. On connaît l’apostrophe par laquelle il reproche à Ibn Rushd (= “Fils de Droiture”) d’avoir trahi son appellation patronymique. Cette hostilité pour Ibn Rushd peut mieux se comprendre une fois rappelés certains événements de la vie d’Ibn Jubayr. Secrétaire à la cour du sayyid Abū Sa’īd à Grenade, il y avait subi ce que l’on pourrait appeler son “épreuve par le vin” : on avait surpris sa vigilance et on l’avait fait boire ! Humilié mais aussi irrité contre cette khaçça de cour qui trahissait l’éthique tümartienne, il s’était repenti et avait décidé de faire le Pèlerinage ; ce fut sa première rihla, de shawwâl 578 h. (février 1183) à muharram 581 h. (avril-mai 1185)111, qui le mena en Égypte, à La Mecque, à Médine, en Irak et en Syrie. Exaspéré en Orient par certains abus, il avait proclamé à qui voulait l’entendre que seuls les Almohades du Maghrib pourraient faire triompher l’Islam authentique sur sa terre d’origine112 ! Un dirigeant pourtant avait trouvé grâce à ses yeux : Çalāh ad-Dīn (Saladin). Revenu à Grenade quelques mois après la mort du calife Abū Ya‘qüb et l’accession au pouvoir à Marrakech de son fils Abū Yūsuf Ya‘qūb al-Mançūr, il avait sans doute espéré que le nouveau souverain, à partir du Maghrib, ferait cause commune avec Saladin pour le triomphe de l’Islām intègre et conquérant, c’estàdire de l’IsIàm almohade. Quand il apprit, en 583 h. (1187), que Çalāh ad-Dīn avait repris Jérusalem aux Croisés et l’avait rendue à l’Islām, sa joie fut si grande qu’il décida d’entreprendre un nouveau voyage pour remercier Dieu. Ce fut sa deuxième rihla, effectuée en un an et demi (années 585 h. (1189) – 587 h. (1191) et qu’il résuma ensuite en ces mots :
« Dieu, dans sa miséricorde, m’a donné de pouvoir réunir dans le même voyage la visite du sanctuaire d’Ibrähīm (Abraham) – sur lui soit le salut ! – à Hébron (al-Khalīl), la visite (du tombeau) de l’Élu (al-Mushtafä) – que Dieu lui accorde bénédiction et salut ! – à Médine, et la visite des Trois Mosquées113, cela en une seule année à l’aller, et en un seul mois au retour114 ! »
92On peut deviner dans quel état de ferveur était notre pèlerin lorsqu’il rentra à Grenade en 587 h. (1191). Il décida alors de vivre « en se consacrant exclusivement à l’enseignement du hadīth et de la mystique (tasha wwuf) et à la transmission de ce qu’il avait acquis. En même temps, il veilla à une plus grande pratique de la vertu, pratiqua une austérité plus authentique et multiplia les œuvres pies115 ». En 591 h. (1195), il fêta, à Grenade, la victoire d’Alarcos, enthousiaste en constatant qu’al-Mançūr faisait en al-Andalus ce que là-bas faisait Saladin. Son séjour de jadis à la cour du gouverneur Abū Sa’īd avait pu le convaincre que la khāshsha de son pays pratiquait un Islam douteux et que le salut était dans la foi simple des hommes du jihād Quand eut heu le procès de Cordoue, il prit naturellement parti contre la falsafa et insulta le champion de cette discipline, Averroès116. Il semble donc que l’inimitié d’Ibn Jubayr à l’égard d’Averroès fut engendrée par les circonstances mêmes de sa vie plutôt que nourrie par une argumentation idéologique.
L’intervention d’Abū Bakr Ibn Zuhr : les livres brûlés
93L’ordre donné par le calife de faire brûler (‘ihrāq) les livres de falsafa est indiqué par ’Abd al-Wāhid al-Marrākushī dans son Mu’jib117, et figure aussi dans la notice des ‘Uyūn consacrée à Abū Bakr Ibn Zuhr, ce fidèle médecin des mu’minides qui avait dépassé les quatre-vingts ans au moment du procès de Cordoue. Homme de confiance d’al-Mançūr, c’est déjà lui qui, dix ans plus tôt, avait eu à régler les modalités de la mihna imposée aux partisans des furū’. Le second texte118 parle d’une mission confiée à Ibn Zuhr, sans que soit prononcé le nom de Abū-l-Walīd Ibn Rushd (Averroès) ni évoqué son procès. On y lit, d’après l’informateur Abū Marwān al-Bājī, qu’al-Mançūr ordonna de détruire les livres de mantiq (dialectique) et de hikma (sagesse)119 et qu’il en disparut beaucoup par le feu (bi-’ihrāqi-hābi-n-nār) ». Sans que cela soit dit, il semble bien que l’on soit juste après la condamnation d’Averroès. Mais la suite du récit montre une situation qui s’apparente à celle du simulacre de malédiction que nous avons vu pratiqué à Grenade pour Abū Ja’far adh-Dhahabī. Le décret contre les livres a été prononcé ; il y a eu début d’exécution ; c’est l’essentiel ! Ayant, en effet, été chargé de faire disparaître des boutiques des libraires et autres lieux les ouvrages concernés, Ibn Zuhr fut averti qu’il pouvait quant à lui garder ceux qu’il possédait à condition que les gens ne sussent pas qu’il continuait à s’intéresser aux dites sciences visées. Ainsi fut fait, et un notable sévillan ayant fait parvenir au calife une dénonciation d’Ibn Zuhr qui gardait en sa possession de nombreux livres défendus, al-Mançūr fit jeter en prison l’initiateur de cette dénonciation et déclara : « Par Dieu ! Quand bien même tous les habitants d’al-Andalus viendraient devant moi pour témoigner contre Ibn Zuhr de la véracité du contenu de cette attestation, je n’accepterai pas leurs dires étant donné ce que je sais de la solidité tant de ses convictions religieuses que de son intelligence ! »
94Dans les deux phases de la décision califale, la destruction officielle des livres de mantiq et de hikma afin qu’ils ne tombent pas dans les mains de n’importe qui, et la protection d’Ibn Zuhr qui les conservait dans sa bibliothèque, n’y a-t-il pas une reconnaissance tacite de la grande idée averroïste des deux voies pour atteindre la Vérité : par la foi et par la raison ? Dans la page des ‘Uyūn qui vient d’être citée, cela me paraît corroboré par l’anecdote qu’Ibn Abī ‘Uçaybi’a a placée tout de suite après : celle des deux élèves d’Ibn Zuhr, débutants, à qui il confisqua un livre de mantiq qu’ils avaient entre les mains pour ne le leur rendre que longtemps après, une fois leurs études religieuses terminées. À peine la condamnation d’Averroès et de ses partisans prononcée pour la satisfaction des exclusifs de la foi qui étaient en même temps les soldats du jihād, le calife devait savoir qu’elle ne durerait pas car l’on ne pouvait pas empêcher les Ibn Zuhr, les Ibn Rushd, les al-’Uçūlī ou les Jarāwī de trouver leur accomplissement à manier les idées et les mots, pourvu qu’ils se reconnussent les humbles serviteurs de Dieu. Quant à la réalité historique de la destruction par le feu des livres de “dialectique” et de “sagesse”, M. Bencherifa se dit persuadé120 qu’elle fut une sanction rituelle plus qu’un autodafé généralisé (de même que pour les livres de furū’ antérieurement). Pour lui, la richesse quasi exhaustive des listes des ouvrages d’Averroès données dans les notices biographiques, l’existence d’un assez grand nombre de manuscrits retrouvés copiés dans les décennies mêmes qui suivirent la mort du philosophe, l’allusion aux livres du défunt que l’on chargea sur une bête de somme en contrepoids de son cadavre pour les transporter vers Cordoue121, les nombreuses traductions qui purent être faites de l’arabe à l’hébreu puis au latin : tout cela indique que les livres de falsafa, dont ceux d’Averroès, ne disparurent ni d’al-Andalus ni du Maghrib après les mesures califales édictées à Cordoue.
La soudaineté de la réhabilitation et la survivance des sciences des anciens” dans les programmes d’études
95La soudaineté de la réhabilitation califale témoigne dans le même sens, de même que son application à chacun des “condamnés” cités précédemment. Rentré à Marrakech au milieu de l’année 594 h. (1198), le calife al-Mançūr décida presque aussitôt de réhabiliter les faylasūf/s, dont beaucoup étaient des médecins : il fit venir (istad’ā) Averroès auprès de lui. Le séjour à Lucena avait été d’environ une année et demi. Les retrouvailles du calife et du philosophe furent de courte durée : Averroès mourut en décembre 1198 et al-Mançūr en janvier 1199. Mais, avant sa mort, il eut le temps de rappeler aussi Abū Ja’far adh-Dhahabī qui retrouva d’abord sa place dans le corps des médecins de la cour puis fut promu shaykh (ou mizwār), c’est-à-dire “responsable en chef’, à la fois des tâlib/s-de-la-présence et des médecins, recevant ainsi, à quarante et un ans, la mission de présider aux destinées des deux familles de pensée, des deux “partis” – pour reprendre la terminologie de Renan – le “parti religieux” et le “parti philosophique”, avec, selon toute vraisemblance, la consigne d’établir entre eux conciliation et harmonie122. À la même époque, ou peu après l’accession au pouvoir de son fils an-Nāçir, les autres “accusés” furent rendus à leurs emplois : Abū Abd Allāh al-’Uçūlī, le co-condamné de Cordoue, quitta son exil d’Aghmāt et retrouva son poste de grand-qādī à Bejaïa123 ; le poète al-Jarāwī retrouva les faveurs de la cour et reprit son rôle de chantre du califat auprès d’an-Nāçir le nouveau souverain124, malgré le maintien à son poste du wazīr Abu Zayd Ibn Yuwajjān qui ne serait écarté que plus tard, accompagné des sarcasmes du poète125 ; le qādi Abū-l-Qāsim Muhammad at-Tujībī qui avait été dépossédé de son poste à Jativa (Shātiba) fut nommé à Denia (Dāniya)126 ; Ibn Tumlūs, disciple fidèle d’Averroès, ne tarda pas à être appelé à Marrakech pour faire partie du corps des médecins d’an-Nāçir127. Quant à Ibn Jubayr, nous le trouvons assistant, respectueux, aux côtés du mystique Ibn ‘Arabī, au départ de la dépouille du philosophe pour Cordoue128.
96Il y a 150 ans, connaissant très peu de chose de la bibliothèque arabe andalouse et maghribine postérieure au XIIe siècle, Ernest Renan écrivait que celui qui fut « le plus célèbre des Arabes aux yeux des Latins » (...) « ne fit point école chez ses compatriotes » et demeura « tout à fait ignoré de ses coreligionnaires129 ». On ne peut aujourd’hui retenir cette position. M. Bencherifa, dans ses pages consacrées à l’après-Averroès130, énumère un certain nombre d’intellectuels andalous ou maghribins qui, dans les XIIIe et XIVe siècles, prêtèrent intérêt aux mêmes catégories de sciences qu’Averroès. Cela va d’Ibn ‘Amīra al-Makhzūmī131 à Ibn Khaldün en passant par Hāzim al-Qartājannī132, al-’Abili et bien d’autres. Le cas d’al-’Âbilī (Abu ‘Abd Allah Muhammad b.Ibrāhīm) est particulièrement intéressant133. Né à Tlemcen vers 680 h. (1280), passionné très jeune par les mathématiques, élève à Fès du savant juif Khallūf al-Maghīlī, puis à Marrakech du grand Ibn al-Bannā’, il fit partie, au milieu du 8e /XIVe siècle, de l’expédition organisée depuis le Maroc par le souverain mérinide Abū-l-Hasan vers Tunis où il eut pour élève Ibn Khaldün. Celui-ci nous dit avoir été par lui initié aux sciences rationnelles (al-’ulūm al-’aqliyya) et signale que parmi les ouvrages que les étudiants avaient entre les mains en ce temps figuraient les “Commentaires moyens (talākhīç) des livres d’Aristote par Ibn Rushd134 ”. Rien d’étonnant donc qu’Ibn al-Khatīb, dans son Ihāta, mentionne, à propos de son ami Ibn Khaldūn, qu’il « résuma beaucoup d’ouvrages d’Ibn Rushd (lakhkhasha kathīr min kutub Ibn Rushd)135 ».
97À bien regarder vivre, dans les textes, donc dans l’histoire, les pays d’Islam, et en particulier le Maghrib, on s’aperçoit que si le plus grand nombre des croyants s’en sont tenus à la méthode confiante de l’adhésion à la Vérité par la foi136, il y eut toujours, minoritaires certes, ceux que les études entraînaient sur les chemins de la réflexion et du raisonnement, encouragés qu’ils y étaient par les nombreux passages du Livre prônant le recours à la “sagesse” (hikma). L’Islām, dans son essence, c’est-à-dire dans son acte de totale soumission au Créateur de tout, ne fut pas plus offensé par les idées d’Averroès qu’il ne l’avait été précédemment par celles des Mu’tazilites, d’al-Farābī, d’Ibn Sīnā (Avicenne) ou des Frères de la Pureté (Ikhwān aç-çafā).
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98Une remise en cause du rôle historique de l’averroïsme est-telle nécessaire ? L’intérêt pour la falsafa n’avait pas disparu en Islam (occidental en tout cas) après le procès d’Averroès, dans un contraste total avec la vie philosophique qui avait été engendrée, dans l’aire judéo-chrétienne, par l’énorme débat développé autour de “l’averroïsme”. On ne peut retenir le premier point si l’on considère, comme nous venons de le faire, que “l’affaire Averroès” ne fut que fortuite (‘amr zarfī) et que notre faylasūf et ses pairs ne furent pas en conflit avec l’Islām mais avec certains de leurs contemporains, majoritaires, partisans exclusifs de la seule appréhension de la Vérité par la foi. Quant au second point, s’il a pu être traité aussi magistralement par Renan, c’est en raison de l’excellente connaissance qu’avait celui-ci de l’histoire religieuse de la chrétienté du Moyen Âge et de la Renaissance, mais aussi en raison de sa remise en question personnelle de la foi de ses ancêtres. Pour Renan, la plus sévère “disgrâce” (mihna et nakba) historique et la plus forte condamnation des idées que l’on prêtait à Averroès furent déclenchées dans la chrétienté par l’école dominicaine et thomiste pour tenter d’éteindre l’enthousiasme dangereux soulevé dans certains milieux intellectuels chrétiens. Les causes de cette “disgrâce”-là sont évidemment à chercher dans la société chrétienne et, en particulier, dans “l’épaisseur” des dogmes christiques accumulés depuis Jésus (Isā) par les Pères, les conciles et les Docteurs. Ce n’est pas en Islam, mais dans la chrétienté, que les idées d’Averroès ont suscité la plus grande peur, et, du point de vue religieux, l’histoire montre que les thomistes avaient raison d’avoir peur. L’averroïsme n’at-il pas été, en terre chrétienne, à l’origine d’une scission progressive entre foi et raison et de l’apparition de la pensée laïque indépendante ?
99En terre d’IsIàm, les tenants de la foi et du légalisme (sharī’a) côtoient, aujourd’hui comme hier, les partisans de la réflexion active et de l’observation attentive des lois de la nature (tabī’a). Tous se veulent bons musulmans et se réfèrent au même Livre.
Notes de bas de page
1 M. Bencherifa, Ibn Rushd... alhafīd. Sīra wathā’iqiyya (ibn Rushd le petit-fils. Biographie et documents), Rabat 1999 ; la présente contribution doit beaucoup à cet ouvrage, qui s’appuie surtout sur les dictionnaires bio-bibliographiques. Auparavant, j’avais déjà abordé la question de la disgrâce et du procès d’Averroès dans E. Fricaud, « Les talaba dans la société almohade (Le temps d’Averroès) », Al-Qantara, XVIII, 1997, p. 379-383.
2 Mohammed Bencherifa se réfère à la thèse d’Ernest Renan, Averroès et l’averroïsme, dans sa traduction arabe : Ibn Rushd wa-r-rushdiyya, ‘Adil Zu’aytar, Le Caire, Dâr ‘ihyā’l-Kutūb al ‘arabiyya, 1957.
3 Voir Estudios onomastico-biográficos de al-Andalus, IX, Madrid, 1999.
4 La formule est d’Alain de Libera ; voir Averroès, Discours décisif, trad. Marc Geoffroy, Paris (Flammarion), 1996, introduction, p. 73.
5 Dans la première partie de la vie d’Averroès se situent, après sa naissance en 520 h. (1126), ses études étonnamment diversifiées sous l’égide se son père, qui fut, comme son grand-père, un temps, qādī de sa ville, et son engagement enthousiaste dans les années “40” (entre ses vingt et ses trente ans) au service du tawhīd : séjour à Marrakech au moment où ‘Abd-al-Mu’min organisait le recrutement des tālib(s) et la formation des hâfiz(s), et présence probable à Salé en 546 h. dans la délégation des Cordouans et des Sévillans venus reconnaître ‘Abd-al-Mu’min ; ses premiers écrits pro-almohades : le Sharh al-’aqīdat al-humrāniyya, commentaire d’une ‘aqīda (“profession de foi”) d'Ibn Tūmart, dont M. Bencherifa a présenté une page inédite retrouvée (Ibn Rushd..., p. 48), et la Maqāla fī kayfiyya dukhūli-hi fi l-’Amr al-'azīz... (“Épitre pour expliquer comment il entra au service de l’Autorité toute-puissante”, c’est-à-dire le pouvoir almohade).
6 Ses rencontres avec le calife Abū Ya‘qüb datent de cette période, lors du long séjour que fit celui-ci à Séville de 566 h. (1171) à 571 h. (1175) : introduit par Ibn Tufayl, il fut invité à entreprendre le commentaire des livres d’Aristote (Cf. Mu'jib, éd. Casablanca, 1978, p. 353-354 ; M. Bencherifa p. 150-152). De cette période sévillane datent aussi sa participation à l’expédition de Huete (Wabda) en 567 h. (1172) attestée par le témoin sévillan, Ibn Çāhib aç-Çalāt (Al-Mann, p. 495), son déplacement à Marrakech en 578 h. (1182), en compagnie d’autres médecins d’Al-Andalus, à la demande du calife Abu Ya‘qūb malade (Bayān almohade p. 152), sa désignation comme premier médecin de la cour, encore sur intervention d’Ibn Tufayl, sa présence à Tinmal, en la même année 578 h. aux côtés du calife guéri et sa visite des tombes d’Ibn Tümart et de ‘Abd al-Mu’min, en compagnie de son collègue Abü Bakr Ibn az-Zuhr et du narrateur Ibn Çahib aç-Çalât (Bayān almohade, p. 148 ; M. Bencherifa, p. 213, note 7).
7 Les recherches de M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 206-208, permettent d’établir qu’après avoir accédé à ce poste, où il remplaçait Ibn aç-Çaffār, il resta en bons termes avec ce dernier, dont le petit-neveu épousa une fille d’Averroès.
8 Bayān almohade, p. 156 ; M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 21.
9 Al-Maqqarī, Nafh attīb, I, p. 470. J’ignore si l’archéologie a trouvé trace de ce palais.
10 Rapporté par Ibn Abī ‘Uçaybi’a dans ses ‘Uyūn, éd. Beyrouth (Dār maktabat al-hayāt), p. 531.
11 M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 202-203, citant les Futūhāt d’Ibn ‘Arabi.
12 Témoignage de Ash-Shaqundī cité par Ibn Said al-Maghribī, Mughrib, éd. Dayf, I, p. 105 ; M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 16 et 284.
13 Cette mutation du sayyid Abü Yahyā de Cordoue à Séville nous est connue, sans précision de date, par un passage du Nafh at-tib d’al-Maqqarī, I, p. 462.
14 Histoire de l’Espagne musulmane, II, p. 136.
15 Mu’jib, éd. Casablanca, 1978, p. 403-404 ; M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 64.
16 Mu’jib, p. 400401 ; M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 72.
17 M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 72-73.
18 Ibid., p. 73, l’auteur pense que, dans cette campagne contre les partisans des furu, fut aussi mobilisé le jeune Abu 1-Hasan ‘Alī Ibn al-Qattān (âgé de moins de trente ans), qui composa alors son Al-’iqnā’fī masā’il al’ijmā’, et renvoie à la notice du Dhayl consacrée à cet Ibn al-Qattān père : sifr 8, p. 165-195. Trad. française de cette notice dans Estudios onomastico-biograficos..., IX, Madrid, 1999.
19 M. Bencherifa , Ibn Rushd..., p. 180, note 3.
20 Ibid., p. 69-70 et 181.
21 Cet Abū ‘Âmir Yahyâ al-Ash’arī occupe plus tard le poste de grand qādī de Cordoue qu’avait, en vain, brigué son père ; il y est nommé en 633 h. (1236) : c’est le dernier qādīde la Cordoue musulmane (M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 182).
22 Ibid., p. 181-182.
23 L’anecdote est racontée au début de la longue notice consacrée à Averroès dans le Dhayl (sifr 6, p. 22) (M. Bencherifa , Ibn Rushd..., p. 70). Ce livre, lit-on, traitait des Asbâb al-khilāf al-wāqi’bayna ‘a’immat al-’amçār min wad’i badi fuqahā’Khurâsân « Des causes de la divergence constatée chez les sommités de diverses régions par rapport à la position de certains juristes du Khurâsân ».
24 Takmila, notice 1653 (M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 71).
25 Pour un curriculum vitœ de ‘Abd-al-Kabīr al-Ghāfiqī, voir ibid., p. 237-239.
26 Ces phrases forment l’intégralité du témoignage fourni par l’auteur du Dhayl d’une part dans la notice consacrée à ‘Abd-al-Kabïr (sifr 4, notice 407, p. 233-234) et d’autre part dans celle consacrée à Averroès (sifr 6, notice 51, p. 28-29) dans laquelle (p. 29) se poursuit tout le reste du récit (M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 37-38).
27 Voici la liste des allusions au peuple des ‘A d dans le Qur’ān : VII, 65-74 ; IX, 70 ; XI, 50-59-60 ; XIV, 9 ; XXII, 42 ; XXV, 38 ; XXVI, 123 ; XXIX, 38 ; XXXVIII, 12 ; XL, 31 ; XLI, 13, 15 ; XLVI, 21 ; L, 13 ; LI, 41 ; LUI 50 ; LIV, 18 ; LXIX, 4,6 ; LXXXIX, 6.
28 Voir sa notice dans la Takmila d’Ibn al-’Abbār.
29 M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 238, note 36 se référant au Barnāmajshuyūkh ar-Ru’aynī.
30 Pour le même auteur (p. 74 et 176), il n’est pas raisonnable (ghayr ma’qūl) d’admettre qu’Averroès ait pu tenir le propos que ‘Abd-al-Kabīr lui prête sur les ‘Ad, et aucun homme intelligent ('āqil) ne peut imaginer qu’à cette époque, « un grand qâdi de Cordoue, gardien du Livre et de la Sunna », ait proféré une telle dénégation. Selon lui, nous sommes en présence d’un mensonge calomnieux sur les lèvres d’un élève devenu l’adversaire de son maître.
31 En 591 h. pour le Bayān.
32 Dhayl, sifr 6, p. 25,1. 11-14 et Bayān almohade, p.226, 1. 10-12.
33 Bayān almohade, p. 218.
34 Sur Abü Marwân al-Bâjï informateur d’Ibn Abī’Uçaybi’a pour sa notice d’Averroès, voir M. Bencherifa, p. 156-164 ; Uyūn al-anbā’, éd. de Beyrouth (sans date), p. 531.
35 On peut penser que cette rencontre, comme celle de 586 h., eut lieu dans le palais construit par le sayyid Abü Yahyâ, frère d’Al-Mançūr, exécuté depuis par ordre de celui-ci.
36 Ces lignes sont données par Ibn ‘Abd-al-Malik, dans le Dhayl, juste avant le récit du procès ; elles sont vraisemblablement empruntées à Ibn Ghamr.
37 Sur Ibn at-Taylasān, voir M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 241 (élève no 27), et, dans le Dhayl, sifrS, notice 1090, p. 557-566.
38 Ce témoignage d’Ibn at-Taylasān est rapporté par Ibn ‘Abd al-Malik al-Marrākushī dans la notice d’Averroès : Dhayl, sifr 6, p. 24 ; voir M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 33 et 241-242.
39 Il s’agit de Abü Dāwūd asSijistānī, traditionniste iraqien du 3e/ixe siècle, auteur du Kitāb as-sunan.
40 Nous savons par contre qu’il tenta d’empoisonner le médecin Abü Bakr Ibn Zuhr. Voir dans ‘Uyūn, Beyrouth, éd. récente (sans date), dans la notice d’Abū Bakr Ibn Zuhr, p. 524.
41 Bayān almohade, p. 225.
42 Cet historiographe almohade, Abū-l-Hajjāj Yüsuf Ibn Ghamr al-Ishbīlī, était jusqu’à présent nommé Ibn ‘Umar (un seul point diacritique distingue les deux appellations) dans tous les textes édités qui évoquent son nom : le Bayān, le Dhayl, etc. On a démontré – M. Bencherifa, Revue de l’Académie Royale Marocaine (Majallat al-’Akādimiyya), 10, p. 83-107 – que l’on faisait erreur et qu’il fallait l’appeler “Ibn Ghamr”.
43 Telle est la traduction du texte arabe donnée par V. Lagardère, Campagnes et paysans d’Al-Andalus, Paris (Maisonneuve et Larose), 1993, p. 49, pour exprimer les nouvelles fonctions confiées alors à Ibn Ghamr.
44 Bayān almohade, p. 226, 1ère ligne.
45 Ibid., p. 227, 1. 21-22 ; M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 65.
46 Dhayl, sifr 6, notice 51, p. 21-31 (récit du procès, p. 25, 1. 4, à p. 26, 1. 15).
47 Bayān almohade, p. 224-228 (récit du procès, p. 226,1. 6-20).
48 Ibn ‘Idhārī était plus jeune, d’une trentaine d’années, qu’Ibn ‘Abd al-Malik et était son disciple. Pour l’auteur du Bayān, Ibn ‘Abd al-Malik fait partie des « shaykh(s) auprès desquels il a pris des informations ponctuelles avec vérification » (Bayān, I, Introduction, p. 3, ligne 5), et nous constatons en effet qu’à sept reprises, dans le Bayān almohade, Ibn ‘Idhârī donne une précision qu’il a obtenue, vraisemblablement de vive voix, d’Ibn ‘Abd al-Malik : p. 36 (ligne 20), p. 57 (1. 17), p. 59 (1. 7-8), p. 79 (1. 20), p. 81 (1. 12), p. 134 (l. 21), p. 135 (l. 5) ; une huitième fois enfin (p. 348, l. 15), il se réfère à l’ouvrage de son aîné qu’il désigne sous le titre de At-Takmila wa-dh-Dhayl.
49 Bayān, I, Introduction, p. 3, ligne 2.
50 J’ai traité de la question des sources du Bayān dans ma thèse (non publiée), Bilan d’un siècle et demi de recherches sur l’Al-Bayān al-mughrib, Université Lumière-Lyon 2, 1994. Faute de place, je ne peux que renvoyer, ici, à ce travail. Le titre de l’ouvrage d’Ibn Ghamr ne nous est pas connu ; Ibn ‘Idhārī parle, une fois, de Ta’rīkh (p. 239, 1. 7) et, une autre fois, dit que ce livre contenait les faits de bien (mahâsin) d’al-Mançür : indices qui peuvent faire penser que les mots ta’rīkh et mahâsin figuraient dans son titre.
51 Sur la désalmohadisation, voir mon article « Les talaba dans la société almohade », Al-Qantara, XVIII, fasc. 2, 1997, p. 331.
52 Voir, plus haut, comment ‘Abd-al-Kabīr al-Ghāfiqī s’était montré scandalisé en entendant son maître Ibn Rushd n’aborder la question de la menace d’un vent destructeur que du seul point de vue de la “nature” (tabi‘a).
53 Cf. Dhayl, sifr 6, p. 25, 1. 7 à p. 26, 1. 15. M. Bencherifat : p. 34, 1. 3 à p. 35, 1. 11 et p. 143, 1. 6 à p. 144,1. 14.
54 Sous-titres (entre parenthèses) et numéro de paragraphe ont été ajoutés.
55 Lorsque je donne le mot arabe, c’est qu’il sera différent chez Ibn-’Idhârî.
56 Sont en caractères gras les parties reprises par Ibn-’Idhârî.
57 Je lis ici le mot donné par M. Bencherifat en (p. 34) ; en (p. 143) on a li-naqdi et en Dhayl, p. 25 on a li-nafyi !
58 Bayān almohade, p. 226 lignes 6 à 20.
59 Ici, les textes en caractères gras sont ajoutés ou modifiés par Ibn-’Idhârî.
60 Je donne le mot arabe lorsqu’il n’est pas le même que chez Ibn-’Abd-al-Malik.
61 Bayān almohade, p. 226, l. 16-17.
62 Ibid., 1. 18.
63 Sur les circonstances de composition du Mu’jib, de la Takmila, du Mughrib et des Ghuçün, voir E. Fricaud, « Les talaba... », p. 335-336.
64 M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 156 et 164.
65 Cité par AlMaqqarī dans son Nafh at-tïb, III, p. 185-186.
66 ’Uyûn, éd. de Beyrouth, p. 532.
67 C’est à ce passage que se sont surtout référés jusqu’à présent tous ceux qui se sont intéressés à la disgrâce d’Averroès, depuis E. Renan (Œuvres complètes, Paris (Calmann-Lévy), 1949, III, p. 36 et 38), jusqu’au professeur R. Arnaldez dans l’article « Ibn Rushd » de l’Encyclopédie de l’Islam ; une traduction française du Mu’jib est donnée par E. Fagnan, Histoire des Almohades, Alger, 1893.
68 Mu’jib, 7e éd., Casablanca, 1978, p. 435 et 437.
69 Cette girafe avait été offerte en cadeau au calife Abū Ya‘qūb Yūsuf par le souverain de Ghāna (M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 150, note 13).
70 En écriture arabe, les deux expressions sont très proches l’une de l’autre.
71 Mughrib, éd. Shawqī Dayf, I, p. 105, l. 8 ; ‘Uyūn éd. de Beyrouth, p. 532, l. 15.
72 ’Uyūn, éd. de Beyrouth, p. 532, l. 10-11 ; E. Renan, Œuvres complètes, III, texte arabe, p. 341, l. 12 et 14.
73 Dans la phrase, le nom “Al-Mançür” est, de la sorte, répété trois fois.
74 Voir sa notice en Dhayl, sifr 8, p. 154 et 159 avec (p. 154, note 1) renvoi aux autres références le concernant.
75 Dhayl, sifr 6, p. 26, lignes 11-12.
76 Au milieu de notre xvie siècle, Léon l’Africain, né al-Hasan b. Muhammad al-Wazzān, accrédite l’anecdote (« la fable » écrit Renan) selon laquelle Averroès avait trouvé refuge auprès du philosophe juif Moïse Maimonide (Ibn Maymūn). On sait que Maimonide, né à Cordoue une dizaine d’années après Averroès, quitta sa ville natale vers l’âge de quinze ans avec sa famille pour vivre au Maroc (Fès) avant de gagner l’Égypte, où il arriva alors qu’il avait dépassé la trentaine ; il s’y trouvait toujours au moment de la disgrâce d’Averroès et y mourut en 1204, cinq ans après la mort d’Averroès.
77 Mu’jib, 7e éd., Casablanca, 1978, p. 437, l. 6.
78 Mughrib, éd. Shawqī Dayf, I, p. 105, l. 9.
79 L’édition égyptienne porte fautivement Bayāna !
80 ’Uyūn, éd. de Beyrouth, p. 532, l. 1-2.
81 Au Mashriq, l’historien damascène Shams-ad-Dīn adh-Dhahabï (mort en 673 h. (1348), dans son Ta’rīkh al·Islām, consacre pour l’année 595 h. une notice à Averroès et une autre à Al-Mançūr, dans lesquelles, pour rendre compte de la disgrâce du philosophe et de son exil à Lucena, il reprend textuellement les informations données par les auteurs du Mu’jib et des ‘Uyūn ; E. Renan, Œuvres complètes, III, p. 348-349.
82 ’Ibar, Beyrouth,6e mujallad, p. 512, l. 18-19.
83 Istiqçâ’, Casablanca, 1954, 2e juz', p. 186-187.
84 ’Uyûn, éd. de Beyrouth, p. 532, l. 4-5.
85 Dhayl, 8e sifr, notice 73, p. 271-272.
86 Même humiliation que celle infligée à Averroès selon Ibn Sa’īd al-Maghribī.
87 Ghuçūn, p. 39, 1. 10.
88 Sur ce sujet, voir E. Fricaud, « Les talaba... », p. 379 et 382.
89 Cité par Ibn Sa’īd al-Maghribī en Ghuçūn, p. 36.
90 Ghuçūn, p. 39-40.
91 Istiqçā’, p. 126, note 26.
92 C’est ainsi que l’a appellé le professeur Muhammad al-Fasi dans l’étude qu’il lui a consacrée : Shâ’ir al-khilāfat ai-muwahhidiyya Abū-l-'Abbās alJarāwī ; cité par M. Bencherifat, Ibn Rushd..., p. 161, note 23. L’appellation de shâ’ir ai-khilāfa, « poète du califat », est empruntée à Abū Bahr Çafwān atTujībī, cf. le Zād al-musāfir, p. 49.
93 Voir ces allusions dans le Zâd ai-musâfir d’Abū Bahr Çafwân at-Tujībī, Beyrouth, 1970, notice no 3, p. 49 et 51 ; Ibn al-Abbār, Takmila, Beyrouth, 1989, notice no 323, p. 167 ; Ibn Khallikān, Wafāyāt, éd. Ihsān ‘Abbâs, VII, p. 12 et p. 136-137 ; Ibn Sa’īd al-Maghribī, Mughrib, éd. Shawqī Dayf, Le Caire, 1964, II, p. 269 ; du même Ibn Sa’īd, Ghuçün, Le Caire, 1945, p. 98 et 103 (notices) et p. 44, 46 et 94 (allusions) ; Ibn ‘Idhārī, Bayān almohade (il contient plus de 300 vers d’Al-Jarāwī) ; Ibn ‘Abd alMalik al-Marrākushī, Adh-Dhayl watTakmila, notice dans le 7e sifr ( ?) non retrouvé) ; Ibn al-Khatīb, Ihāta. Le Caire, IV, p. 419 ; al-Maqqarī, Nafh-at-Tïb, Beyrouth, 1988, II, p. 502, III, p. 186, 222 (copie de la Risàia d’Ash-Shaqundī, avec allusion à Al-Jarâwï, p. 209) et 238, IV, p. 87 ; al-Maqqarī encore, Azhār ar-riyād, Le Caire, 1939, II, p. 364-365.
94 Par comparaison avec la Hamāsa du syrien Abü Tammâm, poète très apprécié par Averroès.
95 La Risāla fut composée peu de temps avant la mort d’al-Jarāwī (609 h.) ou peu de temps après.
96 Le mot hâfiz n’aurait donc ici ni son sens almohade (voir E. Fricaud, « Les talaba... », p. 346 et 348), ni son sens habituel de mémorisateur du Qur'ān et des hadith(s).
97 Cette absence d’al-Jarāwī dans le Ta’rikh al-mann a été remarquée et soulignée par ‘Abd-al-Hādī at-Tāzī, éditeur de la partie retrouvée de cet ouvrage traitant du règne d’Abü Ya‘qūb Yüsuf (1ère éd., p. 383 note 3). Quant à Ibn ‘Idhārī, utilisant le Tarīkh al-mann pour rendre compte de cette période, il réintégra al-Jarâwï à sa place dans l’histoire du 6e/ xiie siècle en le citant abondamment au point que le Bayān almohade, avec plus de 300 vers reproduits, devient la vitrine de la poésie du poète maghribin du califat almohade.
98 Çafwân at-Tujïbï, dans son Zâd al-musāfir, composé du vivant même d’Al-Jarāwī, a consacré à celui-ci sa notice no 3 (éd. de Beyrouth, p. 49 et 51) en le qualifiant de « poète du califat ». D’Averroès, son maître, c’est peu de temps après son procès, sa réhabilitation et sa mort, que Çafwān a chanté les louanges dans des écrits jusqu’alors inédits (une Risāla, une Qaçīda et une Maqāla) dont les textes nous sont présentés par M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 89-139).
99 Ghuçūn, éd. Ibrāhīm al-Abyārī, Le Caire, 1945, p. 101, 1. 7 et 9.
100 L’énumération de M. Bencherifa va de 1 à 35, mais sous le no 1 figurent les trois fils d’Averroès, Abū-l-Qâsim Ahmad, Abü Muhammad ‘Abd-Allāh et Abū-l-Hasan ainsi que son gendre Abū Yünus Mughīth b. Ahmad dit Ibn aç-Çaffār.
101 La relecture des textes à laquelle nous invite M. Bencherifa nous oblige ici à contredire E. Renan (Œuvres complètes, III, p. 40) qui écrivait : « Presque tous ses disciples lui furent infidèles ; on cessa d’invoquer son autorité ».
102 Ces renseignements sur Ibn Hawt-Allāh sont fournis par la Takmila d’Ibn alAbbār et surtout par la Çilat aç-Çila d’Ibn az-Zubayr copiée par Ibn ‘Abd-al-Malik dans le Dhayl ; voir M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 22, 74-75 et 237, no 11.
103 D’après la Takmila et le Dhayl ; voir M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 232, no 4, et 65-66, note 26.
104 M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 232, no 2 ; dans E.I. 2, III, s.v. “Ibn Tumlūs” (J. Vernet).
105 M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 79 et 85.
106 Texte en Dhayl, sifr 6, p. 26, l. 22 à p. 28, l. 20.
107 Dhayl, sifr 8, notice no 26, p. 222-232 (Khutba, p. 227-230) ; M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 81.
108 Dhayl, p. 223,1. 20.
109 M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 81, l. 13.
110 Dhayl, sifr 6, p. 30-31. Ces vers ont été jadis traduits en français par M. Munk, Mélanges de philosophiejuive et arabe, 1858, p. 427-428 et 517 (d’après E. Renan, Œuvres complètes, III, p. 39 note 1) ; M. Bencherifa pense qu’ils pourraient avoir été empruntés par l’auteur du Dhayl au diwân d’Ibn Jubayr dont le titre était : Nazm al-jumān fī ttashakki min ‘ikhwān az-zamān, “Montage de perles rendant compte des lamentations des frères du temps”. Voir en Dhayl, sifr 5, la longue notice (no 1172) consacrée à Ibn Jubayr (p. 595-621).
111 Une nouvelle traduction de cette Rihla d’Ibn Jubayr nous a été assez récemment proposée par Paule Charles-Dominique, Paris (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade), 1995, p. 69-368.
112 Ibid., p. 111-112.
113 Dans la tradition musulmane, ces “trois mosquées” sont la grande mosquée de La Mecque, celle de Médine et la mosquée Al-Aqçā à Jérusalem ; cette dernière put être visitée par Ibn Jubayr après sa libération par Saladin.
114 Dhayl, sifr 5, p. 605, 1. 17 à p. 606, l. 1.
115 Ibid., p. 606, 1. 4 et 6.
116 Par la suite, nous apprend le Dhayl (p. 606, l. 4), Ibn Jubayr quitta Grenade pour s’installer successivement à Málaga, à Fès et à Sabta (Ceuta). C’est de Sabta, après la mort de son épouse, qu’il entreprend un troisième voyage qui le conduit à nouveau à La Mecque et à Jérusalem, et au retour duquel il mourra à Alexandrie.
117 Mu’jib, 7e éd., Casablanca, 1978, p. 437.
118 ’Uyūn, éd. de Beyrouth, p. 523 ; voir M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 62-63.
119 Le mot falsafa n’est pas utilisé ici comme il l’était dans le Mu'jib.
120 M. Bencherifa, Ibn Rushd..p. 273 et 279.
121 Ibid., p. 83, citant Ibn ‘Arabi, Al-Futūhāt al-makkiyya, II, p. 372, 373.
122 Sur l’importance qu’eut, selon moi, cette mission confiée par al-Mançūr à Abū Ja’far adh-Dhahab, voir E. Fricaud, « Les talaba... », p. 379-383.
123 Dhayl, sifr 8, p. 272.
124 Bayān almohade, p. 236, 240, 249-250.
125 Ghuçūn, p. 101.
126 M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 66, note 26.
127 E.I.2, III, s.v. “Ibn Tumlûs” (J. Vernet).
128 M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 83, note 15.
129 E. Renan, Œuvres complètes, III, p. 47.
130 M. Bencherifa, Ibn Rushd..., p. 244-252.
131 E.I. 2, III, s.v. “Ibn ‘Amïra” (H. Monès).
132 E.I.2, III, s.v. “Hâzim al-Kartādjannī” (la rédaction).
133 On peut retracer les principales étapes de la vie d’Al-’Âbilī grâce aux allusions le concernant faites par son élève Ibn Khaldün dans sa Muqaddima (trad. H. Monteil, Beyrouth, voir les index) et dans son Ta’rīf, ou Autobiographie : trad. Cheddadi, Beyrouth, VII, Le voyage d’Occident et d’Orient, Paris (Sindbad), 1980, voir les index.
134 Voir Ta rīkh al-'alāma Ibn Khaldün, Beyrouth, XIV, 7e mujallad, p. 857, l. 4-5.
135 Ihâta, éd. ‘Abd-Allāh ‘Inān, III, p. 507.
136 La perfection ici étant trouvée dans les différents chemins de l’état mystique (taçawwuf).
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