L’apogée almohade : la bataille d’Alarcos et son contexte historique
p. 99-113
Texte intégral
1Rattacher l’apogée almohade à un événement survenu dans la péninsule Ibérique est, certes, assez naturel dans le cadre d’une réflexion centrée sur Averroès, mais ce choix fait passer au second plan la situation politique, économique, sociale, culturelle et artistique du reste de l’Empire dans la détermination de son apogée. De plus, celui-ci se trouve mis en rapport avec un fait militaire très ponctuel, une victoire qui permettrait, tout en la consacrant, une expansion territoriale maximale et qui marquerait l’aboutissement d’un processus de conquêtes. Les deux observations convergent pour souligner l’hispano-ou christiano-centrisme du point de vue : les royaumes ibériques, et plus généralement l’Occident chrétien, servent d’élément de référence pour évaluer le développement de la formation politique almohade. Evoquer un apogée, par ailleurs, c’est renvoyer à une conception cyclique de l’histoire dans laquelle les empires ou les civilisations passent par une phase de croissance, atteignent un sommet de maturité, de plénitude et de puissance, avant d’entrer irréversiblement en décadence. La bataille d’Alarcos (19 juillet 1195), que suit peu après la mort du calife almohade Abū Yūsuf Ya’qūb al-Manṣūr, le “Victorieux”, marquerait justement ce moment, idéalement placé au centre chronologique de l’épopée almohade, trois quarts de siècle après la naissance du mouvement dans le Haut Atlas et trois quarts de siècle avant la disparition définitive des derniers souverains de la dynastie, chassés de Marrakech en 1269 par les Mérinides. Cette conception est très répandue, y compris parmi des historiens actuels. Dans un ouvrage récent, Maria Jesús Viguera Molíns affirme, par exemple, qu’après al-Manṣūr « commence brutalement la décadence1 ». En effet, le nom d’al-Manṣūr évoque immédiatement, chez tous les historiens, la bataille d’Alarcos et l’idée de l’apogée almohade, de même qu’inversement le nom de son successeur et fils, al-Nāṣir, est inévitablement associé à Las Navas de Tolosa et à la décadence almohade.
2Il ne s’agit pas tant, ici, de réhabiliter le nom d’un souverain dont le souvenir fut très tôt associé à une éclatante défaite, que d’exercer le métier d’historien par rapport à des sources contemporaines qui, “naturellement” pourrait-on dire, valorisent le vainqueur et discréditent le vaincu. Or, face aux sources almohades, qui nous donnent, par exemple, une image déformée des Almoravides, frustes, intransigeants et soumis aux juristes mālikites2, ou face aux sources chrétiennes, qui présentent l’expansion militaire hispanique comme une légitime “reconquête” de territoires perdus quelques siècles auparavant, l’historien tente d’atteindre une certaine vérité, que ce soit sur les mentalités, par l’analyse de la “propagande almohade” ou par l’étude des éléments constitutifs de l’idéologie de la Reconquista, ou bien sur l’époque et la société almoravides, ou enfin sur l’expansion occidentale. Pour écrire cette (ces) histoire(s), il faut, d’une part relire les textes et trouver un biais pour lever le voile qu’ils jettent sur la réalité, d’autre part les confronter à d’autres sources.
3À travers le thème de l’apogée politico-militaire de l’Empire, je me propose de replacer un événement militaire majeur dans une évolution à plus long terme, de décrire le contexte politique de la collaboration entre Averroès et le pouvoir almohade, et finalement de m’interroger sur l’organisation de ce dernier au tournant des XIIe et XIIIe siècles. J’ai exclu du débat les éléments matériels, culturels, philosophiques, artistiques ou architecturaux de l’apogée3, pour m’en tenir exclusivement au domaine politique, et même plus précisément au domaine de la “politique extérieure”, comme m’y invitent la nature et l’origine des protagonistes d’Alarcos, Alphonse VIII, roi de Castille et al-Manṣür, amīr al-mu’minīn, “Prince des Croyants” almohade.
4Plusieurs remarques préliminaires s’imposent. Pour traiter convenablement de l’apogée almohade, il aurait été bon de décrire l’expansion de l’Empire, de montrer que la victoire d’Alarcos est le terme de cette expansion – ce qui suppose que l’on décrive la décadence censée lui être immédiatement postérieure – et de chercher enfin dans la période d’expansion les indices annonciateurs et les raisons de la crise. C’est en fait ce que j’ai essayé de faire avant de me rendre compte finalement que bien peu d’éléments venaient à l’appui de la thèse de la “décadence brutale” traditionnellement admise. Au contraire, une impression de grande puissance de l’Empire se dégage de l’étude des sources, pendant la première décennie du XIIIe siècle. Bien que la défaite de Las Navas de Tolosa, sur laquelle je vais revenir, constitue une inflexion fondamentale puisqu’il s’agit de la première défaite almohade d’une telle ampleur, elle est pourtant très loin d’agenouiller l’Empire. Je m’arrêterai donc sur le contexte historique de la fin du XIIe siècle, qui débouche sur la victoire du souverain almohade Abu Yūsuf Ya’qūb à Alarcos face aux armées castillanes d’Alphonse VIII. Et je tenterai de montrer comment la bataille d’Alarcos, qui fait suite à une série de victoires militaires sur le Portugal, clôt une période d’interventionnisme des royaumes chrétiens en Andalus, qu’elle n’est donc pas le début de la décadence, mais plutôt une étape supplémentaire dans l’expansion almohade. La description des éléments de puissance et de faiblesse de l’Empire almohade jusqu’au premier quart du XIIIe siècle contribuera à nuancer l’image que nous renvoient les sources d’un Empire complètement effondré après 1212.
La fin momentanée de l’interventionnisme militaire chrétien en al-Andalus
5À partir de l’effondrement de l’empire almoravide au milieu du XIIe siècle, et de l’émergence en Andalus de nombreuses principautés connues sous le nom de “deuxièmes taifas”, la Castille avait eu les mains libres : Alphonse VII de Castille avait conquis le Campo de Calatrava, il s’était emparé des cols de la Sierra Morena, puis s’était ouvert un couloir en terres musulmanes jusqu’au port d’Alméria qu’il avait conquis et qu’il avait réussi à garder pendant une décennie, au terme de laquelle les Almohades l’avaient chassé, repoussant la frontière avec son royaume jusqu’à la Sierra Morena. Ensuite l’activité guerrière du roi de Portugal, qui s’empare de Lisbonne en 1147, puis de Beja et Santarem, concentra tous les efforts almohades4. Après la minorité d’Alphonse VIII, la Castille profita de la diversion portugaise pour s’étendre vers le Levant murcien en s’emparant de Cuenca en 1177, d’Alarcón en 1184, puis d’Iniesta en 1186 sur la vallée du Júcar. Pendant la même période, les rois castillans, aragonais, léonais ou portugais envoyaient régulièrement des expéditions destinées à prendre du butin au cœur même de l’Andalousie, jusqu’aux alentours de Cordoue, de Séville ou de Jaén.
6À partir de la dernière décennie du XIIe siècle, les interventions almohades en Andalus s’intensifièrent. En 1190, le calife Abū Yūsuf Ya’qūb passa le Détroit, bien décidé à mettre fin aux agressions portugaises. Une escadre de croisés en route vers Jérusalem avait en effet aidé Sanche Ier de Portugal à s’emparer de Silves en septembre 1189, après quatre mois de siège. À peine arrivé dans la Péninsule, le calife signa une trêve avec la Castille, renouvela l’alliance qu’il avait avec le Léon et défit le roi portugais à plusieurs reprises (bataille de Torres Novas, puis prise d’Alcacer do Sal, en juin 1191, et récupération de Silves) jusqu’à ce que celui-ci demandât une trêve. De retour au Maghreb, le calife almohade vit ses forces mobilisées par la révolte des Banū Ġanīya en Ifrīqiya. Il se dirigeait vers eux à la tête d’une puissante armée, lorsqu’il apprit que les trêves avec la Castille arrivaient à expiration et que le souverain castillan manifestait des humeurs belliqueuses : l’archevêque de Tolède, Martin Lopez de Pisuerga, avait effectué une razzia dans la vallée du Guadalquivir cependant qu’Alphonse VIII reconstruisait la tête de pont d’Aledo. En 1194, les gouverneurs almohades d’al-Andalus appelèrent leur souverain à la rescousse. Celui-ci détourna alors son armée de l’objectif initial, traversa le Détroit et s’avança vers la Castille par la Sierra Morena. Il rencontra les troupes d’Alphonse VIII au pied de la ville d’Alarcos en cours de construction, le 19 juillet 11955.
7Le déroulement de la bataille est bien connu grâce aux trouvailles archéologiques récentes et, bien sûr, aux travaux plus anciens d’Ambrosio Huici Miranda qui répertorient de manière exhaustive les sources dont nous disposons concernant cette grande victoire almohade. Cet auteur décrit l’organisation des corps d’armées telle qu’elle est rapportée par Ibn’Idārī6 ; il raconte la mort d’Abū Yaḥyā b. Abī Ḥafṣ, le vizir almohade à qui avait été confié l’étendard califal ; ce Sayh dirigeait l’avant-garde, composée de troupes andalusī-s, arabes, zénètes, de volontaires de la guerre sainte ainsi que d’autres tribus nord-africaines et il avait dû supporter les chocs répétés des charges lancées par les chevaliers des Ordres militaires. Ces derniers n’étaient d’ailleurs pas sortis sans lourdes pertes de leurs propres offensives et peu survécurent à la bataille. A. Huici rappelle ensuite le mouvement enveloppant de l’arrière-garde, dirigée par le calife en personne, qui déborda l’armée chrétienne et atteignit le camp du roi castillan où elle sema le désordre et la confusion ; il rapporte enfin la fuite d’Alphonse VIII de Castille7.
8Les récits sont nombreux et parfois divergents sur le nombre et sur le sort des troupes réfugiées dans le château d’Alarcos sous la direction de l’alférez (porte-étendard) royal Diego Lopez de Haro : 5 000 hommes, femmes et enfants, libérés par la seule générosité du calife selon certains, contre autant de prisonniers musulmans selon d’autres, en tous cas par l’entremise de Pedro Fernandez de Castro, un noble chrétien passé au service des Almohades avec sa mesnie, en raison de ses différends avec la puissante famille castillane des Lara8. Au cours de la bataille, les évêques de Sigüenza, de Ségovie et d’Âvila périrent, ainsi que le majordome royal Rodrigo Sanchez et son gendre Pedro Rodriguez de Guzman. Tous les châteaux jalonnant la route de Cordoue à Tolède furent alors abandonnés par les chrétiens : Alarcos, Guadalferza, Malagón, Benavente, Calatrava la Vieja, Caracuel... L’ensemble du Campo de Calatrava passa alors aux mains des Almohades et Tolède se retrouva ainsi, comme à l’époque almoravide, et après plusieurs décennies de répit, en première ligne face à l’ennemi. La bataille d’Alarcos et la situation qui s’ensuivit sur le terrain eurent en outre des conséquences notables sur le rapport de force psychologique entre Almohades et royaumes chrétiens. La terreur inspirée, dès les années 1140-1150, par les guerriers de l’Atlas était enfin confirmée très concrètement aux portes mêmes de la chrétienté. Jusque-là, la reprise d’Alméria, récemment conquise par Alphonse VII (1147-1157), et les luttes acharnées qui avaient opposé les nouveaux seigneurs d’al-Andalus au prince murcien rebelle, Ibn Mardanīš, n’avaient pas menacé directement les royaumes chrétiens. Après Alarcos, il en allait tout autrement.
9Les raisons de cette victoire musulmane sont nombreuses. Des raisons internes d’abord : la grande capacité de mobilisation des Almohades9, la richesse de l’Empire à la fin du xiie siècle, le génie militaire d’al-Manṣūr et la puissance de ses archers10, contribuent à expliquer la supériorité militaire musulmane, fondée en grande partie sur la supériorité numérique. Mais des raisons externes interviennent aussi, comme l’impréparation castillane11, la témérité d’Alphonse VIII, sous-estimant la puissance de ses ennemis et refusant d’attendre l’arrivée de ses alliés aragonais, et surtout un contexte international très favorable. Cette bataille opposa en effet l’armée d’un Empire immense à l’un des cinq Royaumes chrétiens de la Péninsule. Rappelons que l’Espagne chrétienne était alors divisée en “cinq royaumes” : la Castille, le Léon, la Navarre12, l’Aragon et le Portugal. Cette division politique n’était pas en soi une faiblesse comme devait le prouver quelques années plus tard la victoire chrétienne de Las Navas de Tolosa ; elle l’était seulement en raison de l’état de conflit permanent entre la Navarre et la Castille, entre la Navarre et l’Aragon, entre la Castille et le Léon et entre le Portugal et le Léon13. À cette date, toutes les frontières étaient contestées, selon la règle très simple que tout voisin était un ennemi potentiel. Or l’Empire almohade sut parfaitement jouer des alliances avec les chrétiens. Il soutint régulièrement la Navarre, avec laquelle, il est vrai, il n’avait aucune frontière commune, et le royaume de Léon14, tous deux violemment opposés à la politique expansionniste de la Castille15.
10Les conséquences de la victoire musulmane furent nombreuses. Le souverain almohade décida de profiter de l’avantage militaire conféré par la victoire pour lancer de grandes expéditions en territoire ennemi au cours des deux années suivantes. Les chrétiens restèrent impuissants face à ces expéditions de grande envergure qui permirent au Prince des Croyants de récupérer de nombreuses places fortes, comme Calatrava, Santa Cruz, Montánchez, Trujillo, puis Plasencia, et de piller le territoire des villes de Talavera, Santa Olalla, Escalona, Maqueda, Tolède, Oreja, Alcala, Guadalajara, Madrid, Huete, Uclès, Cuenca, Alarcón... Les vignes, les oliviers, les vergers et les autres cultures furent systématiquement détruits.
11Par ailleurs, Pedro Fernandez de Castro arrangea une alliance formelle entre les Almohades et le royaume de Léon. Celui-ci comptait bien profiter de la défaite castillane pour récupérer les terres frontalières dont il avait été spolié, malgré le traité de Tordehumos. En effet, ce traité n’avait pas résolu le différend castellano-léonais à propos de l’Infantazgo16. Cette alliance avec le Léon permit, en 1196, l’intervention d’un corps d’armée almohade dans la Tierra de Campos, très au nord de leur zone d’intervention habituelle17. À la fin du XIIe siècle, le roi de Navarre, Sanche le Fort, défait et menacé par Alphonse VIII de Castille, trouva refuge à la cour du souverain almohade qui devint un interlocuteur notable et notoire des pouvoirs chrétiens méditerranéens. À une autre échelle, cette victoire almohade fit écho en Occident à la victoire de Ḥattīn et à la chute de Jérusalem en Orient. Al-Manṣūr, malgré son hétérodoxie, en tira dans le monde musulman une image de champion du ğihād, et de défenseur du dār al-islām. Cette réputation avait commencé dès le début des années 1190 comme en témoigne la demande d’aide adressée par Saladin au calife almohade à la suite de la prise de Jérusalem, alors même que Saladin soutenait les Banū Ġāniya légitimistes18.
Alarcos : une étape dans une dynamique d’expansion territoriale ?
12Pourtant ce n’est l’apogée de l’Empire almohade qu’en apparence, car Alarcos ne marque pas la fin d’une expansion, comme l’ont affirmé les historiens contemporains à la suite de chroniqueurs chrétiens du Moyen Âge19. D’un certain point de vue, cette rencontre n’était finalement qu’une intervention africaine supplémentaire dans la Péninsule ; cependant l’ampleur de la victoire fut imprévue, si bien que celle-ci ne peut être considérée comme un simple accident dans l’expansion chrétienne. Elle mit en valeur les tensions qui déchiraient la chrétienté dans son expansion, et la forte compétition qui existait entre les différents États chrétiens, en même temps qu’elle leur fit prendre conscience que les musulmans n’étaient pas la force négligeable que des conquêtes territoriales répétées avaient pu leur laisser croire. La défaite castillane d’Alarcos participa ainsi à l’émergence de la chrétienté, en développant le sentiment d’appartenance à un monde uni par la religion malgré les divergences politiques.
13Après Alarcos, l’expansion territoriale almohade ne cessa pas, malgré la disparition du célèbre al-Mansūr en 1199. Une semaine après la mort de son père, le jeune Abu ‘Abd Allāh lui succéda, prit le titre officiel d’al-Nāṣīr li-dīn Allāh, “celui qui fait triompher la foi de Dieu”, et entreprit de régler les problèmes non résolus par son père. Le développement en Ifrīqiya de la révolte des Banū Ġāniya nécessitait une riposte efficace et définitive20. Derniers descendants de la dynastie almoravide, les Banü Ġāniya étaient alliés aux ġuzz de Qaraqūš ; à partir de leur base arrière des Baléares où ils s’étaient réfugiés, chassés par l’intervention des Almohades en al-Andalus, ils avaient réussi le coup de force de s’emparer de plusieurs villes d’Ifrīqiya et de s’y établir. Ils avaient une diplomatie active, entretenaient de bonnes relations commerciales avec Pise et Gênes (traité de paix en 1189), et étaient les alliés du roi d’Aragon qui leur fournissait des mercenaires. Jusqu’au règne d’al-Nāṣir, ils n’avaient cessé de harceler l’Empire almohade en accumulant les succès militaires. Les trêves passées avec les royaumes chrétiens dans la Péninsule en 1197 permirent au souverain de faire face à cette situation. Les Almohades intervinrent à la fois sur terre et sur mer. En 598/1202, ils s’emparèrent de Minorque et, en 599/1203, le Sayyid Abū l-’Ulā Idrīs b. Yūsuf conquit Majorque avec 1 200 cavaliers, 700 archers, et 15 000 fantassins transportés sur 300 embarcations de types divers. Une lettre almohade d’al-Nāṣir affirme que la conquête de Majorque fut un coup dur pour le roi d’Aragon et de Barcelone21. Sur terre, le Prince des Croyants récupéra l’Ifrīqiya entre 1205 et 1206 et la laissa avec une ample autonomie à un grand šayh almohade Abū Mu‘ammad b. Abī Ḥafṣ. Les historiens se complaisent à rappeler qu’à partir de 627/1229-1230, ce dernier fonda sa propre dynastie, indépendante des Almohades, mais au début du XIIe siècle cette anticipation est un anachronisme22. Abū Mu‘ammad b. Abī Ḥafṣ était à cette date un gouverneur aux pouvoirs étendus, certes, mais soumis au calife almohade.
14En toute rigueur, si l’on ne s’attache qu’à l’histoire militaire, l’apogée de l’Empire almohade est à placer sous le règne d’al-Nāṣir en 1211, avec la prise de la très puissante forteresse de Salvatierra, où s’étaient installés, en 1198, quelque deux cents chevaliers de l’Ordre de Calatrava23. Il avait pris à cette occasion le nom d’Ordre de Salvatierra. Celui-ci, après la bataille d’Alarcos, avait perdu l’ensemble de ses possessions territoriales, et probablement aussi une part importante de ses effectifs.
15La rencontre de Las Navas de Tolosa — al-’Iqāb24 — marque sans conteste une inflexion majeure dans la dynamique expansionniste de l’Empire almohade. On pourrait pourtant discuter l’ampleur du désastre qu’on a mesurée essentiellement à partir de sources chrétiennes postérieures. En particulier, la Primera Crónica general, rédigée en partie à la fin du xiiie siècle, affirme qu’après 1212 « les Maures ne relevèrent plus la tête dans la Péninsule ». Cette affirmation est reprise par les historiens récents comme un fait acquis. Or cette chronique cite là, sans le nommer, un poème rédigé en 1250, à la suite de la prise de Séville, c’est-à-dire au lendemain de grandes victoires en Andalousie et d’une expansion territoriale chrétienne sans précédent, alors que les Almohades étaient partis de la Péninsule depuis près d’un quart de siècle et que les territoires toujours musulmans se limitaient au réduit grenadin25. En fait, au lendemain de Las Navas, l’Empire était loin d’être terrassé : d’une part, il y eut plusieurs contre-attaques au cours de l’été 1212 dans le Levant, en Andalousie, voire jusqu’aux Monts de Tolède ; d’autre part, les chrétiens étaient encore eux-mêmes persuadés de la puissance almohade. En témoigne une lettre d’innocent III datée du 15 janvier 1213, envoyée à l’archevêque de Narbonne, Arnaud Amalric (m. 1225), présent lors de la croisade de Las Navas de Tolosa : elle l’exhortait à redoubler d’efforts et à se méfier d’une possible contre-offensive musulmane26. Les ressources et le dynamisme de la société andalusi se manifestent dans le très rapide repeuplement de la ville de Baeza, abandonnée à la suite de la défaite musulmane, mais récupérée l'année même, et si bien refortifiée qu’en 1213 les troupes chrétiennes furent incapables de la reprendre. Il en va de même pour Andujar : elle fut rasée, sa population fut emmenée ou exécutée, selon les sources, et pourtant la ville était à nouveau musulmane l’année suivante. Au même moment, l’expansion territoriale castillane se poursuivait, certes, mais elle restait limitée aux terres d’Albacete, avec la prise d’Alcaraz en 1213, qui lui ouvrait les portes de la région murcienne.
16Parallèlement, la situation de la Castille était catastrophique au lendemain de la bataille. Les famines et les épidémies se multipliaient et Alphonse VIII fut contraint de proposer une trêve aux Almohades qui acceptèrent. Par ailleurs, les sources chrétiennes sont unanimes à l’époque pour souligner la puissance de l’Empire almohade. Les études sur l’image d’al-Nāṣir dans les sources chrétiennes du XIIIe siècle insistent sur la crainte inspirée par le souverain musulman et par la dimension de son Empire. Guillaume le Breton, en 1224, traduit le titre califal amīr al-mu’minīn, “Prince des Croyants”, par “Roi des Rois”. L’archevêque de Narbonne déjà cité, Arnaud Amalric, et la chronique de Bernard Desclot, se sont fait l’écho d’une tradition selon laquelle le calife almohade aurait lancé un défi à toute la chrétienté27. Évidemment les auteurs chrétiens avaient intérêt à grandir la puissance de l’ennemi au moment de la bataille pour mettre en valeur le miracle de la victoire, mais aucun n’annonce après le “désastre” musulman, une reddition totale et définitive de l’ennemi. Au contraire, tant les sources littéraires que les décisions prises manifestent la certitude que les Maures allaient contreattaquer violemment. L’Ordre de Salvatierra, précédemment évoqué, récupéra avec la ville où il avait été fondé, et avec toutes ses terres du Campo de Calatrava, son nom originel. Il installa le nouveau siège de l’Ordre aux portes de la Sierra Morena, en face du château de Salvatierra qui l’avait hébergé entre 1198 et 1211 : la nouvelle forteresse – Calatrava la Nueva – est impressionnante, malgré son appareil assez grossier qui révèle l’urgence dans laquelle elle a été construite. Son caractère monumental ne peut se comprendre que si l’on se replace dans l’état d’esprit qui prédominait alors : malgré la victoire, l’ennemi inspirait la peur, sa puissance ne semblait pas entamée.
Forces et faiblesses de l’Empire almohade
17Les historiens à la suite des chroniqueurs musulmans ont interprété la défaite de Las Navas comme en partie due à l’hétérogénéité de l’armée califale : les Andalusī-s, mécontents de l’exécution du qā’id andalusī de Calatrava, Ibn Qādis, auraient fait défaut, ainsi que les Almohades, à qui auraient déplu les mesures disciplinaires d’al-Nāṣir contre un certain nombre de gouverneurs, exécutés pour leur inefficacité dans les préparatifs de l’expédition de guerre sainte28.Ces arguments sont discutables. Certes, l’armée était composée d’Andalusī-s, de volontaires de la foi, de ġuzz (pl. aġzāz, troupes turques), d’Arabes hilâliens, de troupes berbères... Cela constitua-t-il une faiblesse ? Roger Le Tourneau note qu’à l’occasion de la campagne d’Alarcos, le calife, en proclamant la guerre sainte, avait réussi à obtenir l’aide non seulement des Almohades et des tribus berbères, mais aussi de Berbères traditionnellement dissidents comme les Banū Marīn et les Ġumāra29. La diversité du recrutement aurait alors été une force ; qu’elle soit devenue un élément de faiblesse est fort possible, mais on ne peut se contenter de cette fausse explication. Quels changements ont affecté la société almohade, andalusī et africaine au cours de la période pour que ce qui avait fait la force de l’armée almohade à Alarcos soit devenu un facteur de faiblesse à Las Navas ? À vrai dire, nous manquons d’éléments pour en juger.
18En relation avec l’hétérogénéité de l’armée, la légitimité des souverains semblerait aussi être en cause : l’arbitraire du prince (dont témoigne l’exécution de divers fonctionnaires almohades du makhzen, chargés de préparer les approvisionnements et les étapes et jugés incapables par le calife), Tordre des préférences dans les cérémonies semblent avoir créé des mécontentements30. Pourtant R. Le Tourneau fait remonter très tôt l’ébranlement du mouvement almohade, au moment de l’exécution des frères d’Ibn Tūmart en 1155, et renvoie donc la question de la légitimité du pouvoir aux origines, sur le modèle de ce qui s’était passé en islam au temps des premiers califes31. Aussi conviendrait-il d’expliquer pourquoi en 1211 la question de la légitimité du pouvoir se serait posée avec plus d’acuité qu’auparavant, au point de provoquer l’échec d’une grande expédition militaire. Car finalement ce n’est qu’au moment de la succession d’al-Mustanṣir, en 1224, qu’explosent toutes les rivalités autour du siège califal. Que la défaite de Las Navas ait contribué à discréditer en Andalus un pouvoir incapable de défendre le dār al-islām, cela est probable. C’est même sans doute là une des raisons principales de la perte de légitimité du régime unitarien. Pourtant, malgré le choc de la défaite et malgré la jeunesse du souverain Abū Ya’qūb II al-Mustanṣir bi-llāh, désigné calife alors qu’il n’avait que 10 ou 15 ans, l’unité de commandement perdura sous le contrôle de ses oncles et de deux šayh-s almohades : pendant douze ans, entre 1212 et 1224, aucune révolte ne vint troubler la vie politique d’al-Andalus, ce qui ne peut manquer de susciter des doutes sur la perte de légitimité des souverains almohades, à la suite de la défaite d’al-’Iqāb (Las Navas, 1212) et de la mort d’al-Nāṣir (1213).
La grande capacité d'intégration de l’Empire
19L’hétérogénéité de l’armée, et plus généralement du corps social, et la légitimité du pouvoir almohade invitent à s’interroger sur la question de l’intégration dans l’Empire et la société almohades. Il est en effet étonnant de voir que tout ennemi pouvait espérer entrer, à court ou à moyen terme, dans les cadres dirigeants de l’Empire32. Cela pose évidemment la question de l’almohadisation de la société et de l’adhésion politique des élites au nouveau dogme et au nouveau pouvoir. Nous nous bornerons à donner des exemples qui manifestent l’ampleur de cette intégration et la diversité des personnes concernées.
20Au premier titre, cette intégration touche des personnages très importants de la hiérarchie almoravide. Certains noms sont célèbres comme celui du kātib Ibn ‘Aṭīyya, dont l’épopée est connue ; il était marié à une petite-fille de Yūsuf b. Tašfīn, et son beau-frère était Ibn al-Ṣaḥrawiyya, un rebelle almoravide obstiné et notoire, qui s’était repenti et avait été pardonné en 550/1155 par les Almohades. Certes Ibn ‘Aṭīyya et son frère furent finalement exécutés à la suite d’une cabale qu’avaient montée contre eux des Almohades jaloux de leur pouvoir (on les accusait d’accointance avec les Banü Ġānīya, les descendants des souverains almoravides réfugiés aux Baléares) ; mais auparavant Ibn'Aṭīyya avait accédé aux plus hautes fonctions : vizir et proche conseiller de ‘Abd al-Mu’min, il était devenu l’homme le plus important de l’Empire après le calife lui-même. Un autre vizir almohade, Yintân b.’Umar, avait d’abord été à la tête des troupes almoravides lors de la première bataille victorieuse contre Ibn Tūmart. Il avait ensuite été épargné parce qu’il avait pris la défense d’Ibn Tümart lors de l’entrevue de celui-ci avec ‘Alī b. Yūsuf b. Tašfīn. Si l’on peut assez facilement comprendre cette mesure de clémence, sa nomination ultérieure au poste de vizir manifeste la confiance qu’il avait su inspirer au souverain almohade, malgré ses anciennes responsabilités au sein du régime almoravide.
21Dans l’administration, des personnalités de second rang trouvèrent aussi leur place parmi les nouvelles instances dirigeantes. Le secrétaire Abū 1-Ḥasan ‘Abd al-Malik b.’Ayyāš b. Farrāğ b.’Abd al-Malik b. Harün al-Azdī al-Zāhid fut d’abord secrétaire d’Ibn Ḥamdīn à Cordoue. Puis il fut engagé contre son gré par le général almohade Barrāz, et entra enfin au service de ‘Abd al-Mu’min, auprès duquel il mena une vie mondaine malgré son ascétisme. Les familles de secrétaires semblent, au premier abord, conserver leur pouvoir malgré le changement de dynastie : Abū 1-Ḥakam ‘Alī b. Muhammad b. ‘Abd al-Malik ‘Abd al-’Azīz al-Laḥmī al-Murḥī fut secrétaire de ‘Abd al-Mu’min alors que son père l’avait été de ‘Alī b. Yüsuf b. Tašfīn. Dans le domaine juridique, on observe le même phénomène ; le cas des Banü Rušd est emblématique : le grand-père (m. 1126) fut qādī de Cordoue sous les Almoravides, et son petit-fils, le célèbre Averroès, fut qāḍī 1-ğamā’a de la même ville sous les Almohades. Ce processus touche aussi le secteur militaire, qui nous intéresse particulièrement ici. Ibn Mardanīš, le rey Lobo des chrétiens, fut probablement le plus tenace ennemi de la dynastie almohade jusqu’en 1172, date de sa mort. Il contrôlait la région murcienne. Sur ses conseils, ses fils, qui menaient la lutte à ses côtés, firent allégeance et reconnurent le dogme almohade. Ils reçurent des fonctions importantes. Une des filles d’Ibn MardanïS épousa même le calife Abū Ya’qüb et une autre son fils Abū Yüsuf33. Le qâ’id Abū ‘Uṯmān Sa’īd b.’Isa, qui avait été le chef militaire le plus important à la fin du régime d’Ibn Mardanïs, aurait conservé sous les Almohades le poste de gouverneur de la marche (ṯaġr) de Chinchilla qu’il occupait antérieurement34. Les ennemis chrétiens ne sont pas en reste : Giraldo Sempavor, le “Cid portugais”, entra au service des musulmans en 1173 lors de la signature des trêves entre Portugal et Castille d’un côté, Almohades de l’autre, comme le fit aussi.
22Pedro Fernandez de Castro, dont nous avons parlé plus haut35. Ce phénomène concerne non seulement des individus, mais encore des groupes entiers : les guzz de Qaraqüš, des Turcs réputés dans le maniement de l’arc dont nous avons vu le rôle à Alarcos, et les Arabes hilâliens, après avoir été vaincus par les Almohades en Ifrīqiya, passèrent en al-Andalus sous leurs ordres36. Il ne faudrait pas croire que cette intégration se soit limitée aux premiers temps de l’expansion mu’minide, car les sources citent un certain nombre d’exemples sous le califat d’al-Nāṣir : le Mu’ğib d’al-Marrākušī et le Bayân d’Ibn’Idârï évoquent le cas de šayh-s arabes d’Ifrīqiya exilés en Andalus pour des motifs de sécurité, comme l’avaient été auparavant les groupes de Zuġba, Riyāḥ ou Ǧušam37. Par ailleurs, au début du XIIIe siècle, les prisonniers faits à Palma de Majorque lors de la prise des Baléares furent incorporés dans l’armée régulière.
***
23Le processus décrit semble jouer un rôle non négligeable, tant dans la force et l’expansion de l’Empire almohade que dans son échec final. Les questions de légitimité du pouvoir sont moins la cause directe de cet échec que l’expression d’une difficulté à satisfaire les intérêts divergents de groupes et de personnes d’horizons divers38. L’illégitimité des dirigeants n’est pas l’origine unique, ni principale, de leur chute. La remise en question de leur droit à gouverner se manifeste dans des mouvements (révoltes, coup d’État, pamphlets...) dont la diversité est liée aux référents politico-religieux et aux idéaux de l’époque. Ils reflètent une crise de la société dont nous avons toujours du mal à décrire les modalités, faute de sources.
Notes de bas de page
1 Cette historienne affirme à propos d’al-Manṣūr : « Puede considerarsele, en conjunto, como el más destacado de su dinastía pero tras él abruptamente se inició la decadencia » : on trouvera cette citation dans le volume VIII/2 de l’Historia de España ‘Ménendez Pidal’, intitulé El retroceso territorial de al-Andalus, Madrid, 1997, p. 96.
2 N. Barbour, « La guerra psicològica de los almohades contra los almoravides », Boletín de la Asoriación de los Orientalistas Españoles (Madrid), 2, 1966, p. 117-130.
3 Il en est question dans d’autres contributions de ce volume. L’expérience montre d’ailleurs qu’ils ne sont pas toujours en synchronie avec l’évolution politique. En témoigne la période des taifas, qui se caractérise par une grande faiblesse politique et militaire face aux royaumes chrétiens septentrionaux, mais, en même temps, par une éclosion artistique et culturelle impressionnante.
4 On peut rappeler la mort en 1184 du calife Abu Ya’qūb Yūsuf, à la suite d’une expédition lancée pour reprendre Santarem.
5 Alarcos se trouve près de la ville de Calatrava (Qak’at Rabāḥ), ancienne ville musulmane conquise en 1147 par Alphonse VII et donnée dans un premier temps aux chevaliers de l’Ordre du Temple, puis au moine cistercien Raymond de Fitero, qui y fonda l’Ordre militaire hispanique de Calatrava (1158), soumis à la règle de Cîteaux.
6 Ibn’Idârī, al-Bayān, III, éd. A. Huici Miranda, Tétouan, 1963, p. 194, trad. A. Huici Miranda, Tétouan, 1953, p. 186-188.
7 Las grandes batallas de la reconquista durante las invasiones africanas, Madrid, 1956, p. 137-216 ou bien son Historiapolítica del imperio almohade, 2 vols. Tétouan, 1956-1959, p. 363-381.
8 Les guerres entre les Lara et les Castro avaient occupé une part importante de l’histoire politique de la Castille au moment de la mort d’Alphonse VII : ces deux familles étaient en concurrence pour la régence du royaume pendant la minorité du jeune Alphonse VIII. Nuño Pérez de Lara avait finalement remporté la course au pouvoir, ce qui avait provoqué l’exil au Léon des Castro et de leurs alliés ; certains pour continuer la lutte contre les Lara s’étaient engagés sous la bannière almohade.
9 Abd Allah Laroui, Histoire du Maghreb, Casablanca (Centre Culturel Arabe), 1995 p. 172-179.
10 Les fouilles archéologiques confirment le récit des sources chrétiennes qui rapportent l’efficacité des archers de l’armée musulmane : on trouve en effet au pied des murailles du site d’Alarcos une grande quantité de pointes de flèches de formes variées (A. Caballero Klink, M. Fernandez Rodríguez, J. de Juan García, « Alarcos : Diez años de investigation arqueológica », Alarcos 1195. Actas del congreso internacional conmemorativo del VIII Centenario de la Batalla de Alarcos, Cuenca, 1996, p. 225-248.
11 La Chronique latine des rois de Castille affirme que la fortification de la place était en cours au moment de l’intervention almohade, ce que confirment les fouilles archéologiques : une sorte de fosse commune apparue au niveau du soubassement des murailles, sur les restes du mortier utilisé pour la construction de la muraille, témoigne de l’inachèvement des travaux et confirme la violence de la rencontre : de très nombreux corps y auraient été jetés, vraisemblablement à la suite de la bataille (Crónica latina de los reyes de Castilla, éd. L. Charlos Brea, Cadix, Presses Universitaires, 1984, p. 12).
12 Même si le titre royal de la Navarre ne fut reconnu par le pape qu’en 1197.
13 En 1151 et 1157, la Castille et l’Aragon avaient signé des traités pour se partager la Navarre. La mort de Sanche III de Castille en 1158, celle de Raymond Bérenger IV d’Aragon laissèrent un répit à Sanche VI le Sage de Navarre. Entre la Castille et le Léon, le litige frontalier porte sur la Tierra de Campos. Par ailleurs, les velléités expansives du Portugal opposaient souvent ce jeune et petit royaume à son voisin léonais. Pour plus de détails sur les questions frontalières entre royaumes chrétiens, consulter M. Tuñón de Lara (ss. dir.), Historia de España, IV, Feudalismo y consolidación de los pueblos hispánicos (siglos XI-XV), Barcelone, 1994.
14 On peut rappeler le célèbre épisode du siège de Badajoz, comme exemple de solidarité entre le Léon et les Almohades. Le roi de Portugal et son allié Giraldo Sempavor s’emparèrent en 1179 de la ville andalusī de Badajoz, qui faisait partie de l’aire théorique d’expansion du roi de Léon sur les terres d’Islam ; pour protéger ses droits, ce dernier vint à la rescousse de la garnison almohade, réfugiée dans la citadelle, et la libéra, capturant par la même occasion le roi portugais et son vassal. Les troupes almohades envoyées de Séville prirent la relève des Léonais dans la ville extremeña.
15 À l’automne 1194, dans la ville de Tordehumos, sous la pression des légats pontificaux, les Castillans et les Léonais étaient arrivés à un accord pour faire face à l’intervention prévisible de l’armée africaine dans la Péninsule. Le monarque navarrais s était joint à cet accord, mais le rapide déplacement des troupes almohades ayant surpris Alphonse VIII, celui-ci dut sortir rapidement de Tolède avant l’arrivée de ses nouveaux alliés. La victoire musulmane changea rapidement la donne : le Léon et la Navarre se retournèrent contre leur nouvel allié (La Reconquista y el proceso de diferenciación política (1035-1217), tome IX de Historia de Espana – Menéndez Pidal, Madrid, 1998, p. 646).
16 C’est le nom donné à la région revendiquée par les deux royaumes, au nord du Duero, entre le Cea à l’ouest et le Pisuerga à l’est, autour de Medina de Rioseco.
17 Les Cantigas de Santa Maria rapportent que des soldats musulmans pillèrent l’église Santa Maria de Villasirga.
18 Al-Maqqarï, Nafḥ al-ṭīb min ġuṣn alAndalus al-raṭīb wa ḏikr wazïri-hā Lisān al-Dïn b. al-Ḥaṭīb, éd. M. Qa Sim ṭAwil & Y.’A. ṭAwil, 10 vols., Beyrouth, Dar al-Kutub al-’Ilmiyya, 1995, I, p. 424. M. Gaudefroy-demombynes, « Une lettre de Saladin au calife almohade », Mélanges René Basset, II, Paris, 1925, p. 279-304. D. Urvoy (Averroès. Les ambitions d’un intellectuel musulman, Paris, 1998, p. 171) évoque le témoignage d’Ibn Óubayr qui déclare en 1185 que le pouvoir almohade, qui a conquis tout le Maghreb, va prolonger sa mission jusqu’en Orient. Seul Saladin échappe à la condamnation formulée par cet auteur de la fin du XIIe siècle contre tous les souverains du monde musulman. Ibn Ġubayr utilise ailleurs des croyances égyptiennes qui prédisaient la domination des Almohades sur l’Égypte et sur les pays occidentaux. La victoire d’Alarcos ne put qu’accroître la réputation du prince maghrébin.
19 Les chroniqueurs musulmans ont une perspective quelque peu différente. La chronique du XIIIe siècle intitulée al-Ḥulal al-mawšīya (“Les Tuniques brodées”) affirme ainsi que c’est le règne d’al-Mustanṣir bi-llāh qui marque la fin de la grandeur de la dynastie almohade.
20 Rappelons qu’al-Manṣūr marchait contre eux lorsqu’il détourna ses troupes pour intervenir en Andalus.
21 Mağmū’rasâ’il muwaḥḥidiyya min inšā’kuttāb aldawla al-mu’miniyya, éd. É. Lévi Provençal, Rabat, 1941, p. 247 ; « Un recueil de lettres officielles almohades. Étude diplomatique et historique », Hespéris, 28, 1941, p. 1-80, p. 68, lettre no 36.
22 Ma J. Viguera Molíns, Retroceso..., p. 100.
23 En 1211, durant les trois mois de siège, ce furent 400 chevaliers et quelques milliers de fantassins, selon les sources, qui défendirent le château avec acharnement.
24 C’est le nom que les sources de langue arabe donnent à cette bataille.
25 Je remercie Martin Alvira Cabrer, qui a découvert l'utilisation de ce poème par la Primera Crónica General, de m’avoir fait part des résultats de son travail, avant qu’il ait été publié.
26 D. Mansilla, La documentación pontificia hasta Inocencio III (965-1216), Madrid-Rome 1955 no 491, p. 522523.
27 Rex quidam Sarracenos qui dicebatur Mummilinus, quod linguâ eorum sonat : “Regum Rex’’(Guillaume le Breton). On trouvera les références des exemples cités dans l’article de M. Alvira Cabrer, « La imagen del miromamolín al-Nāṣir (1199-1213) en las fuentes crisdanas del siglo XIII », Anuario de Estudios medievales, 26/2, Barcelone, 1996, p. 10031028.
28 Le Mu’ğib d’al-Marrākušī attribue la défaite au retard de paiement des troupes, le Rawḍ al-Qiṭās d’Ibn Abī Zar’, à la révolte des Andalusīs choqués de l’exécution d’Ibn Qādis qui, chargé de la défense de Calatrava, avait négocié après seulement trois jours de siège la reddition de la ville contre la vie sauve pour la garnison. On pourrait discuter, dans la continuité des sources musulmanes, les qualités comparées des différents souverains almohades et comme dans les chroniques dresser le bilan de chaque règne ; cela serait fastidieux. Mais il convient toutefois de noter que les textes utilisent des lieux communs : les “bons souverains” regrettent en général les exécutions qu’ils ont ordonnées, sur l'avis de conseillers malveillants dans le pire des cas (comme pour l’exécution des frères Ibn ‘Aṭīya par ‘Abd al-Mu’min) ; dans le meilleur, leur fermeté s’imposait pour la défense et l’expansion de la communauté des Croyants. Les souverains défaits, en revanche, dont la mémoire est à bannir, sont décrits comme aveugles, arbitraires et incapables. Ce sont des topiques. Les exécutions, les exils, les épurations furent pratiques coutumières des dirigeants almohades dès l’origine. Sans remonter au tamyīz d’Ibn Tūmart ou à l’i’tirāf de ‘Abd al-Mu’min (cf. R. Le Tourneau, The Almohad Movement in North Africa in the Twelfth & Thirteenth Centuries, Princeton University Press, New Jersey, 1969, p. 38), qu’il suffise de rappeler que les mesures prises par al-Manṣūr à la fin de sa vie contre les philosophes n ont pas nui à sa réputation. Si l’on s’intéresse rapidement à l’histoire militaire de la rencontre de Las Navas, on comprend l’importance de la place forte de Calatrava dans la stratégie d’al-Nāṣir : la ville était destinée à retenir le plus longtemps possible les très nombreuses troupes chrétiennes coalisées dans une région où l’approvisionnement était difficile, afin qu’elles s’affaiblissent avant d’arriver là où les attendait l’Almohade avec des troupes fraîches, reposées, stationnées à Jaén et dans sa région ; c’est dans ce dessein qu’il avait donné l’ordre de garnir abondamment cette forteresse en armes et en aliments, en prévision d’un siège long. Les sources chrétiennes confirment d’ailleurs l’importance du butin qu’Alphonse VIII trouva dans la place et qu’il distribua aux Aragonais et aux Ultramontains. Ces derniers se plaignaient de la chaleur et de ce que les vivres commençaient déjà à manquer. La reddition prématurée d’Ibn Qādis ruinait le plan du souverain almohade et pouvait s’apparenter à une trahison. Vue de cette manière, l’exécution du gouverneur de Calatrava apparaît beaucoup moins “arbitraire”. Comment et pourquoi aurait-elle mécontenté les Andalusī-s pour qui les Almohades demeuraient toujours à cette date un rempart contre les chrétiens ? Il faut incontestablement chercher ailleurs que dans cette reconstruction postérieure des événements l’explication de la défaite musulmane. Les éléments de tactique militaire que nous venons d’évoquer ont eu un rôle certainement beaucoup plus important que l’opposition Andalusī-s/ Berbères invoquée traditionnellement.
29 R. Le Tourneau, The Almohad Movement..., p. 75, cité par A. Tawfiq Al-ṭayyibī, « Waq’a(t) al-Arak Alarcos al-muḥīda (t) », Dirāsāt wa buḥūṭ fi tārīh al-Maġrib wa l-Andalus, II, Tunis, Dār al-’Arabiyya li-l-Kitāba, 1997, p. 197-208 (p. 202).
30 La question de la légitimité des dirigeants almohades demanderait une étude spécifique que nous ne pouvons mener ici.
31 R. Le Tourneau, The Almohad Movement..., p. 60. Dans les deux cas, la succession se caractérise par l'absence de règles établies par le fondateur du mouvement, puis par la progressive mise en place d’un système héréditaire qui engendre frustration et mécontentements. Ce n’est d’ailleurs pas le système héréditaire en soi qui semble être en question (sauf pour les Kharidjites), mais c’est la légitimité de la lignée détentrice du pouvoir qui est contestée, par les frères d’Ibn Tūmart dans notre cas, par les Alides en Arabie.
32 C’est là une caractéristique du monde musulman dans son ensemble au Moyen Age. L’étude des modalités de l’intégration, des réseaux de clientèle – survivent-ils ou, au contraire, disparaissent-ils après la soumission et l’entrée dans les instances du pouvoir ? –, ou de l’implantation territoriale – y a-t-il exil, déplacement ou enracinement du personnel intégré ? – permettrait sans doute de mieux comprendre les relations entre le pouvoir central et les élites locales et apporterait un éclairage nouveau sur le problème de la légitimité du pouvoir, en sortant de la question circulaire de la succession.
33 Al-Baydaq, Kitāb ahbār al-Mahdī Ibn Tūmart wa-bidāyat dawlat al-muwaḥḥidīn, Documents inédits d’histoire almohade. Fragments manuscrits du legajo 1919 du fonds arabe de l’Escurial, éd. et trad. É. Lévi-Provençal, Paris, 1928, p. 125-126.
34 Sur l’intégration de la structure étatique murcienne au système almohade, voir P. Guichard, Les musulmans de Valence et la reconquête ( XIe - ΧIIIe siècle), Damas (IFEAD) 1990-1991, 2 vols., 1, p. 126
35 Ibn’Idārī le qualifie tantôt de mawlā (“allié”) tantôt de la'īn (“maudit”) dans le Bayân, III, éd. A. Huici Miranda, Tétouan, 1963, p. 195, trad. A. Huici Miranda, Tétouan, 1953, p. 188.
36 Les Ġuzz obtinrent ainsi des qurā en al-Andalus (Bayān V, p. 232 et le Mu’ǧib, p. 412-415).
37 Mu’ǧib, p. 328-331 ; Bayān V, p. 242-243.
38 On dispose ainsi d’une lettre du calife alMustanṣir aux gouverneurs des provinces frontalières de Badajoz leur enjoignant de respecter les trêves et de cesser le harcèlement des régions chrétiennes voisines. Cette lettre est très intéressante pour la compréhension des relations entre le pouvoir central et les régions frontalières, car elle manifeste la marge d’autonomie de celles-ci par rapport à un pouvoir aux prétentions hégémoniques, et parce qu’elle révèle la permanence de tensions entre al-Andalus et les royaumes chrétiens septentrionaux malgré les trêves périodiquement renouvelées (Rasâ’il muwaḥḥidiyya. Mağmūa gadida, Nouvelles lettres almohades, éd. annotée et commentée de nouvelles lettres almohades par A. Azzaoui, Université Ibn Tofayl, Kénitra, 1996, I, p. 303, lettre no 83).
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