Introduction
p. 11-14
Texte intégral
1L'aventure angevine a de quoi surprendre : voilà des princes qui, à l’âge d’or des principautés d’Occident, à la fin du Moyen Âge, en ont édifié une, étrange, discontinue, des rives de la Loire à la pointe de la Calabre. Certes toutes les principautés du royaume de France et de l’Empire n’ont pas la cohésion territoriale de la Bretagne ou du Bourbonnais, notamment celle qui est entre les mains des ducs de Bourgogne. Mais aucune n’a cette dispersion et cet étirement. Comment qualifier cet agrégat de terres ? Mérite-t-il le nom d’État, lui qui chevauche royaume et empire ? Est-il gouvernable ? La structure originale et éphémère qui, aux XIVe et XVe siècles, rassemble sous l’autorité d’un prince des territoires et des hommes, et s’efforce d’atteindre l’autonomie, voire la souveraineté, devrait néanmoins correspondre à la principauté d’Anjou-Provence. Pour parfaire leur originalité, ces princes sont aussi rois, rois de « Sicile », titre qu’ils ont obtenu grâce à leur diplomatie. Mais le royaume leur échappe le plus souvent, trop lointain pour être bien défendu. Reste le prestige du titre royal, qui ne cède pas à la dérision. Ces « rois sans royaume » n’ont-ils été épris que de chimères et dépourvus de tout sens politique ? C’est à cette interrogation que ce travail se propose de répondre, stimulé par l’inconnu qui entoure encore, malgré de remarquables études portant partiellement sur elle, cette insolite principauté.
2L’action de la deuxième Maison d’Anjou-Provence1 au cours du demi-siècle qui va de 1384 (date de la mort de Louis Ier) à 1434 (mort de Louis III) se déroule dans un contexte tragique et sous le signe d’une double dépendance. Le royaume de France est plongé dans la guerre de Cent Ans et l’offensive anglaise de 1415-1417 menace directement les possessions angevines. S’y ajoutent les maux de la guerre civile, qui voit s’affronter des princes plus ambitieux les uns que les autres et la France se scinder entre Armagnacs et Bourguignons. Le duc d’Anjou ne peut longtemps rester neutre. Combats parfois meurtriers, déprédations des mercenaires, assassinats politiques : Louis, duc d’Orléans en novembre 1407, Jean, duc de Bourgogne, en septembre 1419 (tous deux cousins des princes d’Anjou) : violence et confusion règnent. La guerre n’est pas le seul fléau. La peste noire, débarquée à Marseille en novembre 1347, se répand en Occident de 1348 à 1352, et connaît par la suite des récurrences jusqu’au milieu du XVe siècle2, n’épargnant pas les sujets de la Maison d’Anjou, singulièrement les Provençaux. C’est donc à des sociétés affaiblies, à des hommes blessés qu’ont affaire princes et princesses. Touchés aussi par la crise économique qui sévit, heureusement coupée de durables embellies. Dans cet univers perturbé, la Maison d’Anjou-Provence ne dispose que d’une faible marge de manœuvre. Issue de la Maison royale de France, les Valois, elle est liée à elle pour le meilleur et pour le pire : Louis Ier est le second fils de Jean II le Bon, roi vaincu et humilié, qui a fait sa fortune en lui cédant, en 1360, à l’heure du traité de Calais, l’Anjou et Maine en apanage, concession d’une partie du domaine royal respectant la souveraineté royale, sans doute promise dès 1356. Il est le frère de Charles V, qui confirme ces dons. Son fils Louis II est le cousin de Charles VI. Ce sont des princes français, et une partie de leur principauté est au cœur du royaume. À l’heure du danger, les affaires de France sont prioritaires. Les princes ont-ils vraiment souhaité s’affranchir ? Louis II est, semble-t-il, attaché sentimentalement au royaume, mais ce n’est pas le cas de Louis III.
3Une autre dépendance lie la Maison d’Anjou-Provence à la papauté d’Avignon, en la personne du pape Clément VII, qui, à la recherche d’un champion – rappelons que le Grand Schisme partage l’Occident entre deux obédiences depuis 13783 – favorise l’adoption de Louis Ier d’Anjou par la reine Jeanne Ière de Naples, en 1380, et ouvre au prince les horizons méditerranéens. Mais si les comtés de Provence et de Forcalquier sont libres de toute sujétion, sauf celle, théorique, de l’empire, le royaume de Naples est vassal de ladite papauté. Clément VII reçoit le serment du jeune Louis II avant de le couronner roi à Avignon en novembre 13894. Ni la brève soustraction d'obédience de 1398 à 1402, ni le ralliement des princes aux papes des conciles de Pise et de Constance ne les libéreront vraiment, puisqu'ils quémandent toujours l’investiture de « leur » royaume. En outre, cette double dépendance les écartèle entre des objectifs fort éloignés les uns des autres. Et dans la poursuite desquels ils n’ont pas forcément l’accord de leurs deux protecteurs. C’est en adversaire masqué que se présente le roi de France lorsque ses cousins conquièrent la Provence.
4Car princes et princesses ont dû se battre pour édifier et pour conserver leur principauté. Et d’abord, pour conquérir la Provence, où la Ligue d’Aix, formée essentiellement de villes, s’oppose à leur domination de 1384 à 1387, guerre au cours de laquelle la reine Marie de Blois-Penthièvre, veuve de Louis Ier, a fait la preuve de son autorité5. Ensuite, aux côtés des Provençaux ralliés à la dynastie, ils ont affronté dix années dévastatrices, de 1388 à 1398, de combat contre un noble révolté et ses bandes, Raymond de Turenne. Il leur a fallu lutter encore et toujours pour le royaume de Sicile, c’est à dire de Naples, en revenir battu, comme Louis II en 1399, ou victorieux, tel le même roi en 1411, ou y mourir, tels Louis Ier en 1384 et Louis III en 1434. Chercher des alliés dans une Italie en proie à toutes les convoitises et rivalités, des bateaux, de l’argent pour s’opposer à leurs ennemis, les Duras puis l’Aragon6. Paradoxalement, leur cher apanage, menacé par l’avance anglaise et les ambitions du duc de Bedford, les trouve défaillants : Louis II, malade, échappe au massacre d’Azincourt en octobre 1415, et disparaît en avril 1417. Mais ses hommes sont là. Son fils, Louis III, après quelques velléités de résistance en 1418, prend le chemin de ses pays méridionaux. Cependant la guerre de Cent Ans n’avait pas toujours contrarié les plans de la Maison d’Anjou. Louis Ier a sans conteste profité de la contre-offensive de Charles V, de 1369 à 1380, pour accroître ses possessions. Et par ailleurs, la distance qui sépare les comtés de Provence et de Forcalquier de l’Anjou et du Maine, a permis, aux heures les plus sombres, à la princesse Yolande d’Aragon, veuve de Louis II, de se replier, avec son fils mineur, en 1419, loin de la France anglaise, avant de passer à la contre-offensive.
5Princes et princesses se sont battus aussi et surtout pour asseoir leur pouvoir sur ces terres menacées. La principauté connaît les mêmes problèmes que le royaume de France à cette période : rôle du conseil, statut et place des officiers, dialogue avec l’assemblée des trois ordres, essor de la fiscalité, bref, mutation de la monarchie. Mutation qui engendre des contestations parfois violentes contre les abus des officiers, la lourdeur des impôts, les lenteurs de la justice, sans doute moins paroxystiques en Provence qu’en France (hors apanage), mais réelles. Ces difficultés de l'État sont décuplées dans la principauté d’Anjou-Provence, de par sa configuration d’abord, et en raison du contraste qu’offrent les pays du Val de Loire et alentour, façonnés depuis des siècles par Plantagenêts et Capétiens, et ceux des rives de la Méditerranée, qui ont eu une autre histoire et connu d’autres dominations, d’autres institutions, d’autres sociétés7. Fallait-il harmoniser le tout ? Respecter coutumes et institutions ? S’efforcer de concilier les deux ? La tâche des princes n’est pas aisée, d’autant que, obstacle majeur, n’ayant pas le don d’ubiquité, ils sont souvent absents de l’une ou l’autre partie de leur territoire. Enfin, dernier mais non moindre handicap, ils ne disposent pas, dans leur principauté, de ressources capables de sous-tendre de grands desseins, ce qui ne peut que confirmer leur aliénation au royaume de France. Ils ont donc été obligés d’être inventifs, de chercher des solutions, originales ou non. N’étant souverains qu’en Provence-Forcalquier, ils ont fait de ces comtés un terrain d’expérimentation des formes de gouvernement. Ajoutons que les minorités – Louis II a sept ans à la mort de son père, Louis III, quatorze ans au décès du sien – n’ont pas causé de problème, les régentes, Marie de Blois-Penthièvre et Yolande d’Aragon, étant parfaitement à la hauteur.
6Cette étude ne porte que sur les pays « de par deçà » (Anjou-Maine) et les pays « de par delà » (Provence-Forcalquier) ; elle laisse de côté les duchés de Bar et de Lorraine – sauf à mentionner leur entrée au rang des possessions de la deuxième Maison d’Anjou-Provence – qui ont eu une destinée à part entre les mains du jeune René. Elle ne prend en compte le royaume de Naples que dans les répercussions que sa conquête ou son maintien ont sur la politique et les territoires des princes. Elle ne peut laisser dans l’ombre la création d’un véritable empire par Louis Ier, que ses héritiers auront à consolider. En revanche, le long règne, somptueux et crépusculaire, du roi René n’a pas sa place dans cet ouvrage, qui est centré sur les règnes de Louis II (1384-1417) et de Louis III (1417-1434), sans négliger les années de régence et de pouvoir des reines en l’absence de leur mari ou de leur fils. C’est dire que, sur les cent vingt ans de présence de la deuxième Maison d’Anjou-Provence sur la scène politique, de 1360, date de constitution de l’apanage, à 1481, où la Provence est rattachée à la France, je ne retiendrai qu’un demi-siècle environ8.
7Les rythmes chronologiques peuvent s’appréhender ainsi : de 1360 à 1384, l'œuvre de Louis Ier, la genèse de la principauté. De 1384 à 1399, au moment de la « longue mi-temps » dans la guerre de Cent Ans9, les affaires provençales absorbent Marie de Blois-Penthièvre, cependant que, de 1389 à 1399, le jeune Louis II s’efforce de conquérir le royaume de Naples. En 1400, à son retour, s’ouvre la seule décennie de relative accalmie de ces règnes agités : le prince répare les dégâts causés par la soustraction d’obédience, épouse en décembre 1400 la talentueuse Yolande d’Aragon, partage son temps entre les comtés méridionaux et le royaume de France, où les nuages commencent à s'accumuler ; il peut même faire une expédition victorieuse dans son royaume d’outre-mer. Il n’oublie pas de recueillir les fidélités, de mettre sur pied son conseil, ni de rénover la législation. En 1411 l’équilibre est rompu, et, jusqu'en 1423, la principauté essuie une série de tempêtes et de désastres sans précédent : reprise de la guerre franco-anglaise et de la guerre civile, défaites, éviction du Dauphin Charles de la succession à la couronne de France par le traité de Troyes en 1420, et, à l’autre bout des territoires princiers, troubles en Provence et sac de Marseille par l’Aragon en 1423. Le roi Louis II meurt en plein désarroi en avril 1417 ; sa veuve se réfugie en Provence en 1419, et leur fils Louis III, prend le chemin de Rome en 1420, puis celui de Naples en 1423 pour toujours. C’est dans ce contexte de crise aiguë que Louis II s’est lancé dans la voie des réformes. De 1423 à 1430, passent au premier plan les conflits entre la reine Yolande et le roi Louis III : la princesse rentre en France, où elle se range résolument dans le camp de son gendre devenu Charles VII, dont on peut penser qu’elle guide la politique jusqu’en 1427. Son pouvoir se heurte à celui de son fils, resté en Italie, notamment en ce qui concerne la Provence, où les serviteurs des princes sont divisés. A partir de 1430, les orages s’éloignent, mais l’étau qui enserre Anjou et Maine est loin d’être brisé. On s’achemine vers la paix d’Arras, et, en Provence, vers un modus vivendi plus serein conforté par des trêves avec l'Aragon. À la mort de Louis III en 1434, à qui doit succéder son frère René, alors prisonnier du duc de Bourgogne, tous les problèmes ne sont pas réglés. Rien n’est jamais acquis aux princes d’Anjou-Provence, tout est à recommencer à chaque règne.
8Du territoire au pouvoir, tel est le plan de ce livre. Les princes et princesses avaient un défi à relever. Ils n’ont pas trouvé d’emblée les solutions aux multiples problèmes qui les assaillent. Ils ont cheminé, mais ont été aussi bousculés par les événements. Pour parvenir, au bout du compte, à avoir en mains un véritable État.
Notes de bas de page
1 Rappelons qu’a existé une première Maison d’Anjou-Provence, issue de Charles d’Anjou, frère du roi Louis IX, qui tenait Anjou-Maine et Provence, et Italie du Sud, conquise, avec la bénédiction du pape Clément IV, sur les Staufen. Dès 1282, la Sicile est perdue. Reste le royaume de Naples, et le titre de roi de Jérusalem, que portera aussi la deuxième Maison d’Anjou. É.-G. Léonard, Les Angevins de Naples, Paris, 1954.
2 J.-N. Biraben, « Les temps de l’Apocalypse », dans J. Delumeau et Y. Lequin, Les Malheurs des temps, histoire des fléaux et calamités en France, Paris, 1987, p. 177-192.
3 J. Chélini, Histoire religieuse de l'Occident médiéval, Paris, 1968, p. 413-426.
4 La reine Jeanne 1ère appartient à la première Maison d’Anjou-Provence. Pour la généalogie de cette Maison cf. é.-G. Léonard, op. cit.
5 A. Venturini, « La guerre de l’Union d’Aix (1383-1388) », dans 1388, la dédition de Nice à la Savoie, Paris, 1990, p. 35-141.
6 Les Duras sont aussi un rameau de la première Maison d’Anjou-Provence : cf. é.-G. Léonard, op. cit.
7 Les institutions de la Provence ont été façonnées ou perfectionnées par de remarquables princes de la première Maison d’Anjou-Provence : Charles II et Robert.
8 Cf. la généalogie.
9 A. Leguai, La Guerre de Cent Ans, Paris 1974, p. 69-73.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Séjourner au bain
Le thermalisme entre médecine et société (xive-XVIe siècle)
Didier Boisseuil et Marilyn Nicoud (dir.)
2010
Le Livre de saint Jacques et la tradition du Pseudo-Turpin
Sacralité et littérature
Jean-Claude Vallecalle (dir.)
2011
Lyon vu/e d’ailleurs (1245-1800)
Échanges, compétitions et perceptions
Jean-Louis Gaulin et Susanne Rau (dir.)
2009
Papauté, monachisme et théories politiques. Volume I
Le pouvoir et l'institution ecclésiale
Pierre Guichard, Marie-Thérèse Lorcin, Jean-Michel Poisson et al. (dir.)
1994
Papauté, monachisme et théories politiques. Volume II
Les Églises locales
Pierre Guichard, Marie-Thérèse Lorcin, Jean-Michel Poisson et al. (dir.)
1994
Le Sol et l'immeuble
Les formes dissociées de propriété immobilière dans les villes de France et d'Italie (xiie-xixe siècle)
Oliver Faron et Étienne Hubert (dir.)
1995