Préface
p. 7-10
Texte intégral
1Dans les dernières décennies du XIVe siècle et dans les premières du XIe, à côté des royaumes et en leur sein, sont pris en charge, en quelque sorte saisis, par des personnages puissants qui y exercent le pouvoir pratiquement de façon indépendante et comme de véritables souverains, même si, en théorie, il existe au-dessus d'eux une autorité, celle de l'empereur, celle du roi, à laquelle ils demeurent formellement liés. Ils en sont les princes et y installent leurs dynasties. Les pays qu'ils dirigent constituent des principautés, l'évolution s'élaborant en Allemagne de par la transformation juridico-politique de leurs domaines et de leurs droits entreprise depuis le XIIIe siècle, en Italie de par la mutation des communes urbaines qui deviennent, avec les contrées alentour, leurs « seigneuries », en France ainsi que dans les régions « intermédiaires » de par des démarches singulières et variées et en subissant souvent des avatars particuliers. Partout, nonobstant leur diversité et les données spécifiques de leur destin historique, leur construction exige, pour être réussie, que le prince acquière une vision claire de l'espace qu'il prétend gouverner et appréhende fermement les éléments naturels et les compartiments humains qui le composent. Elle l'oblige aussi à imposer en tous lieux ses institutions en prenant en compte, pour les améliorer, celles qui existaient antérieurement. Il doit, pour aboutir, introduire une juridiction supérieure qui contrôle toutes les autres justices, établir des agents et des soldats à côté desquels les autres sont secondaires ou subalternes, avoir à sa disposition des ressources qui lui permettent d'agir – étant entendu qu'il peut, s'il le veut et comme il le veut, admettre des dérogations et accepter que ses « sujets » participent à certaines délibérations et décisions.
2Cette genèse des principautés s'accomplit, il faut le souligner, à l'époque où l'Europe est secouée par de graves troubles, les deux faits étant d'ailleurs liés puisque les difficultés du temps, en affaiblissant les pouvoirs centraux, poussent à s'organiser, à se défendre et à se conforter sur place dans un cadre territorialement plus restreint et davantage cohérent. Mais, inversement, il en résulte qu'elles ont parfois peine à surmonter les obstacles et à s'aménager harmonieusement. Elles prennent forme, en effet, alors qu'une profonde dépression contracte et dégrade les activités économiques : la « crise », du moins en certaines régions, débute dès 1315-1330 ; elle se généralise dans les années suivantes, s'apaise en certains secteurs dans le dernier quart du siècle, mais redouble au début du XVe et dure jusque vers 1440-1460. Elle est aggravée par les bouleversements démographiques que causa la peste qui frappa en 1348-1349 – Avignon est l'une des villes les plus meurtries – et qui, resurgissant avec fréquence au cours des décennies postérieures maintient et accentue l'impuissance et le désarroi. Parallèlement, en plusieurs contrées de France et en certains pays voisins, la guerre de Cent Ans provoque des dommages considérables en conséquence des batailles et des défaites, mais aussi, tout autant et même, sans doute, davantage, sous l'effet des ravages auxquels se livrent les mercenaires démobilisées (les Grandes Compagnies dans les années 1360, les Écorcheurs après 1435). Plus encore, par la guerre civile qu'elle suscite entre Armagnacs et Bourguignons, elle désorganise le corps social et altère, pendant une vingtaine d'années, les forces et les équilibres politiques, tout prince français étant obligatoirement confronté à ces douloureuses et complexes querelles et aucun d'eux ne pouvant éviter de choisir son camp. S'ajoutant à toutes ces peines qui pèsent sur l'ensemble de la société et qui interrogent tous les dirigeants, le schisme, surgi en 1378 avec l'élection de deux papes et la division de la Chrétienté en deux obédiences, engendre, jusqu'au concile de Constance et à la désignation de Martin V en 1417 – et encore-, des troubles de tous ordres. Il oblige, lui aussi, chaque prince à « élire » son pape en fonction de ses convictions et de ses intérêts.
3Marcelle Reynaud, qui a enseigné l'histoire médiévale à l'université Lumière-Lyon 2 et y a formé avec générosité de nombreux étudiants, a consacré de longues années à retracer dans ce contexte le destin de la Provence, contrée alpine et méditerranéenne toute proche du royaume de France, mais alors extérieure à lui puisque ce fut seulement en 1481 que Charles du Maine, qui l'avait héritée de son oncle le roi René – qui lui-même l'avait reçue, en 1434, de son frère Louis III d'Anjou-, la légua à Louis XI. Elle l'avait choisie comme champ de sa recherche parce qu'elle y était et lui reste très attachée, parce qu'elle en avait goûté les charmes et la singularité et s'en réjouit encore, parce qu'elle avait trouvé et trouve plaisir à en découvrir et ressentir la diversité qui, justement, a peut-être pu en gêner l'unification. La connaissance profonde qu'elle en a acquise grâce à la science avec laquelle, au prix d'une quête patiente et minutieuse, elle maîtrise les sources de son histoire, l'a conduite, malgré la complexité du sujet, à l'écriture de ce livre très savant.
4Celui-ci, cependant, ne se contente pas d'éclairer la formation de la principauté provençale que les princes de la seconde maison d’Anjou doivent d'abord en quelque sorte conquérir tellement les oppositions sont fortes, et qu'ils s'emploient ensuite à tenir et à consolider afin de gouverner les communautés qui la peuplent. Il s'attache aussi à partir des mêmes points de vue, à l'autre territoire qu'il leur échoit de diriger et qui, lui, est pleinement intégré au royaume français, à savoir le duché d'Anjou. Bien plus, ce complexe angevin-provençal est lié à un espace tout à fait étranger, le royaume de Naples, qui, évidemment, – c'est un autre sujet, comme l'est l'autre domaine en Barrois – ne retient pas l'attention de Marcelle Reynaud, mais dont le devenir est loin d'être indifférent aux préoccupations des princes.
5L'origine de cette étrange union se situe au XIIIe siècle, lorsque, en 1246, le jeune frère du roi Louis IX, Charles, qui a précédemment reçu en fief le comté d'Anjou, épouse Béatrice, fille du comte de Provence Raymond-Béranger IV, qui, avant de mourir, l'avait désignée comme héritière. Maître du comté qu'il s'emploie à bien tenir, le prince se voit offrir, quelques années plus tard la couronne royale de Sicile par le pape Clément IV qui, suzerain du royaume (qui comprend l'île et un vaste territoire dans le sud de la péninsule), s’efforça, comme ses prédécesseurs depuis la disparition de Frédéric II en 1250, d’exclure les Staufen de tout pouvoir en Italie et en Allemagne. Victorieux militairement, il s'y établit et le gouverne avec un certain panache et une réelle âpreté. Malheureusement pour lui, en 1282, la révolte de ses sujets et l'action du roi d'Aragon l'obligent à abandonner l’île. Il s'ensuit un long conflit à l'issue duquel son fils Charles II renonce à celle-ci, mais garde la royauté de la terre ferme sous le titre de roi de Naples. Ses descendants gouvernent ce royaume napolitain en même temps que le comté de Provence jusqu'à la fin du règne de Jeanne Ière, petite-fille de Robert de Calabre, lui-même petit-fils de Charles Ier, qui, n'ayant pas d'enfant, les lègue au frère du roi de France Charles V, Louis, qu'elle a adopté en 1380 et qui a antérieurement reçu en apanage l'Anjou, devenu duché, auquel avait renoncé naguère Charles II.
6Le chef d'une branche cadette de la dynastie originelle, Charles de Durazzo, qui a reconnu le pape Urbain VI au lendemain de la double élection de 1378, s'oppose toutefois à cette désignation. Il s'impose par la force et, ayant éliminé Jeanne Ière (1382), se proclame roi de Naples. Louis, qui est en France, est donc contraint de conduire une expédition armée dans la péninsule. Il le fait avec l'appui de la cour du roi Valois qui désire aussi, grâce à cette intervention, faire triompher l'autre pape, Clément VII, auquel elle a apporté son obédience. En quelques mois il l'emporte et occupe la plus grande partie de son royaume. Mais, en 1384, il meurt brutalement, terrassé par la fièvre. Ses troupes se débandent. Ses successeurs, son fils Louis II et son petit-fils Louis III, ainsi que leurs mères régentes, sans cesser de rêver à reconquérir leur royaume napolitain – Louis II soutenu par le pape issu du concile de Pise, intervient en Italie en 1411 ; Louis III est adopté en 1423 par la reine Jeanne II –, s'efforcent, peut-être dans ce but, de parfaire le gouvernement de leurs États en deçà des Alpes, la Provence et l'Anjou. Si bien que ces années, qui vont de l’arrêt malencontreux de l'aventure napolitaine en 1384 à la mort de Louis III en 1434, constituent effectivement la période au cours de laquelle la principauté « française » se renforce, se structure et cherche à acquérir son identité.
7La principauté, ou les principautés d'Anjou et de Provence gouvernées par un « roi sans royaume » ? C'est la question fondamentale, dont Marcelle Reynaud a parfaitement conscience, pour elle-même dans sa recherche, mais aussi pour les princes angevins dans leur histoire. Pour la mieux saisir et la mieux résoudre, elle part délibérément du territoire dans lequel ceux-ci s'insèrent pour y découvrir ensuite les moyens de gouverner dont ils disposent. Elle procède ainsi parce qu'elle sait et relève sans cesse que les pouvoirs, quels qu'ils soient, fonctionnent différemment selon les composantes matérielles et humaines, politiques, économiques et culturelles, des pays sur lesquels ils s'exercent. Considérant les espaces concernés, elle note que les difficultés de l'époque n'atteignent pas à la même gravité et n'ont pas les mêmes conséquences dans l'un et dans l'autre. Outre le fait que chacun d'eux a un statut spécifique (apanage, comté indépendant), et peut-être de ce fait, les pesanteurs des structures établies au cours des siècles antérieurs n'y ont pas la même intensité, et, plus récemment, Louis Ier a davantage agi en Anjou qu'en Provence. Par dessus tout, les mutations que connaissent alors les féodalités et les villes s'y élaborent et s'y aménagent de façons distinctes. À quoi s'ajoute la « culture » personnelle des princes, à la fois Valois (donc français) et napolitains (de souche originelle française), mais napolitains parce qu'adoptés, sur lesquels, en outre, influent les convictions, les intérêts et les comportements des gens de leur entourage.
8Prenant en compte tous ces éléments, Marcelle Reynaud les montre à l’œuvre lorsqu'ils appréhendent ces territoires, ce qui est pour elle un moyen de permettre au lecteur de découvrir ceux-ci avec eux. Ils savent y garder et conforter leurs biens propres, entre leurs mains ou dans leur famille. Ils parviennent, dans une certaine mesure, grâce à ces propriétés, grâce aussi à leur présence, à contenir les forces qui, naturellement ou historiquement, les contrebattent. Finalement, en profitant souvent du soutien de partenaires qui ont les mêmes enjeux, ils réussissent à saisir la chance qui leur échoit parce qu'ils sont plus vigoureux, moins faibles, que les autres pour résister aux difficultés, et parce que, en même temps, les contradictions qui contraignent les seigneurs et les communautés urbaines leur fournissent indirectement une aide non négligeable.
9Maîtrisant mieux l'espace, ils ont la capacité de mieux contrôler les populations et donc de mettre en place, d'aménager et de développer des institutions par lesquelles ils gouvernent leurs États. Dans un exposé davantage classique, Marcelle Reynaud peut alors éclairer le jeu institutionnel qui, comme dans toutes les principautés, se déroule, grâce aux ressources obtenues, sous le contrôle du prince, avec ses conseillers et avec lui, à l’Hôtel et dans les Chambres, à Angers et à Aix. À l’achèvement de la période, les résultats sont inégaux et l'historien se doit de les nuancer. L’œuvre accomplie reste disparate – l'Anjou n'est pas la Provence – et quelque peu inachevée. Mais elle est assez solide, estime Marcelle Reynaud, pour que le successeur de Louis III, le « roi René », ait un début de règne apparemment fastueux, encore que l'on puisse se demander si le renouveau général des énergies et des économies, qui s'affirme au milieu du 15e siècle, n'intervient pas comme un miroir déformant et exaltant pour donner une image très embellie d'une réalité moins lumineuse, davantage crépusculaire.
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