Chapitre 1. Le village et la maison de la Côte viticole en Bourgogne : passé lointain et passé récent
p. 387-396
Texte intégral
1À Wawne (Yorkshire), le village aux XIIe et XIIIe siècles compte douze maisons paysannes distribuées un peu au hasard, comme si elles s’étaient ajoutées les unes aux autres, sans aucun plan. Au XIVe siècle, le village est reconstruit à l’écart du site primitif et suivant une nouvelle distribution : il compte alors seize maisons régulièrement implantées de part et d’autre d’une rue1.
2L’archéologie anglaise a rencontré d’autres cas de villages dont la morphologie s’est radicalement modifiée au cours des temps médiévaux ou modernes. Il s’ensuit qu’il peut être risqué d’induire des caractères de son plan l’époque de la création d’un village.
3L’archéologie du village médiéval en Angleterre a apporté d’autres leçons de prudence. La long house ne se rencontre plus, aujourd’hui, que dans les hautes terres de l’Ouest : de ce fait, elle a été longtemps tenue pour celtique, propre aux pays celtiques. Les fouilles anglaises ont montré qu’avant la grande reconstruction des campagnes à la fin du XVIe siècle, la long house était la demeure type du paysan anglais et qu’elle était répandue dans tout le pays.
4Voilà deux exemples entre beaucoup d’autres des résultats obtenus par l’archéologie du village, deux exemples que je crois assez significatifs. L’archéologie a son mot à dire aussi bien sur le plan, sur l’organisation de l’espace habité que sur l’autre composante du paysage villageois : la maison paysanne. Et ses apports concernent d’une part les origines et le destin des villages, d’autre part l’architecture paysanne dans sa lente maturation. Ou, si l’on veut, d’une part, les phénomènes de peuplement et d’habitat et d’autre part, la tradition paysanne.
5Les deux exemples sont empruntés à un pays où l’archéologie médiévale a pris un départ plus précoce et plus rapide qu’ailleurs. En France, les résultats sont plus modestes et n’autorisent pas encore des conclusions de portée générale. Mais on peut affirmer que pour peu qu’il ne soit pas trop pauvre en structures conservées et pour peu qu’il soit convenablement interrogé, chaque site apporte les divers types d’information que j’ai soulignés. Gabrielle Démians d’Archimbaud le montrerait sans difficulté, à propos de Rougiers. Je m’appuierai, bien entendu, sur l’exemple du village de Dracy dont je dirige les fouilles depuis plus de douze ans2.
6Dracy est le nom d’un petit village, un hameau à vrai dire : un hameau de la paroisse de Baubigny, en Bourgogne. Les documents écrits mentionnent Dracy à partir de 1285 et ils permettent de cerner sa désertion totale et définitive entre 1400 et 1420. Et, de fait, les fouilles ont mis au jour les vestiges nombreux et relativement bien conservés du village du XIVe siècle : dix-neuf maisons, après la dernière campagne (1978), dix-neuf maisons dont les murs s’élèvent encore parfois à plus de deux mètres de haut.
7Les fouilles ont aussi confirmé que le village n’avait pas survécu à la grande dépression démographique de la fin du Moyen Âge, et de même, elles ont confirmé que la fondation du village n’était guère antérieure à la fin du XIIIe siècle. Et, du même coup, elles posent une grosse interrogation : d’où vient que ce village au nom en -y, que cet ancien Draceius ou Draciacus ne soit pas issu d’un ancien domaine antique ? D’où vient que ce toponyme classique – il y a six Dracy en Bourgogne – formé classiquement sur un anthroponyme antique, ne signale pas une villa gallo-romaine, que les Barbares auraient réanimée en village ? De villa antique, les fouilles n’ont pas trouvé trace, pas même sous forme de tegulae ou de céramique sigillée. Une occupation antique, oui, est attestée, mais au mieux il s’agit d’un établissement indigène, de fort petite dimension au surplus. Et si les Mérovingiens sont présents, c’est, selon leur habitude, dans un cimetière et pas dans un village : et les rites funéraires des Mérovingiens, en ce temps (le VIIe siècle) et en ce lieu (la Bourgogne) font que la présence du cimetière exclut à peu près sûrement celle du village.
8Alors Dracy pourrait être, à bon droit, invoqué par les spécialistes qui remettent en question la bonne vieille « doctrine fondamentale de la toponymie française »3. Ce pourrait être le premier pavé archéologique dans la mare toponymique. Du nom, on n’a peut-être pas le droit d’induire l’origine ni la date d’apparition d’une localité ; à plus forte raison n’aurait-on pas le droit, sur la foi du toponyme, de bâtir tout un roman sur les destinées d’un village.
9Je n’irai pas plus loin, et je n’insisterai pas davantage sur ce premier volet des données archéologiques. La discrétion est ici commandée par la prudence : dans ce domaine on ne peut rien bâtir de solide sur les résultats d’une seule recherche, ou sur les données d’un petit nombre de sites. C’est ici qu’il importe de multiplier les fouilles ; les destinées d’un village risquent toujours d’être aberrantes. Peut-être même y-a-t-il dans ce village déserté quelque vice caché qui lui interdit d’être exemplaire ?
10En revanche, quand il s’agit de la culture matérielle du village, on ne voit pas pourquoi le village déserté se singulariserait. Le paysage qu’il offrait, celui que l’archéologue devine derrière ses vestiges, a toutes chances d’avoir été le paysage villageois de toute une contrée, à un moment donné de son devenir. S’agissant de Dracy, cette contrée est celle que délimitent d’un commun accord économistes, géographes et ethnographes : la côte viticole de Bourgogne (la Côte-d’Or si on veut). Le moment, c’est la fourchette chronologique précisée par les sources archéologiques et historiques : entre la fin du XIIIe siècle et le début du XVe siècle – soit le XIVe siècle. Quelle est donc la culture matérielle du village de la Côte bourguignonne au XIVe siècle ? Quel est le fait essentiel qu'elle nous apprend ?
11L’archéologue est d’abord sensible à l’aspect familier que revêtent tous les traits de la vie matérielle au XIVe siècle et d’abord ceux qui concernent le village et la maison. Parce que cette vie matérielle, c’est à peu près celle dont lui parle la tradition ; parce que le village et la maison sont ceux que lui présente encore, en bonne part, le paysage qu’il a sous les yeux. Entre la culture matérielle du XIVe siècle et celle du XIXe siècle, la distance paraît bien faible. Et le village du XIVe siècle semble s’être perpétué, à peu près inchangé, jusqu’à hier.
12Bien sûr, il ne s’agit que d’une première approche, d’une impression d’ensemble. À y regarder de plus près, des différences apparaissent et qui ne sont pas mineures. Mais elles ne rompent pas la relation évidente qui s’établit entre les deux cultures ; pour mieux dire, d’ailleurs, ces différences interviennent plutôt au sein d’une même culture. Elles sont du même coup significatives, ou comme on dit maintenant, signifiantes. Elles ont quelque chose à apprendre sur cette culture, sur sa mise en place, sur son évolution.
13La situation serait sans doute toute différente si, au lieu d’être en présence d’un village du XIVe siècle, nous avions affaire à un village des temps mérovingiens : là, on peinerait à trouver une relation quelconque entre les vestiges archéologiques et le village d’aujourd’hui. En quoi Brebières, village du VIIe siècle proche de Vitry-en-Artois, évoque-t-il l’habitat rural des pays de la Scarpe même traditionnel, même d’hier4 ? Alors que la description de l’ethnographe dessinant le village de la Côte-d’Or au milieu du XIXe siècle s’applique, presque mot pour mot à Dracy, village du XIVe siècle :
Un habitat groupé de villages oblongs, parallèles à l’axe de circulation nord-sud ; cet habitat est composé de bâtiments plutôt bas… de maisons vigneronnes situées sur cour, souvent communes à plusieurs propriétaires. Dans cet habitat, la pierre domine partout… jusque sur la toiture de laves…5.
14L’organisation de l’espace est déjà au XIVe siècle ce qu’elle sera au XIXe siècle. Dracy est densément construit : il groupe ses habitations en trois lignes étirées du nord au sud le long de deux rues. Les cours communes ne sont pas très fréquentes, mais elles existent.
15La similitude entre la maison de Dracy et la maison traditionnelle des villages voisins du site, la maison vigneronne, n’est pas moins frappante. Elle tient tout d’abord aux matériaux : au Moyen Âge comme hier encore, la maison est entièrement en pierres, murs et couverture. Au XIVe siècle, les murs, épais de près d’un mètre, sont montés en moellons grossièrement équarris : s’ils ignorent le mortier, ils ne sont cependant pas à sec. Une glaise jaune, fort plastique (arènes anguleuses) constitue un liant convenable ; et si les fondations enterrées sont rares, les affleurements rocheux ou une large semelle constituent un excellent soubassement. La fouille a retrouvé aussi la toiture, effondrée à l’intérieur des maisons : alors comme hier, c’est une toiture de dalles calcaires, les laves, qui caractérise aussi bien la Montagne bourguignonne que la Côte.
16La lourde couverture de pierres, aux pentes faiblement inclinées, exige les murs épais de la maison bourguignonne et fait sa silhouette massive. Massive, la maison de Dracy avait cependant une certaine élévation : en fait, son pignon ne devait guère être moins haut que celui de la maison vigneronne traditionnelle. Il est difficile à l’archéologue d’être plus précis : les murs qu’il retrouve culminent au mieux à trois mètres ! Au moins peut-il affirmer que la maison de Dracy avait régulièrement un étage et un étage planchéié. Cette conviction s’appuie sur de nombreux témoins, corbeaux le long des murs, destinés à recevoir la lambourde du plancher, fragments ou traces de solives et de planches carbonisées dans les maisons incendiées, et couche d’argile provenant de l’étage où elle isolait le plancher à moins qu’elle ne constituât directement le sol de l’étage.
17En pierre, couverte de pierre, massive à peu près comme l’était la maison de Dracy, d’une élévation comparable, offrant sans doute la même silhouette, la maison vigneronne est-elle pour autant identique à la maison du XIVe siècle ? Non, bien sûr. Du XIVe siècle au XIXe siècle sont intervenues des modifications d’abord techniques, qui ne paraîtront sans doute pas essentielles : tout d’abord l’architecture rurale « … s’est incorporé le cordeau, le fil à plomb et le ciseau ». Ce qui veut dire que les murs parfois irréguliers à Dracy sont devenus rectilignes et verticaux. Et la pierre de taille a fait son apparition : elle habille les portes et les fenêtres dont piédroits et linteaux sont désormais en libages soigneusement taillés. Le mortier aussi s’est introduit dans les techniques, un mortier pauvre en chaux, il est vrai, friable et qui ne constitue pas un progrès décisif sur la glaise.
18Les aménagements de la maison marquent aussi une évolution, un progrès dans le sens du confort. Les placards de pierre, ménagés dans l’épaisseur des murs, existaient déjà à Dracy. Mais la cheminée bourguignonne, plate, peu profonde, n’était présente que dans une seule maison ; les autres ne connaissaient que le foyer ouvert, à même le sol. Un sol de terre battue au XIVe siècle, remplacé plus tard par un dallage de pierres. Le « progrès » essentiel consiste peut-être dans la multiplication des ouvertures, dont la maison du XIVe siècle était plutôt parcimonieuse. Quelques maisons n’avaient à Dracy d’autre ouverture que leur porte, d’ailleurs solidement pourvue de verrous et de serrures fermant à clef. Les fenêtres, quand il y en avait, étaient d’étroites archères, plus semblables à des soupiraux ; le vigneron les connaît encore : il les trouve dans son cellier et leur donne le nom pittoresque et éloquent de « borgnotte ».
19Il faut encore mentionner parmi les transformations subies par la maison de la Côte le crépi rose qui recouvre souvent sa façade (crépi que le citadin, dans son ignorance de la vraie tradition, fait régulièrement enlever sur les murs de sa résidence secondaire). Assez nombreuses finalement, ces retouches ne sont pas assez importantes pour modifier profondément la silhouette : le crépi ne recouvre pas tous les murs et les fenêtres, plus larges et plus nombreuses, restent cependant discrètes.
20Il y a une modification plus importante, intervenue depuis le XIVe siècle : elle concerne la morphologie de la maison. La maison du XIVe siècle, dans la mesure où on peut généraliser à l’ensemble du village les observations faites sur quelques bâtiments, comporte trois éléments : une pièce en façade, une autre pièce au rez-de-chaussée, à laquelle on accède par la première, une pièce à l’étage, au-dessus de la pièce du fond. L’ensemble de la maison est légèrement excavé : on y accède parfois en descendant quelques marches. Et la pièce du fond est souvent un petit peu plus basse que l’autre.
21La répartition du mobilier archéologique, abondant dans une maison qui a brûlé avec tout ce qu’elle contenait, a permis de préciser les fonctions de trois pièces : la pièce de façade qui comporte le foyer est sans aucun doute la pièce à vivre. La pièce du fond, parfois aveugle, au sol souvent moins régulier, contenait des outils, des objets domestiques et notamment des ustensiles liés à la viticulture, avec aussi probablement la vaisselle vinaire. À l’étage se trouvait peut-être une chambre mais on y conservait aussi des récoltes : les céréales, les légumineuses, les fruits. Ainsi, en schématisant peut-être excessivement, on peut considérer la maison de Dracy comme faite d’une salle commune, d’une pièce de resserre et de stockage qui a déjà les caractères de la cave du vigneron et d’une chambre haute qui n’est peut-être qu’un grenier, établi au-dessus de la cave dont son plancher terré l’isole efficacement.
22Dans la maison vigneronne on retrouve deux de ces éléments, mais dans une disposition et une relation différentes : le grenier a disparu et c’est la salle commune qui a pris sa place au-dessus de la cave, celle-ci plus importante et plus profondément enfoncée dans le sol. Cette présentation de la maison vigneronne est également schématique. Le grenier subsiste parfois, ou la cuverie vient compliquer la distribution. Mais ce qui est caractéristique et qu’on observe régulièrement, c’est la distribution en hauteur, avec la pièce à vivre établie au-dessus de la cave ; d’où aussi l’apparition d’éléments nouveaux : l’escalier et le perron qui permettent d’accéder à l’habitation.
23Ainsi, du XIVe au XIXe siècle, les matériaux sont demeurés les mêmes, et du même coup, la silhouette a peu varié. En revanche, la morphologie de la maison s’est profondément modifiée.
24L’évolution ne s’est pas arrêtée au XIXe siècle. Depuis, la maison vigneronne s’est encore transformée. Mais cette fois, elle a conservé la même morphologie, en changeant les matériaux, en adoptant les matériaux modernes qui sont la brique creuse, le béton, la tuile mécanique.
25La permanence du plan du village de la Côte viticole, les permanences et les transformations que montre la maison de ce même village, du XIVe au XIXe siècle, amènent à se poser quelques questions. La première, que nous évacuerons d’ailleurs tout de suite, parce qu'elle n’appelle qu’une réponse – que nous ignorons encore – c’est : de quand datent les transformations ? Et se sont-elles produites d’un coup, ou se sont-elles introduites progressivement ?
26Pour le savoir, il faudrait mieux connaître la maison du XVIe siècle, celle du XVIIe siècle, celle du XVIIIe siècle. Et il faudrait peut-être que l’archéologue intervienne pour déjouer les pièges que risquent de poser les dates inscrites au linteau sur des pierres de remploi – ou les transformations insidieuses introduites après la construction. Au surplus les maisons dites traditionnelles sont rarement très anciennes, rarement antérieures au XVIIIe siècle. La plus ancienne qu’ait recensée, en Bourgogne, l’enquête du Musée des Arts et Traditions Populaires pour le corpus d’architecture rurale, est de 1607 (date inscrite sur le linteau de la porte). Les autres questions qu’on peut se poser ont trait à l’interprétation qu’on peut donner des permanences et des évolutions : je me bornerai là encore à les évoquer, bien qu’on soit au coeur même de ce qui fait l’objet de ce colloque. Mais l’interprétation, l’archéologue en est plus conscient que quiconque, offre un terrain moins solide que l’observation des faits. Elle requiert beaucoup de prudence et de science, et d’une science qui emprunte ses outils à des domaines fort variés. En outre, elle implique que je sorte de ma spécialisation chronologique et scientifique. Bref, je préfère me limiter à quelques suggestions, à quelques commencements de réponse formulés encore de façon interrogative.
27Les interprétations ne pourront être, en tout état de cause, que d’ordre socio-culturel. Bien sûr, le choix des matériaux de la maison bourguignonne dépend des ressources locales et donc de la géologie. En pierre dans la Côte de la Montagne, la maison est en bois et en torchis dans la plaine de la Saône. Mais la mise en œuvre de ces divers matériaux dépend d’un phénomène culturel qui est, par exemple, le développement des techniques : en tout cas, l’occupation du XIIe siècle ou du début du XIIIe siècle, attestée à Dracy par le mobilier, n’a pas laissé de vestiges de construction. Il se pourrait bien qu’avant la fin du XIIIe siècle la maison paysanne n’ait pas été en pierre, même dans les zones où ce matériau abonde. On sait qu’en Angleterre médiévale, le choix du bois ou de la pierre pour la maison paysanne semble indifférent aux possibilités locales.
28La permanence du plan du village, à quoi l’imputer ? Une observation peut fournir un commencement de réponse. À Dracy, des cours, des espaces séparant deux bâtiments, sont à un certain moment du XIVe siècle construits et occupés par une maison. Comme si l’espace manquait, ou plutôt comme si l’on ne pouvait construire que dans des emplacements prévus pour recevoir des constructions. En fait, ces emplacements existent, nous le savons : ce sont les meix, en termes bourguignons. On dirait ailleurs les manses, ou plutôt les chefs-manses ; délimité une fois pour toutes, leur assemblage dessine les contours du village et contraint celui-ci dans un carcan dont il ne peut sortir. De juridique et d’institutionnnelle qu’elle était au départ, la force contraignante du meix, ou du manse, a pu devenir psychologique, par la suite : elle s’est muée en tradition !
29Aux modifications qui s’introduisent dans la construction et l’aménagement de l’habitation, on peut proposer plusieurs causes : l’apparition de la pierre de taille peut traduire un enrichissement de la classe paysanne, par exemple pendant le beau XVIe siècle d’E. Le Roy Ladurie, ou plus tard, au XVIIIe siècle. La multiplication et l’élargissement des fenêtres peut résulter d’un progrès des techniques ou de la diffusion de nouvelles techniques, ici celle du verre à vitre, qui permet d’élargir les ouvertures sans pour autant compromettre la protection thermique assurée par les murs épais.
30Mais quand il s’agit des tracés soudain tirés au cordeau ou des parements montés au fil à plomb, on se demande s’il ne faut pas faire intervenir un changement dans l’organisation de la construction : manifestement abandonnée longtemps aux habitants eux-mêmes, sauf peut-être pour la charpente, la construction de la maison paysanne ne devient-elle pas, après le Moyen Âge, à un certain moment des temps modernes, affaire de spécialistes ? Construction sans architecte, la maison paysanne, sans doute, cesse d’être une construction sans maçon. Mais tout cela, comme ce qui précède, reste pour le moment hypothétique et attend des études précises, fondées sur des preuves irréfutables qui ne doivent pas être impossibles à trouver dans la documentation des XVIIe ou XVIIIe siècles.
31Reste enfin à rendre compte de la modification essentielle, celle qui concerne la morphologie de la maison. Reste à expliquer cette évolution qui, de la maison de Dracy, conduit à la maison vigneronne. L’explication réside peut-être dans ce dernier terme, maison vigneronne, et je suis tenté de faire mienne l’interprétation que propose, dans l’introduction au volume Bourgogne du Corpus d’Architecture rurale, Richard Bucaille, à qui je dois aussi le schéma d’analyse de l’évolution de la maison. Pour Richard Bucaille, la disparition du grenier, l’importance prise par la cave et la distribution de la maison en hauteur s’expliquent par le passage d’une polyculture déjà dominée par la culture de la vigne à une viticulture à peu près exclusive.
La suppression de la fonction céréalière entraîne celle de l’organe grenier et permet à l’habitation de passer de sa meilleure place fonctionnelle et symbolique pour la conservation du vin : au-dessus de la cave voûtée6.
32Cette interprétation qui fait appel à la fois aux facteurs économiques et aux attitudes mentales, peut-être complétée, me semble-t-il. Et d’abord par des considérations techniques. Les vertus de la cave enterrée et obscure pour la conservation du vin, peut-être déjà devinées au XIVe siècle, n’ont dû prendre tout leur sens qu’à partir du moment où l’on a su vraiment conserver le vin. Ce n’était pas encore le cas au XIVe siècle, où on tenait le vin de l’année précédente pour « noir et gâté ».
33D’autres structures socio-économiques ont pu jouer aussi. La faible part de l’élevage dans l’exploitation : au départ, elle explique la rareté et l’exiguïté des dépendances de la maison de Dracy ; pratiquement l’habitation est aussi bâtiment d’exploitation, et le tout, plutôt ramassé et de dimension modeste, tient sous un seul toit.
34La taille de l’exploitation et les structures sociales ont pu jouer aussi. Petite, l’exploitation du vigneron n’a été génératrice d’aisance, voire de richesse, que par la valorisation du produit : le vin de Beaune, déjà apprécié à la fin du Moyen Âge, mais dont la fortune n’a cessé de croître depuis. Mais longtemps l’organisation de la production a échappé au vigneron, contraint par le droit ou par l’économie à avoir recours au pressoir du seigneur ou du propriétaire bourgeois. La maison vigneronne, stricto sensu, ne comporte pas le grand cellier où l’on trouve le pressoir et les cuves. Et la mainmise du négociant sur la commercialisation du vin fait que le vigneron n’a qu’assez peu de vin à élever dans sa cave. Ainsi, on s’explique que la maison vigneronne ne soit guère plus grande que la maison de Dracy, et qu’au XIXe siècle comme au XIVe siècle, elle regroupe sous le même toit l’habitation et les locaux d’exploitation.
35On souhaiterait, évidemment, proposer des réponses plus fermes, mieux fondées en tout cas, aux questions que posent l’évolution de la maison et du village. Ces réponses, d’ailleurs, l’archéologue les demande à l’historien des économies et des sociétés, à l’historien des techniques, au géographe ou à l’ethnologue observateurs des évolutions récentes.
36Mais, à tout le moins, l’archéologue apporte des faits, des faits aussi solides que les maisons de Dracy qui, après tout, n’ont pas si mal supporté six siècles d’injures du temps et des hommes. La maison paysanne, loin d’être figée par la tradition, apparaît comme sans cesse en mutation : à la limite, la maison traditionnelle n’existe pas. Et au long de cette lente évolution, l’archéologie plante des jalons. Au XIVe siècle, la maison bourguignonne annonce la maison vigneronne subactuelle, par ses matériaux et par son type de construction ; elle en diffère encore par son plan et sa distribution.
37Le village, au contraire, comme structuration de l’habitat, sous l’aspect de son plan, paraît presque immuable, figé. En tout cas, entre le Moyen Âge et hier, aucune modification d’importance n’intervient. L’emplacement du village, le site, est plus susceptible de changement que le plan ou le mode de groupement dont l’origine et la mise en place semblent remonter à un passé très lointain.
38Ces faits ne sont peut-être pas propres à la seule Bourgogne viticole, étudiée ici. Les fouilles de Brucato ont montré le même air de parenté entre le village sicilien du XIVe siècle et celui du XIXe siècle, et cela semble aussi le cas du village et de la maison de Provence, à travers les recherches de Gabrielle Démians d’Archimbaud à Rougiers. Ce serait encore la même raison entre la fin du Moyen Âge et hier que montrerait le village d’Europe centrale, illustré par les fouilles de Königshagen et de Pfaffenschlag7.
39Retrouver les racines de l’habitat rural et de l’habitation paysanne s’inscrit dans le projet d’une archéologie de la culture matérielle, soucieuse de donner une épaisseur chronologique aux faits culturels. L’archéologue est souvent en dette à l’égard de l’ethnologie qui lui permet de comprendre la fonction, la signification et la place des structures et des vestiges qu’il met au jour. Il trouve ici, avec l’étude du village et de la maison, une excellente occasion de s’acquitter.
Notes de bas de page
1 Sur le site de Wawne et la long house, voir M. Beresford et J. Hurst, Deserted Medieval Villages, Londres, 1971, notamment p. 126.
2 Sur Rougiers et Dracy, voir Villages désertés et histoire économique, Paris, 1965, p. 287-301 ; Archéologie du village déserté, Paris 1970, p. 95-171 ; La Construction au Moyen Âge, histoire et archéologie, p. 59-110 et 218-238, ainsi que J.-M. Pesez et F. Piponnier, « Une maison villageoise au XIVe siècle », Rotterdam Papers II, Rotterdam, 1975, p. 139-170.
3 La « doctrine fondamentale de la toponymie française » est exposée par d’Arbois de Jubainville, Recherches sur les origines de la propriété foncière et des noms de lieux habités en France, Paris, 1890, théorie remise en cause notamment par F. Falc’hun, Les Noms de lieux celtiques, Rennes, 1966 et M. Roblin, Le Terroir de Paris aux époques gallo-romaine et franque, Paris, 1951.
4 P. Demolon, Le Village mérovingien de Brebières (VIe-VIIe siècles), Arras, 1972.
5 R. Bucaille, L’Architecture rurale française. Bourgogne, Berger-Levrault.
6 Ibid.
7 J.-M. Pesez, « Brucato et la civilisation matérielle du village en Sicile médiévale », dans Mélanges de l’École Française de Rome. Moyen Âge, Temps modernes, 1974, t. 86, p. 7-23 ; W. Janssen, Königshagen, ein archäologisch-historischer Beitrag zur Siedlungsgeschichte des südwestlichen Harzvorlander, Hildesheim, 1965 ; Vladimir Nekuda, Pfaffenschlag, Zaniklà stredoveka ves u Slavonic, Brno, 1975.
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