Chapitre 4. Village
p. 345-365
Texte intégral
1Le village est le produit original des civilisations rurales de l’Occident médiéval : c’est en tout cas dans l’Occident médiéval que le terme est apparu vers le XIIIe siècle, pour désigner une réalité, somme toute complexe, associant à un bâti, habitat permanent fixé sur un site, un territoire agricole, le finage, et un groupe humain, doté d’une personnalité morale s’exprimant à travers diverses institutions et d’abord la paroisse et la communauté rurale. Ces éléments sont alors, au moment où l’historien les saisit, tellement indissociables qu’on hésite à décider si le village est hérité du passé, s’il est le produit du terroir par le biais des solidarités agraires ou s’il est formé autour et à cause de l’église ou encore autour et à cause du château.
2Ce n’est donc pas tout l’habitat humain qui se trouve désigné par le terme de village, ni même tout l’habitat rural. Village s’oppose fortement à ville, un peu moins nettement à hameau ou à habitat isolé encore que ces oppositions souffrent des exceptions, actuellement des situations ambiguës. Les géographes et les administrateurs peinent à établir ce qui distingue le village de la ville ; ni les dimensions ni les fonctions n’y suffisent. À partir de quel chiffre de population une agglomération s’élève-t-elle au rang de ville ? À partir de quelle proportion d’activités secondaires et tertiaires cesse-t-elle d’être un village ? Certains cantons de l’Europe offrent des exemples nombreux de localités où se trouvent rassemblés les caractères en principe discriminants de la ville et tout à la fois du village. La città-contadina de Sicile a les dimensions démographiques de la ville, atteignant ou dépassant les dix mille habitants, mais l’industrie y est nulle, l’artisanat et le commerce réduits. Moins peuplé, le village provençal évoque davantage la ville, par ses maisons serrées, étroites et hautes, par ses murailles, par son organisation en quartiers et plus encore par ses activités, sa texture sociale et ses institutions. Outre qu’il offre un large éventail de services, qu’il compte parfois quelques petites industries, il a ses notables, dont le mode de vie est celui des bourgeois, comme il a ses ouvriers et ses prolétaires. Et, sous l’Ancien Régime, ses institutions municipales, son « corps de ville » très actif, contrastant avec l’étiolement de la communauté rurale et de l’autonomie dans les autres provinces, ont contribué à forger dans le village provençal une conscience urbaine (L’architecture rurale française : Provence). Ces réalités équivoques ne sont d’ailleurs pas propres à l’aire méditerranéenne : moins accentuée, on les trouverait aussi dans les « bourgs » des provinces de l’Ouest et dans certaines localités des cantons germaniques.
3Le Moyen Âge distinguait plus aisément les « bonnes villes fortes et fermées » des « villes du plat pays » qui étaient en fait les villages. Mais nous pouvons nous interroger sur ce qui séparait alors une ville d’un village fortifié, et nous demander en quoi telle localité à peu près entièrement habitée d’agriculteurs méritait le nom de ville que lui valaient seulement ses murs et sa foire, celle-ci peu fréquentée et à éclipses.
4Peut-être aussi n’est-il de véritable village qu’en pays d’habitat groupé. Le « village » des pays de l’Ouest et du Sud-Ouest français ne compte souvent que quelques maisons : il appartient à une nébuleuse de très petites agglomérations inscrite à l’intérieur des limites communales. C’est en fait ce qu’ailleurs on appellerait un hameau ; souvent le chef-lieu où l’on trouve l’église et la mairie, le « bourg » de la commune bretonne, n’offrent pas plus de consistance que les autres habitats. Il arrive même que ce complexe n’ait pas de tête, que le nom de la commune ou de la paroisse ne désigne aucun des hameaux plus particulièrement, et que l’église soit totalement isolée. Le hameau, comme aussi parfois, la ferme isolée, a son finage propre : on ne rencontre plus dès lors l’exacte coïncidence du terroir, de la paroisse et de la communauté qui institue véritablement le village. D’autres solidarités se créent, concurrentes de la communauté villageoise, comme celles qui ont longtemps uni les habitants des hameaux lignagers et les « communautés taisibles » du passé.
5C’est sans doute par commodité, et faute d’un autre terme plus approprié, qu’on appelle village le groupement d’habitations que le préhistorien met au jour, alors même qu’on ignore son organisation sociale, l’étendue et le système d’exploitation de son territoire et sa durée d’existence : le plus souvent à de tels « villages » a fait défaut la permanence. Hors d’Europe, les habitats ruraux évoquent souvent les villages préhistoriques par la fragilité de leur constructions, par la fréquence de leurs déplacements au sein d’immenses territoires non circonscrits. Ce n’est, sans doute, que dans les vieilles civilisations rurales d’Asie qu’on rencontrerait des formes d’habitat et de groupement assez proches des réalités occidentales pour mériter le nom de village, ou encore dans les pays neufs où l’Européen, en implantant l’organisation paroissiale, a créé les conditions du développement d’une communauté cohérente et durable. Mais les relations avec la terre, les écarts sociaux, la domination des grands propriétaires introduisent souvent des nuances qui écartent les communautés extra-européennes du modèle villageois. Et en Amérique du Nord, la dispersion qui est la règle s’oppose à la fondation d’une conscience villageoise.
6La notion de village, dans l’opinion courante, est assez floue pour être exportée, hors des lieux ou des temps où s’est formé le village, et pour être étendue à des formes fort variées de l’habitat rural. Mais c’est au risque de la vider de tout son contenu un peu précis. L’acception qui est proposée ici est sans doute à l’inverse, très restrictive. Elle ne se justifie pas totalement par les conditions d’émergence du terme, qui dès le XIIIe siècle pouvait désigner aussi un manse, une exploitation (mansum suum sive villagium) une unité plus petite que le village (villagium villae). Mais il est nécessaire, au moins au départ, quitte ensuite à étendre le champ de la recherche, d’offrir à l’étude un objet relativement précis ; et s’il s’agit d’une construction anthropique mieux vaut ne pas sortir d’un contexte culturel un peu cohérent.
Village et histoire
7Le village est objet d’histoire. Aucun des traits qui composent son visage, site, nom, forme, n’est intelligible par les seules contraintes mésologiques actuelles ou par les conditions humaines contemporaines. Les noms des lieux habités sont rarement transparents même quand ils sont issus de dialectes assez récents pour être encore compris. Ainsi « Les Arcs » ne renvoient pas à des armes, ni « Les Granges » à des bâtiments de ferme ; au moment où ils se sont fixés, ces noms évoquaient un pont ou un aqueduc antiques, et une grosse exploitation médiévale qui ont pu disparaître totalement du paysage. Et, le plus souvent, les toponymes parlent une langue morte.
8On sait aussi que les géographes se sont trompés qui ont cru pouvoir expliquer le village concentré par la rareté des eaux ; d’autres géographes ont eu vite fait de montrer qu’ils caractérisait aussi des pays aux eaux abondantes (la plaine de la Woëvre, par exemple) alors que des plateaux secs présentaient un habitat dispersé (les Causses). Seule la morphologie s’explique parfois par une adaptation aux contraintes de site, par la nécessité par exemple d’épouser l’éperon rocheux sur lequel le village est venu se fixer. Dans ce cas, c’est le choix du site, mal commode, sans eau, répulsif qui pose question. La réponse, sans aucun doute, ne peut être trouvée que dans le passé, mais même le recours à l’histoire peut être trompeur s’il s’adresse à une histoire simpliste, dessinée à grands traits grossiers. On sait aujourd’hui que le perchement des habitats ne s’explique pas entièrement, s’explique mal par la recherche de la sécurité. En Provence, comme ailleurs en Méditerranée, les castra, les castelli semblent apparaître au moment où les razzias des Sarrasins touchent à leur fin et se multiplier dans le climat de mise en ordre de la société féodale.
9La morphologie des villages a donné lieu à de nombreuses théories qui se sont presque toujours révélées inadéquates quand, s’appuyant sur une analyse de la carte ou sur des données historiques sommaires, elles mettaient en évidence d’apparentes corrélations dotées d’une certaine cohérence logique. Les interprétations auxquelles a donné lieu le village lorrain sont, à cet égard, exemplaires. La Lorraine offre un paysage villageois d’une grande homogénéité, aux traits originaux fortement marqués :
La longue rue centrale, aux maisons basses serrées en files, sans jardin visible : toutes bien semblables en apparence, et aussi l’anormale largeur de cette rue, triplée par les « usoirs » latéraux, ces deux bandes de terre battue courant devant les façades et strictement fonctionnelles puisqu’elles servent de dégagement, de place à tout faire pour chaque exploitant (C. Gérard).
10Il ne suffit pas seulement de définir cette structure comme celle d’un village-rue en ordre compact ; s’y ajoutent pour composer la physionomie originale du village lorrain, la profondeur des maisons, la contiguïté des façades étroites, les dimensions exceptionnelles de la rue. Les théories n’ont pas manqué pour rendre compte d’une morphologie aussi singulière. On a ainsi supposé que le village s’était surimposé à une structure agraire préexistante, celle des champs laniérés dont les parcelles bâties auraient épousé la forme. À l’inverse, on a expliqué le dessin des parcelles bâties par le type de la maison lorraine, se développant en profondeur, qui serait lui-même impliqué par la couverture en tuiles canal, donnant des toits longs parce que faiblement inclinés. À supposer que le lien entre le matériau de couverture et le développement de la maison ait ce caractère de nécessité, ce qui est douteux, resterait à expliquer l’origine de cette toiture en tuiles canal qui fait de la Lorraine un îlot de tradition méditerranéenne dans un océan de tuiles plates et de toits pentus. Et on a récemment établi que la corrélation entre l’étroitesse des parcelles bâties, la contiguïté des façades et la forme des maisons était probablement un leurre, même si elle semblait s’imposer avec force au seul examen de l’état présent. Il s’agit en fait de la coïncidence de plusieurs évolutions dont les dernières phases sont d’ailleurs relativement récentes. C’est l’entassement démographique des XVIIIe et XIXe siècles qui est responsable de la contiguïté de maisons dont la structure était plus ancienne, même si elles n’ont pris que tardivement l’extrême profondeur qui les caractérise aujourd’hui. Et la contiguïté a, à son tour, provoqué l’annexion de la rue par les dépendances de la maison, les « usoirs », dans la mesure où les champs n’étaient plus accessibles par l’arrière des bâtiments. Ces approches récentes du phénomène lorrain, si elles sont dues comme les premières, aux géographes (X. de Planhol, J. Feltre), doivent tout à une étude approfondie des sources historiques, terriers, documents fiscaux, archives notariales, cadastres anciens.
11En France, les plus anciens noms de lieux habités sont pré-celtiques ; puis viennent les formations celtiques, latines, romanes, germaniques ; celles ensuite qui sont, depuis le Xe siècle, issues des dialectes régionaux ; enfin les toponymes français. Ces strates suffiraient à avertir qu’il faut compter avec de nombreuses vagues de fixation des habitats. Les dates sont connues avec une relative précision, comme aussi les conditions qui entourent ces créations, pour les plus récentes de ces phases et on possède l’acte de naissance de plus d’un village, sous forme de chartes de fondation, de contrats de paréage ou d’actes d’habitation. Cela ne concerne cependant que le plus petit nombre : la plupart des villages sont déjà anciens quand ils affleurent dans la documentation écrite : la première mention d’un habitat ne saurait être confondue avec sa création.
12Aussi bien, on peut penser que les villages fondés aux XIIe et XIIIe siècles, lors du grand mouvement d’apparition des villeneuves, des bastides, des terre nuove, ceux créés par les princes au XVIe et au début du XVIIe siècles, ne faisaient que reproduire, sinon toujours dans la forme, au moins dans le principe, dans sa structure matérielle et humaine, un modèle connu, déjà bien institué et complet : le village, comme concept, était né d’ores et déjà. Les bastides d’Aquitaine du XIIIe siècle pouvaient ainsi s’inspirer des « castelnaus » et des « sauvetés » des siècles précédents. Pour appréhender le phénomène village, il serait d’ailleurs éclairant d’examiner de près ces fondations ex novo, non pas seulement sous l’angle de la démographie et du peuplement ou des stratégies économiques ou politiques, mais dans l’esprit d’une recherche structurale. À partir des dispositions des chartes, comme à partir de la carte et du plan, il est sans doute possible de reconstruire le ou les modèles qui ont inspiré les fondateurs.
13Et cette recherche ne vaut pas seulement pour la morphologie villageoise. On a souligné la fréquence des plans réguliers, villages-rues, villages circulaires, bastides en damier, même si les dessins plus irréguliers, apparemment plus spontanés, n’ont pas été moins fréquents ; il faudrait encore se demander à quelle nécessité ou à quelle intention répondaient les plans réguliers qui, au XIIIe siècle, anticipent sur les constructions géométriques des Temps modernes. On trouverait une autre expression de la même rigueur dans la construction contemporaine des grands châteaux du roi ou de l’empereur. Il n’y a peut-être qu’une coïncidence, d’un intérêt somme toute médiocre pour notre propos, entre l’esprit géométrique et le mouvement des villeneuves.
14Plus intéressante paraît l’obligation, souvent prescrite par les actes d’habitation, de construire sa maison dans un délai d’un an. Le villageois, c’est d’abord celui qui réside, le « manant ».
La résidence […] est la caractéristique du villageois, celle qui l’oppose à l’hôte de passage, à l’aubain. Reconnue au XIIe siècle, comme typique de l’appartenance au groupe, elle devint au XIIIe siècle une obligation pour pouvoir jouir des usages ou acquérir une parcelle (R. Fossier).
15Instructive aussi la relation que les actes établissent entre la maison, ou la parcelle à bâtir, le jardin et autres dépendances, et enfin les parcelles du terroir qui composent l’exploitation : elle définit une structure qui paraît aux fondateurs inséparable du village. Et les dimensions des lots, quand on peut les atteindre, attestent que le modèle de la tenure correspond à l’exploitation conduite par la famille élémentaire. Il serait même possible de trouver dans les limites assignées au nouvel établissement, exprimées soit par son plan, soit par le nombre des tenures et des familles quand il est fixé à l’avance, les dimensions idéales du village, telles qu’elles apparaissaient aux hommes du XIIIe siècle, telles peut-être aussi qu’elles continuent d’inspirer notre propre conception du village.
16D’autres données des chartes concernent le groupe humain, auquel les fondateurs imposent ou reconnaissent une structure organisée ; elle était peut-être nécessaire pour la cohésion d’une population dont les origines pouvaient être fort variées, dont parfois, dans les pays de colonisation notamment, la composition ethnique était hétérogène ; elle atteste aussi que le village ne se concevait pas sans une communauté forte, que l’esprit communautaire était une composante essentielle du village.
17Enfin, il est remarquable que la plupart des fondations du XIIIe siècle aient créé des habitats groupés, comme si le village idéal avait dû nécessairement revêtir cette forme. Mais il faut compter avec des exceptions qu’il est peut-être particulièrement intéressant a contrario d’examiner. Il semble qu’on puisse admettre que l’habitat dispersé médiéval corresponde soit à des terroirs exceptionnels, quelque peu spécialisés, soit à des créations tardives, soit à des établissements nés hors de la société paysanne. Parmi ces derniers, on comptera les « granges » monastiques ou seigneuriales, installées en marge des finages au cœur d’un bloc de terres rassemblées aux dépens des tenures paysannes ou gagnées sur le saltus : elles ne visaient pas, du moins au départ, à créer un habitat paysan. Les maisons fortes, les bastides provençales leur ressemblent qui se sont volontiers établies à l’écart des villages, peut-être pour créer une distance entre elles et le village, pour manifester ce qui séparait le maître des lieux de la communauté paysanne. Les métairies isolées, les poderi de Toscane, les « gagnages » du Messin, possessions des bourgeois, et particulièrement nombreux dans les cantons pas trop éloignés des cités répondaient à une nouvelle conception de l’exploitation du sol, empruntant peut-être ses modèles à la grange et à la maison forte ; une exigence nouvelle de rentabilité, le souci de mieux contrôler les métayers semblaient demander une plus grande cohésion des terres autour des bâtiments d’exploitation. Outre ces éléments d’un habitat intercalaire, il faut encore prendre en compte un habitat véritablement dispersé, né soit de l’initiative privée, soit plus rarement de l’initiative seigneuriale – comme dans le cas de certains « abergements » bourguignons – mais il s’est implanté dans les terroirs qui appelaient un autre type de mise en valeur que les vieux finages céréaliers : sur des terres que la nature du sol vouait essentiellement à l’élevage, il a pu paraître plus commode de ne pas séparer le bétail des prairies qui les nourrissaient ; c’est ce qu’on observe sur les hautes terres des pays montagneux, dans le Massif Central, et encore dans les monts du Mâconnais, du Beaujolais, du Lyonnais. Mais il s’agit le plus souvent des conquêtes les plus tardives du Moyen Âge. Il en va peut-être de même du bocage de l’Ouest français, dont les origines sont sans doute complexes, mais qui ne semble s’être définitivement installé que tard dans le XIIIe ou le XIVe siècles. Peut-être aussi assiste-t-on alors au développement d’un individualisme agraire, favorisé ou rendu possible par le développement des techniques.
On peut penser […] que, bien souvent l’acquisition d’un meilleur outillage vint, à partir du XIIIe siècle, autoriser le ménage rural à se risquer seul, à se dégager des anciennes nécessités de l’entraide (G. Duby).
18L’habitat intercalaire, sinon l’habitat dispersé constitue, en matière d’habitat rural, le pôle opposé du village : l’individualisme agraire en est la négation. Comme il arrive souvent en matière de créations humaines, le village avait peut-être à peine achevé de se constituer qu’il entrait déjà en déclin, même s’il devait encore longtemps résister.
Village préhistorique ?
19L’émergence du village était donc un fait accompli au XIIIe siècle, au temps des villeneuves. Cela suppose qu’il faut chercher plus avant dans le passé les origines de ce type d’habitat et de groupe humain. Marc Bloch a habitué les historiens à ne pas hésiter à remonter jusqu’à la préhistoire pour y chercher les racines de nos paysages ruraux. Pour le village, il lui a plu de citer Meitzen :
Dans chaque village, nous promenons nos pas parmi les ruines de la préhistoire, plus vieilles que les romanesques débris des burgs ou les remparts croulants des villes.
20André Déléage a suivi la voie indiquée par Marc Bloch. Étudiant les origines de l’habitat groupé en Bourgogne, il a cru pouvoir établir une corrélation entre les tumuli du bronze, et les pays de gros villages, entre les dolmens et les pays de petits hameaux, en observant non seulement les coïncidences, mais en s’appuyant sur le fait que « … le tumulus est exceptionnellement isolé, le dolmen est exceptionnellement groupé. » Il est douteux que les préhistoriens puissent aujourd’hui accueillir telle quelle la proposition de Déléage : il ne s’agit ni de cultures exactement contemporaines, ni même, pour le prétendu peuple des dolmens, d’une culture à proprement parler. Plus récemment, et en remontant beaucoup plus haut dans la préhistoire, on a noté que l’extension des témoins de la culture néolithique danubienne coïncidait à peu près avec la limite occidentale de l’habitat groupé. Les progrès de l’archéologie préhistorique, si rapides qu’ils soient, ne permettent peut-être pas encore d’étayer ou d’infirmer des thèses de ce genre qui demeurent cependant intéressantes, voire séduisantes. Il est tentant, en effet d’attribuer aux premiers paysans de l’Occident les prémices de nos traditions rurales, à moins de tenir « l’ordre éternel des champs » pour un leurre total.
21Les préhistoriens, pour le paléolithique, parlent d’abris, de campements : ils emploient en revanche volontiers le terme de village à partir du néolithique pour désigner les agglomérations de « cabanes » de bois ou de « huttes » de pierre qu’ils mettent au jour. L’apparition du village serait ainsi liée à celle des techniques agricoles, et ses premières manifestations sont signalées très tôt, de plus en plus tôt, à vrai dire, à l’âge pré-céramique, dans le Zagros, dès le Xe millénaire, dans la vallée de l’Euphrate au IXe, avant même ces habitats, un temps réputé les plus anciens, que sont Çatal Hüyük, en Anatolie, et Jericho I en Palestine.
22L’émergence du village, ou d’un prototype du village, est donc associée à la sédentarisation qui semble impliquée par l’agriculture. Pourtant, à y regarder de près, la sédentarisation des petites sociétés néolithiques, chez qui d’ailleurs les bergers ont pu précéder les cultivateurs, paraît assez relative. Les techniques agricoles étaient si rudimentaires, limitées par l’emploi d’un outillage de pierre et de bois, qu’on peut se demander si l’agriculture nourrissait réellement le paysan et si celui-ci ne demeurait pas avant tout un prédateur. En pays de culture sèche, en tout cas, on ne peut imaginer pour ces débuts que des cultures sur brûlis, dévoreuses d’espace, qui provoquaient nécessairement de fréquents déplacements chez les premiers paysans. On estime même que les champs devaient être abandonnés après deux ans. Ce type d’agriculture n’autorisait ni de nombreux villages, ni des villages permanents. Et cela vaut sans doute pour les premières vraies sociétés paysannes connues en Occident, celles de la civilisation danubienne du « rubané » qui ont laissé d’assez nombreux vestiges de leurs habitats, sous forme de trous de poteaux essentiellement : à partir de ces témoins, les archéologues ont reconstitué les très grandes maisons de bois, longues de près de 30 mètres à Köln-Lindenthal, de 10 à 40 mètres à Cuiry-les-Chaudardes, groupées de façon assez dense dans les villages ouverts. Ces vastes bâtiments attestent une organisation fondée sur la famille patriarcale, en même temps que la relative uniformité des habitations suggère une société égalitaire. Mais c’est à peu près tout ce qu’on peut en dire, et ces villages, si on peut les appeler ainsi, semblent n’avoir connu qu’une existence assez brève : ils n’ont pas provoqué une accumulation de strates d’occupation.
23Les « Danubiens » pourraient-ils néanmoins être à l’origine des tendances à l’habitat groupé qui caractérisent les pays où l’archéologue note les preuves de leur présence ? Pour cela, il faudrait démontrer que leurs contemporains, appartenant à d’autres civilisations, avaient en matière d’habitat des habitudes tout autres. C’est rien moins que sûr. On connaît encore assez peu les habitats de la culture méridionale, contemporaine des Danubiens, dite méditerranéenne ou cardiale (encore que l’on ait trouvé en Italie du Sud, en Sicile des « villages » de huttes rondes appartenant à ces premières cultures néolithiques) ; au moins la culture chasséenne, un peu plus tardive et qui a couvert une bonne part de l’actuel territoire français, a-t-elle laissé de grandes agglomérations aux vestiges énigmatiques où on reconnaît pourtant des fonds de cabane et des aires empierrées ; et partout pour la fin du néolithique, les « villages » sont nombreux.
24Sauf, cependant dans l’Ouest et l’extrême Ouest. Des peuples qui y ont habité, au néolithique final, au chalcolithique, les archéologues ne connaissent guère que les sépultures. Les mégalithes ne sont pas associés à des « villages » ou on n’en a pas repéré ; on ne connaît du peuple des long barrows que de rares constructions isolées (est-ce un signe ?). Mais il en va de même pour la culture dite Seine-Oise-Marne ; les vastes ossuaires en hypogées qu’elle a laissés attesteraient peut-être des groupes d’une certaine dimension, si on pouvait apprécier la durée d’utilisation des ces hypogées : le nombre des morts ne reflète qu’imparfaitement le nombre des vivants.
25Il faut encore rappeler que les sociétés préhistoriques n’ont jamais totalement abandonné les formes plus anciennes d’habitat, l’abri sous roche et la grotte qui ont même connu des regains de faveur, lors des époques de recul du peuplement comme le début du bronze en Occident. Au total, les peuples de la préhistoire n’ont réalisé que des formes incomplètes du village. Cela ne signifie pas qu’on ne puisse les créditer d’une part des traditions qui sont l’origine du village, mais les « chaînons manquants » sont encore trop nombreux pour autoriser plus que des hypothèses.
Continuités ?
26Au cœur du problème des origines du village se situe la question des continuités de l’Antiquité et du Moyen Âge, continuité des formes de l’habitat, continuité des sites. Le fait qu’ici ou là un établissement médiéval occupe le site d’un établissement protohistorique ou antique, comme c’est le cas de nombre de villages français sous lesquels l’archéologue retrouve les vestiges d’une villa gallo-romaine ou d’un vicus, n’atteste pas nécessairement une filiation directe de l’habitat le plus ancien au village actuel : ailleurs, en Italie notamment, en Sicile, par exemple à Brucato, le village médiéval réoccupe souvent un site de la protohistoire, mais après un hiatus de quelques siècles. En fait, dans l’histoire des habitats ruraux, protohistoire et Antiquité constituent plutôt une zone obscure, finalement moins riche de données que la préhistoire.
27Ce qu’on a appelé la « révolution urbaine », qui coïncide avec les débuts de l’Histoire, a eu des effets plutôt négatifs sur notre connaissance des habitats rustiques comme elle a entraîné des conséquences plutôt fâcheuses pour la condition paysanne. L’apparition d’un nouveau type d’agglomération permanente, et dotée de bâtiments qui n’étaient plus seulement des maisons, mais aussi des temples, des palais, des greniers, des entrepôts, des ateliers, s’est accompagnée d’un assujettissement des agriculteurs, rejetés au dernier rang de la société. Le temple a accaparé les terres, et les greniers du roi-dieu ont drainé les surplus agricoles, ou c’est la cité aux mains d’une classe aristocratique qui a tiré sa substance de campagnes sujettes. Et les paysans sont entrés dans l’ombre, une ombre à peine éclairée ici ou là par les fresques des tombeaux égyptiens, les odes des poètes grecs, ou les traités des agronomes latins : et plutôt que les habitats, totalement ignorés, c’est la vie rurale, d’ailleurs plutôt idéalisée, et les techniques agricoles, elles-mêmes quelque peu théoriques qui se trouvent alors informées. L’archéologie, à son tour, a réservé tous ses soins à la cité, à ses temples, à ses monuments, sans d’ailleurs négliger ses constructions utilitaires ni son urbanisme.
28Même dans l’Occident le plus tardivement entré dans l’histoire, le moins gagné par la civilisation des cités dans la Gaule de l’Âge du Fer par exemple, ce qu’on peut connaître des habitats rustiques se réduit à fort peu de choses. Là encore, l’archéologie a privilégié les agglomérations d’un type qu’on peut penser exceptionnel, les habitats de hauteur, les établissements fortifiés, les oppida, comme Ensérune ou Entremont pour ne citer que les plus célèbres, les plus vastes, les mieux étudiés. Bien que les remparts des oppida aient abrité des constructions modestes qui n’étaient que partiellement édifiées en dur, il ne paraît pas possible d’y voir de simples villages. Ceux-ci, on hésite aussi à les reconnaître dans les vestiges de fonds de cabane qu’on retrouve parfois, plus souvent occasionnellement qu’à la suite de recherche systématique et plus souvent isolés que groupés en agglomérations. Pourtant la toponymie atteste la présence de villages, avec le suffixe en -ialos, de marchés ruraux, avec le suffixe en -magos, et César prête aux peuples de la Gaule des oppida, des vici, et des aedificia : l’historiographie s’accorde à voir dans les premiers centres pré-urbains les derniers centres isolés d’exploitations aristocratiques : restent les vici, assez mal définis et assez nombreux. César en attribue quatre cents aux seuls Helvètes pour être des villages.
29Mais il est vrai que si la Gaule celtique connaissait une forme d’agglomération qu’on appellera, faute de mieux, village, la période romaine avait, si l’on suit sur ce point l’historiographie traditionnelle, introduit une profonde césure. Elle aurait pour quelques siècles substitué un habitat dispersé aux anciennes formes de groupement ; elle aurait très largement imposé dans les campagnes la dissémination des villae. La thèse en question mérite d’autant plus examen qu’elle se prolonge par une autre thèse qui fait du village médiéval l’héritier de la villa. Dans ces conditions, il serait parfaitement vain de chercher au village des racines préhistoriques puisqu’entre préhistoire et Moyen Âge s’interposerait l’écran imperméable de la romanité.
30À l’appui de cette reconstitution du paysage humain de l’Antiquité et de son évolution, les arguments n’ont pas manqué, tirés des textes, de l’archéologie, de la toponomastique. Mais on peut aussi lui opposer quelques observations qui font difficulté et les recherches récentes tendent à nuancer, sans le renier totalement, l’exposé des faits.
31Il est vrai qu’au VIIIe siècle encore, les textes, formulaires et diplômes mérovingiens ne mentionnent que des villae, que ces villae portent régulièrement un nom formé, comme celui des propriétés romaines, sur un anthroponyme, que l’archéologie, surtout ici l’archéologie aérienne, ne rencontre que des villae et qu’elle en montre un très grand nombre. Il est vrai aussi qu’une large proportion de nos villages porte des noms issus de toponymes antiques formés de la même façon que ceux qui, au VIIIe siècle, désignaient des domaines, que les premières paroisses hors des cités se sont établies dans le cadre de la villa, que l’archéologie a fréquemment retrouvé des vestiges antiques à l’emplacement de nos villages. Et on ajoutera que le Moyen Age, pour désigner le village, a presque toujours usé du mot villa (ville en français) d’où est issu d’ailleurs village.
32Cela dit, on peut objecter qu’il n’est peut-être pas de bonne méthode de confronter des textes des VIIe et VIIIe siècles à des données archéologiques qui valent pour les IIe et les IIIe siècles. On peut se demander si, depuis Fustel de Coulanges, on n’a pas confondu la notion de propriété, seule en cause dans les textes, avec celle d’habitat. On peut suggérer que l’archéologie de terrain ne s’est guère adressée qu’aux vestiges de la villa, plus éloquents que ceux de modestes habitations rustiques, que les traces laissées par celles-ci sont trop fugitives et brouillées pour être saisies par l’archéologie aérienne. On peut encore s’interroger sur la véritable nature du vicus, plus fréquent d’ailleurs qu’on ne l’a dit : un autre nom de la villa ? Une dépendance de la villa (vicus circa villam) ? Un bourg routier ou une petite ville ? Pourquoi pas une agglomération agricole ?
33Les toponymes prétendument classiques et indissociables du domaine n’auraient-ils pas pu désigner toute espèce de lieu habité ou non habité ? On a même voulu montrer, non parfois sans succès, que le radical, sous l’apparence d’un anthroponyme, pouvait cacher un accident naturel, orographique, hydrographique, botanique…
34Albert Grenier écrivait « Je ne saurais citer d’exemple d’un véritable village agricole gallo-romain ». On tend aujourd’hui à réintroduire le village dans le paysage de la Gaule romaine ; seulement, on l’appelle hameau, par révérence pour les maîtres qui font encore autorité ou peut-être par prudence. Après tout, si Fustel de Coulanges refusait la notion de village pour l’Antiquité, c’est que celle-ci, à ses yeux, devait nécessairement s’appliquer à une communauté d’hommes libres et propriétaires, conception sans doute imprégnée de l’idéologie du XIXe siècle mais qui, abstraction faite de la propriété (et de la liberté), a l’avantage de mettre l’accent sur la communauté et de rejoindre ainsi l’idée que l’on se faisait du village au XIIIe siècle (celle qu’on s’en fait encore aujourd’hui ?).
Avènement du village
35Il y a plusieurs bonnes raisons qui empêchent d’admettre de faire tout bonnement du village l’héritier de la villa antique. L’une d’elles est que le nombre de villae, à l’intérieur du moins des espaces peuplés aux premiers siècles de notre ère, l’emporte de beaucoup sur celui de nos villages ; l’archéologie aérienne en compte en Picardie deux à trois ou davantage pour une seule localité actuelle. Une autre raison est qu’entre ces deux types d’établissement, il y a une grande différence de nature : la villa ne correspondait pas à un terroir mais à une propriété et son habitat consistait d’abord et avant tout dans la demeure du maître, auprès de laquelle les bâtiments d’exploitation et les logements des travailleurs s’organisaient comme la construction d’une grosse ferme.
36On doit donc admettre que, pour le moins, il s’est passé quelque chose entre le temps des villae et celui des villages, qu’une métamorphose s’est introduite à un certain moment. On s’en est bien sûr avisé depuis longtemps et la première explication qu’on ait produite a consisté à rendre les Barbares responsables de ce changement. La peur qu’ils inspiraient aurait incité les hommes à se regrouper pour mieux se défendre : on ne voit pas cependant qu’à l’instar des cités les habitats rustiques se soient pourvus de défenses. Les rares villages du haut Moyen Âge qu’on connaisse sont des habitats ouverts. Plus recevable paraît à première vue, l’interprétation qui attribue aux Barbares à la fois la désagrégation des anciennes structures agraires et l’introduction de nouveaux modes d’exploitation du sol, fondée sur l’organisation collective qu’ils connaissaient dans leur pays d’origine. L’exemple qu’auraient donné leurs groupes, soudés par l’isolement au milieu des populations indigènes, aurait rencontré chez celles-ci la résurgence de vieux comportements pré-romains. On l’a écrit : les Barbares auraient réintroduit le village ignoré du monde antique.
37Les invasions ont sans doute détruit de très nombreuses villae ; elles n’ont pas pour autant détruit les structures foncières. Il semble que les nouveaux venus ont plutôt fait main basse sur les domaines ou qu’ils les ont partagés avec les représentants de l’aristocratie indigène. Et on prête peut-être beaucoup d’influence à des peuples instables qui pratiquaient une agriculture itinérante et à des envahisseurs dont on sait aujourd’hui qu’ils étaient finalement peu nombreux. Les résurgences paraissent aussi assez difficile à concevoir, sauf à admettre au moins quelques survivances de l’habitat groupé aux temps impériaux.
38Quoi qu’il en soit, on constate en effet une première vague de concentration à la fin de l’empire peut-être même dès le lendemain des premières incursions, dès le IIIe siècle : les points d’habitat apparaissent aux archéologues moins nombreux et beaucoup de centres de domaines sont déjà abandonnés. Il en reste assez pour que les villae (mais que recouvre alors ce terme ?) affleurent nombreuses encore dans les documents mérovingiens et carolingiens ; et l’historien peine à identifier les lieux qui étaient habités au VIIIe, au IXe siècle, qui ont été depuis désertés et dont on ne connaît plus que les noms.
39Il faut donc compter avec une autre vague de concentration, celle-ci décisive et qui a enfin donné naissance au village. L’archéologie a ici son mot à dire. Dans les pays, l’Angleterre, l’Allemagne, où elle s’est donnée réellement l’histoire du peuplement comme problématique, elle observe qu’au cours des temps, et spécialement entre l’époque romaine et le plein Moyen Âge, le nombre des lieux habités ne cesse de diminuer au profit de centres plus importants pour ne laisser finalement subsister que le village qui, lui, a traversé les siècles. Il n’est pas rare qu’en Allemagne elle rencontre deux ou trois habitats du haut Moyen Âge dont un seul a survécu : c’est le cas à Burgheim, en Souabe, à Meckenheim, en Rhénanie, à Zingsheim dans l’Eifel.
40L’archéologie médiévale intervient encore et peut-être de façon plus convaincante pour établir tout ce qui sépare l’habitat du haut Moyen Âge du village des XIIIe et XIVe siècles. Ses données souffrent sans doute de quelques insuffisances : elles sont encore éparses, très inégales selon les contrées ; elles n’intéressent que très peu les pays méridionaux plus riches en documents et que les historiens du monde rural ont, de ce fait, privilégiés. Trop ponctuelles, elles permettent rarement de suivre l’évolution de l’habitat à l’intérieur d’une même région. Et si l’archéologie est en mesure de marquer la césure qui s’introduit dans l’histoire de l’habitat rustique, elle ne peut encore ni cerner les dates ni repérer les étapes de l’évolution. Ce qu’elle met en lumière c’est un contraste.
41Le village qu’elle met au jour pour les derniers siècles du Moyen Âge apparaît fortement structuré autour d’axes de circulation, autour de l’église ou d’un logis seigneurial ; ses bâtiments constituent de vraies maisons, construites pour durer, dotées de sols aménagés, de portes solides, de foyers stables, voire d’une cheminée, composées de plusieurs pièces fonctionnellement distribuées, comportant parfois un étage. Tels sont en Angleterre Wharram Percy et Hangleton, en Allemagne Königshagen, en France Rougiers et Dracy, en Moravie Pfaffenschlag, en Sicile Brucato. Ces villages des XIIIe et XIVe siècles, par leur organisation et leurs constructions, évoquent déjà de très près le village sub-actuel.
42Il en va tout autrement des habitats du haut Moyen Âge, qu’il est vrai, on a surtout étudiés dans l’Europe du Nord. Là, pas d’organisation de l’espace habité et la densité d’occupation est faible. L’habitation est très fruste, d’une construction rudimentaire : au mieux comme à Warendorf ou Gladbach (Allemagne), elle se présente comme une maison de bois et de torchis, mais dont les éléments sont presque bruts et assemblés sommairement ; au pis, comme à Brebières, à Leibersheim, à Illzach (France du Nord et Alsace) c’est une cabane à demi enterrée, dont le toit prend appui sur le sol et quelques poteaux, et qui n’a laissé comme témoins que des vestiges en creux, en « négatif ». Les aménagements sont des plus simples : des fosses qui abritent les réserves ou servent de four. En fait, par leur type de construction, ces habitats sont encore très proches des exemples préhistoriques, des villages « danubiens » notamment. De ceux-ci aux habitats du haut Moyen Âge, les progrès paraissent à peu près nuis parfois, en tout cas très faibles.
43En revanche du haut Moyen Âge au XIIIe siècle, – les jalons intermédiaires sont très rares et on ne sait s’ils ont valeur d’exemple – on passe d’un paysage à un autre, on assiste notamment à « la substitution d’un véritable architecture à une infraconstruction » (J. Chapelot, R. Fossier). Et l’observation déborde largement le domaine de la construction et vaut peut-être pour toute la culture matérielle du monde rural, l’équipement domestique par exemple, le mobilier céramique réduit à quelques formes assez voisines au haut Moyen Âge, largement diversifié dans ses formes et ses fonctions à partir du XIIIe siècle. En fait, on peut se demander s’il ne faut pas aller plus loin et considérer qu’on a affaire à deux cultures différentes.
44Et, comment ne mettrait-on pas ce phénomène en relation avec tout ce que l’histoire nous enseigne des mutations qui s’opèrent en Occident du Xe au XIIIe siècle, avec l’essor démographique, l’extension des terres cultivées, les progrès des techniques, avec le démarrage économique ? La « révolution » paraît si profonde qu’il serait assez logique de lui attribuer aussi l’avènement du village : c’est ce que confirment les données historiques qui attestent ici et là une nouvelle distribution des lieux habités.
45Dans les contrées méditerranéennes, le mouvement de concentration des habitats porte un nom, surtout depuis que Pierre Toubert en a cerné les dates et précisé les modalités dans le Latium et la Sabine : c’est « l’incastellamento ». Le perchement des habitats ou tout au moins leur concentration à l’intérieur d’enceintes et sous la protection (ou le contrôle) d’un logis seigneurial fortifié, paraît assez largement répandu : le mouvement des « castelnaus » en est une autre version, peut-être moins achevée ou moins couronnée de succès.
46On sait désormais que l’incastellamento, loin d’être imputable à une atmosphère de difficultés, de destruction et de peur, s’inscrit au contraire dans un contexte d’essor du peuplement et de reconquête agraire, « signe non d’un repli, mais d’un bond en avant ». L’installation des paysans dans le castrum s’est accompagnée d’une réorganisation de l’espace cultivé, du regroupement d’anciens domaines et des terres nouvelles grignotées sur les marges des niveaux finages et d’un reclassement des terres selon leur vocation, jardins, emblavures, vignes… Et les finages, mieux maîtrisés prennent leurs limites définitives pour devenir contigus. Cette reconstruction de l’ager (plus d’ailleurs que son expansion) associée à la redistribution de l’habitat, désormais fortement groupé, paraît capitale : c’est la conjonction de ces deux mouvements qui a fait des hommes du Latium et de la Sabine, véritablement des « villageois ».
47Le rôle du château dans l’incastellamento paraît décisif. Et il ne s’agit pas, ou pas essentiellement, de la protection offerte par les murs encore qu’elle ait pu jouer : les hommes du Xe et du XIe siècles pouvaient rechercher la sécurité, se souvenir des paniques provoquées par les expéditions encore toutes proches des Sarrasins, ou redouter les méfaits de la guerre féodale. Mais plus importante pour la compréhension du phénomène paraît l’initiative seigneuriale. La création des castra visait à une exploitation plus intensive des terres, à un meilleur contrôle des populations rurales, finalement à l’accroissement des profits de la seigneurie. Pour inciter au peuplement du nouveau site, il y avait peut-être la séduction d’un allégement relatif des exigences seigneuriales : les prélèvements paraissent avoir été modérés dans le Latium. La seigneurie a pu aussi exercer une certaine contrainte, et on peut encore penser que le château a exercé une certaine attraction comme centre de consommation. Mais on le sent, il reste assez difficile d’expliquer le succès rencontré par les habitats perchés auprès des masses paysannes.
48Hors des pays où la nature permettait le perchement, on assiste pourtant au même phénomène de concentration ; tout au moins, car les documents sont souvent tardifs et ne saisissent les faits qu’une fois accomplis, on constate que le village est en place au XIIe siècle et que les finages ont acquis leur structure définitive et leurs limites. Il paraît difficile de parler d’incastellamento quand on a affaire à des villages ouverts auxquels un château n’est pas nécessairement associé. Cependant, la présence physique du château n’est pas nécessaire pour que s’exerce la puissance de la seigneurie sur les hommes. Le fait est que la mise en place de cellules seigneuriales paraît contemporaine de l’émergence des villages.
49Des indices semblent aussi attester qu’avant le Xe siècle, la terre n’était pas véritablement dominée, que l’espace cultivé à l’intérieur des terroirs n’était pas continu mais fractionné en quartiers disséminés et séparés par des zones incultes ou irrégulièrement cultivées. L’accroissement de la population qui s’affirme dès la fin du Xe siècle a certainement contribué à la conquête des terroirs, mais il est possible que la seigneurie ait aussi joué un rôle décisif dans la nouvelle structuration de l’ager : par la distribution des tenures et aussi par l’exemple donné par la « réserve » seigneuriale qui a pu inciter les paysans à adopter la rotation des cultures et donc une organisation communautaire, génératrice d’habitat groupé.
50Mais le château n’est pas seul en cause. On a même estimé qu’il pouvait être répulsif, inspirer la crainte : du château venaient aussi les violences et les exactions. L’église alors, aurait été l’élément rassembleur.
Au pôle positif du regroupement qu’est l’église paroissiale s’oppose durant une partie du XIe siècle le pôle négatif qu’est le château (M. Bur).
51Il y a longtemps qu’on prête cette vertu à l’édifice religieux d’attirer le peuplement de l’habitat. Encore faudrait-il expliquer comment a pu s’exercer cette attraction. Il faut, sans doute, prendre en considération le rôle joué par l’église, par l’organisation paroissiale dans la vie du village : on ne saurait trop y insister. Le bâtiment religieux a longtemps été le seul « monument » du village ; c’était aussi l’édifice le plus ancien. Les cloches rythmaient les activités des champs et l’église était au centre de la vie communautaire : lieu de refuge, entrepôt occasionnel, parloir, elle était la maison commune, par excellence. Elle avait fixé le cimetière sous ses murs et elle était elle-même un cimetière. Et les institutions paroissiales, la « fabrique », autre expression de la communauté, les confréries, ont certainement contribué à modeler le village lui donner sa personnalité, « son indépendance spirituelle et temporelle » (G. Le Bras).
52Il est remarquable que, là encore, les structures en place au XIIIe siècle ne bougeront plus. Il est plus remarquable encore que paroisse et finage coïncident presque toujours, plus exactement en tout cas et plus fréquemment que village et seigneurie. Or, les paroisses se sont fixées beaucoup plus tôt, bien avant le mouvement de concentration des villages, dès la réforme carolingienne. Il est vrai que le réseau s’est lentement complété du IXe au XIIIe siècle, mais c’était essentiellement pour s’adapter aux créations de nouveaux habitats.
53On peut comprendre peut-être, l’attraction exercée par l’église sur les habitants, si on se souvient qu’outre les commodités qu’elle offrait à la communauté, elle constituait aussi à sa manière un havre de sécurité. D’abord par la protection spirituelle que les saints de l’autel étendaient sur elle et ses abords, ensuite, plus immédiatement, par sa qualité de refuge sacré, affirmée par les Institutions de Paix et qui concernait aussi l’environnement de l’église, l’« aître » où se développait le cimetière. Toutefois, il faut croire que ce pôle positif n’eut pas toujours une pleine efficacité puisque, dans certaines régions, l’église est restée isolée et n’a pu rassembler auprès d’elle les maisons paysannes.
54Il faut enfin compter avec la communauté elle-même. Il y a longtemps qu’on a désigné les liens communautaires nés des modes collectifs de l’exploitation du sol comme ferments de la formation du village groupé, avec il faut le dire une bonne apparence de raison. On ne peut nier le caractère de nécessité que revêt l’organisation collective dans le cas d’une agriculture connaissant la rotation des cultures, la distribution du finage en quartiers et en « saisons », et les autres pratiques qui en découlent ou s’y ajoutent, le libre pâturage sur la jachère, le troupeau commun. Tout cela suppose une solidarité, une discipline qui ne peuvent prendre appui que sur une communauté structurée et vigoureuse ; tout cela s’accorde aussi avec un terroir organisé autour d’un centre réservé aux terrains bâtis d’où tous les quartiers sont aisément accessibles.
55On sait que la communauté villageoise, par le moyen de son assemblée et des « magistrats », nommés ou élus, a eu pour fonctions, avant d’assumer des charges de plus en plus nombreuses, celles que l’État a ensuite fait peser sur elle, d’organiser le rythme des cultures et des travaux, de veiller à la police des champs, de désigner le berger commun. Cependant la communauté n’apparaît que tardivement dans la documentation, lors de la rédaction des chartes de franchise, ou lors des contestations s’élevant entre seigneur et villageois ou entre villages. Elle est alors, certainement, pleinement établie, vivante et assez forte pour traiter avec la seigneurie, pour s’imposer à elle. On ne peut cependant être assuré de son antériorité par rapport au village. La communauté paraît, il est vrai, indissociable de la restructuration des terroirs, mais les contraintes agraires observées avec une particulière netteté dans les provinces du Nord et de l’Est n’ont pas partout la même vigueur. Ce n’est d’ailleurs pas là où les solidarités agraires furent les plus nécessaires et l’organisation des finages la plus rigide que s’est développée la plus grande sociabilité villageoise, au contraire : on peut dire que le village méditerranéen où l’agglomération toute entière, avec ses espaces extérieurs aux maisons, rues, places, cours, constitue le cadre de la vie et s’oppose au village de l’Est qui, si fortement structuré soit-il, ne fait que grouper des individualismes.
56On constate donc l’émergence du village entre le Xe et le XIIe siècle : il est plus difficile de décider à quelles motivations répondaient le groupement des habitations et l’acceptation par les paysans de la restructuration des finages. Le mouvement est d’ailleurs assez général pour qu’on le constate aussi semble-t-il, mais un peu plus tôt peut-être dans les campagnes byzantines où, à partir du IXe siècle, au lieu et place des domaines exploités par une main-d’œuvre de colons et d’esclaves, s’affirment des villages de paysans indépendants, des agglomérations formées de maisons serrées, entourées d’une couronne de jardins.
57Resterait encore à expliquer – peut-être par la défaillance, l’absence de l’un ou l’autre des facteurs de rassemblement ? – pourquoi les anciennes structures, celles qui s’accommodaient de la dispersion, ont opposé une résistance efficace dans certaines régions, pourquoi il a semblé suffisant parfois qu’une fortification, comme le ricetto piémontais abrite les récoltes et offre un refuge occasionnel, pourquoi n’a pas prévalu partout la restructuration des finages et l’esprit communautaire.
Destins
58Le village, une fois en place, a manifesté une belle longévité puisqu’il résiste encore aux mutations que le XXe siècle imprime à la vie rurale. Cette robustesse de l’institution villageoise est sans doute à l’origine de la foi, si longtemps répandue, dans l’immobilisme et la pérennité des choses de la terre. Mais cette résistance n’est pas allée sans rigidité ; elle a été génératrice de contraintes qui ont pu gêner l’adaptation des sociétés paysannes aux nouvelles conditions économiques et techniques.
Le village et les bâtiments qui le composent forment une structure spatiale plus ou moins fermée et confinée, à la fois protectrice et contraignante qui sécrète sa propre écologie (espace vital, états pathologiques, blocages techniques…). Surtout le village survit aux communautés successives d’où de graves déphasages entre la structure et la fonction (G. Bertrand).
59L’organisation de l’espace villageois est aussi demeurée intouchée pendant des siècles. Le plan d’un village déserté au XIVe siècle, comme Dracy, en Bourgogne, est exactement celui qu’on retrouve encore dans les localités voisines qui ont survécu. Et quand on peut, à partir des données d’un terrier par exemple, restituer au village médiéval ses espaces de circulation et ses espaces bâtis, comme on a pu le faire dans la région parisienne, pour Villiers-Le-Bel ou pour Orly, on s’aperçoit que rien n’a changé vraiment jusqu’à la fin du XIXe siècle : même les noms des voies ont traversé les siècles. Les prescriptions anciennes qui imposaient au paysan de construire sa demeure sur une des parcelles désignées à cet effet, sur un « meix », celles qui interdisaient de bâtir extra cruces avaient perdu leur raison d’être quelles conservaient encore leur efficacité ; ou plutôt elles étaient passées du domaine des institutions à celui des mentalités : perçues sans doute au départ comme nécessaires et utiles, elles avaient fait leur chemin dans l’inconscient collectif ; elles étaient devenues la « tradition ».
60Ce sont d’autres types de contraintes qui se sont exercés au sein de la communauté villageoise jusqu’à la rendre aussi pesante qu’elle avait été utile. Longtemps s’est maintenue l’hostilité aux « horsains » née de l’obligation de résider. Et les solidarités agraires se sont opposées aux velléités d’individualisme paysan comme à l’évolution des techniques agraires ; si elles ont pu reculer parfois, ce fut au profit du seigneur et du bourgeois non au bénéfice du villageois auquel on a au contraire fait perdre certains des avantages du système, par l’amenuisement des usages collectifs. Surtout la communauté s’est vue progressivement accablée de charges et de responsabilités, créatrices de tensions : l’État a pris appui sur elle ; il en a fait la cellule de base de sa fiscalité, l’obligeant à assumer la répartition et la levée des impositions, la contraignant à la solidarité devant l’impôt, lui déléguant le soin aussi de désigner les recrues de la milice. Et en même temps il la mettait en tutelle et lui ôtait une part de son indépendance, à la faveur des difficultés financières du village.
61Si l’institution villageoise a résisté à l’usure du temps, les villages pris isolément ont pu connaître des destins variés et certains ont disparu, rayés de la carte par la désertion. Les désertions de villages ont fait l’objet depuis trois décennies à partir des travaux de Wilhelm Abel et de Maurice Beresford d’analyses plus approfondies que celles, plus éparses d’ailleurs, qui leur avaient été consacrées par le passé : le dossier s’est considérablement enrichi, mais il n’est pas sûr que la question essentielle, celle des causes de la désertion, ait beaucoup gagné en clarté. Le phénomène, selon les lieux et les temps, paraît multiple dans ses origines et ses modalités, différent par son contexte historique en Angleterre et en Allemagne, important en Alsace et à peine sensible en Bourgogne, précoce en Sicile et tardif en Hongrie. Et les travaux qui prennent en compte toute l’histoire du peuplement et de l’habitat, qui prennent en compte même les abandons les plus anciens, mal perçus et même les plus menus, ceux qui concernent les habitats isolés et toute espèce d’occupation humaine, ne font au total qu’embrouiller la question. Dans cet élargissement de ses horizons, la problématique finit par se diluer. On avait désigné deux grands responsables, d’une part la dépression démographique de la fin du Moyen Âge et la crise agraire qui en a découlé, d’autre part l’accaparement des terres par l’éviction ou par le rassemblement foncier profitant de crises momentanées. On est depuis revenu à la pulvérisation des causes et on a produit à nouveau le long catalogue des phénomènes accusés d’avoir provoqué la mort des villages : la guerre, l’exode rural, la détérioration du climat, s’ajoutant à la dépopulation et aux évictions. Cependant, même s’il faut admettre que le mouvement des désertions a été à répétitions, ainsi que multiforme, deux faits semblent acquis. Les désertions ont atteint davantage les pays à densité de peuplement médiocre et ceux où l’institution villageoise n’était pas encore solidement implantée. Les crises, en outre, sont sélectives : elles n’atteignent que des habitats déjà affaiblis, souvent de fondation récente et presque toujours de faibles dimensions.
62Les conséquences sur le réseau des habitats furent, elles, divergentes. Tantôt les désertions ont eu pour effet une concentration accrue, tantôt elles ont provoqué la multiplication des habitats intercalaires en introduisant ainsi une dispersion relative. À l’Alsace où les abandons profitent aux vieux « bans » qui s’accroissent des finages dépeuplés, la Sicile où la désertion des casali grossit la population des terre, s’oppose le Midi français où à la faveur des abandons se crée un réseau d’exploitations disséminées. Mais en aucun cas, ni à aucun moment, les désertions n’ont mis en péril l’institution villageoise ; en France celle-ci affirme au contraire sa vitalité lors des crises de la fin du Moyen Âge : la plupart des villages qui furent abandonnés ou détruits resurgissent après un temps et retrouvèrent leur ancienne structure, matérielle et sociale.
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