Chapitre 4. La terre et le bois dans la construction médiévale
p. 73-91
Texte intégral
1Le Moyen Âge nous a laissé de si prestigieux et magnifiques édifices de pierre, églises, monastères, châteaux, hôtels urbains que nous serions tentés d’en faire le temps du triomphe de la pierre. Mais ces chefs-d’œuvre, ces réussites de l’architecte et du maçon médiévaux, ne doivent pas faire illusion et cacher la réalité : de l’héritage construit du Moyen Âge, nous n’avons conservé qu’une part relativement faible. Nous ne possédons qu’un nombre très limité de témoins de la maison bourgeoise et paysanne, et c’est probablement parce qu’elle était le plus souvent édifiée en matériaux moins durables que la pierre. Il est bien possible, en outre, que, dans le domaine de la construction, l’art dominant du Moyen Âge n’ait pas été celui du maçon, mais celui du charpentier : en tout cas, c’est au cours du Moyen Âge que la charpenterie a fait des progrès essentiels, avec, par exemple, la réalisation de la ferme triangulée.
2Mais, en fait, nous connaissons mal la masse des constructions médiévales. Les textes en parlent peu et les représentations iconographiques, médiocrement fiables d’ailleurs, sont tardives. L’archéologie médiévale a fait récemment de rapides progrès, mais les données restent encore ponctuelles, fragmentaires, insuffisantes aussi, très souvent, pour autoriser des restitutions complètes et assurées. Enfin, le Moyen Âge s’étale sur mille ans au cours desquels la culture matérielle de l’Occident a bougé : il semble même qu’on puisse apercevoir une importante transformation de la culture matérielle, si importante qu’elle autoriserait à parler de révolution. Et la construction n’échappe pas à cette révolution. La très grande majorité des édifices que nous a légués le Moyen Âge sont postérieurs à l’an mil, voire à la fin du XIe siècle. Mais la construction en pierre n’est pas seule en cause : le pan de bois est une autre conquête médiévale. Et, en fait, c’est seulement de la fin du Moyen Âge que datent les modèles de la maison urbaine et rurale, surtout de la maison rurale, qui caractérisaient encore le paysage construit d’hier et marquaient, éventuellement, les différences régionales. Cependant, des types très anciens, huttes de roseaux, maisons de terre, constructions de pierre sèche, hérités d’un lointain passé, ont pu se maintenir à côté de types plus élaborés et perdurer jusqu’à nos jours, jusqu’à hier en tout cas, non sans changer de destination et de contenu social.
3Il est très significatif que le premier château de la féodalité ait été un château de bois et de terre : le château à motte. La construction en pierre, sans avoir subi une éclipse totale a, semble-t-il, régressé au cours des temps mérovingiens pour devenir très rare à l’époque carolingienne. Et « le blanc manteau d’églises » dont, à en croire le moine Raoul Glaber, se serait couvert l’Occident aux alentours de l’an mil, n’est qu’une image littéraire : il y a peu d’églises de pierres dont la construction avant 1100 soit solidement attestée, au mieux une vingtaine par diocèse. Et le nombre des châteaux de pierre construits avant 1100 est encore bien plus faible : de 50 à 60 pour la France entière1. La construction maçonnée ne redémarre vraiment qu’au XIIe siècle ; mais elle ne fait pas disparaître d’un coup les types de fortification plus frustes : il se construit encore nombre de châteaux à motte au XIIe siècle, et la maison du seigneur rural, maison-forte, bastide ou manoir, fait encore largement appel au bois et à la terre pour ses édifices comme pour ses fortifications jusque tard dans le Moyen Âge2.
4L’archéologie, l’iconographie – ou du moins un document exceptionnel, le seul peut-être à représenter ce type de château, la « tapisserie » de Bayeux –, quelques rares textes, ont concouru à imposer une image relativement précise du château à motte : une tour de bois, élevée sur une butte artificielle, généralement circulaire et tronconique qui est la motte, tour et motte s’insérant dans un dispositif plus vaste comportant une ou plusieurs enceintes de terre couronnées de palissades, constituant la basse-cour. Il importe peu que cette définition souffre de nombreuses exceptions si elle représente, comme cela semble être le cas, le modèle du château à motte ; et en tout état de cause, et même s’il arrive que la fouille rencontre sur la motte des substructions de pierre, le rôle joué par la terre et le bois dans ces constructions demeure essentiel.
5La terre constitue régulièrement le matériau dont sont faites les fortifications, au moins les fortifications rurales dès le haut Moyen Âge. En Occident, les villes ont pu conserver les remparts de l’Antiquité, ou en édifier de nouveaux sur leur modèle, à la façon des murs « wisigothiques » de Carcassonne, à l’aide de matériaux de réemploi, empruntés aux ruines des édifices antiques. Hors des limites de l’ancienne Romanité, cependant, même les remparts urbains peuvent être de monstrueux amoncellements de terre, comme ceux que montrent les vestiges des grods polonais où la terre recouvre des superpositions de radiers de bois ou emplit des caissons de troncs d’arbres3. Et sauf dans les régions riveraines de la Méditerranée, partout dans les campagnes, les lieux fortifiées du Haut Moyen Age, refuges de hauteur, fort semblables aux éperons barrés de la protohistoire ou vastes enceintes de plaine des villae ou curtes, ne connaissent que la terre pour les remparts et le bois pour les palissades4. Les châteaux à motte et les enceintes des Χe-ΧΙIe siècles ne se distinguent de ces premières fortifications médiévales que par leurs dimensions plus réduites et parfois l’échelonnement de leurs défenses.
6Si on s’en tient aux édifices que portent ou protègent ces fortifications, les situations peuvent être plus variées, mais la terre ou le bois restent largement les matériaux dominants. C’est une tour de bois que, selon la chronique de Lambert d’Ardres, fit construire Arnoul II sur sa motte (…super dunionem Ardeae miro carpentariorum artificio domum ligneam fecit)5. En bois aussi, le château de Merckem, décrit par Gauthier de Thérouanne6. En bois encore, selon les apparences, les édifices que portent, sur la « tapisserie » de Bayeux, les mottes de Dol et de Dînant. Et les fouilles, quand elles ont la chance de retrouver quelque chose des niveaux d’occupation primitifs, mettent en évidence les traces en creux, les négatifs laissés par les poteaux et les sablières de bâtiments en bois, à Abinger, à Hen Domen, en Angleterre, à Husterknupp, à Hoverberg, en Allemagne7. Il est vrai que ces rencontres sont rares et que les fouilles, encore peu nombreuses, découvrent tout aussi souvent, si ce n’est plus souvent, des vestiges de pierre, soit qu’elles concernent des sites méridionaux8, soit qu’elles aient affaire à des soubassements ou à des solins appartenant à des constructions réalisées pour l’essentiel en matériaux légers9. Mais les petites enceintes des Xe-XIIe siècles qui semblent constituer comme les premières versions des maisons-fortes des siècles suivants, n’offrent le plus souvent que les vestiges d’édifices construits sans doute en bois et en torchis soit directement sur le sol, soit sur un étroit solin de pierre10.
7Que la résidence seigneuriale aux siècles charnières du Moyen Âge ait encore largement utilisé la terre et le bois pour ses édifices comme pour ses défenses dit assez l’importance de ces matériaux dans la construction médiévale en général. On peut facilement en induire que l’habitation majoritaire, celle du paysan, voire même celle de l’habitant des villes n’ont pas, pendant longtemps, fait appel à d’autres matériaux. C’est ce que confirme l’archéologie et d’abord pour le haut Moyen Âge.
8On ne peut évoquer la construction au haut Moyen Âge sans commencer par faire un sort à la cabane excavée. Cette structure que les archéologues, prenant la partie pour le tout et confondant le vestige avec la construction, s’obstinent à appeler « fond de cabane », tient dans les découvertes et les publications une place considérable, probablement disproportionnée par rapport au rôle qu’elle a effectivement joué. Mais les constructions du haut Moyen Âge, réalisées majoritairement (pas exclusivement, il faut le rappeler), en matériaux périssables, n’ont laissé généralement que des témoins en négatif parmi lesquels les fonds excavés des cabanes, par leurs dimensions, s’imposent à l’attention du chercheur. Quoi qu’il en soit, la cabane excavée, faite du sol même où elle est creusée, et des pieux qui supportent sa charpente rudimentaire, des perches sur lesquelles repose sa couverture, des planches, des claies qui tapissent ou constituent ses parois, est, par excellence, une réalisation en terre et en bois.
9Les fonds de cabane – il faut ici conserver ce terme puisque ce sont les vestiges qui sont en cause – constituent en fait une famille fort large et fort diverse. Une famille qui regroupe aussi bien telle habitation du site hongrois de Kardoskut11 du début du XIe siècle, longue de 4,80 m, large de 3 m, creusée jusqu’à 1,50 m, comportant plusieurs poteaux axiaux et d’autres latéraux, avec un four et un fossé intérieurs, et telle cabane de Proville12, dans le Cambrésis, (cabane 10, du IXe siècle), au tracé indécis, longue de 2,80 m, large de 2,20 m, enfoncée de 26 à 30 cm seulement, ne comptant que deux poteaux axiaux, ne présentant pas de trace de foyer et dont le sol est irrégulier ; dans ce dernier cas, le chercheur est tenté de ne voir dans l’excavation qu’une sorte de cave (ou de vide sanitaire) que recouvrait un plancher, alors qu’à Kardoskut il s’agit sans aucun doute d’une habitation occupée au niveau du fond de l’excavation. Et la différence de structure, comme celle de la destination, ne tient pas à l’écart chronologique ou géographique ; en tout cas, les aires culturelles ne sont pas systématiquement déterminantes comme on a pu le penser. Voici la cabane de Sleen dans la Drenthe13, probablement du VIIIe siècle et sûrement du domaine germanique : l’excavation mesure 6,50 x 3,75 m, la construction, dessinée par les poteaux, ne mesurant elle-même que 3 x 2 m ; elle compte quatre poteaux axiaux et sept poteaux latéraux ; elle est enfoncée d’un mètre par rapport au sol contemporain mais était sans doute peu profonde à l’origine (0,25 à 0,30 cm), et comporte pourtant un foyer, entouré de trois trous de piquets qui ont été interprétés comme les traces laissées par une structure destinée à suspendre une marmite. La cabane de Sleen est donc une habitation, malgré ses faibles dimensions, et elle était habitée au fond de l’excavation à laquelle conduisait d’ailleurs une sorte de rampe ou d’escalier.
10Les dimensions des fonds de cabane médiévaux, et le tracé des excavations sont moins variés que les structures révélées par les trous de poteaux. De plan généralement sub-rectangulaire, parfois légèrement ovalaire, l’excavation mesure rarement plus de quatre mètres dans sa plus grande dimension, rarement plus de trois mètres dans l’autre ; elle est généralement plus petite. Les profondeurs sont plus diverses, de 0,20 à 1,50 m, mais il est rare qu’on puisse les déterminer exactement en l’absence, fréquente, d’indice sur le niveau du sol contemporain hors de l’excavation. Le nombre et l’emplacement des poteaux constituant la membrure de la charpente et, éventuellement, des parois, sont généralement rapportés à trois types : deux poteaux axiaux situés au centre des petits côtés de l’excavation, le type sans doute le plus représenté, quatre poteaux d’angle, enfin deux poteaux médians et quatre poteaux d’angle à la fois. Mais les cabanes à huit poteaux existent également, (cabane 16 de Proville), et à Brebières, les quatre poteaux de certaines cabanes correspondent à deux poteaux médians et à deux poteaux d’angle aux extrémités de la même paroi longue14.
11Les restitutions de ces modestes édifices s’inspirent de ces structures. En général, on suppose aux cabanes à deux poteaux un toit à deux pans descendant jusqu’au sol, à l’extérieur de l’excavation, et dans les autres cas on restitue des parois s’appuyant sur les poteaux d’angle et s’élevant au-dessus du niveau du sol. Les archéologues allemands ont ainsi, pendant un temps, opposé les huttes excavées (Grubenhütte, le premier type) et les maisons excavées (Grubenhaus, le deuxième type) ; mais on peut observer que les cabanes à deux poteaux, selon la hauteur qu’on donne au faîtage, supporté par les pieux axiaux, pouvaient englober un espace extérieur plus ou moins important, mais en tout cas supérieur à celui des cabanes à 4 ou 6 poteaux dont la surface habitable se limitait à l’excavation (et même à une part de celle-ci, comme on l’a vu pour Sleen). Aussi bien la restitution de ces bâtiments se heurte-t-elle toujours à un certain nombre de difficultés dont on prend conscience quand on se hasarde à les reconstruire en vraie grandeur, comme on l’a fait dans le Cambrésis. En particulier, les poteaux étant, dans presque tous les cas observés, établis dans l’excavation, la liaison entre les parois de la fosse et celles de la construction hors de la fosse est assez malaisée à concevoir. Enfin, le matériau des parois est rarement suggéré par la fouille.
12Si l’on suppose généralement qu’un clayonnage retenait les parois de la fosse et constituait l’armature des murs, revêtue alors de terre argileuse ou de torchis, hors de l’excavation, les traces de ce clayonnage n’ont été que rarement aperçues, à Les Rues-des-Vignes par exemple, et à Dieue-sur Meuse où le clayonnage a laissé au moins l’empreinte de ses piquets15. Mais à Ensisheim, même les cabanes incendiées n’ont pas procuré de vestiges de torchis brûlé ou de terre calcinée16. Dans d’autres cas, des traces de planches (plutôt que de sablières basses) ont été aperçues ainsi à Brebières et à Sleen. Une tranchée longeant les parois de l’excavation a été interprétée, à West Stow, comme la fondation de murs en mottes de gazon17. À Cysoing, l’excavation de 3,20 x 2,90 m, profonde de 50 à 80 cm, était habillée de mortier18, et à Coconi, en Roumanie (XIVe siècle), les parois des excavations avaient été dans plusieurs cas durcies par le feu, selon un procédé fréquent en Europe danubienne19.
13Enfin, la restitution dépend largement de la destination qu’on attribue à l’excavation. Il n’est pas niable que la cabane excavée a pu être une habitation, comme on l’a vu. Au surplus, certains sites ne présentent guère que des fonds de cabane, comme les sites de Mucking, en Angleterre, ou d’Ezinge, en Allemagne20. Reste à savoir si la cabane était occupée au niveau du fond de la fosse : un sol plan, durci par l’usage, et surtout la présence d’un foyer, sont sans doute ici les seuls indices offrant quelque sécurité à l’interprétation ; mais ils sont assez rares, au moins en Europe occidentale. À Brebières, seules quelques cabanes à deux poteaux présentaient les traces d’un foyer et aucune structure à feu n’a été relevée à Leibersheim ou dans les sites du Cambrésis, où le chercheur imagine la fosse couverte d’un plancher. Le plancher a d’ailleurs été retrouvé dans certains cas, comme à West Stow21.
14Quel intérêt pouvait-il y avoir à enfoncer l’habitation dans le sol ou à la doter d’une fosse ? Pour les profondes cabanes de l’Europe orientale ou danubienne, il n’y a pas de doute qu’en même temps qu’une économie de moyens dans la construction, on recherchait une isolation thermique, et on se préservait de l’humidité par des drains entourant la cabane, ou ailleurs, par le léger talus procuré par le rejet des terres de l’excavation. On a pu penser aussi que les fonds de cabane peu profonds répondaient à la recherche d’un terrain ferme et stable pour le sol de l’habitation, que l’usure provoquée par l’usage aurait contribué à déprimer encore22.
15Les exemples étudiés par l’ethnographie réfutent l’appréciation portée d’abord sur l’habitation excavée, qualifiée de taudis sordide (squalid hovel). Il n’en reste pas moins que son exiguïté oriente souvent l’interprétation vers d’autres destinations, interprétation qui devient très plausible quand les cabanes excavées voisinent avec d’autres types de constructions, construites, elles, au niveau du sol, ou quand des traces d’une activité spécifique ont pu être relevées sur le fond de cabane. En particulier, on a souvent rapproché ces structures creusées des screonae des textes carolingiens, ateliers ou les femmes filaient et tissaient : des pesons, et les traces (d’interprétation plus ou moins assurée) de métiers à tisser verticaux ont été assez souvent remarqués dans ces fonds de cabanes (à West Stow notamment). La recherche d’une atmosphère humide aurait, ici, été volontaire.
16Sur le site de Biña, en Slovaquie, des fonds de cabane médiévaux se mêlent à d’autres qui ont été datés du néolithique. Dans le Nord de la France, les fonds de cabanes sont attestés jusqu’à l’époque carolingienne et au-delà. En Angleterre, l’archéologie en a rencontré, qu’elle date du XIIIe siècle. Dans l’Europe orientale, en Russie et dans les pays danubiens, en Roumanie et en Bulgarie, l’habitation excavée a survécu jusqu’à nos jours23. Son expansion dans le temps est donc considérable, elle n’est pas moins impressionnante dans l’espace.
17Les autres habitations en terre et bois du haut Moyen Âge, à peine moins souvent étudiées par l’archéologie depuis qu’elle emploie les méthodes de l’open area, qui lui permettent de retrouver l’organisation des trous de poteaux, ne sont pas loin de poser les mêmes problèmes que les cabanes excavées. Elles apparaissent cependant régulièrement plus vastes, souvent même très vastes : 15 à 23,50 m de long, pour 6 à 8 m de large à Kootwijk, en Gueldre, 12 x 6 à 7 m à Gladbach, en Rhénanie, 29,50 x 8 m à Aggersborgj au Danemark24. Les constructions obéissent cependant à des plans simples, carrés, quadrangulaires ou sub-rectangulaires avec des parois longues légèrement incurvées selon le type faussement appelé « en forme de bateau » (les petits côtés sont rectilignes). Les bâtiments pourvus d’une aile sont très rares ; en revanche, ces constructions s’inscrivent fréquemment, même en ville, dans des enclos limités par des fossés ou des palissades et s’accompagnent, au moins sur les sites ruraux, d’autres bâtiments de destination ou de structure différentes, étables ou greniers, constructions sur pilotis ou cabanes excavées.
18Selon le contexte ou les trouvailles qu’on y a faites, plutôt qu’en fonction de leurs dimensions, ces édifices apparaissent comme des lieux publics, ou le centre de résidences aristocratiques, halls royaux ou épiscopaux de l’Angleterre anglo-saxonne, maisons de marchands ou d’artisans de sites urbains, Haithabu, Dorestad, Londres, Dublin, ateliers royaux des camps circulaires du Danemark. Le plus souvent, ces constructions ont été rencontrées sur des sites ruraux où elles associent parfois la fonction d’habitation pour les hommes et celle d’abri pour le bétail, offrant même dans ce cas la trace des stalles, ou assumant séparément la fonction d’habitation, celle de grange et celle d’étable25.
19Si le bois entre régulièrement dans leur construction, au moins pour former l’armature des parois, le support de la toiture et la charpente, les autres matériaux sont moins bien connus. Seul un milieu très humide, anaréobie, assure dans certains cas la conservation des matériaux formant les parois des édifices. Les fouilles des premiers sites urbains de la Pologne des Piasts ont permis d’attester la très large expansion dans les villes polonaises d’un type de construction rarement observé en Occident (où il existe néanmoins à des époques plus tardives), celui de la construction à empilage où les parois sont constituées de troncs se croisant aux angles à mi-bois26. À Gdansk, la maison à empilage fait place à certaines époques et dans certains quartiers, à une construction en clayonnage qui a été interprétée comme l’indice de la présence de Scandinaves dans le port polonais. Le clayonnage, à l’inverse de l’empilage, a connu une expansion à peu près universelle, mais il est vrai qu’à Dublin, notamment lors de la fouille du quartier de Wood Quay, on a retrouvé les vestiges de petites maisons (3,80 x 3,20 m) construites en clayonnage (noisetier et chêne) et en argile, avec des sols de terre revêtus de nattes de jonc et datant de la période viking (IXe-XIIe siècles)27.
20Les parois réalisées en troncs verticaux ou en demi-troncs ne semblent pas plus fréquentes que le système à empilage : comme ce dernier, le mur-palissade dévore énormément de bois et il en va encore de même du stabbau, le mur de planches verticales : ce pourquoi on ne trouve guère employés ces types de constructions que pour des édifices majeurs, églises, demeures seigneuriales ou encore des édifices urbains du Nord de l’Europe28. La construction en planches verticales ou horizontales n’est que rarement mise en évidence pour des constructions rustiques : elle a été déduite de la présence d’une ligne de poteaux doubles à Rijnsburg, aux Pays-Bas (VIIIe-IXe siècles) elle a été plus sûrement attestée au moulin (à eau) anglo-saxon de Tamworth, où les planches horizontales constituant les murs ont été retrouvées29. Mais le mur-palissade n’apparaît pas dans la maison rurale anglaise, pendant tout le Moyen Âge. Il faut, en revanche, admettre la fréquence des murs d’argile ou de torchis appliqués sur un clayonnage, même si cette technique, en dehors des quelques cas cités précédemment, est rarement attestée par l’archéologie du haut Moyen Âge : elle tient une place considérable, et pour tous les types de demeures, dans les textes, quand ceux-ci commencent à permettre d’appréhender les modes de construction. Plus exceptionnelle, la construction en mottes de gazon (turf), attestée en Angleterre aussi bien sur le site rural de Hound Tor que sur le site urbain de Lydford (tous deux dans le Devon), faisait appel à un clayonnage pour maintenir en place ce matériau. La construction en turf se maintiendra longtemps dans les constructions rustiques des pays riverains des mers du Nord, où l’herbe pousse drue. On en connaît des exemples sub-actuels, voire même contemporains, de la Scandinavie à l’Islande, l’Écosse, l’Irlande. Et on voit ce matériau employé dans le Jutland au XIVe siècle même pour les bâtiments d’une maison-forte30. À Solvig, sur des îles construites elles-mêmes en gazon, dans le cours d’une rivière, on a édifié plusieurs bâtiments en « carreaux » de gazon, larges de 60 à 70 cm et épais d’au moins 10 cm, assemblés par de longues chevilles de bois : dans l’un de ces bâtiments, de 4,40 x 4,90 m (dimensions intérieures), les murs épais de 2,90 m étaient constitués de quatre lignes de ces carreaux, tandis que des poteaux implantés dans les murs soutenaient la toiture.
21Les bâtiments construits à partir d’une armature de poteaux, framed buildings – pour employer un terme commode dont fait usage l’archéologie britannique - diffèrent entre eux, si on s’en tient aux grands édifices, moins par le nombre des trous de poteaux que par leur disposition et les relations qu’on peut apercevoir entre ces trous (ou avant-trous). Une évolution se dessine, qui conduit à libérer l’espace intérieur des éléments porteurs de la toiture, évolution technique sinon chronologique, car la plupart des formules sont connues dès la protohistoire. Le type à trois files de poteaux qu’on rencontre à Gladbach, en Rhénanie (VIe-IXe siècles), est attesté dès le néolithique : la ligne de poteaux centrale y soutient le faîtage d’un toit à croupes (puisque la ligne s’interrompt avant les extrémités). Le type à quatre files, qui déterminent trois « nefs », la nef centrale étant plus large, fait supporter la faîtière par le croisement des perches-chevrons, elles-mêmes assujetties par une entretoise, esquisse d’entrait, supportées par les deux files centrales. Ce type remonte jusqu’à l’Âge du Bronze. On le rencontre à Emden, à Anvers encore au XIe siècle et il perdure même dans les granges sub-actuelles comme dans les granges seigneuriales et monastiques du Moyen Âge, avec cependant des progrès marqués dans le développement de la charpente. Il existe encore d’autres formules, elles aussi probablement très anciennes, où les deux rangées de poteaux extérieures correspondent à d’autres fonctions. À Warendorf, les poteaux des deux files extérieures sont inclinés et correspondent aux poteaux des rangées intérieures, espacées de six mètres : les premiers ont été interprétés comme les contreforts des pieux portants. À Dorestad, comme à Sleen, où dans les maisons des camps vikings, les poteaux inclinés des rangées extérieures, se correspondant deux à deux, ont été vus soit comme les éléments d’une cruck-construction31, soit, plus simplement, mais ce n’est pas essentiellement différent, comme les chevrons de la toiture descendant jusqu’au sol. En fait, ces restitutions ne sont qu’esquissées et il n’est pas rare que des détails résistent à l’analyse. La reconstitution grandeur nature d’une maison du camp de Trelleborg montre assez les risques de ces interprétations : elle s’est vite avérée fausse dans presque toutes ses composantes32.
22Qu’il s’agisse de framed buildings ou de cabanes excavées, les types de construction mis en évidence pour le haut Moyen Âge n’ajoutent rien de vraiment nouveau à la construction de terre et de bois de la protohistoire et de l’Antiquité : on ne peut manquer même d’être sensible à la continuité. Dans le domaine de la construction comme en bien d’autres, le haut Moyen Âge prolonge l’Antiquité, avec peut-être une prédilection plus marquée pour le bois aux dépens de la pierre et de la brique ; effet d’une régression technique ou influence des traditions germaniques combinée à une résurgence des traditions indigènes ? C’est un autre problème.
23Peut-être cependant se dessinent dès les temps carolingiens des progrès dans la construction des parois en bois qui annoncent l’évolution décisive de la charpenterie dans les siècles suivants. Avec le bas Moyen Âge, on voit apparaître des types de construction promis à un long avenir, et c’est notamment le cas du pan de bois, mais il était en germe dans les progrès du stabbau, dans l’apparition de la sablière basse.
24On ne saurait trop insister sur l’extraordinaire diffusion du pan de bois à partir de la fin du Moyen Âge et dans tout l’Occident, exception faite des pays méditerranéens. Jusqu’au XVIIIe siècle, ce type de construction s’est imposé pour la maison urbaine : il caractérise les plus anciennes maisons, qui sont rarement antérieures au XVIe siècle d’ailleurs, des vieux quartiers urbains quand les XIXe et XXe siècles ne les ont pas totalement reconstruits. Encore le pan de bois se cache-t-il souvent derrière des revêtements qui dissimulent la véritable nature des bâtiments, ou derrière des façades de pierre comme celles qu’on donnait à Paris, sous Louis XVI, à des maisons neuves, pour l’essentiel édifiées en pans de bois. En 1666, si Londres flambe dans le Grand Incendie qui détruit plus de 13 000 maisons, c’est qu’elle est encore une ville de bois ; et sa reconstruction après la catastrophe ne modifie guère les choses.
25Il est plus difficile de préciser la place du pan de bois dans la construction rurale. Au village, le pan de bois a constitué probablement un modèle techniquement et socialement supérieur par rapport à d’autres types, la maison de terre, voire la maison de pierre33. Relativement coûteux, dans la mesure où il exige de fortes pièces de bois à des époques où ce matériau n’est plus accessible sans bourse délier, il est sans doute quelque peu ostentatoire. C’est ce que suggère le fait qu’on le laisse volontiers apparent ; c’est ce qu’affirment les figures complexes qu’il dessine parfois sur les façades. Néanmoins, tout porte à croire qu’il a largement imposé sa marque au paysage villageois, et domine aussi bien dans la construction des bâtiments d’exploitation que dans celle des habitations. Aujourd’hui, où il est devenu plus rare et où on peut tenir ses manifestations pour résiduelles, il survit encore dans de nombreuses provinces françaises qui ne sont pas toutes au nord de la Loire : Normandie, haute Bretagne, Sologne, Île-de-France, Picardie, Barrois lorrain, Argonne, Champagne, Alsace, mais aussi Bresse, Midi toulousain, Landes, Pays basque.
26Le pan de bois se distingue de la construction sur poteaux qui l’a précédé, par deux caractères : il s’est rendu indéformable et il s’est libéré du sol34. Il n’est pas simple ossature de bois : l’assemblage de nombreuses pièces tant horizontales que verticales, et le contreventement par des écharpes obliques rendent solidaire et souple, tout à la fois, l’armature du bâtiment. Et les sablières basses, surtout quand elles reposent sur des solins de pierre, retardent ou évitent le pourrissement des montants et facilitent les reprises en sous-œuvre.
27Les poteaux verticaux et les sablières hautes et basses dessinent les pans que partagent les entremises et que traversent potelets verticaux et jambettes diagonales. Le pan de bois est un langage où les pièces, chacune désignée par un nom spécifique, sont la morphologie d’une grammaire dont l’assemblage est la syntaxe. La technique de construction, telle qu’elle est attestée dès le Moyen Âge, reflète la souplesse et la logique du système : la première phase, la réalisation des pièces, peut se faire hors de la place à bâtir ; l’assemblage, guidé par des marques dont il existe tout un lexique, se fait ensuite face par face ; les faces, étant enfin dressées à l’aide de cordes, révèlent d’un coup le volume de l’édifice.
28Pour le remplissage des parois entre les pièces de charpente, le pan de bois admet plusieurs matériaux. Certains sont régionaux, comme la brique dans le Midi toulousain, comme le plâtre, ou les moellons liés de plâtre, des campagnes parisiennes : dans l’un et l’autre cas, les formules sont anciennes et remontent au Moyen Âge ; ailleurs, la brique a pu remplacer tardivement le torchis et les carreaux de terre crue, en Picardie et en Bresse notamment. Cependant, le matériau le plus ancien et le plus largement répandu, à toutes époques et jusqu’à hier, c’est le torchis appliqué sur un clayonnage tressé entre les pièces du pan de bois ou sur un lattis cloué. Les « recettes » du torchis sont, en revanche, assez variées ; la terre argileuse est toujours mêlée d’une autre substance destinée à augmenter l’adhérence au support et à éviter la rétraction au séchage, mais cette substance peut être la paille hachée, la cendre de bois, la bouse de vache, voire les poils d’animaux35. Parfois, au lieu du véritable clayonnage, on trouve les « palissons », petites pièces de bois entourées de tortillons de paille sur lesquelles on applique la terre.
29Pour nous informer des techniques du pan de bois, il n’est guère que l’ethnographie, ou l’archéologie du « dessus du sol », celle qui s’adresse aux édifices conservés, rarement antérieurs à la fin du XVe siècle, même en Alsace36. Les fouilles urbaines mettent parfois en évidence, cependant, les traces de sablières basses ou les vestiges de solins de pierre, et l’empreinte du clayonnage sur des éléments de torchis, comme à Tourcoing où plusieurs bâtiments des XIIIe-XIVe siècles, dont la boucherie de la ville, ont laissé de tels vestiges37. Les mêmes témoins se lisent aussi sur les sites de maisons seigneuriales en France ou en Angleterre38. Mais on ne peut être assuré d’avoir affaire au véritable pan de bois. Les documents iconographiques sont plus décisifs, mais aussi tardifs que les constructions conservées. Finalement les documents écrits sont d’un plus grand secours pour cerner l’apparition du pan de bois et apprécier sa diffusion.
30Dès le XIVe siècle, dans les comptes, les terriers, les mentions de « bonnes maisons de bois », de transport d’argile pour « torchier », ne manquent pas et laissent supposer sans l’établir absolument la construction à pan de bois :
… pour tranchier et charroyer paux et verges pour la cloison de ladite maison et por le charroye de toute la terre por fare les torchies d’ycelle39.
31Les comptes de Cambrai au XVe siècle sont plus éloquents. La construction est le fait des charpentiers :
La maison cambrésienne est avant tout une maison de bois, dont le « carpentaige » forme la pièce essentielle, si bien que « maison » et « carpentaige » s’identifient dans le langage courant40.
32Le charpentier « livre » des maisons dont la mise en place nécessite engins et cordes. C’est aux mêmes indices qu’on reconnaît la construction à pan de bois pour les maisons rurales de Sologne : celles-ci sont l’œuvre de charpentiers, on les fait « lever », parfois on les démonte en partie41. Dans les contrats de construction anglais, les mentions de clayonnage (wattle), d’achats de paille pour la fabrication du torchis, apparaissent dès le XIIIe siècle, mais ce n’est que plus tard qu’apparaissent des indications sur les techniques de construction. En 1401, on achète des maisons à Northall pour les transporter au manoir royal de Sutton où les pièces sont d’abord assemblées près de la porte du château avant d’être levées en place ; cependant, dès le début du XIVe siècle, des dépenses sont enregistrées par les comptes pour le salaire et la nourriture d’ouvriers qui ont travaillé à « lever » des maisons42.
33Le pan de bois, en place sans doute dès le XIIIe siècle, connaît dès la fin du Moyen Âge de rapides progrès. L’étape décisive, mise en lumière par les travaux du commandant Quenedey sur la maison rouennaise, paraît être le passage de la construction à bois long à la construction à bois court, qui intervient au XVe siècle à Rouen, un peu plus tard en Alsace, peut-être plus tôt ailleurs43. Pour l’essentiel, dans le premier type, le système utilise des poteaux corniers d’une pièce qui montent du sol jusqu’au niveau du comble ; peut-être même doit-on considérer que dans cette formule la charpente du toit forme un tout avec l’armature de la maison. L’inconvénient majeur de cette technique est de limiter l’édifice en hauteur. Dans la construction à bois court, les poteaux n’ont que la hauteur d’un étage et reposent sur la sablière haute de l’étage inférieur ; dans ce système, le comble est indépendant et la technique de l’encorbellement se trouve facilitée : la maison peut se développer en hauteur, avantage appréciable au moins en ville où l’espace constructible est limité.
34C’est sans doute au pan de bois, à la mise en place de ses techniques, à leurs perfectionnements, et accessoirement au système à bois court qu’il faut attribuer les progrès réalisés par la construction en bois aux dépens de la pierre à la fin du Moyen Âge. L’image de la ville de bois, aux maisons étroites et élevées, aux encorbellements gagnés sur la rue qui a été popularisée par l’iconographie romantique, ne convient vraiment qu’au XVe siècle. Auparavant, la pierre tenait plus de place dans les constructions urbaines, et dans les campagnes même, l’archéologie anglaise a mis en évidence un retour à la construction en bois après une large expansion de la maison de pierre au XIIIe siècle44 ; mais désormais la maison de bois s’édifie sur des solins, ce qui paraît bien correspondre au pan de bois. La nouvelle technique aide, en effet, à comprendre ce retour à la construction en bois, dont rien d’autre ne pourrait vraiment rendre compte, le prix du bois, par exemple, n’ayant cessé de monter jusqu’à faire préférer la tuile aux essentes pour les couvertures. Mais le pan de bois, adopté d’ailleurs par la construction seigneuriale, offrait l’avantage de la robustesse alliée à une grande aptitude à s’adapter à toutes les configurations, à se doter de nouvelles cellules, et dans la mesure où il associait la terre au bois, restait relativement économique.
35Le faible coût de la construction paraît avoir été l’atout majeur de la maison de terre. Elle réalisait sans doute l’idéal, selon les principes de la construction paysanne : éviter le recours à des matériaux achetés et si possible trouver sur place, parfois même sur la place à bâtir, le matériau des murs qui, dans ces conditions, peut être la pierre mais est la terre dans la plupart des cas. L’extraction de la terre sur la parcelle même ou l’on allait édifier la maison laissait un trou utilisé comme mare ou bien même destiné à recevoir l’habitation, dès lors plus ou moins excavée45. Les documents, contrats et « prix-faits » permettent d’apprécier l’économie réalisée en préférant la construction en terre qui paraît avoir été quatre fois moins coûteuse que la pierre46. Pour autant, la maison de terre ne constitue pas « la maison du pauvre ou l’habitat de la pénurie » : on a construit en terre des maisons bourgeoises, dans le Lyonnais par exemple, des châteaux aux murs très élevés, au Maroc notamment, et on a même édifié en terre des églises, comme celle de Bourdenous (dans l’Ain). Les murs de terre n’offrent pas le seul intérêt d’être « économiques » : ils assurent, on le sait, une bonne isolation thermique et font les maisons fraîches l’été et chaudes l’hiver. La construction en terre n’est pas davantage une technique archaïque et périmée. À la fin du XVIIIe siècle, elle a suscité un regain d’intérêt, soutenu en particulier par les efforts de l’architecte et théoricien François Cointeraux qui avait inventé le « nouveau pisé », obtenu par une presse mécanique. Le caractère économique de la construction en terre était souligné, sans doute, par Cointeraux dont le principal ouvrage s’intitulait :
École d’architecture rurale ou leçons par lesquelles on apprendra soi-même à bâtir solidement des maisons de plusieurs étages avec de la terre seule, ou autres matériaux les plus communs et du plus vil prix.
36Mais Cointeraux, dont l’œuvre fut traduite en italien (Dell’economica costruzione delle case di terra, Florence, 1793), inspira plusieurs architectes et bâtisseurs en Italie, en Allemagne, au Danemark, ou en Suisse au XIXe siècle, et l’exposition organisée en 1982 au Centre Georges Pompidou sur les « architectures en terre »47 a pu faire état d’un renouveau de la construction en terre et présenter des maisons de pisé ou d’adobe très récentes, des architectures très modernes quoique réalisées dans un matériau traditionnel.
37Ces réalisations récentes concernent plus souvent l’Afrique ou l’Amérique que l’Occident. Cependant, la maison de terre est de tous les pays. En Occident, on la note aussi bien dans les pays nordiques que sur les bords de la Méditerranée ; en France, elle est présente en Bretagne, en Beauce, en Champagne, en Bresse, Dombes, Dauphiné, dans la Provence du Rhône et de la Durance, et dans tous les pays de terrefort de la Gascogne à l’Albigeois. Les techniques varient, il est vrai, et on peut au moins distinguer trois types de construction en terre : le pisé, où la terre, généralement dégraissée par de la paille ou du gravier, souvent additionnée de chaux, est coulée et tassée entre des banches de bois ; la terre non banchée, bauge, mardras ou daube, additionnée ou non de paille (ou de bouse de vache, dans le cas du bouselis), plus ou moins laissée à fermenter, montée par lits épais (50 à 80 cm) et larges (60 cm) faisant tout le périmètre du bâtiment ; enfin les briques de terre crue, appelées adobes, parpaings, carreaux ou clairons, façonnées dans des moules de bois. On rappellera en outre la construction qui fait appel à des mottes de gazon, caractéristiques des pays riverains des mers du Nord, alors que le pisé est plutôt le fait, en France, des pays de la Saône et du Rhône et des pays de l’aire méditerranéenne, aujourd’hui encore.
38Très ancienne et très diffusée, aujourd’hui encore, la construction en pisé a probablement tenu une place comparable à celle du pan de bois. Cependant, plus encore que celui-ci, elle échappe à l’observation : il ne faut guère compter en retrouver des témoins anciens en place, la durée d’une maison de terre étant quand même limitée et inférieure au siècle. L’archéologie n’en a guère observé les vestiges et les documents ne semblent pas l’évoquer bien souvent. La construction en terre a été soupçonnée pour les parties hautes des murs du village de Hohenrode, dans le Harz, où une quinzaine de maisons des XIIe-XIVe siècles n’ont laissé que des solins de pierre assez larges que recouvrait une couche de destruction faite d’argile et de petites pierres48. Un bâtiment de pisé aux murs conservés sur 1,80 m de haut environ, a été retrouvé sous la motte de Wallingford Castle, dans l’Oxfordshire, daté du XIIIe siècle49. Une construction en pisé a de même été retrouvée sous le cassero de Grosseto, édifié vers le milieu du XIVe siècle ; la terre crue est en outre attestée en Toscane, dans plusieurs édifices anciens, comme le palais communal de Montelupo. En France, c’est dans le Forez et dans la région lyonnaise que le pisé a été le plus souvent remarqué (ce n’est pas par hasard que François Cointeraux est né à Lyon, en 1740).
39Dès le XIVe siècle, les maisons rurales de la plaine étaient en pisé, dans le Forez, et à Lyon on a construit des maisons ouvrières dans ce matériau au XIXe siècle, jusque dans la ville même50. Mais ce sont les constructions du Maroc qui ont surtout retenu l’attention des géographes, des architectes et des historiens de l’art, notamment les qsour de maisons paysannes au toit en terrasses, les qasbas, maisons-fortes impressionnantes par leur masse et leur hauteur, qu’on voit dans les vallées présahariennes du Haut Atlas, vallées du Dadès et du Draa, avec les châteaux du Glaoui à Telouet et à Ouarzazate, et le palais du Sultan à Agadir51. Au Maroc, la construction en terre semble n’avoir jamais cessé depuis les temps romains. Au Moyen Âge, on y a édifié en pisé de puissants remparts, comme ceux de Marrakech ; au XVIIe siècle, Moulay Ismaïl (1672-1727) édifie à Meknès un palais pour l’essentiel construit en pisé (tabiya) et que, non sans exagération, on a comparé à Versailles : c’est plutôt une ville, ceinte de « murailles énormes en terre battue qui semblent se maintenir plus par leur épaisseur que par leurs qualités de construction »52. Pour édifier les murs les plus larges, on a élevé deux murs parallèles avec le coffrage habituel, puis utilisant ces murs de terre comme des parements, on a coulé du pisé entre eux. Et ces constructions sont si énormes que depuis l’abandon du palais ismaïlien des pauvres se sont creusé une habitation dans l’épaisseur des murs. Le pisé de Meknès comporte de la chaux, plutôt moins que celui des remparts almohades, mais il est, ou était, systématiquement recouvert d’un enduit.
40On imagine souvent que le pisé est venu en Occident, à partir du Moyen Âge, par le Maghreb et l’Espagne. Que cette technique ait été développée, sinon introduite, par les Arabes dans les pays un temps islamisés est fort possible : en Sicile, on construisait encore en pisé à Palerme même, au XIVe siècle. En Espagne, les châteaux de l’époque musulmane sont édifiés en tapial (alors même que les villages contemporains sont plutôt construits en pierre) et le matériau a continué d’être employé jusqu’à nos jours aussi bien en ville que dans les campagnes53. Cependant, si en Sicile ou en Espagne, sous la forme tabbia ou tapial, c’est le mot arabe (ou berbère) qui est employé, en France le terme pisé nous vient du latin (pinsare) et il ne paraît pas nécessaire d’imaginer autre chose que la persistance54 de techniques très anciennes, héritées de l’Antiquité. Il est vrai que les « chaînons manquants » sont nombreux entre l’Antiquité et les premiers témoins archéologiques ou les premières mentions des documents, pas antérieurs aux XIIIe-XIVe siècles.
41Ce qui est vrai du pisé l’est aussi du pan de bois et d’une façon générale de la construction : il manque encore une histoire de la construction et pas seulement pour le Moyen Âge ; les siècles modernes ne sont guère mieux servis ; en fait, l’archéologie post-médiévale est plutôt en retard sur l’archéologie médiévale. Il manque une histoire qui serait à la fois technique et économique, qui saurait mettre en évidence innovations techniques et diffusions, qui serait quantitative et permettrait d’apprécier la part de chaque type de construction dans l’ensemble du patrimoine immobilier à une époque donnée. Les sources de cette histoire existent : elles sont, pour une part, dans l’iconographie et les documents d’archives qu’on n’a pas assez interrogés dans cette perspective, elles sont, pour une autre part, dans le sol où, lentement, les recherches archéologiques vont aujourd’hui les chercher, mais en privilégiant peut-être trop encore les époques les plus reculées et les édifices majeurs.
42Dans l’état actuel des connaissances, on pressent toutefois que l’histoire de la construction depuis la fin de l’Antiquité n’est pas simplement celle d’une reconquête de la pierre, lente mais continue ; la terre et le bois ont fait mieux que survivre : ils se sont imposés, comme porteurs de bonnes solutions aux problèmes de l’habitation ordinaire, et à certains moments ou sous certaines formes – on pense ici au pan de bois - ils ont pu prétendre à mieux ; choisis même pour des édifices publics, même pour construire l’habitation seigneuriale, il leur est arrivé de faire reculer la pierre.
Notes de bas de page
1 J.-M. Pesez, « La renaissance de la construction en pierre, Xe-XIIe s. », Cf. supra.
2 J.-M. Pesez et F. Piponnier, « Les maisons-forces bourguignonnes », Château-Gaillard, V, Caen, 1972, p. 143-164.
3 W. Hensel, « Fortifications en bois de l’Europe Orientale », Château-Gaillard, IV, Gand, 1969, p. 72-136.
4 Cf. G. Fournier, Le Château dans la France médiévale, Paris, 1978, notamment la première partie : haut Moyen Âge, Ve-Xe siècles.
5 Chronique de Lambert d’Ardres, ch. 167, M.G.H., SS t. XXIV.
6 Gauthier de Therouanne, Vie de Jean, évêque de Therouanne, t. XV-2.
7 B. Hope-Taylor, « The Norman Motte at Abinger and its Wooden Castle », Recent Archaeological Excavations in Britain, ed. R. Bruce-Mitford, Londres, 1956 ; Ph. Barker, « Hen Domen, Montgomery : Excavations 1960-73, Château-Gaillard, III, Londres-Winchester, 1969, p. 15-27 ; A. Herrnbrodt, Der Husterknupp, Koln-Graz, 1958 ; « Die Ausgrabungen auf der Motte Hoverberg », Bonner Jahrbücher, 140, 1960.
8 M. Fixot, « La motte et l’habitat fortifié en Provence médiévale », Château-Gaillard, VII, 1975, p. 67-93.
9 C’est peut-être le cas d’une partie des édifices mis au jour par J. Decaens à Olivet ; cf. J. Decaens, « La motte d’Olivet à Grimbosq (Calvados), résidence seigneuriale du XIe siècle », Archéologie médiévale, X, 1981, p. 167-202.
10 J. Decaens, « L’enceinte de la Chapelle-Colbert dans la forêt de Saint Gatien, près du Vieux Bourg (Calvados), Mélanges d’archéologie et d’histoire médiévales en l’honneur du doyen Michel de Boüard, Genève-Paris 1982, p. 91-104 ; A. Renoux, « L’enceinte fortifiée d’Audrieu (Calvados), XIIe-XIVe siècles », Archéologie Médiévale, II, 1976, p 5-87 ; É. Zadora-Rio, « L’enceinte fortifiée du Plessis-Grimoult (Calvados). Contribution à l’étude historique et archéologique de l’habitat seigneurial au XIe siècle », Archéologie Médiévale, III-IV, 1973-1974, p. 111-243.
11 I. Meri, Vestiges d’habitations populaires de l’époque arpadienne, découverts dans les environs d’Ososhaza, Budapest, 1964 (en hongrois).
12 B. Florin, Structures d’habitat et matériel archéologique du haut Moyen Âge dans le Nord-Pas-de-Calais. Mémoire de l’E.H.E.S.S., 1981 (dactyl.).
13 A. Bruijn et W. A. Van Es « Early Medieval Settlement near Sleen (Drenthe) », Berichten van de R.O.B., 17, 1967, p. 129-139.
14 P. Demolon, Le Village mérovingien de Brebières, Arras, 1972.
15 B. Florin, op. cit.
16 J. Schweitzer, L’Habitat rural au Haut Moyen Âge, catalogue d’exposition, Mulhouse, 1978.
17 Ph. Rahtz, « Buildings and rural settlements », The Archaeology of Anglo-Saxon England, ed. D. M. Wilson, fig. 2.10, p. 72.
18 B. Florin, op. cit.
19 N. Constantinescu, Coconi, un village de la campagne roumaine au temps de Mircea le Vieux, Bucarest, 1972, (en roumain).
20 J. Chapelot et R. Fossier, Le Village et la maison au Moyen Âge, Paris, 1980, p. 123.
21 Cabane 15, cf. Ph. Rahtz, op. cit., fig. 2.12, p. 77.
22 Ph. Rahtz, op. cit., p. 70-81.
23 P. H. Stahl, « L’habitation enterrée dans la région orientale du Danube », L’Homme, 1972-4, p. 37-61.
24 H. A. Heidinga, « Verdwenen dorpen in het Kootwijkerzand », Schaffelaarzeeks, no 3, s.l.n.d. et Medieval Village Research Group, Report, 20-21, 1972-1973 ; W. Sage, Die Fränkische Siedlung bei Gladbach, Kreis Neuwied, (ein Führer zum Diorama), Dusseldorf, 1969 ; E. Roesdahl, « Aggersborg. The Viking settlement and fortress », Château-Gaillard, VIII, Caen, 1978, p. 267-278.
25 J. Chapelot et R. Fossier, op. cit., p. 89-94 et 106-110.
26 Cf. entre autres nombreux ouvrages, K. Jazdzweski, J. Kaminska, R. Gupiencowa, Le Gdansk des Xe-XIIIe siècles, Archeologia Urbium, fasc. 1, Varsovie, 1966.
27 Viking and Medieval Dublin, catalogue of exhibition, Dublin, 1973, 2e ed 1976, et Viking settlement to Medieval Dublin, Daily life, 840-1540, Dublin, Curriculum Development Unit, 1978.
28 Jean Chapelot, qui retrace avec précision l’évolution du stabbau – lequel s’établit assez vite dans une sablière et utilise des planches bouvetées - cite des sites urbains comme Haithabu, Lund, Emden, Wolin, mais surtout des églises Scandinaves ou anglo-saxonnes, ou des sites fortifiés comme Stellerburg, Büuderich, Husterknupp, en Allemagne, Weoley Castle en Angleterre. J. Chapelot et R. Fossier, op. cit., p. 267-281.
29 Ph. Rahz, op. cit.
30 J. Hertz, « Further Excavations at Solvig, a Danish Crannog in Southern Jutland, a Preliminary Report on the Years 1965-66 and 69 », Château-Gaillard, VI, Caen, 1973, p. 97-106.
31 Terme intraduisible en français : on ne trouve pas de mot équivalent même dans la langue vernaculaire. Le cruck est constitué de deux poteaux incurvés (crooked ?) qui, réunis à leur sommet, forment une arche brisée ; « ogive de charpenterie » serait peut-être la bonne traduction ?
32 H. Schmidt, « The Trelleborg House Reconsidered », Medieval Archaeology, XV, 1973.
33 Il faut rappeler notamment que la construction rurale, même quand elle fait appel à la pierre, reste à un niveau technique modeste : elle ignore le cordeau et le fil à plomb et n’utilise pas le mortier de chaux.
34 Selon la formule d’H. Raulin dans L’Architecture rurale française, Île-de-France-Orléanais.
35 Cf. J. Guibal, L’Architecture rurale française, Bourbonnais-Nivernais, Paris, 1982, p. 41.
36 Cf. A. Gardner et M. Grodwohl, La Maison paysanne du Sundgau, Colmar, 1979.
37 Fouilles dirigées par José Barbieux.
38 À Villy-le-Moutier, un certain nombre des parois de la maison forte des XIIIe XIVe siècles n’ont laissé que des solins étroits. Cf. J.-M. Pesez et F. Piponnier, « Recherches archéologiques sur un site de maison-forte », Château-Gaillard, VI, Caen, 1973, p. 147-163 ; pour l’Angleterre, J. Le Patourel, The Moated Sites of Yorkshire, Londres, 1973 et les Moated Site Research Group Reports, no 1, 1973, no 9, 1982.
39 1347, Arch. Dép. Côte-d’Or, B 5611, fo 13.
40 H. Neveux, « Construction et réparations à Cambrai au XVe siècle », Le Bâtiment, enquête d’histoire économique 14e-19e siècles. 1. Maisons rurales et urbaines dans la France traditionnelle, Paris-La Haye, 1971, p. 219-238.
41 I. Guerin, La Vie rurale en Sologne aux XIVe et XVe siècles, Paris, 1960, p. 110.
42 L. F. Salzman, Building in England down to 1540, Oxford, 1967, notamment ch. XII (Wattle and daub) et XIII (The timber-framed house).
43 R. Quenedey, L’Habitation rouennaise, étude d’histoire, de géographie et d’archéologie urbaines, Rouen.
44 Deserted Medieval Villages, ed. M. Beresford and J. G. Hurst, Oxford, 1971, p. 95.
45 S. Jean, L’Architecture rurale française, Poitou-Pays charentais, Paris, 1981, p. 31 ; C. Rover, L’Architecture rurale française, Lyonnais, Paris, 1979, p. 49.
46 C. Bromberger, J. Lacroix, H. Raulin, L’Architecture rurale française, Provence, Paris, 1980, p. 63.
47 Des architectures de pierre ou l’avenir d’une tradition millénaire, Paris, Centre Georges Pompidou, 1982.
48 P. Grimm, Hohenrode, eine mittelalterliche Siedlung im Südharz, Berlin, 1939.
49 J. Chapelot et R. Fossier, op. cit., p. 264-265.
50 R. Francovich, S. Gelichi, R. Parenti, « Per una geografia e una tipologia delle case di terra », Archeologia Medievale, VII-1980, p. 207-217.
51 M. Gonon, « Construction en Forez au Moyen Âge », 98e Congrès National des Soc. Sav., Saint-Étienne, 1973, Archéologie, p. 349-360.
52 D. J. Meunie, Architectures et habitats du Dadès (Maroc pré-saharien), Paris, 1962.
53 M. Barrucand, L’Architecture de la Casba de Moulay Ismaïl à Meknès. Études et travaux d’archéologie marocaine, VI, Casablanca, 1976.
54 Pour la Sicile : G. Bresc-Bautier, H. Bresc, « Maramma. I mestieri della costruzione nella Sicilia medievale », I Mestieri, Atti del II Congresso internazionale di Studi Anthropologia Siciliani, 26-29 mars 1980, p. 145 sq. Pour l’Espagne : cf. A. Bazzana, « Les villages désertés de l’Espagne Orientale, état présent et perspectives d’une recherche archéologique », Archéologie Médiévale, VIII, 1978, p 165 sq., et A. Bazzana et P. Guichard, « Recherches sur les habitats musulmans du Levant espagnol », Atti del colloquio internazionale di archeologia medievale, Palerme, 1976, p. 53 sq.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Séjourner au bain
Le thermalisme entre médecine et société (xive-XVIe siècle)
Didier Boisseuil et Marilyn Nicoud (dir.)
2010
Le Livre de saint Jacques et la tradition du Pseudo-Turpin
Sacralité et littérature
Jean-Claude Vallecalle (dir.)
2011
Lyon vu/e d’ailleurs (1245-1800)
Échanges, compétitions et perceptions
Jean-Louis Gaulin et Susanne Rau (dir.)
2009
Papauté, monachisme et théories politiques. Volume I
Le pouvoir et l'institution ecclésiale
Pierre Guichard, Marie-Thérèse Lorcin, Jean-Michel Poisson et al. (dir.)
1994
Papauté, monachisme et théories politiques. Volume II
Les Églises locales
Pierre Guichard, Marie-Thérèse Lorcin, Jean-Michel Poisson et al. (dir.)
1994
Le Sol et l'immeuble
Les formes dissociées de propriété immobilière dans les villes de France et d'Italie (xiie-xixe siècle)
Oliver Faron et Étienne Hubert (dir.)
1995