Chapitre 3. La renaissance de la construction en pierre après l’An Mil
p. 61-72
Texte intégral
Comme approchait la troisième année qui suivit l’an mil, on vit dans presque toute la terre, mais surtout en Italie et en Gaule, réédifier les bâtiments des églises ; bien que la plupart, fort bien construites, n’en eussent nul besoin, une véritable émulation poussait chaque communauté chrétienne à en avoir une plus somptueuse que celle du voisin. On eût dit que le monde lui-même se secouait pour dépouiller sa vétusté et revêtait de toutes parts un blanc manteau d’églises.
1Qui n’a entendu ou lu maintes fois le passage du moine bourguignon Raoul Glaber célébrant la fièvre de construction qui, selon lui, s’empara de la chrétienté peu après l’an mil ? On remarquera que ce texte si souvent cité pour saluer la renaissance de la construction religieuse n’établit nullement que l’on ait après l’an mil construit de nouvelles églises en grand nombre, ni même que l’on ait reconstruit en pierre des églises de bois : Glaber n’évoque que la reconstruction d’églises qui, pense-t-il, n’avaient nul besoin d’être ainsi réédifiées. On peut donc se servir de ce texte pour situer les départs d’un art nouveau, l’art roman en l’occurrence, mais non pour établir un renouveau de la construction en pierre.
2J’ai pourtant voulu savoir si l’on pouvait estimer qu’il y avait eu réellement déclin de la construction en pierre au haut Moyen Âge, et qu’un renouveau s’était manifesté ensuite ; si l’on pouvait préciser les étapes de ce renouveau ; et, allant plus loin, si l’on pouvait éclairer les causes de cette renaissance ou plutôt de ce développement – car il n’y a jamais eu abandon total – de l’art du maçon.
3Est-il besoin de dire que je ne prétends pas apporter de réponse à ces questions qui devraient faire l’objet d’un livre et qui pourraient être le thème d’un autre colloque ? Je me bornerai à poser les problèmes, à développer les questions, éventuellement – si l’on veut me suivre – à suggérer les voies de la recherche sur ce sujet.
4Premier point : la réalité du renouveau de l’emploi de la pierre dans le bâtiment ; renouveau qui suppose préalablement un abandon très général, sinon total. Comment établir ces faits ?
5Les matériaux de la réponse, je les ai demandés aux participants de mon séminaire de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et à mes étudiants, notamment à Marc Durand, Micheline Durand, Rémy Guadagnin, Marie-Florence Legland, Marie-Annick Morisson, Monique Zannettacci. Chacun, pour sa région (et le cadre est tantôt un « pays », tantôt un diocèse, tantôt un département), a tenté de dénombrer les édifices religieux (pour le moment il n’est question que de ceux-là) construits avant l’an mil, et ceux datant du XIe siècle. Les informations sont dues à des ouvrages d’érudition, notamment aux répertoires archéologiques (comme celui d’Émile Bonnet pour l’Hérault)1, complétés par des recherches personnelles : celles de Marie-Annick Morisson pour le Beauvaisis, de Marc Durand pour le Beaunois, les recherches archéologiques de Marc Durand et de Rémy Guadagnin.
6Les objections qu’on peut faire à une telle démarche sont évidentes. Tout d’abord, il est très difficile de cerner la date de construction d’un édifice par les seuls critères habituels de l’histoire de l’art : et il est sans doute risqué de faire confiance en cette matière aux érudits de la première moitié de ce siècle, ou plus anciens. Mais, en vérité, comme la tendance des historiens de l’art a toujours été de dater très haut, ces incertitudes ne paraissent pas trop gênantes s’agissant de mesurer plutôt le recul de la construction en pierre – recul dont on peut penser que les effets sont encore sensibles au XIe siècle.
7En revanche – et ceci est plus grave pour mon propos – il ne faut pas négliger le risque très évident d’ignorer des édifices détruits, soit qu’ils aient totalement disparu, soit qu’ils aient été remplacés par des constructions postérieures, sans que la documentation en fasse mention, sans que des fouilles, mêmes occasionnelles, les aient révélés. Lorsque des travaux ont été effectués sous les églises actuelles, qu’ils soient le fait d’archéologues ou celui des Monuments Historiques – deux cas fort différents comme on sait –, cela change sensiblement les résultats.
8C’est le cas du Pays de France, une trentaine de communes au nord de Paris étudiées par Rémy Guadagnin dans un mémoire de maîtrise puis dans le cadre d’une thèse de 3e cycle2. Sept églises seulement y sont mentionnées avant le Xe siècle, entre le VIIe et le IXe siècle : Saint-Denis, Clichy-sur-Seine, Saint-Martin de Luzarches, Saint-Martin de Sevran, Saints-Côme-et-Damien de Luzarches, Saint-Ouen, Saint-Georges de Belloy-en-France. Mais il faut ajouter à ces six édifices (dont, à vrai dire, on ignore le type de construction) six églises ou chapelles antérieures au Xe siècle, construites en pierre et en plâtre et mises en évidence par des fouilles ou les travaux des Monuments Historiques : Baillet-en-France, Devil, Fontenay-en-Parisis, Goussainville, Mareil-en-France, Sarcelles. Au total, au moins six édifices et peut-être bien douze qui furent construits en pierre avant l’an mil : c’est un chiffre qui n’est pas négligeable pour une région aussi limitée. Surtout, les travaux effectués dans les églises doublent le nombre des édifices religieux antérieurs à l’an mil connus par les textes.
9On peut donc craindre que les bilans ne soient sensiblement faussés, dans les régions où il n’y a pas une équipe archéologique susceptible d’intervenir à chaque fois qu’une occasion s’offre d’entreprendre des fouilles à l’intérieur ou aux abords des églises, ou tout au moins de suivre les travaux de restauration ou de consolidation – et c’est la règle générale. Il faut encore compter avec les édifices du culte qui ont pu totalement disparaître, sans laisser de traces et sans laisser de souvenir, hors des zones habitées aujourd’hui : les exemples de tels édifices découverts par la fouille ne manquent pas. Je pense à l’église carolingienne, construite en pierres, mise au jour par Luc Tixier à Saint-Victor-de-Massiac, habitat disparu ; à celle de Saint-Martin de Mondeville, près de Caen ; à ce grand bâtiment de pierre (13 x 4 m), également d’époque carolingienne, découvert par Bernard Florin à Les-Rues-des-Vignes, dans le Cambraisis ; à ces chapelles qu’on voit parfois associées à des cimetières du haut Moyen Âge et dont rien ne rappelait le souvenir3.
10Se limiter aux seuls édifices mentionnés par les textes ou conservés en tout ou en partie, constitue donc une démarche aventurée. Dans l’état actuel des recherches archéologiques, il n’y en a pas d’autre le plus souvent. Examinons quand même, par conséquent, les résultats d’une telle enquête.
11Le Beaunois, qui correspond à une ancienne circonscription du bailliage de Dijon, compte 140 lieux de culte dont 26 correspondent à des édifices détruits, surtout des chapelles. Sur ce nombre, 32 édifices ou chapelles sont mentionnés avant le XIe siècle, et l’on ne possède en général pas d’information sur leur mode de construction, sauf pour cinq : Lusigny, Mavilly, Pommard, Savigny-lès-Beaune, Serrigny (prieuré) et Saint-Aubin qui étaient sans doute des édifices de pierre. Au XVe siècle s’ajoutent 10 autres églises ou chapelles dont 8, au moins, étaient sûrement édifiées en pierre : Autheuil, Le Petit Auxey, Baubigny, Bligny-lès-Beaune, Combertault, La Rochepot, le prieuré de Savigny, Vic-des-Prés4.
12Dans les autres régions qui ont fait l’objet de ce type de relevés, les résultats sont du même ordre ou encore inférieurs ; ainsi, dans le diocèse de Beauvais, sur 350 églises qui existent au XIIe siècle et sont construites en pierre, une vingtaine seulement peuvent être attribuées au Xe ou au XIe siècle5. Dans le diocèse de Chartres, qui compte 911 églises, 62 églises sont mentionnées avant 1100, dont 18 étaient sûrement édifiées en pierre, 8 antérieures à l’an mil, 10 au XIe siècle6. Dans la partie du département de l’Oise qui se trouve sur la rive gauche de l’Oise et qui comptait 140 paroisses des diocèses de Senlis, Soissons, Meaux et Beauvais, 25 églises sont antérieures à l’an mil, dont 13 étaient sûrement construites en pierre7. Enfin, dans le département de l’Hérault, sur 164 églises existant au XIIe siècle, et pour 342 communes actuelles, 34 édifices de pierre sont antérieurs à 1100, et une trentaine d’autres sont mentionnés, dont on ignore le type de construction8.
13Que conclure de ces quelques sondages qui ne sont ni aussi nombreux ni aussi cohérents qu’on pourrait le souhaiter ? Malgré l’incertitude de leurs résultats, malgré toutes les réserves qu’il faut faire à leur sujet, on peut sans doute admettre au moins qu’ils sont concordants : l’apport du haut Moyen Âge (même augmenté de celui du XIe siècle) à la construction ecclésiastique du Moyen Âge reste faible, de l’ordre de 10 à 20 % des édifices existant à la fin du Moyen Âge ; la relative faiblesse de la part du XIe siècle ressort mieux dès lors qu’on ne prend plus seulement en compte les édifices les plus connus, pour embrasser la totalité de la construction religieuse. Le blanc manteau de Raoul Glaber comporterait beaucoup de trous ?
14Toutefois ces chiffres et ces sondages ne suffiraient sans doute pas à attester le recul de la construction en pierre et son lent redémarrage si l’on ne disposait d’autres indices. Probablement peu nombreuses, les églises de pierre du haut Moyen Âge sont petites, basses et médiocrement construites : leur appareil mêle des pierres de remploi arrachées aux édifices antiques à des moellons non équarris, mélange des matériaux de nature différente (silex, grès et calcaire) ; le mortier est abondant mais de mauvaise qualité ; les fenêtres sont rares, petites, et situées haut sur les murs… On sait tout cela, qui caractérise au moins les églises rurales jusqu’au XIe siècle.
15Mais il y a un autre indice, plus sûr peut-être, du recul de la pierre : il est fourni par les autres types d’édifices, par la construction castrale. Si l’on tente pour les châteaux un dénombrement du même type, on obtient des chiffres bien plus bas encore que pour les églises ; et ici, il n’est pas même question de séparer le Xe du XIe siècle. Presque toutes les constructions connues pour avoir fait appel à la pierre sont postérieures à l’an mil. Là encore, mon point de départ a été un inventaire archéologique, le plus récent est celui que fournit le colonel Rocolle9, avec sa carte des ouvrages connus pour être antérieurs à l’an 1098 sur le territoire français. Cet inventaire comporte soixante-trois numéros – soixante-trois édifices castraux qui auraient donc été construits avant 1100, et construits en pierre, car pour l’auteur il n’est de vrai château qu’édifié en pierre et il va de soi que sa liste ne prend pas en compte les mottes castrales.
16Soixante-trois châteaux édifiés avant 1100, c’est vraiment très peu ; encore doit-on en rabattre. D’une part, certains édifices ne sont que mentionnés au XIe siècle, sans qu’on puisse savoir comment ils étaient construits – et le colonel Rocolle a enregistré dans son inventaire la célèbre tour d’Ardres dont tout le monde sait qu'elle était en bois. Dans d’autres cas, les spécialistes ne sont pas d’accord sur la date des parties les plus anciennes : il n’est pas sûr que La Chapelle d’Angillon (Cher) soit du XIe siècle, ni le donjon de Civaux (Vienne), ni celui d’Aubusson, ni celui de Ludieux (Somme). La Tour du Plô à Saint-Yrieix a même pu être datée du début XIIIe siècle, etc. Au total, une fois révisée, la liste ne compte plus que cinquante édifices10.
17En revanche, ne faut-il pas à son propos émettre les mêmes réserves que celles qu’on peut faire au sujet des inventaires archéologiques d’édifices religieux ? Là aussi, il faut probablement compter avec d’éventuelles disparitions, avec des édifices que seule la fouille pourrait relever ? À la liste du colonel Rocolle, il faut d’ores et déjà ajouter de nouveaux noms, ne serait-ce que celui de Doué-la-Fontaine, le plus ancien sans doute de nos châteaux de pierre, peut-être un bâtiment civil au départ, mais devenu un édifice défensif au moins au début du Xe siècle11. On peut se demander si l’on doit s’attendre dans l’avenir à beaucoup de rencontres de ce type ? Déjà, il faut enregistrer des découvertes récentes de castra en partie, construits en pierre (comme Andone au milieu du Xe siècle, ou Cadrix au XIe siècle), de palais comportant également des parties en pierre (comme Fécamp), de donjons du XIe siècle retrouvés par la fouille (comme Avernes-sur-Helpe)12. On peut aussi parfois s’interroger sur les mottes castrales sur lesquelles (quand ce n’est pas sous lesquelles) les archéologues retrouvent régulièrement des édifices en pierre – il est vrai rarement très anciens.
18Au total, l’archéologie augmentera certainement le nombre des édifices castraux de pierre construits avant 1100, mais le chiffre total restera très modeste, et en tout état de cause très inférieur à celui des édifices religieux. Ce dernier point n’est pas fait pour surprendre, mais il me semble qu’on ne s’est guère interrogé sur ce que cela signifiait ; on se satisfait peut-être trop vite d’une explication par les mentalités.
19Il faut enfin se tourner vers les autres types d’édifices du haut Moyen Âge et du XIe siècle, qui ne sont ni des églises ni des châteaux, par exemple la maison paysanne qui, numériquement, devait représenter l’écrasante majorité des constructions. Je ne ferai que l’évoquer, d’une part parce que la maison paysanne a fait l’objet d’un livre récent auquel on peut renvoyer13, d’autre part parce que plus encore que pour l’église et le château, les données quantitatives font défaut. Ici, en effet, l’information est entièrement tributaire de la fouille, et l’archéologie n’a encore interrogé qu’un petit nombre de sites – des sites qui, en outre, se trouvent très dispersés à travers l’Europe ; en France les villages médiévaux qui ont fait l’objet de fouilles un peu étendues ne doivent pas dépasser la vingtaine. Enfin, autre insuffisance de nos recherches dans leur état actuel, il est rare que dans une même région on ait à la fois des villages du haut Moyen Âge et des villages du bas Moyen Âge reconnus par l’archéologie : l’Angleterre seule ferait exception à cet égard.
20Quoi qu’il en soit, on peut dès à présent opposer fortement l’habitation paysanne du haut Moyen Âge à celle des derniers siècles du Moyen Âge. La première, reconnue surtout dans l’Europe du Nord et du Centre, mais aussi sur quelques sites du Nord et de l’Est de la France, relève de ce que Jean Chapelot a appelé « l’infraconstruction », c’est-à-dire que sa construction ne fait appel ni à des matériaux élaborés qu’il faudrait se procurer en payant, ni à des techniques que ne posséderaient pas les habitants de la maison.
21Cette maison paysanne du haut Moyen Âge n’est pas, en fait, très éloignée par ses modes de construction de l’habitation protohistorique, voire néolithique : c’est, comme elle, une cabane de bois qui n’a laissé que des vestiges en négatif, ceux des trous de poteaux de l’excavation dans laquelle elle s’est installée.
22La maison du bas Moyen Âge, plus diversifiée, plus élaborée, annonce au contraire la maison traditionnelle, le style régional des temps subactuels : elle ressemble déjà beaucoup à l’habitation du XIXe siècle, et comme elle, elle est faite pour durer ; et l’on peut penser que sa construction nécessite l’intervention de quelques spécialistes, au moins celle du charpentier. Cette maison du XIVe, du XVe siècle n’est pas nécessairement, n’est pas toujours en pierre ; elle l’est quelquefois ; elle l’est en général là où, par la suite, la maison traditionnelle continuera d’être édifiée en pierre – en Provence par exemple, en Bourgogne.
23Le renouveau de la construction en pierre apparaît ici – dans ce domaine qui, je le rappelle, est numériquement majoritaire – avec plus de force et de clarté, si même il ne s’agit pas d’une totale nouveauté que l’emploi de la pierre dans la construction paysanne, car peut-on comparer à la maison du paysan, même la plus petite, la plus modeste des villae antiques ?
24Un point reste cependant obscur, ou plus mal connu encore que les autres, c’est la date à laquelle apparaît la pierre dans la construction paysanne. Par malchance les XIe et XIIe siècles ont jusqu’ici donné très peu de sites à l’archéologie (ce n’est sans doute pas un hasard). Il semble qu’au XIe siècle, les maisons villageoises seront encore en bois, et plus ou moins proches de la cabane ; en bois encore les maisons de ces villages du Cambrésis des Xe-XIe siècles fouillés par Bernard Florin ; en bois les maisons plus élaborées de Charavines ; en bois, même la maison des castra provençaux, là où la pierre l’emportera de façon exclusive par la suite14. Il ne semble pas que la pierre intervienne dans la construction paysanne avant la fin du XIIe siècle. Cette précision est importante, et il faut souhaiter que l’archéologie la confirme, ou l’infirme éventuellement, très vite.
25Spécialiste de l’archéologie du village, c’est surtout en pensant à la maison paysanne que je me suis posé le problème des causes du renouveau de la construction en pierre qui se manifeste donc d’abord dans la construction ecclésiastique, gagne le château et s’étend ensuite jusqu’à concerner l’habitation paysanne.
26Mais peut-être l’historien de la culture matérielle devrait-il ici s’arrêter, ne pas empiéter sur le domaine de l’historien des sociétés et des économies, et ne pas chercher, en tout cas, à rendre compte trop vite des faits qu’on lui demande d’abord d’établir. Et ceux qui sont en question dans ce propos ne sont pas si fermement établis, comme on l’a vu. Cependant qu’en disent les historiens des économies et des sociétés ? À ma grande surprise j’ai constaté que, tout compte fait, ils ne disaient rien – ou peu s’en faut.
27Dans une histoire économique de l’Occident médiéval, je n’ai trouvé qu’une seule mention de la construction, une allusion plutôt :
Autant que d’autres édifices civils ou religieux ces ponts témoignent encore des admirables progrès que connut l’art de bâtir (au temps du réveil économique de l’Occident)15.
28Et on nous a dit, ici même, que la construction était peut-être, sinon la première, du moins une des toutes premières industries médiévales, ce que je crois volontiers.
29Quand cependant les historiens se hasardent à rendre compte ou du déclin de l’art de bâtir ou du renouveau qui a suivi, ils proposent trois ordres d’explication : ils rendent responsables les mentalités, les techniques, l’économie.
30Les mentalités ne sont guère évoquées que pour être aussitôt rejetées. Et c’est vrai que leur intervention ne paraît pas décisive. Quand Fortunat – on le cite volontiers – s’exclame : « Loin d’ici murs de marbre de Paros, murs de pierre ; je vous préfère avec raison le bois de cet artisan », on a bien le sentiment que pour lui les raisins sont trop verts ! Il est possible que la culture matérielle des Barbares ait été celle de pays du bois, mais les historiens du haut Moyen Âge tendent de plus en plus à minimiser la part des Barbares dans la civilisation dite mérovingienne. Aussi bien, on peut, en cette affaire, citer des exemples opposés : les logis impériaux d’Aix-la-Chapelle étaient peut-être en bois, mais à Annapes le palais royal était « en très bonne pierre ».
31Les techniques, leurs progrès, sont aussi mis en avant :
Les défrichements, l’essor de la construction en pierre vont de pair avec la renaissance de la métallurgie à partir du XIIe siècle,
32ou :
L’apparition d’outils plus nombreux encourageait la construction d’édifices en pierre16.
33Sur ce dernier point, l’outillage, une confirmation a été apportée par les travaux de Jean-Claude Bessac, dans le cadre d’un mémoire de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales et d’une thèse17. À partir des mentions, des trouvailles d’outils du tailleur de pierre, à partir surtout des traces laissées par ces instruments, Jean-Claude Bessac constate, avec prudence d’ailleurs, un rétrécissement de la panoplie du tailleur de pierre du haut Moyen Âge, puis un élargissement à nouveau au XIIe siècle. Ainsi, au haut Moyen Âge seraient utilisés essentiellement le pic et la broche qui sont les outils les plus élémentaires, avec le marteau têtu et la chasse, même si la laie et le ciseau ne sont pas ignorés. Au XIe siècle le marteau têtu céderait du terrain au marteau taillant et le XIIe siècle verrait l’outillage se diversifier avec l’apparition ou la réapparition de la bretture, de la gradine et de la polka. Tout cela m’a paru solidement établi et en tout cas très séduisant.
34Mais s’il y a relation de cause à effet entre développement de l’outillage et extension de la construction en pierre, on peut se demander dans quel sens s’établit cette relation. Le développement de la technologie du fer probable au moins au XIIe siècle, peut-être plus ancien, paraît une question au moins aussi obscure que celle de la construction en pierre.
35Reste l’économie, et il n’est pas difficile de voir dans le développement de la construction l’effet de la croissance, et, au-delà, sans doute un des résultats de l’essor démographique : accélération de la circulation des biens, dégagement de surplus plus importants, apport d’une main-d’œuvre disponible pour la production non agricole, semblent inséparables des grands travaux. Georges Duby a eu raison, dans Le Temps des cathédrales, de rappeler que les murs des églises furent élevés par des armées de carriers, de convoyeurs, de tailleurs de pierre et de maçons, en insistant : « à prix d’argent », et il a opportunément cité l’anecdote édifiante mais éclairante du trésor qui permit à l’évêque d’Orléans de reconstruire son église – bon symbole de la mise en circulation des réserves accumulées par les établissements ecclésiastiques18. Et le retard pris par les châteaux dans la construction en pierre traduit peut-être tout simplement les moindres disponibilités des lignages seigneuriaux.
36S’il s’agit des paysans, il ne suffira peut-être pas d’invoquer leur pauvreté ; on penserait peut-être, par là, expliquer leur accès encore plus tardif à la pierre. Ce serait probablement faire fausse route : vraisemblablement ce n’est pas la pierre qui leur coûte cher. En général, ils la trouvent sur place ; c’est le site même de la maison parfois, ou son entourage immédiat, le clos, le toft, le meix, qui fournit le matériau dont on se servira pour édifier la maison. Pourtant, même ainsi, la maison doit coûter, à la construction : elle représente un certain investissement puisqu’elle a une valeur, une valeur faible mais suffisante pour être dûment enregistrée par les comptes princiers ou monastiques, par exemple à l’occasion d’une confiscation.
37Alors qu’est-ce qui peut bien coûter dans cette construction ? La couverture peut-être, en Bourgogne par exemple où elle est en pierre aussi, une pierre qu’on ne trouve quand même pas partout et qu’il faut savoir débiter, comme aussi il faut savoir la mettre en place sur le toit. Plus sûrement, ce qui coûte, c’est le bois d’œuvre, le « merrain » qui ne pousse pas dans le clos du paysan mais dans la forêt seigneuriale et qu’il faut acheter, qu’il faut ensuite transporter – ce merrain dont sont faits les éléments essentiels de la charpente, les entraits en particulier, dont la portée détermine la largeur de la maison : leur nombre sert à évaluer la longueur de la maison, généralement calculée en travées, c’est-à-dire l’espace entre deux entraits. Finalement le succès de la pierre pourrait bien plutôt s’expliquer par le prix du bois, par la rareté croissante du bois d’œuvre au fur et à mesure des défrichements au cours des XIIe et XIIIe siècles.
38Mais je crois que cela ne suffirait pas tout à fait à expliquer l’intervention de la pierre dans la construction paysanne. Les archéologues anglais ont mis en évidence des contradictions singulières : l’emploi de la pierre par exemple dans des régions argileuses où ce matériau n’est pas présent, du moins pas en abondance ; il faut le faire venir de plus ou moins loin, ce qui représente toujours une occasion de débours et paraît une folie somptuaire chez un paysan. Aussi les Anglais – et notamment John Hurst – ont-ils invoqué des faits de comportement, bref des attitudes mentales, en l’occurrence l’imitation des modes d’habiter de la classe seigneuriale : ils s’en servent aussi pour expliquer le retour à la construction en bois, du moins à une forme élaborée de la construction en bois, disons le colombage, introduit dans la construction noble de la fin du Moyen Âge avant de gagner la maison paysanne19.
39Cette façon de voir les choses m’a d’abord fait sourire ; je suis moins porté maintenant à ironiser, dans la mesure où je tiens que la tradition est un fait de mentalité, de mentalité collective, une contrainte qui, du monde matériel, est passée dans celui des représentations quand on en a perdu le sens20.
40Une chose paraît certaine, c’est que les techniques, elles, ne sont pas en cause, dans ce recours à la pierre. On peut en effet constater que la maison paysanne est longtemps dépourvue d’un certain nombre d’éléments de confort qui existent cependant depuis longtemps comme la cheminée ou le verre à vitres ; la maison noble, la maison bourgeoise en sont pourvues, pas la maison paysanne. Manifestement c’est une question de moyens ou de tradition, pas une affaire de technique. Il en est de même, bien évidemment, pour la construction en pierre : si elle n’apparaît pas plus tôt au village, c’est faute de moyens peut-être, faute de besoins aussi, non par impossibilité technique.
41En fin de compte, je suis tenté de voir dans la transformation de la maison paysanne, et notamment dans l’utilisation de la pierre, un effet de la grande mutation du monde rural entre le Xe et le XIIe siècle. Pendant cette période achève de se mettre en place le village avec l’ensemble de ses structures, celles qui organisent le bâti, celles qui commandent le terrain, celles qui consolident la communauté. La stabilité du village, la pérennité en particulier des parcelles à bâtir, étaient sans doute nécessaires pour que l’habitation prît cette valeur, ce poids, pour qu’elle fût conçue, elle aussi, comme pérenne. Il a fallu aussi, sans doute, l’enrichissement procuré par la consolidation du système de la petite exploitation et peut-être que l’affirmation de la communauté paysanne face à la seigneurie n’est pas étrangère à cette affirmation de l’hôtel paysan, désormais édifié en matériaux solides, durables.
Notes de bas de page
1 É. Bonnet, Répertoire archéologique du département de l’Hérault, périodes wisigothique, carolingienne et romane, Montpellier, 1938 ; E. Woillez, Archéologie des monuments religieux de l’ancien Beauvaisis pendant la métamorphose romane, Paris, 1839-1849, et Répertoire archéologique du département de l’Oise, Paris, 1862 ; L. Graves, Précis statistique des contours du département de l’Oise : annuaire statistique et administratif, Beauvais, 1826-1852 et Notice archéologique sur le département de l’Oise, Beauvais, 1839. Et n’oublions pas l’abbé Gabriel Plat : Art de bâtir en France des Romains à l’an 1100, d’après les monuments anciens de la Touraine, de l’Anjou et du Vendômois, Paris, 1939.
2 R. Guadagnin, Évolution de l’implantation humaine dans le pays de France de son origine à L’époque carolingienne, mémoire E.H.E.S.S., 1977.
3 Sur Saint-Martin de Mondeville voir la notice d’Archéologie Médiévale, t. 9, 1979, p. 145-147, et l’étude de Cl. Lorren, « L’église Saint-Martin de Mondeville (Calvados). Quelques questions », dans Mélanges d’archéologie et d’histoire médiévales en l’honneur du doyen Michel de Boüard, Genève-Paris, 1982, p. 251-276. Sur Les-Rues-des-Vignes, voir la notice d’Archéologie Médiévale, t. II, 1981, p. 317-318, et le mémoire de B. Florin, Structures d’habitats et matériel archéologique du haut Moyen Âge dans le Nord-Pas-de-Calais, E.H.E.S.S., 1982. Les informations sur Saint-Victor-de-Massiac (Cantal) proviennent des rapports de fouille obligeamment communiqués par Luc Tixier.
4 D’après les recherches inédites de Micheline Durand, conservateur des Musées.
5 D’après les recherches de Marie-Annick Morisson, dans le cadre d’un mémoire de maîtrise. Les églises de pierre des Xe-XIe siècles seraient la Basse-Œuvre et Notre-Dame-du-Thil, à Beauvais, et les églises de Ully-Saint-Georges, Montmille, Bresles, Velennes, Fontaine-Saint-Lucien, Goignecourt, Herchies, Therdonne, Essuiles, Catenoy, Saint-Quentin-des-Prés, Hanvoile, Sainqueux, Frocourt, Bonnières, Saint-Paul, Abbecourt, La Rue-Saint-Pierre, Pouchon, Merlement, Warluis, Rhuis, Reilly, Angy.
6 Informations dues à Marie-Florence Legland qui prépare, sous la direction de Robert Fossier, une thèse sur l’abbaye de Saint-Père-en-Vallée. Les églises sûrement édifiées en pierre avant 1100 dans le diocèse de Chartres seraient : Saint-Père-en-Vallée, Saint-Martin-au-Val, Sainte-Marie-de-Chartres (cathédrale), Saint-Hilaire (Mainvilliers), Saint-Hilaire (Chartres), Boisville-la-Saint-Père, Saint-Michel (Chartres), Saint-Pierre de Juziers (prieuré), Saint-Germain de Brezolles, Chatelliers, Saint-Romain de Brou, Crot, Saint-Lubin de Châteaudun, Saint-Lubin de Brou (château), Saint-Jean-en-Vallée (abbaye), Sainte-Foy (Chartres), Saint-Serge et Saint-André (Chartres). Le type de construction a, dans plusieurs cas, été mis en évidence par des fouilles (Saint-Père, Châteaudun, Sainte-Foy, Saint-Serge).
7 D’après les recherches de Marc Durand notamment dans le cadre de sa thèse de 3e cycle : Évolution des pratiques et des rites funéraires du haut Moyen Âge au Moyen Âge final. Les églises de pierre antérieures à 1100 seraient ici celles de Bouillancy, Pierrefonds, Bonneuil-en-Valois, Noël-Saint-Martin, Rhuis, Pompoint, Morienval, Champlieu, Pont-Sainte-Maxence, et à Senlis : la chapelle royale, Saint-Aignan, Saint-Pierre et Saint-Frambourg.
8 Il suffira ici de renvoyer au répertoire d’Émile Bonnet déjà cité ainsi qu’à Maurice de Dainville : « L’enfance des églises du diocèse de Montpellier », dans Monspeliensa, Mémoires et documents relatifs à Montpellier et à la région montpelliéraine publiés par la Société Archéologique de Montpellier, t. II, fasc. 1, 1935, et « Les églises romanes du diocèse de Montpellier », ibid., fasc. 2 et 3, 1937 et 1940.
9 Colonel Rocolle, Deux mille ans de fortification française, Limoges, 1973, t. II, p. 23.
10 Je me suis servi ici d’un autre répertoire, celui qu’offre le Dictionnaire des châteaux et des fortifications du Moyen Âge en France, de Charles-Laurent Salch, Strasbourg, 1979 ; et j’ai eu recours aux avis éclairés d’André Châtelain dont on connaît les travaux sur les donjons et les châteaux : Donjons romans des pays d’Ouest, Paris, 1973, et Châteaux et guerriers de la France au Moyen Age, t. II : Évolution architecturale et essai d’une typologie, Strasbourg, 1981.
11 M. de Boüard, « De l’aula au donjon : les fouilles de la motte de La Chapelle, à Doué-la-Fontaine, Xe-XIe siècles », Archéologie Médiévale, t. 34, 1973-74, p. 5-110.
12 Sur Andone, à Villejoubert, cf. la notice d’Archéologie Médiévale, t. 11, 1981, p. 311-312. Sur Cadrix, ibid., p. 306-307 et t. 12, 1982, p. 322-323. Sur Fécamp : A. Renoux, « Le château des ducs de Normandie à Fécamp, Xe-XIIe siècles », Archéologie Médiévale, t. 9, 1979, p. 5-36, et la notice parue dans la même revue, t. 11, 1981, p. 264-265. Sur Avernes-sur-Helpe, ibid., t. 12, 1982, p. 344-345.
13 J. Chapelot et R. Fossier, Le Village et la maison au Moyen Âge, Paris, 1980.
14 Les villages du Cambrésis, Proville et Les Rues-des-Vignes, sont étudiés dans le mémoire de Bernard Florin, déjà cité. Sur Charavines, voir l’article de Renée et Michel Colardelle, « L’habitat médiéval immergé de Colletière, à Charavines (Isère). Premier bilan des fouilles », Archéologie Médiévale, t. 10, 1980, p. 167-269 ; voir aussi la notice parue dans la même revue, t. 12, 1982, p. 304-305, et le catalogue de l’exposition Des Burgondes à Bayard, Grenoble-Lyon, 1981. Pour les castra provençaux on pense notamment aux recherches de Michel Fixot à Saint-Martin-de-la-Brasque et au mémoire de Jean-Claude Poteur, Archéologie et sociologie des châteaux de Provence orientale au Moyen-Âge, Paris, E.H.E.S.S., 1982.
15 G. Fourquin, Histoire économique de l’Occident médiéval, Paris, 1969, p. 167.
16 B. Gille dans Histoire générale des techniques (sous la direction de Maurice Daumas), t. 1 : Les Origines de la civilisation technique, p. 521 et 588.
17 J.-C. Bessac, L’Outillage traditionnel de la taille de pierre. Les instruments à percussion lancée : technique, chronologie, classifications, mémoire E.H.E.S.S., Paris, 1980.
18 G. Duby, Le Temps des cathédrales. L’art et la société, 980-1420, Paris, Gallimard, 1976, p. 331.
19 Cf. J. Hurst, « The Medieval Peasant House », dans The Fourth Viking Congress, Aberdeen, 1965, p. 190-196, et M. Beresford et J. Hurst eds., Deserted Medieval Villages, Londres, 1971.
20 R. Bucaille et J.-M. Pesez, « L’habitat paysan en Bourgogne viticole du XIVe au XIXe siècle : approche anthropologique », Archeologia Medievale, t. 7, 1980, p. 73-82.
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