Chapitre 2. Culture matérielle et archéologie médiévale
p. 47-59
Texte intégral
1Qu’il soit besoin de théoriser à son propos, comme nous y invite encore ce colloque, signifie probablement que l’histoire de la culture matérielle n’a pas vraiment construit son objet, que sa légitimité n’apparaît pas clairement. J’ai personnellement peu de goût pour la théorisation : je m’y suis essayé une fois, à propos de la culture matérielle précisément1. Rien de ce que j’ai lu depuis ne m’a amené à modifier mes propositions, que je reprendrai donc brièvement
2J’ai écrit qu’il n’y avait pas de la culture matérielle une définition lapidaire, mais finalement j’en avais trouvé une, chez Fernand Braudel qui disait de la vie matérielle « ce sont les hommes et les choses, les choses et les hommes ». Cela me paraît tout dire et répondre parfaitement au nom de l’institution qui nous a invités : Institut für Realienkunde. À ceci près que F. Braudel dans sa formule se garde d’oublier l’homme, le véritable objet de l’histoire. Cela revient à désigner comme thème de notre recherche les rapports de l’homme à l’objet, c’est-à-dire une part des infrastructures, une part seulement, à l’exclusion des rapports entre les hommes, le social, l’économique ou pour s’exprimer autrement la production sans les rapports de production. Quant au champ couvert par la culture matérielle et donc les secteurs de recherche concernés, c’est aux archéologues polonais que j’ai demandé de me le préciser.
3Ils ont, eux aussi, défini l’histoire de la culture matérielle comme « l’ensemble des groupes d’activité humaine qui répondent à une finalité consciente et possèdent un caractère utilitaire, réalisé en des objets matériels » (Gasiorowski)2. Les débats qu’ils ont eus sur ce sujet ont finalement circonscrit le champ d’étude à trois ou quatre composantes. Ainsi pour Jerzy Kulczyski3 l’objet de l’histoire de la culture matérielle c’est :
- les moyens de production tirés de la nature, comme aussi les conditions naturelles de la vie et les modifications infligées par l’homme au milieu naturel ;
- les forces de production, soit les outils… l’homme lui-même, son expérience et l’organisation technique de l’homme au travail ;
- les produits matériels obtenus, soit : les outils de la production en tant qu’objets fabriqués et les produits destinés à la consommation.
4De cette analyse complexe et que j’ai abrégée, il est aisé d’extraire quelques mots-clés, nature/homme/techniques et outils/consommation.
5À mes yeux, les choses sont claires et la notion comme le secteur de recherches me paraissent bien circonscrits. En particulier, la culture matérielle se trouve assez bien distinguée de notions qui la recoupent sans se confondre avec elle, comme celle de « genre de vie » et de « vie quotidienne ». Le genre de vie, longtemps cher aux géographes me paraît, sauf erreur, inclure l’organisation sociale et des pratiques culturelles qui ne sont pas du domaine de la culture matérielle ; la notion souffre aussi sans doute de s’être appliquée de préférence à des groupes humains archaïques. La vie quotidienne de même ne se limite pas aux aspects matériels du quotidien : elle tend aussi à prendre pour objet l’individu et un micro-événementiel d’un nouveau genre, alors que culture implique la collectivité, opposée à l’individu, et la répétition opposée à l’événement. Cela dit, culture matérielle et vie quotidienne se rencontrent souvent – ici-même, par exemple – et on peut travailler ensemble, sur les mêmes objets, même en se référant à des notions différentes.
6Je suis plus réservé devant les détournements, les captations dont l’histoire de la culture matérielle fait l’objet de la part de l’histoire économique et sociale : ils lui font perdre son autonomie ; ils la soumettent à un autre niveau de faits jugé plus digne de l’attention du chercheur, ils l’infériorisent et en même temps, souvent, ils en font l’otage d’un raisonnement inspiré par une idéologie. Quand l’histoire se voit assigner pour mission de rendre compte du changement social, la culture matérielle n’offre d’intérêt que dans l’exacte mesure où elle se trouve impliquée dans l’évolution des sociétés, soit qu’elle en subisse les effets, soit qu’elle apparaisse à l’origine des mutations. Déjà, Fernand Braudel voyait dans la vie matérielle le niveau inférieur d’une construction dont l’étage supérieur était constitué par l’économique, et Jacques Le Goff le louait d’avoir subordonné son étude à un phénomène proprement historique, le capitalisme, ce qui revient à dire que la culture matérielle n’est pas un objet de connaissances proprement historique.
7Il est bien évident que les faits matériels n’ont pas d’intérêt hors du cadre de la société et que leur étude ne se conçoit pas isolée des faits sociaux, non plus d’ailleurs que des mentalités. Mais à l’inverse, peut-on imaginer une étude de société, hors de son contexte matériel ? Délimiter un champ d’étude particulier ne revient pas à nier l’indissociable homogénéité des faits culturels, des faits humains. C’est seulement une commodité, ou plutôt une nécessité que de découper le réel pour mieux l’appréhender. Et l’histoire de la culture matérielle est nécessaire, parce que son objet existe, parce qu’enfin il est très largement méconnu. Et cette histoire matérielle doit être autonome parce que la faire dépendre d’un autre domaine de la connaissance, comme les rapports sociaux, c’est l’appauvrir, l’amputer de tous les faits dont le retentissement sur le social n’apparaît pas immédiatement. C’est décider prématurément de ce qui est important et de ce qui ne l’est pas, avant même que les faits soient établis.
8On ne peut certes interdire à l’historien des sociétés de s’intéresser aux faits matériels pour y trouver des relations avec les phénomènes qu’il étudie et on ne peut non plus interdire à l’historien de la culture matérielle de s’échapper parfois vers d’autres horizons. Mais comment ne pas voir qu’on risque d’aller trop vite en la besogne, qu’il y a un déséquilibre dans l’état des connaissances entre une histoire socio-économique à l’œuvre depuis un demi siècle, et une histoire matérielle qui se cherche encore, qui n’a pas encore construit ses matériaux.
9Aussi bien, les ponts jetés entre les deux paraissent fragiles, surtout quand il s’agit de relations de cause à effet. Le déterminisme du milieu naturel n’est plus crédible ; le possibilisme lui-même n’a pas bonne presse ; et les relations aperçues entre fait technique et fait social sont susceptibles d’interprétations tellement contradictoires qu’elles s’en trouvent mises en question. On n’a sans doute pas fini d’épiloguer sur le moulin à eau ; même son efficacité économique a été mise en doute : il libère du temps, mais le temps manquait-il au paysan ? On voit bien qu’il a quelque chose à faire avec le système de la seigneurie (sans même employer le terme de mode de production féodal) mais dans quel sens s’opèrent les influences ? Le développement des forces productives transforme-t-il les rapports sociaux ou est-ce l’inverse ? Il est à craindre que la réponse ne soit pas dictée par les faits mais par un a priori, par l’idéologie, en réalité. En tout état de cause, ne faut-il pas d’abord s’interroger sur ce qu’est le moulin, sur les techniques auxquelles il fait appel, sur les relations qui peuvent exister entre le moulin et la céréaliculture, c’est-à-dire la place qu’elle tient dans la production agricole, les types de céréales cultivées, la place aussi des céréales dans l’alimentation et la forme sous laquelle elles sont consommées ? Encore, le moulin à eau commence-t-il à être assez bien connu, mais la question de la charrue n’est pas encore bien débrouillée, ni celle de la herse, et hors du domaine agricole, combien de faits restent mal cernés, aussi bien dans leurs aspects qualitatifs que quantitatifs, et de ces faits dont les incidences dans le domaine économique et social ne sont sans doute pas moins importants, pensons par exemple au métier horizontal à pédales. Le préalable d’une histoire de la culture matérielle paraît s’imposer et, encore une fois, son développement ne gagnera rien à être orienté par les questions que peuvent lui poser les sciences sociales. La vie matérielle est un complexe aux composantes multiples : on ne peut sans appauvrir la problématique décider d’avance de celles qui comptent. J’approuve pour ma part l’attitude d’E. Le Roy Ladurie en face de l’histoire du climat qu’il a voulu écrire en dehors de toute intrusion de l’humain, « un climat étudié historiquement pour lui-même et non plus seulement pour ses incidences humaines ou écologiques »4. Avant de rechercher, dans le réchauffement ou dans la dégradation climatique, les causes d’un essor agricole ou d’une crise, il fallait, il faut encore, établir les faits, et c’est en soi un objet de recherche suffisant. La richesse des faits matériels fonde la légitimité d’une histoire qui leur soit consacrée.
10Dans le combat pour l’histoire de la culture matérielle, les archéologues ont été au premier rang : l’Académie d’histoire de la culture matérielle instituée par Lénine en 1919 reprenait les attributions de la Commission archéologique du régime tsariste. Le premier directeur de l’Institut du même nom, en Pologne, était un archéologue, Kazimiercz Majewski, et c’est encore un archéologue, Witold Hensel qui le dirige aujourd’hui. En Italie la théorie de la culture matérielle se trouve chez l’archéologue Andrea Carandini et dans la revue Archeologia Medievale. À cette prépondérance des archéologues, il y a une excellente raison, que j’ai déjà exprimée5 : tout à la fois l’archéologie s’avère une voie privilégiée pour approcher la culture matérielle et celle-ci apparaît comme le meilleur objectif que puisse se fixer la recherche archéologique.
11Ce que met au jour la fouille, ce sont des objets, des artefacts qui portent la marque des techniques qui les ont fabriqués et les outils eux-mêmes. L’archéologie est en quelque sorte la science des objets et par là rejoint l’une des définitions qu’on a donnée de la culture matérielle. Mais la fouille procure aussi les rebuts et donc les témoins de la consommation, elle exhume des squelettes, derniers vestiges des hommes du passé, elle apporte avec les pollens, les macro-restes, les sédiments, des données sur le milieu naturel et l’écosystème. Techniques, consommation, l’homme, la nature : tout le programme de l’histoire de la culture matérielle est rempli.
12D’un autre côté, si les faits purement matériels ne sont pas les seules données qu’on puisse attendre de l’archéologie, ce sont quand même les plus nombreux, les plus massifs. Et personnellement, je suis toujours un peu surpris de voir mis en avant, dans les problématiques de l’archéologie urbaine, des objectifs un peu flous et en tout cas d’un accès difficile comme le processus historique ou – idée un peu plus tangible quand même – l’urbanisation, alors qu’à l’évidence ce que donnent d’abord et en masse les fouilles de villes, ce sont des objets et des rebuts divers accumulés et conservés dans les dépotoirs.
13Il y a plus. L’archéologie n’est certes pas incapable d’aborder les aspects sociaux, d’enrichir l’histoire économique, voire même d’informer des événements. Mais elle le fait moins aisément, et par la médiation d’interprétations toujours un peu fragiles et qui, sans que ce soit toujours explicité, doivent beaucoup à l’histoire, à l’ethnologie, à la sociologie : il lui arrive bien souvent d’enfoncer des portes ouvertes, alors que dans le domaine de la culture matérielle, elle travaille sur un terrain solide, où les données sont irréfutables parce que brutes, et si ses apports ne sont pas toujours neufs, ils le sont quand même très souvent.
14On peut même dire que l’archéologie rencontre ici un risque, celui d’une réification de la civilisation. J’ai déjà rappelé l’inquiétude de Sir Mortimer Wheeler devant la tendance à passer de la culture de la hache de bataille à une sorte de personnalisation de la hache de bataille. Et il est bien vrai que l’archéologie met au jour une culture hyper-matérielle, avec le risque de fausser les proportions. Il n’y a guère de chance de voir le médiéviste dégager une culture du vase « pégau », mais si on laisse faire les spécialistes, la céramologie ne tardera pas à se constituer en science autonome ; déjà, dans les études des archéologues, la céramique tient une place démesurément envahissante, tout à fait disproportionnée avec le rôle somme toute modeste que jouaient les vases de terre cuite dans la vie matérielle du Moyen Âge.
15Cela dit, il s’en faut que l’histoire de la culture matérielle s’écrive à partir des seules sources archéologiques. Prenons l’exemple des techniques agricoles au Moyen Âge. La contribution de l’archéologie n’est pas insignifiante, mais elle reste mesurée. Les trouvailles d’outils agricoles sont rares, un peu moins en Europe centrale et orientale qu’en Occident ; à cela s’ajoutent des structures, celles par exemple qui assurent la conservation des grains, et certes, sans l’archéologie, l’importance des silos enterrés aurait été sous-estimée voire ignorée ; il faut bien sûr aussi mentionner les champs fossiles, mais ces découvertes restent liées à des conditions particulières qui ne concernent, en général, que les marges de l’Europe céréalière, les rivages de la mer du Nord essentiellement. Au total, l’archéologie précise la forme de l’outillage et ses techniques de fabrication ; par les découvertes de socs, de coutres, de traces de labour, elle enrichit notablement le dossier complexe de la charrue ; celui de la faux se nourrit également des trouvailles archéologiques. Mais finalement, l’archéologie confirme surtout ce qu’on savait déjà et notamment que l’outillage a peu évolué depuis l’Antiquité. Et s’il s’agit de la charrue, l’iconographie et, avec elle, la linguistique avaient déjà posé de précieux jalons sur le parcours historique de l’instrument aratoire, et, en fait, notre connaissance de l’outillage agricole au Moyen Âge continue à dépendre largement des études iconographiques, les seules, ou à peu près, à informer des instruments en bois et en vannerie, les seules en tout cas à restituer les gestes, à nous montrer par exemple le moissonneur coupant les gerbes sous l’épi ou au contraire, plus rarement, au ras du sol. Et ce sont les images qui ont enseigné l’une des innovations les plus décisives, celle que représentent le collier d’épaules et le palonnier.
16Il faut aller plus loin et convenir que l’archéologie livrée à elle seule ne nous permettrait pas d’imaginer le formidable essor agricole qu’a connu le Moyen Âge. C’est que les techniques agricoles ne résident pas tout entières dans l’équipement. L’outillage est impuissant à rendre compte de l’extension des surfaces cultivées, de l’accroissement des rendements et de l’essor de la production. Les témoins matériels ne parlent ni de la multiplication des façons culturales, ni de la sélection des semences, ni de la rotation des cultures et bien sûr pas non plus de sa forme la plus achevée, l’assolement triennal. Pour tout cela, la connaissance dépend des textes, des inventaires domaniaux, des terriers, des comptes, des actes notariés… C’est dans la documentation écrite qu’on lit le calendrier des travaux de la terre, les achats de grain, les récoltes en grains d’hiver et en blés de printemps ou en légumineuses, les achats de semences, l’organisation des terroirs en soles.
17Mais l’archéologie n’a pas dit son dernier mot. Bien au contraire, il semble que c’est d’elle qu’on doive désormais attendre de nouvelles avancées, d’elle ou du moins des sciences qu’elle mobilise et qui sont des sciences de la nature. Une recherche comme celle qui est conduite autour de la fouille du site sub-lacustre de Charavines dans les Alpes6 met en œuvre pour l’étude du milieu et de son hominisation des disciplines comme la sédimentologie, la pédologie, l’ichtyologie, la palynologie, la phytosociologie, la paléocarpologie… et ce n’est pas vain étalage pluridisciplinaire ou sophistication gratuite. On sait bien désormais ce qu’on peut attendre de l’intervention des sciences naturelles grâce aux recherches encore ponctuelles mais qui se multiplient notamment en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas : c’est l’évolution des sols, leur modification sous l’effet des pratiques agricoles, c’est l’extension des terroirs cultivés, c’est l’histoire des haies et du bocage, la part de la cueillette dans les réserves alimentaires, les associations végétales qui traduisent les techniques agricoles, ce sont surtout les espèces cultivées et les animaux élevés. Déjà les greniers brûlés, les silos, les tourbières, les dépotoirs apportent des matériaux en masse qui commencent d’être analysés. Déjà on sait que l’orge et le seigle dans les pays slaves, au haut Moyen Âge, l’emportaient sur le millet, qui passait pour avoir été la céréale dominante, que dans ces mêmes pays, le seigle a fait disparaître le froment. Pour l’Occident on commence à réaliser que les céréales pauvres, millet, épeautre, engrain tenaient une place importante encore à la fin du Moyen Âge, que l’orge n’a pas été aussitôt qu’on le pensait réservé à l’alimentation animale ; et le sarrasin qu’on croyait ignoré avant la deuxième moitié du XVe siècle, est maintenant attesté à des époques plus anciennes.
18Il serait tout à fait trivial de rappeler la complémentarité des sources, documents, images, données des fouilles mais, par vocation, l’archéologie apparaît plus que les autres méthodes historiques orientée vers la culture matérielle : il lui revient d’entraîner le mouvement.
19J’avais d’abord envisagé un certain type de réponse au souhait exprimé par les organisateurs de ce colloque, et j’avais pensé esquisser un bilan des progrès récents accomplis par l’histoire de la vie matérielle au Moyen Âge. L’absence de grandes synthèses, résolument orientées vers ce type de recherches, ne me facilitait pas la tâche. L’ouvrage de Witold Hensel, consacré à la culture matérielle des Slaves au haut Moyen Âge, qui en est à sa 8e édition et qui a été constamment enrichi de données nouvelles, est une exception7. Les informations existent, bien sûr, mais elles sont dispersées dans quantité d’articles ou de publications de congrès, et à cet égard, il me fallait au moins saluer la publication régulière depuis quelques années des colloques de Krems. J’aurais été amené aussi à mentionner les Rotterdam Papers assez largement consacrés aux objets médiévaux, ainsi que les Berichten van de R. O. B., la revue de l’institut d’Amersfoort, où les études sur les techniques médiévales, sur les armes, sur les chaussures, sur les sols ne sont pas rares. Les revues consacrées à l’archéologie médiévale en Angleterre, Allemagne, France, Italie, même si l’esprit qui les anime est rarement celui dont je me réclame (à l’exception toutefois d’Archeologia Medievale), auraient dû être utilisées pour un bilan complet. De même encore des publications plus spécialisées, comme Tools and Tillage, où l’on trouve les plus récentes et les plus novatrices des recherches sur les techniques agricoles du Moyen Âge. Des monographies, quand elles dépassent le simple niveau de la publication de fouille, auraient mérité d’être signalées, comme le remarquable ouvrage d’Heidinga sur le site de Kootwijk et la Veluwe8.
20J’ai renoncé à présenter ce bilan : l’entreprise dépassait mes possibilités. Mon information personnelle est très incomplète, notamment à l’égard de la production des pays germaniques. Je suis pas beaucoup plus à l’aise, en réalité, pour apporter un autre réponse qui consisterait à m’en tenir aux recherches qui se réclament expressément de l’histoire de la culture matérielle. Le déséquilibre entre la production des pays de l’Est et celle de l’Occident lui enlèverait beaucoup de son intérêt.
21La notion de culture matérielle ne s’est pas imposée partout : c’est une évidence. Elle se heurte à des réticences du fait de sa connotation marxiste qui l’a fait au contraire accueillir avec faveur par certains. La question, pourtant devrait être : est-elle utile ou non ?
22Il me semble qu’elle est utile partout où il n’existe pas un autre terme consacré pour désigner le même contenu, le même champ de recherches. Peut-être même serait-elle utile même dans ce cas, s’il est vrai que culture matérielle a l’avantage d’offrir une plus grande précision et en même temps de couvrir un espace plus vaste, en incluant la nature et l’homme physique. C’est cependant un exercice difficile que d’examiner si là ou la notion est reçue elle a fait progresser les connaissances.
23Il me semble quand même qu’on peut dire qu’en France le livre que Fernand Braudel a intitulé Civilisation matérielle et capitalisme9 a beaucoup fait pour la promotion des recherches, avant même qu’il l’ait repris dans Civilisation matérielle, économie et capitalisme10. Et cela, même si la démographie historique n’avait pas attendu cet ouvrage pour prendre un extraordinaire développement, même si Fernand Braudel lui-même avait bien avant, orienté des enquêtes sur l’alimentation. Est-ce qu’une collection comme l’Histoire de la vie privée11 dont le propos est sans doute différent, mais qui fait une large place au cadre de vie, pouvait se concevoir avant que Fernand Braudel n’ait fondé la légitimité, la dignité d’une histoire matérielle, n’ait affirmé la place qui doit être faite aux gestes de la vie de tous les jours, au genre de vie des masses, mis sur le devant de la scène ? Je note même avec intérêt que la culture matérielle a fait en France une timide apparition dans les programmes des concours avec une question d’agrégation sur « sociétés et cadres de vie ».
24J’ai conscience qu’on pourra me reprocher d’annexer à la culture matérielle des recherches qui ne s’en réclament pas. Malgré tout, il m’apparaît que la science historique en France dès avant le livre de Braudel peut-être, mais sûrement pas avant l’École des Annales, a commencé de renouer avec les études d’un Quicherat, d’un Delisle, d’un Douer d’Arcq, d’un Victor Gay ou plus exactement qu’elle a hissé au rang d’objet historique des thèmes rangés au niveau des curiosités érudites. Même si des réticences s’expriment encore à l’égard d’une recherche totalement désintéressée – je veux dire sans qu’elle soit commandée par l’investigation sociale et économique – je ne crois pas qu’on refuse à l’histoire de l’alimentation, à celle du vêtement, à celle de la maison, le statut de recherche scientifique.
25Mais je voudrais insister sur un autre exemple, celui de l’Italie où grâce à Carandini, grâce à l’équipe éditoriale de la revue Archeologia Medievale, au Notizario di Archeologia Medievale, l’histoire de la culture matérielle a conquis droit de cité. Elle a exercé en Italie une influence décisive sur l’archéologie et en particulier sur le développement de l’archéologie médiévale. Elle a eu le mérite de faire échapper la recherche archéologique à la domination de l’histoire de l’art et de ses problématiques ; du moins a-t-elle commencé de le faire. Elle a orienté la recherche vers d’autres types de vestiges que les monuments, vers les sites ruraux, artisanaux, vers la fouille de quartiers urbains. Elle a dignifié en quelque sorte le mobilier archéologique le plus commun, les structures les plus modestes, bref les trouvailles les plus massives qu’une fouille peut procurer et que la méthode stratigraphique invitait à ne plus négliger. Car la chance, sans doute, de l’histoire de la culture matérielle a été de se rencontrer avec la diffusion de nouvelles méthodes, avec l’affirmation d’une archéologie réellement scientifique, échappant au simple dégagement des structures et à la collecte des beaux objets. Nécessaires à l’établissement d’une chronologie des strates, à la caractérisation d’une phase d’occupation, les objets devenaient en eux-mêmes des signes importants, des témoins dignes d’étude, sans considération de leur caractère esthétique. D’autres méthodes sont venues, celles de l’archéologie extensive, qui invitaient à prendre en compte les terroirs, les sols, les cultures, disons le paysage dans sa dimension historique12. Et c’étaient d’autres thèmes de l’histoire de la culture matérielle qui se trouvaient concernés.
26Les intentions, les principes ont été exprimés dans des éditoriaux ou dans des articles d’Archeologia Medievale où en 1975 on écrivait :
L’archéologie médiévale, en tant qu’histoire ou interprétation historique, s’identifie avec l’histoire de la culture matérielle, c’est-à-dire l’histoire du travail et des conditions du travail ou de la production matérielle.
27De même la rencontre ou table-ronde de San Marino di Bentivoglio en 1976 annonçait une refondation de l’archéologie post-classique : l’histoire de la culture matérielle13. Les publications ont suivi, comme celle du no 31 des Quaderni Storici, dédié à la culture matérielle, comme celle du colloque de Cuneo pour une histoire des maisons rurales, publié en 198014. Et il suffit de consulter le bulletin d’information appelé Notiziario di Archeologia Medievale15 pour prendre conscience du travail en cours. On notera au passage, que le Notiziario a pour sous-titre : Échanges d’informations pour l’histoire de la culture matérielle.
28Sans aucun doute, l’histoire de la culture matérielle a fondé l’archéologie médiévale en Italie où elle ne bénéficiait pas d’une tradition.
29On ne manquera sans doute pas d’observer que dans d’autres pays, où son apparition n’est guère plus récente, l’archéologie médiévale connaît un développement comparable, sans pour autant se placer sous le signe de l’histoire de la culture matérielle. C’est vrai en France, où mon équipe est une des rares, peut-être la seule, à se réclamer ouvertement de l’histoire de la culture matérielle. Cependant le mot et la notion progressent : ils font leur apparition notamment dans des recherches où ils sont, effectivement, concernés au premier chef, dans l’archéologie du village et dans les enquêtes archéologiques qui se multiplient sur les mines et les installations métallurgiques. Pour le reste, on assigne encore à l’archéologie soit des objectifs traditionnels, soit des missions limitées et on place les fouilles sous des rubriques qui désignent en fait des types de sites, constructions et habitats civils, constructions et habitats ecclésiastiques, constructions et habitats fortifiés, nécropoles, etc., sans trop s’aviser qu’une même recherche peut concerner un village, un cimetière, un château et une église présents sur le même site. Il est aussi remarquable que les premiers congrès d’archéologie médiévale aient été consacrés, l’un à la céramique, l’autre aux « mondes normands », celui-ci autour du millénaire de la mort de Guillaume le Conquérant : il a, heureusement, échappé à la célébration événementielle ; mais l’inflation des études céramologiques a de quoi surprendre, même si on tient compte du rôle majeur joué par les terres cuites dans les interprétations de l’archéologue. On admettra aussi qu’elles constituent d’assez bons témoins des échanges, voire des aires culturelles. Mais elles sont rarement envisagées sous l’angle de la fonction, rarement replacées dans le contexte de l’équipement domestique, de sorte que la céramologie tend à se constituer en discipline autonome, se suffisant à elle-même, coupant les produits du milieu culturel et à la limite, oubliant l’homme dans ses perspectives. Je tiens que la notion de culture matérielle serait bien utile aux céramologues comme aux archéologues en général.
30À côté des vases en terre cuite, les fouilles urbaines, qui connaissent un essor extraordinaire dans le cadre de l’archéologie de sauvetage, rencontrent dans les dépotoirs, les latrines, les fossés, des mobiliers aussi variés qu’abondants ; ces structures en creux qui transforment en gruyère les sols urbains sont de formidables réservoirs d’artefacts comme de vestiges osseux et botaniques : objets en verre, outils, instruments divers, peignes, éléments de jeux, chaussures, etc. On a le sentiment, pourtant, que ces trouvailles embarrassent les chercheurs autant quelles les ravissent. Ils ne savent trop comment en aborder l’étude. Ils sont tentés de les traiter, comme on le fait pour les céramiques. Il est significatif que, dans les publications, on classe ces artefacts selon le matériau dont ils sont faits : bronze, fer, pierre, os… Viennent ensuite des exercices d’organisation typologique, fondée d’ailleurs sur l’observation des caractères externes, les dimensions, la morphologie, au mieux les techniques de fabrication. Les typologies sont sans doute nécessaires, mais leur intérêt paraît assez limité si elles doivent se borner, comme c’est presque toujours le cas, à établir des chronologies. On retrouve donc l’obsession qui domine la céramologie, et l’objet, finalement, n’est plus considéré que comme un élément de datation, comme un outil de la recherche archéologique. Et je doute que l’historien, non archéologue, qui compulse les pages d’une publication archéologique trouve quelque profit à la lecture des longues descriptions techniques qu’on lui offre.
31Je tiens donc que la notion de culture matérielle serait bien nécessaire à l’archéologue : elle lui ferait prendre conscience de l’intérêt, de l’importance de l’objet, de la construction, du dispositif qu’il met au jour, de leur valeur de signe, de leur rôle de témoin culturel. L’objet cesserait d’être isolé pour s’intégrer dans un ensemble, un ensemble où interviendraient les techniques qui l’ont produit, les principes selon lesquels il agit, les actes qu’il implique, les besoins qu’il satisfait, les moyens qu’il suppose, voire les défauts et les inconvénients qu’il présente, un ensemble structuré par les fonctions, par le niveau technique, par les associations nécessaires qui lient entre elles les pratiques et les techniques. Le gril et le pot à cuire ne renvoient pas au même type de cuisine, ni les greniers sur pilotis et les granges aux mêmes techniques de conservation des grains ; les billons étroits répondent à des plantes sarclées ; le foyer ouvert au centre de la pièce évoque des couvertures végétales et des toits descendant presque au sol ; les âtres et les sièges à ras de terre impliquent des attitudes particulières. François Sigaut propose même de lier l’avoine aux labours tranchés de la charrue, et au hersage des semences, celui-ci aux labours à plat et à l’emploi du cheval, dont, par ailleurs, l’avoine constitue l’aliment le plus favorable16. Certaines de ces corrélations paraîtront douteuses : rien n’interdit de les discuter, mais il est bon de les évoquer d’abord. D’autres seront tenues pour triviales : est-ce une raison pour les taire si elles parlent des conditions de vie, des conditions de travail, si elles parlent de l’homme en fin de compte ?
32Certes, ces relations ne sont pas si faciles à dégager. C’est ce qui fait la difficulté d’une entreprise comme celle que j’ai tentée quand j’ai voulu clore la publication de la fouille d’un site sicilien par une synthèse sur la culture matérielle17. On peut espérer d’une recherche plus attentive aux objets, au sens très large que nous donnons à ce mot, qu’elle dégage dans l’avenir d’autres corrélations aptes à structurer la culture matérielle, on peut espérer qu’on parviendra à dégager les nécessités qui lient les uns aux autres les faits que nous étudions. À tout le moins, dès à présent, la culture matérielle, par ses catégories, par ses thèmes aide à organiser la description.
33Voilà le grand mot lâché : la description. C’est là que le bât blesse. L’historien répugne à la description, qui est par essence statique, alors qu’il conçoit sa mission d’une tout autre façon : rendre compte des évolutions, dessiner et expliquer le changement social lui paraît la raison d’être de l’histoire. Et l’histoire de la culture matérielle, surtout quand elle est servie par l’archéologie, ne lui parle que d’objets, d’associations d’objets, d’objets qu’elle décrit hic et nunc. Il ne lui est bien sûr pas interdit de parler évolution et changements et c’est à ce moment-là que l’historien la récupère, mais d’abord elle décrit. Mais que décrit-elle ? Elle décrit ou pour s’exprimer avec plus d’élégance, elle écrit le vécu. Mon collègue François Sigaut a dit quelque part :
Il s’agit seulement de prendre au sérieux le fait que les hommes doivent manger tous les jours et aussi s’abriter, se vêtir, etc. et que la façon dont ils s’y prennent en tel lieu ou à telle époque forme l’essentiel de la structure de leur société.
34Je dirais plutôt pour ma part : l’essentiel de leur condition. L’histoire de la culture matérielle n’a pas d’autre objet que la condition humaine.
Notes de bas de page
1 Bucaille R., Pesez J.-M., « Cultura Materiale » dans Enciclopedia Einaudi.
2 Gasiorowski S. J., « Le problème de la classification ergologique et la relation de l’art à la culture matérielle », dans Pisma wibrane [Œuvres choisies], Wroclaw, Varsovie, Cracovie, 1969, p. 23-79.
3 Kulczycki J., « Zalozenia teoretyczne historii Kultury materialnej » [Fondements théoriques de l’histoire de la culture matérielle], dans Kwartalnik Historii Kultury Materialnej III, 3, 1955, p. 519-561.
4 Le Roy Ladurie E., Histoire du climat depuis l’an mil, Paris, 1967.
5 Pesez J.-M., « Histoire de la culture matérielle », La Nouvelle Histoire, sous la dir. de Le Goff J., Chartier R., Revel J., Paris, 1978, p. 98-130. Éd. italienne : Storia della cultura materiale. La Nuova Storia, a cura di Le Goff J., Milan, 1980 à 1983, p. 167-205.
6 Les fouilles de Charavines, sous la dir. de Colardelle M., Verdel É., Dossiers Histoire et Archéologie, 129, juillet-août 1988.
7 Hensel W., Slowiaszczyzna wczesnosredniowieczna [Les Slaves au haut Moyen Âge], Varsovie, 1987.
8 Heidinga H. A., Medieval Settlement and Economy, North of the Lower Rhine, Assen-Maastricht, 1987.
9 Braudel F., Civilisation matérielle et capitalisme, Paris, 1967.
10 Civilisation matérielle, économie et capitalisme. XVe-XVIIIe siècle I. Les structures du quotidien : le possible et l’impossible, Paris, 1979.
11 Histoire de la vie privée, sous la direction de Ariès Ph. et de Duby G., t. II, De l’Europe féodale à la Renaissance, Paris, 1985.
12 Cf. Structures de l’habitat et occupation du sol dans les pays méditerranéens : les méthodes et l’apport de l’archéologie extensive (Castrum 2), Rome-Madrid, 1988.
13 Cf. Poisson J.-M., « Problemi, tendenze e prospettive dell’archeologia medievale in Italia », dans Società e Storia 1979, 4, p. 129-150.
14 Archeologia Medievale, VII, 1980.
15 Publié par l’Istituto di Storia della Cultura Materiale de Gênes.
16 Sigaut F., Formes et évolution des techniques. Rapport au Congrès d’Histoire économique de Budapest, août 1982.
17 Brucato. Histoire et archéologie d’un habitat médiéval en Sicile, sous la direction de Pesez J.-M., Rome, 1984.
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