Chapitre 1. Histoire de la culture matérielle
p. 11-45
Texte intégral
1En 1919, en pleine guerre civile donc, Lénine signe le décret instituant l’Académie d’histoire de la culture matérielle d’U.R.S.S. Dans cet événement est inscrit l’essentiel des faits et des connotations qui intéressent la notion de culture matérielle : son émergence tardive, son évidente collusion avec le matérialisme historique et l’importance que lui accordent les marxistes, son apparition dans un pays socialiste, ses relations privilégiées avec l’histoire. Si on ajoute que la nouvelle Académie reprenait les attributions de la Commission archéologique du régime tsariste, désignant ainsi la méthode archéologique comme la meilleure voie d’accès à l’histoire de la culture matérielle, on achève de dessiner les contours de la notion et de la recherche qui s’en réclame.
2L’acte de naissance que constitue le décret de Lénine enregistre une date relativement tardive. On ne doit pas s’en étonner : elle s’explique par la nécessité d’une longue maturation épistémologique au sein de cet extraordinaire renouvellement de la pensée scientifique qui caractérise la seconde moitié du XIXe siècle. Aucune des idées nouvelles n’est sans doute étrangère à cette émergence, et moins que toute autre le positivisme et le scientisme qui imprègnent alors les courants de pensée novateurs. Mais il a fallu surtout qu’éclate le carcan trop étroit, celui des belles-lettres, où l’humanisme avait enfermé l’étude de l’homme ; il a fallu que se mettent en place les sciences humaines, la sociologie et bientôt l’ethnologie, sans oublier cette histoire naturelle de l’homme que propose Darwin. L’œuvre décisive de Darwin, On the Origin of Species, est de 1859 ; à cette date, Comte a déjà proposé le terme de « sociologie », et La Société archaïque de Morgan est de 1877.
3L’essor des sciences humaines à la fin du XIXe siècle ne se conçoit pas hors du courant évolutionniste. Au même courant appartient aussi une nouvelle archéologie dont le développement est pour beaucoup dans la prise de conscience de la culture matérielle ; une archéologie qui prend d’abord en considération les aspects matériels des civilisations et fonde sur eux la définition même des cultures et leur évolution : l’archéologie préhistorique. L’« Homme antédiluvien » de Boucher de Perthes est de 1860.
4Il a fallu enfin, pour que la culture matérielle se dégage de la notion de culture ou de civilisation, que soit dessiné un modèle de l’évolution des sociétés humaines qui ne fasse appel qu’aux infrastructures, que soit proposée une théorie de l’histoire appuyée sur une analyse matérialiste et qui fasse intervenir dans ses schémas des faits concrets et mesurables : le matérialisme historique. Le premier volume du Capital est de 1867.
5Le Capital n’use pas du terme de « culture matérielle ». Mais on trouvera sans peine dans l’œuvre de Marx une invitation à construire une histoire des conditions matérielles de l’évolution des sociétés. Marx souhaite une histoire critique de la technologie parce qu’il ne dissocie pas l’étude des moyens de travail de l’homme dans le processus de production de l’étude de la production elle-même. Et les rapports que l’homme entretient avec la nature appartiennent à l’analyse marxiste comme les rapports de l’homme avec l’homme. Ainsi, les historiens marxistes devaient-ils nécessairement rencontrer la culture matérielle et la mettre en évidence, dans leurs recherches, pour vérifier l’analyse marxiste en l’appliquant aux diverses situations du passé. Qu’elle ait échappé en partie aux marxistes, ou du moins qu’elle ait largement débordé l’historiographie marxiste n’enlève rien à la dette contractée à l’égard du matérialisme historique.
6De cet héritage il reste aussi que la culture matérielle est encore essentiellement liée à l’histoire. Si la nouvelle notion doit quelque chose à toutes les sciences humaines, c’est au sein de l’histoire – et ici, on n’en séparera pas l’archéologie – qu’elle a trouvé son terrain d’élection. Tout se passe comme si là seulement elle était un outil conceptuel utile et efficient. Il y a lieu de s’en étonner car elle ne devrait pas apparaître moins utile en ethnologie. Il serait d’ailleurs excessif d’affirmer que l’ethnologie l’ignore. Le domaine qui est le sien est largement abordé par l’anthropologie culturelle anglo-saxonne, et le terme lui-même a fait son apparition en ethnologie, au Centre d’ethnologie française par exemple.
7On ne peut pas non plus ignorer les recherches technologiques d’André Leroi-Gourhan dont l’œuvre apparaît comme capitale dans la construction d’une histoire de la culture matérielle. Mais il est sans doute significatif qu’André Leroi-Gourhan soit un ethnologue-préhistorien. Et il reste que l’ethnologie, en France surtout, dès Marcel Mauss et plus encore sous l’influence du structuralisme, s’est engagée dans l’étude des phénomènes superstructuraux et qu’elle privilégie les symbolismes et les représentations mentales, la magie, le don, les mythes et la parenté. La culture matérielle se trouve reléguée au niveau des travaux préparatoires, purement analytiques et descriptifs de l’ethnographie. Elle n’a guère de part dans les synthèses de l’ethnologie. Il se peut d’ailleurs que, sauf exception, elle n’entre pas beaucoup plus dans les synthèses de l’historien, mais celui-ci n’est pas habitué (pas encore ?) à séparer l’élaboration de ses thèses de l’analyse des matériaux qui y concourent, ni à dissocier les schémas explicatifs des réalités vécues où s’exprime la culture matérielle.
La culture matérielle est liée à l’histoire et à l’archéologie
8Plus encore que celui des historiens, cependant, le nouveau domaine est celui des archéologues. C’est ce dont témoignent les Instituts d’histoire de la culture matérielle d’U.R.S.S. et de Pologne où, sans être seuls, les archéologues sont les plus nombreux et ceux qui entraînent la recherche. Au départ, le lien de filiation était évident, on l’a vu avec le décret de Lénine. En Occident, si les historiens contribuent à construire la nouvelle discipline en la pratiquant, le débat auquel elle donne lieu est dominé par les archéologues, ainsi en Italie avec Andrea Carandini, Diego Moreno et Massimo Quaini1. Et le premier éditorial de la revue Archeologia medievale faisait de la culture matérielle le thème majeur appelé à rassembler les travaux des archéologues médiévistes. En France, s’il n’y a pas encore de chaires d’université attribuées à l’histoire de la culture matérielle, les premières directions d’études à se réclamer de ce titre à l’École pratique des hautes études étaient celles d’archéologues. Leur activité dans le nouveau champ de recherches s’explique sans difficulté par les sources qui sont les leurs : celles par lesquelles les archéologues abordent les sociétés du passé sont des sources matérielles de sorte que, dans les restitutions qu’ils proposent, les aspects matériels des civilisations l’emportent tout naturellement. Toutefois on doit se rappeler que longtemps l’archéologie a essentiellement cherché dans les vestiges concrets les manifestations des représentations mentales sous leurs aspects religieux et artistiques. L’archéologie n’est donc pas parvenue d’un coup à la culture matérielle : il y a fallu l’exemple de la préhistoire et l’impact du renouvellement des sciences humaines.
Qu’est-ce que la culture matérielle ?
9S’il s’agit de définir la culture matérielle, on se tournera donc vers ceux qui font le plus usage de la notion et de l’expression : les historiens et les archéologues. On s’apercevra alors qu’ils n’en donnent pas de définition2 ou du moins pas de définition nominale qui rende compte brièvement et de façon adéquate de la signification de l’expression. Ils se bornent à utiliser la notion comme si les termes par lesquels on la désigne suffisaient à la définir sans autre explicitation. Naturellement, les débats qui se sont engagés en Pologne ou en Italie autour de la culture matérielle relèvent d’un effort de définition, mais il apparaît qu’au total ils aboutissent surtout à circonscrire le champ de la recherche et à préciser le projet proposé à l’étude de la vie matérielle.
10Il n’est pas sûr pourtant que l’idée de culture matérielle aille de soi : on lui a reproché, chez les archéologues, d’opérer une césure arbitraire dans le tout d’une civilisation. Mais c’est là un mauvais procès : nul ne songe à nier le continu socio-culturel. Il s’agit simplement de mettre au point un outil intellectuel ; c’est une démarche constante de l’esprit que de délimiter des champs séparés pour mieux appréhender le réel. La notion de culture matérielle n’a pas de valeur en soi : elle n’en a que si elle se révèle utile.
Culture ou civilisation matérielle ?
11Sans vouloir proposer une définition qui se voudrait décisive et universelle, on peut observer ce que suppose la matérialité associée à la culture. La culture matérielle a une évidente relation avec les contraintes matérielles qui pèsent sur la vie de l’homme et auxquelles l’homme oppose une réponse qui est précisément la culture. Mais ce n’est pas tout le contenu de la réponse qui est concerné par la culture matérielle. La matérialité implique que, au moment où la culture s’exprime de façon abstraite, la culture matérielle n’est plus en cause. Cela désigne non seulement le domaine des représentations mentales, du droit, de la pensée religieuse et philosophique, de la langue et des arts, mais également les structures socio-économiques, les relations sociales et les rapports de production, en somme la relation de l’homme à l’homme. La culture matérielle est du côté des infrastructures, mais elle ne les recouvre pas : elle ne s’exprime que dans le concret, dans et par des objets. En somme, car l’homme ne peut être absent dès lors qu’il s’agit de culture, la relation de l’homme aux objets (l’homme étant d’ailleurs lui-même, dans son corps physique, un objet matériel).
12Peut-être faut-il encore évoquer une question qu’on ne manquera pas de se poser : culture ou civilisation matérielle ? Il semble qu’on puisse épiloguer à perte de vue sur les nuances qui séparent les deux termes dont il n’est pas sûr qu’ils recouvrent toujours des concepts différents. On peut estimer que civilisation est plus globalisant, que le mot fait référence à un système de valeurs, qui oppose les civilisés aux barbares et aux primitifs et, pour ces raisons, on peut lui préférer culture qui se met plus aisément au pluriel et n’implique pas de hiérarchie. On peut aussi tenir qu’en français, dans le langage courant, « culture » et « matériel ». sont quelque peu antithétiques. Mais il faut surtout admettre que l’Allemand et le Slave disent culture là où le Français dirait civilisation et que l’expression en cause nous vient de l’Est : culture matérielle paraît consacré par l’usage et l’origine de la notion. Enfin, anthropologues et préhistoriens emploient plus volontiers culture quand il s’agit de désigner l’ensemble des objets qui caractérisent une société. Au total, il y a toutes chances pour que ce soit là un faux problème, dès lors que, comme cela semble bien être le cas, on donne le même sens à l’une et l’autre expression et le même contenu à civilisation matérielle et à culture matérielle3.
I. Culture matérielle et histoire
13Il serait injuste et faux d’écrire que l’histoire a voulu longtemps ignorer la culture matérielle. Depuis le XIXe siècle, nous n’habillons plus (ou pas toujours) les héros de Corneille ni ceux de Shakespeare à la manière de nos contemporains. Il s’est donc passé quelque chose, une prise de conscience dont l’histoire est évidemment responsable. Et c’est encore une prise de conscience, plus aiguë, de la culture matérielle qui nous fait déplorer l’abus du péplum dans les films hollywoodiens : nous avons le sentiment qu’il ne suffit pas d’un peu de voile pour faire d’une star américaine une contemporaine de César.
Un chapitre négligé de l’histoire
14Mais si l’histoire n’a pas ignoré la culture matérielle, elle ne lui a longtemps accordé qu’un intérêt limité. Rappelons-nous l’enseignement que nous avons reçu à l’école ou au lycée. Dans les cours et dans nos livres les âges préhistoriques, exceptionnellement, se définissaient par leur outillage, de pierre puis de bronze et de fer. Après quoi c’étaient les empires et les règnes qui fournissaient les titres de chapitre.
15Cependant, nous trouvions dans nos manuels quelques pages consacrées à la vie quotidienne où la culture matérielle tenait une certaine place. C’est à elles que nous devons d’avoir quelque notion des techniques agraires des Égyptiens, du bateau de guerre de Salamine, ou de la toge du citoyen romain. Mais ces pages tenaient plus de place dans les manuels consacrés à l’Antiquité, et ce n’est sans doute pas par hasard. Avec l’Antiquité on a affaire à des temps si éloignés que l’historien les aborde un peu à la manière dont l’ethnographe aborde les peuples exotiques, par le vêtement, l’alimentation, les techniques aussi bien que par les croyances et les coutumes. Il se trouve aussi que, pour une large part, ces civilisations anciennes ne nous sont accessibles que par l’archéologie ; et l’archéologie, par nature, informe plus des aspects matériels de la vie que des événements ou des mentalités.
16Hors des chapitres consacrés aux temps les plus reculés, nos livres d’histoire se bornaient à saluer, comme au passage, le moulin à eau et le collier d’attelage, le gouvernail d’étambot et l’invention de Gutenberg, les émaux de Bernard Palissy, le café de Madame de Sévigné, l’herbe à Nicot et le tubercule de Parmentier, jusqu’à la machine à vapeur qui tirait après elle tout un train de progrès techniques. Au total, l’événementiel de l’histoire matérielle des hommes, et un événementiel en partie légendaire. Bernard Palissy, selon toute apparence, maîtrisait encore mieux les techniques de sa publicité personnelle que celles de la céramique émaillée. Et on sait que Parmentier n’a pas introduit la pomme de terre en France : il s’est seulement évertué à en tirer une farine panifiable, ce en quoi il a échoué.
Une étude abandonnée aux érudits de province
17Avec un temps de retard, comme toujours, l’histoire enseignée reflétait celle qui se construisait dans les universités et les milieux savants : l’histoire de Lavisse, de Seignobos, des collections Glotz ou Halphen et Sagnac, celle qui édifiait le bâti événementiel. La culture matérielle était alors reléguée au rayon des curiosités du bazar historique : on l’abandonnait aux érudits de province et aux amateurs sans ambition. Elle cheminait pourtant dans ces étages inférieurs de la science. L’archéologue médiéviste sait qu’il a peu à attendre des manuels et des thèses rédigés dans la première moitié de ce siècle, pas même de ceux consacrés à l’archéologie médiévale – on pense ici à Camille Enlart. Il sait que dans les revues des sociétés savantes il peut en revanche trouver des études qui ne sont pas méprisables : les seules qui soient consacrées à la céramique médiévale figurent dans ce type de publications.
18Il faut cependant ne pas oublier quelques savants d’une autre envergure. Ils appartiennent presque tous aux générations antérieures à la grande stérilisation de l’histoire par les universitaires et ce sont, en général, des chercheurs restés très près des sources, très souvent des chartistes, voire des professeurs à l’École des chartes : Jules Quicherat, historien du costume (1875), Léopold Delisle, historien de l’agriculture (1851), Victor Gay, auteur d’un précieux glossaire archéologique du Moyen Âge, et encore Douët d’Arcq, Jules Finot et les Prost. Mais sans doute faudrait-il mettre au premier rang Michelet, trop soucieux de la condition humaine pour oublier la vie matérielle, et Viollet-le-Duc dont on a trop méprisé le Dictionnaire du mobilier français.
L’école des Annales
19Entre les deux guerres, hors de l’école des Annales, on n’a guère à signaler que de rares chercheurs originaux comme les commandants Quenedey et Lefebvre des Noettes4. Mais tout a commencé de changer avec l’école des Annales : elle a ouvert largement le domaine de l’historien, et notamment en y faisant entrer la culture matérielle. Avec Marc Bloch, c’est la découverte du paysage rural et donc des masses paysannes qui l’ont façonné, et c’est l’attention portée aux techniques médiévales, au moulin à eau, à l’étrier, à la charrue5. Lucien Febvre, s’il fut avant tout un historien des mentalités, fut aussi très attentif aux progrès de toutes les sciences humaines, et son intérêt pour l’ethnologie et la géographie lui fit prendre en compte la culture matérielle. Avec La Terre et l’évolution humaine, il apparaît comme l’initiateur d’une histoire liée au sol, au milieu, à l’environnement des hommes, histoire qui a été magnifiquement réalisée par la thèse de Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II6.
20Fernand Braudel, à la tête de la VIe section de l’École pratique des hautes études, a lancé ou suscité les enquêtes entrevues par Marc Bloch ou Lucien Febvre (vie matérielle et comportements biologiques ; histoire de l’alimentation ; archéologie du village déserté). Avant tout il est l’auteur de la première grande synthèse sur l’histoire de la culture matérielle, Civilisation matérielle et capitalisme7. Et c’est donc à cette œuvre que nous demanderons ce qu’est la culture matérielle et ce que peut être son histoire.
Les masses silencieuses sont mises au premier plan
21L’archéologue italien Andrea Carandini a reproché à Fernand Braudel de ne pas définir la notion qui fait l’objet de son livre, ou de ne la définir que par des métaphores ou des images littéraires. C’est vrai, encore que plus d’une formule venue sous la plume de l’historien français vaille une définition tant elle touche juste, avec un bonheur d’expression sans égal. Mais on doit s’arrêter tout de suite au titre qui associe culture matérielle et capitalisme. Il faut comprendre que pour l’auteur l’étude de la culture matérielle est, au moins pour la période considérée (XVe-XVIIIe siècle), indissociable de celle du capitalisme. Il se pourrait même qu’elle lui fût assujettie.
La grande œuvre de Fernand Braudel, a écrit Jacques Le Goff, n’a pas laissé le nouveau domaine envahir le champ de l’histoire sans le subordonner à un phénomène proprement historique, le capitalisme8.
22De fait, pour Fernand Braudel, la vie matérielle est comme l’étage inférieur d’une construction dont l’étage supérieur est constitué par l’économique. Il y a là comme une minoration de l’histoire de la culture matérielle sur laquelle on peut s’interroger. Mais il faut admettre que la vie matérielle n’a encore fait qu’une entrée bien timide dans l’histoire, au moment où l’histoire économique tient le haut du pavé après avoir bousculé le récit événementiel pour prendre sa place, la première. L’histoire de la culture matérielle en est toujours à se chercher ; elle n’a pas su encore forger ses concepts, ni développer toutes ses implications.
23Aussi bien, Fernand Braudel affirme-t-il par son livre la dignité de l’étude de la vie matérielle, il proclame majoritaire l’histoire des masses et inverse les schémas habituels en plaçant « par priorité, sur le devant de la scène, ces masses elles-mêmes », en ouvrant d’abord ses pages « aux gestes répétés, aux histoires silencieuses et comme oubliées des hommes, à des réalités de longue durée dont le poids a été immense et le bruit à peine perceptible ».
24On retiendra de ces prémisses que l’histoire de la culture matérielle est celle du plus grand nombre et que vie matérielle et vie économique sont à la fois étroitement liées et nettement distinctes. Pour Fernand Braudel la vie majoritaire est faite des objets, des outils, des gestes du commun des hommes ; seule cette vie-là les concerne dans la quotidienneté ; elle absorbe leurs pensées et leurs actes. Et, d’autre part, elle établit les conditions de la vie économique, « le possible et l’impossible ».
Les thèmes : le pain, l’habitation, le vêtement…
25Le nombre ouvre encore le livre de Fernand Braudel : le nombre des hommes. « La vie matérielle ce sont les hommes et les choses, les choses et les hommes. » Et donc les hommes aussi, ce qui implique l’appartenance de la démographie historique à l’histoire de la culture matérielle. Mais, depuis la guerre, la démographie historique s’est si largement développée qu’elle s’est constituée en science autonome. Il est vrai pourtant que l’on peinerait à dissocier les deux domaines : le corps, avec les « techniques du corps », avec les maladies et les pratiques médicales, ne peut échapper à la culture matérielle. Pour le moins il y a, avec la démographie historique, des échanges constants : l’histoire de la culture matérielle en utilise les données et lui en fournit aussi.
26Avec le « pain de chaque jour », on a affaire à une véritable conquête de l’histoire de la culture matérielle. Sans doute, il y a assez longtemps que les famines retiennent l’attention de l’historien ; un peu moins longtemps que le prix et le commerce des blés nourrissent les études des économistes. Mais le pain de chaque jour, c’est pour Fernand Braudel bien autre chose : les régimes caloriques, la table et son savoir-vivre, les menus, le superflu et l’ordinaire. Et il ne s’agit pas seulement du pain et du vin, mais de la place de la viande et de celle du poisson, des fortunes du thé et du café, du domaine du vin et de celui de la bière, des conquêtes de l’alcool et du tabac. Et Fernand Braudel a souhaité, plutôt qu’une histoire du pain et du vin, une histoire « des associations alimentaires à la façon dont les géographes parlent d’associations végétales ».
Beaucoup plus que l’histoire des techniques
27Dans Civilisation matérielle et capitalisme, l’habitation et le vêtement tiennent deux fois moins de place que l’alimentation. C’est qu’ici les recherches ont progressé plus lentement, en fonction d’une documentation trop souvent anecdotique, trop souvent vouée à l’exceptionnel. Sans les apports récents, et encore limités, de l’archéologie, on ne saurait rien de l’habitation du paysan médiéval que le miniaturiste répugnait manifestement à représenter ; ou on vivrait sur ses idées préconçues qui voulaient en faire une cabane, au mieux une « chaumière », au pis une « tanière » ! Importance donc de la recherche archéologique pour l’histoire de la culture matérielle. Mais habitation et vêtement sont placés, par l’auteur, sous le signe du superflu et de l’ordinaire. Ce qui retient, ici, c’est la différence entre la maison du paysan et la demeure bourgeoise, entre civilisations riches et civilisations pauvres. À la dimension historique, chronologique, de la culture matérielle s’ajoutent donc une dimension sociale et une dimension spatiale.
28Enfin – et plus tardivement qu’on ne s’y attendrait –, vient la diffusion des techniques. Diffusion, et non invention : ici encore ce qui compte, c’est la quantité et la durée, non l’exception, non l’événement. Mais on aurait pu penser peut-être que l’histoire de la culture matérielle se confondait avec celle des techniques ? Si Fernand Braudel dit : « Tout est technique », il écrit aussi : « La technique n’est jamais seule ». La vie matérielle est un complexe qui ne se réduit pas à la technique, sauf à étendre démesurément le concept de celle-ci.
29Une absente dans Civilisation matérielle et capitalisme : la terre. La terre, qui est la grande ressource des hommes, eux-mêmes mis à part, et que leur travail modifie sans cesse. Mais on peut être assuré que Fernand Braudel ne l’a pas involontairement oubliée : la terre et la mer sont au centre de sa thèse, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. Les pays méditerranéens offrent peut-être l’exemple le plus saisissant de la marque que l’homme peut imprimer au paysage. Les Grecs et les Romains ne reconnaîtraient plus ces rivages aux pentes nues d’où la forêt a disparu, ni ces vergers et ces jardins où poussent des plantes inconnues de l’Antiquité et qui nous semblent pourtant si méditerranéennes : les agrumes, les tomates, les pêchers, le figuier de Barbarie…
30Fernand Braudel n’a peut-être pas donné de la culture matérielle une définition irréprochable. Il a fait mieux : il La-fait jaillir des tâtonnements de l’histoire, et en face de la stérilité des théories, il l’a plantée, drue et complexe, vivante.
II. Culture matérielle et histoire économique et sociale
31C’est dans l’Europe socialiste que la notion de culture matérielle s’est le plus anciennement acclimatée ; et c’est de ces pays que pour une bonne part nous l’avons reçue. Et pourtant l’histoire de la culture matérielle n’y a pas été acceptée sans soulever de problèmes théoriques. En Pologne, la création de l’Institut d’histoire de la culture matérielle a été l’occasion d’un important débat dont on trouve la teneur ou les échos à partir de 1953 dans les Kwartalnik Historii Kultury Materialnej. Il n’est pas trop malaisé de cerner la difficulté à laquelle s’est heurtée l’école historique marxiste : elle consiste à situer la culture matérielle par rapport au fait socio-économique.
32L’histoire globale, celle à laquelle tend l’école des Annales, n’aurait aucune raison de se poser le même problème. Les marxistes la désignent non sans dédain sous le nom d’histoire empirique et, tout en lui accordant le mérite d’avoir mis au point des instruments méthodologiques supérieurs, lui refusent tout contenu théorique. S’agissant de la culture matérielle, ils reconnaissent que l’école des Annales l’a tirée du néant où l’avait maintenue l’histoire politique, mais ils sont tentés de lui reprocher de la surestimer. Que l’histoire ne surévalue pas la culture matérielle après l’avoir sous-estimée apparaît donc comme l’objet du débat. On notera pourtant que l’histoire globale ne lui fait encore qu’une place non pas marginale mais subordonnée ; et subordonnée à l’histoire économique : c’est ce qu’on a lu à travers le livre de Fernand Braudel. Quelles peuvent être les raisons d’une telle option à l’intérieur d’une conception de l’histoire qu’on dit empirique ? Peut-être le fait que l’histoire de la culture matérielle en est encore à collecter ses matériaux, sans se prêter aisément à la théorisation. Pour le moment, l’histoire économique et sociale apparaît comme seule en mesure de structurer le passé. Cependant la prééminence accordée au fait socio-économique ne se justifie, même si c’est implicite, que par référence à une pensée pour laquelle la matière est organisée selon une théorie : le matérialisme historique.
33Et si les marxistes hésitent quant à la place à accorder à la culture matérielle, c’est précisément en fonction du matérialisme historique. Le débat exprime chez eux à la fois attirance et méfiance à l’égard du nouveau domaine de recherche. L’une et l’autre s’expliquent assez bien. La culture matérielle se situe manifestement du côté des infrastructures : les pesanteurs matérielles ne peuvent être indifférentes au matérialisme historique qui cherche dans les infrastructures les moteurs de l’évolution historique. Mais donner à l’histoire de la culture matérielle un statut indépendant comporte un risque, celui d’accorder aux faits qu’elle étudie un poids égal à celui du phénomène social ; ou, ce qui serait plus grave encore, d’admettre qu’il puisse y avoir des faits historiques qui ne soient pas sociaux et d’expliquer les phénomènes sociaux par des phénomènes extra-sociaux.
Les conditions matérielles ne sont pas des causes
34Cependant, il est apparu aux historiens marxistes qu’on pouvait étudier la culture matérielle sans pour autant introduire une médiation entre le fait social et le fait historique, sans pour autant produire une explication fondée, par exemple, sur le développement de la matière et de l’énergie. Cela consiste à prendre en compte les conditions matérielles dans lesquelles se développent les rapports sociaux, et d’y voir les moyens de la production sans leur accorder une valeur de causalité. Disons comme Fernand Braudel que c’est peser le possible et l’impossible : ce n’est pas désigner le pourquoi ni le comment.
35Pour Aleksander Gieysztor, le domaine nouveau est constitué par les « moyens de production en même temps que les moyens de travail, les objets manufacturés, les forces productives et les produits matériels utilisés par les hommes ». Au total, on le voit, tout ce qui a trait à la production sauf la production. Aleksander Gievsztor emprunte aussi à Henri Dunajewski une analyse qui a l’avantage de ramener à quatre les éléments de la culture matérielle :
- les moyens de travail (l’homme, les outils),
- l’objet du travail (les richesses matérielles, les matières premières),
- l’expérience de l’homme dans le processus de production (les techniques),
- l’utilisation des produits matériels (la consommation).
36L’analyse de Jerzy Kulczyski a le mérite d’être encore plus simple et rigoureuse en mettant l’accent sur trois composantes qui sont la nature, l’homme et les produits, mais, bien sûr, dans leur relation avec la production. Pour Kulczyski, l’objet de l’histoire de la culture matérielle c’est :
- les moyens de production tirés de la nature comme aussi les conditions naturelles de vie et les modifications infligées par l’homme au milieu naturel,
- les forces de production, c’est-à-dire les outils de travail, les moyens humains de la production et l’homme lui-même avec son expérience et l’organisation technique de l’homme au travail,
- les produits matériels obtenus de ces moyens et par ces forces, soit les outils de la production et les produits destinés à la consommation.
37De telles analyses situent bien la place que doit occuper la culture matérielle dans la construction historique. Elles soulignent l’intérêt que présente son étude pour l’historien marxiste. On s’attendrait après cela à voir la culture matérielle intervenir dans tout schéma du processus historique qui se réclamerait du marxisme. On constate qu’il n’en est rien. Sauf sous l’aspect de quelques techniques – abordées d’ailleurs sous l’angle économique – et sous son aspect démographique, elle ne joue pratiquement aucun rôle dans La Théorie économique du système féodal9 de Witold Kula (qui a pourtant beaucoup fait pour le développement de l’histoire de la culture matérielle), non plus que dans le modèle du mode de production féodal que propose La Crise du féodalisme de Guy Bois10. On ne refusera certainement pas aux historiens marxistes d’avoir largement défriché le nouveau champ de recherches, mais tout se passe comme s’il restait quelque peu extérieur à leur projet. Il est entendu d’avance que c’est dans les rapports sociaux qu’il faut chercher la signification des faits matériels. Il est convenu dès le départ que le fait socio-économique rend compte des traits de la culture matérielle et non l’inverse. Dès lors ce domaine manque d’attraits pour qui ne voit dans l’histoire que l’élaboration d’une théorie de l’évolution des sociétés.
III. Culture matérielle et histoire des techniques
38Les techniques indissociables du travail, de l’action de l’homme sur la matière appartiennent apparemment au domaine de la culture matérielle. Pourtant, il semble qu’on puisse discerner à cet égard deux attitudes radicalement opposées, dont l’une consiste à exclure l’histoire des techniques et l’autre à ramener l’histoire de la culture matérielle à celle des techniques. En fait aucune de ces deux propositions n’est clairement formulée par personne, mais elles sont plus ou moins implicites dans certaines prises de position.
Première attitude : on rejette l’histoire des techniques
39La première, celle du rejet, est assez bien représentée par la méfiance de certains historiens marxistes à l’égard de la technologie. Rien de bien surprenant dans cette méfiance qui rejoint les critiques adressées à une histoire de la culture matérielle qui se voudrait autonome. Non contrôlée, la technologie risque constamment de déraper et d’attribuer aux techniques un rôle déterminant, causal, dans le processus historique.
40Les sociétés féodales s’accompagnent d’une certaine technologie, celle des armes et plus encore celle de la cavalerie lourde, appuyée sur le développement de la culture de l’avoine et sur l’adoption de la ferrure et de l’étrier. Le cheval assure à l’aristocratie militaire une supériorité décisive en même temps qu’il implique une éducation appropriée et qu’il développe des attitudes psychologiques particulières. Surtout, pour son entretien et pour celui du cavalier voué à l’exercice, au sport équestre, à la chasse et au tournoi, il suppose la possession de grands biens, pourvoyeurs de larges surplus. Alors, le cheval fait-il le chevalier ? Peut-être, mais fait-il le féodal ? L’admettre tel que, sous cette forme caricaturale, reviendrait sans doute à passer sous silence bien d’autres conditions, économiques notamment, inhérentes à la féodalité. Mais la tentation existe, et le pas qui sépare le technique du social a déjà été franchi par certains historiens, spécialisés dans la technologie du passé.
41Mais sans prendre parti il est assez aisé de calmer les inquiétudes. Encore une fois, l’histoire de la culture matérielle étudie des conditions, au sens de « contexte matériel » ; elle ne désigne pas nécessairement les causes. Il n’est même pas sûr qu’elle soit « possibilité ». Qu’une révolution économique ne soit possible que lorsque les techniques nécessaires sont au point et prêtes à suivre est assez évident. Mais le développement technique n’obéit pas qu’à des lois internes qui enchaîneraient le progrès au progrès : il répond surtout à des sollicitations qui lui sont extérieures, qui viennent de l’économie et en manifestent les besoins.
42Il y a peut-être une autre raison à la réaction de rejet que provoque parfois l’histoire des techniques. On peut se demander s’il n’y a pas là comme un aveu d’impuissance, si la technologie n’effraye pas l’historien par la spécialisation élevée qu’elle réclame. Pour un intellectuel, il n’est pas aisé de pénétrer le monde des artisans et des mécaniciens même quand il s’agit de l’ère pré-industrielle. Les archéologues connaissent bien cette difficulté qu’ils rencontrent même quand ils s’adressent à un métier aussi simple (en apparence) que celui du potier : l’unanimité est loin de régner sur les techniques qui ont pu produire tel ou tel caractère d’un vase, notamment sa couleur ou l’aspect de la pâte. Il s’est écrit aussi beaucoup de sottises sur les pinceaux, les couleurs et les procédés des artistes magdaléniens qui créèrent les chefs-d’œuvre de la peinture rupestre. Comment l’historien pourrait-il dès lors embrasser des domaines aussi variés que ceux de la construction, du textile, de l’agriculture, de la navigation, de la forge, de l’orfèvrerie… ? La question vaut d’être posée. Il serait trop facile et dépourvu d’intérêt de railler notre incapacité. Il est sûr que le travail le plus acharné ne permettrait pas de franchir l’obstacle. L’exploit d’André Leroi-Gourhan, dans Évolution et techniques11, paraît difficile à renouveler. Encore – et ce n’est pas diminuer son mérite que de le préciser – le grand préhistorien s’est-il limité aux techniques relativement élémentaires des civilisations dites traditionnelles. Et l’histoire ne s’arrête pas au seuil de la révolution industrielle.
43Mais la réponse est assez claire : ce qui dépasse les capacités d’un seul devient possible à plusieurs. C’est affaire de spécialisation et de travail en équipe. Encore faut-il que l’histoire des techniques ne soit pas, à cause de ses difficultés, abandonnée aux techniciens comme l’histoire de la philosophie l’a été aux philosophes, ou l’histoire des sciences aux scientifiques. L’histoire y gagnerait tout juste de ne plus se reconnaître dans un discours où elle se réduirait à une sèche chronologie.
Deuxième attitude : la culture matérielle se ramène à l’histoire des techniques
44L’autre attitude consisterait à proclamer comme Fernand Braudel – mais avec les nuances et les remords que l’on sait – que « tout est technique ». Ce n’est pas soutenable, sauf à étendre démesurément la notion de technique. Les techniques ne sont qu’un aspect de l’élément humain dans la culture matérielle : l’expérience de l’homme dans le travail. C’est une composante ; ce n’est pas toute la culture matérielle. Et c’est peut-être dommage car cela nous prive d’un moyen commode pour définir les cultures matérielles, en les caractérisant par leur niveau technique. L’œuvre d’André Leroi-Gourhan serait alors un guide précieux et serait l’étalon nécessaire à nos mesures.
45Par son titre, Évolution et techniques (L’Homme et la matière ; Milieu et techniques), comme par son contenu où tout le champ de la culture matérielle se trouve inclus jusqu’à la consommation, elle évoque fortement l’attitude qui consiste à assimiler le nouveau domaine à celui des techniques, même si ce n’est pas explicitement le propos de l’auteur. Il est sans doute normal qu’un anthropologue familiarisé avec le développement de l’outillage au cours des temps préhistoriques soit fortement sensibilisé au progrès technique et qu’il y voie le signe (sinon le moteur ?) de l’évolution culturelle. Il faut admettre que, si la notion de progrès est recevable, c’est bien dans ce domaine, celui des techniques. Le préhistorien sait aussi que, depuis l’homo sapiens, l’homme biologique n’a pas évolué de façon sensible ou que son évolution est si lente qu’elle échappe à l’observation. La capacité crânienne est aujourd’hui ce qu’elle était chez l’homme de Cro-Magnon. Même la longévité (mais non l’espérance de vie) n’est pas plus importante de nos jours qu’elle n’était à l’âge de la pierre. Seul l’outillage de l’homme a progressé, et nécessairement son développement a entraîné celui de la culture matérielle tout entière. Dès lors, la notion de niveau technique nous intéresse : si elle ne peut suffire à caractériser un ensemble plus vaste qui déborde largement les techniques, du moins doit-elle intervenir dans la définition des cultures matérielles.
46André Leroi-Gourhan a su mettre en évidence les relations qui s’établissent entre les techniques :
On n’a guère remarqué que celui qui possède le fuseau a aussi le mouvement circulaire alternatif et celui qui possède le rouet a le moulin et le tour du potier.
47Avec ce type d’associations on est sur la voie des structures que l’histoire de la culture matérielle devrait dégager pour introduire une cohérence dans les faits qu’elle étudie. Et ces relations fondent la définition des niveaux techniques, au-delà desquels André Leroi-Gourhan aperçoit des stades de l’évolution, des stades caractérisés par la maîtrise d’un certain nombre de techniques révélatrices : le premier stade (le plus récent) étant lié à l’industrie, le second à l’association des trois techniques majeures, agriculture, élevage, métallurgie, le troisième à la possession de l’une seulement de ces techniques, etc. On peut sans doute remettre en cause les critères utilisés, mais on ne peut pas ignorer l’énorme travail de défrichement que représente l’œuvre d’André Leroi-Gourhan. Elle mérite mieux que le silence qui s’est fait autour d’elle chez les historiens. Sans doute n’étaient-ils pas préparés à la recevoir. Les temps n’étaient pas mûrs pour une histoire de la culture matérielle.
IV. La culture matérielle dans les livres d’histoire
48Une synthèse, même limitée à quelques siècles, comme celle que propose le beau livre de Fernand Braudel, s’appuie nécessairement sur de nombreux travaux de détail. Elle suppose un développement suffisant de la recherche, et son essor rapide puisqu’il s’agit d’un domaine relativement nouveau.
Une bibliographie dispersée : des recherches fructueuses
49La bibliographie de l’histoire de la culture matérielle compte déjà quelques livres qui en abordent chacun un secteur particulier : l’Histoire du climat depuis l’an mil, Les Hommes et la peste, l’Atlas des plantes vivrières, Le Mangeur du XIXe siècle, La Maison dans l’histoire, Le Costume, image de l’homme, sans parler des ouvrages consacrés à l’histoire des techniques, sont parmi les plus suggestifs et les plus récents12. Mais il faut compter aussi avec les ouvrages d’un propos plus général qui traitent de la vie matérielle dans un ou plusieurs de leurs chapitres. C’est le cas des histoires de la civilisation : La Civilisation de l’Occident médiéval, de Jacques Le Goff, offre ainsi un panorama très vaste et fortement structuré de la culture matérielle du Moyen Âge « classique » (XIe-XIIIe siècle)13. L’histoire rurale qui, depuis Marc Bloch, a multiplié ses entreprises, ne manque pas non plus d’aborder la culture matérielle par le biais des terroirs, des plantes cultivées, de l’outillage et des techniques agraires, mais on peut estimer qu’elle se consacre encore essentiellement à la mise en évidence des rapports sociaux14. Il faut faire, en revanche, un sort particulier aux ouvrages placés sous le nom de « La vie quotidienne », titre d’une collection déjà ancienne, mais qui continue à faire preuve d’une grande vitalité. La notion de vie quotidienne est des plus floues, assez, en tout cas, pour autoriser les auteurs à injecter dans leur plan une large part du savoir historique, l’événement étant seul absent finalement. Du même coup, ces ouvrages bénéficient largement de l’évolution d’une recherche qui a cessé de privilégier l’événement et qui s’est ouverte à la culture matérielle. Avec le temps, le produit s’est aussi singulièrement amélioré : il a répudié l’anecdote et ne se nourrit plus aux seules sources littéraires. On peut mesurer le chemin parcouru en comparant à La Vie quotidienne au temps de Jeanne d’Arc le livre récent de Philippe Contamine15.
Les acquis sont déjà nombreux
50Porté par le courant écologique, un accueil chaleureux est aujourd’hui réservé à de passionnants et truculents ouvrages, parus parfois dans la même collection et qui restituent avec bonheur la vie paysanne jusque dans ses aspects matériels16. S’agit-il encore d’histoire ou n’est-ce pas plutôt de l’ethnographie (voire de l’« auto-ethnographie ») ? Qu’importe puisque pour mordre sur la vie matérielle l’historien doit se faire ethnographe ; et le « Montaillou » d’Emmanuel Le Roy Ladurie est là pour affirmer la cohérence et la validité d’une ethnographie du passé17.
51Des livres, des chapitres de livres, des articles surtout : ils sont nombreux dans les Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, regroupés sous la rubrique « Vie matérielle et comportements biologiques » ou dans des numéros spéciaux consacrés à « Histoire biologique et société » (nov.-déc. 1969), « Histoire et urbanisation » (juil.-août 1970), « Histoire de la consommation » (mars-juin 1975), « Anthropologie de la France » (juillet-août 1976), « Le climat et l’histoire » (mars-avril 1977), ou encore dans les Cahiers des Annales18. Ces études, pour nombreuses qu’elles soient déjà, ne composent peut-être pas une histoire de la culture matérielle, qui reste à écrire, qui est encore discontinue dans le temps et dans l’espace, qui n’a même pas encore conquis son autonomie : les auteurs mis en cause n’en traitent parfois qu’indirectement, et certains auront peut-être le sentiment d’être enrôlés de force sous une bannière étrangère ! Mais, à travers une bibliographie dispersée, on aperçoit déjà des recherches bien engagées, des hypothèses fructueuses et un certain capital de résultats19.
Une histoire de la terre
52Les divers secteurs de la recherche ne marchent pas du même pas. L’histoire de la terre n’est pas la mieux servie, malgré son antériorité, et malgré la tradition universitaire qui, en France, associe la géographie à l’histoire. Il se pourrait même que la prise de conscience déjà ancienne de l’influence du milieu naturel ait conduit l’école française de géographie humaine dans une sorte d’impasse : le fatalisme géographique, un déterminisme primaire que font condamner aujourd’hui les données de l’histoire et de l’ethnographie. Ni aujourd’hui ni hier, la maison20, par ses matériaux et sa forme, n’a été dans la dépendance étroite des conditions climatiques ou des ressources locales. Dans l’Angleterre médiévale on a longtemps construit en bois dans des régions où la pierre abondait avant de s’évertuer à édifier des maisons de pierre dans des zones dépourvues de carrières. La maison n’est même pas un acte naturel et universel puisque des peuples habitant des contrées au climat froid, voire rigoureux, comme les Onas de la Terre de Feu ou les aborigènes de Tasmanie, se contentent de pare-vents.
53Aussi bien, l’ancienne révérence de l’historien à l’égard de la géographie s’est-elle révélée stérile. Elle n’a le plus souvent produit que ces chapitres préliminaires qui, au mieux, définissaient le cadre topographique d’une étude historique où l’influence du milieu ne se faisait plus sentir ensuite. Contre cette « conception bloquée des rapports de l’homme et du milieu » qui enferme l’intervention humaine dans les limites d’un possibilisme étroit, on en appelle aujourd’hui à une dynamique de l’espace. À la notion de « milieu naturel », qui est devenue pratiquement un mythe, on substitue l’idée d’un écosystème lentement créé et modifié par l’homme : l’espace rural, où ont joué, en une succession d’équilibres provisoires et toujours instables, de multiples déterminismes aussi bien sociotechniques que naturels21.
54Paradoxalement, cette intention s’harmonise bien avec une histoire de la Terre, indépendante de toute finalité humaine : l’histoire du climat qu’écrit Emmanuel Le Roy Ladurie vise à établir les faits sans préjuger de leur influence sur l’histoire des hommes. À partir des dates des vendanges, des mouvements des glaciers et d’autres données indirectes contenues dans nos archives, elle a mis en évidence le « petit âge glaciaire » des XVIIe et XVIIIe siècles, annoncé par la détérioration climatique de la fin du Moyen Âge succédant à un réchauffement du milieu du XIIe siècle à la fin du XIIIe siècle.
De la démographie à la biologie
55L’histoire de l’homme physique a, elle, avancé à pas de géant, du moins quand il s’agit du nombre des hommes, de la naissance et de la mort : c’est le domaine de la démographie historique qui en est déjà à l’heure des synthèses à l’échelle mondiale, qui a conquis son autonomie scientifique et qu’on n’oserait, de peur d’être taxé d’impérialisme, annexer purement et simplement à la culture matérielle. Peut-on cependant faire état d’une anthropologie historique qui s’intéresse à l’apparence physique, aux comportements biologiques et aux maladies ?
L’histoire s’appuie sur les disciplines médicales
56L’histoire des maladies22 n’est pas une conquête récente : elle a, de tout temps, attiré les médecins qui lui ont cependant donné une allure trop longtemps anecdotique. Aujourd’hui, fondée sur des documents quantitatifs et appuyée sur la statistique, elle nous montre la lèpre présente dès le haut Moyen Age, puis reculant à la fin du Moyen Âge pour subsister jusqu’à hier dans quelques îlots résiduels. Elle nous rappelle que la tuberculose sévissait déjà aux temps romains et nous apprend que la syphilis existait sans doute, sur le continent eurasiatique, à l’état endémique, avant même la découverte de l’Amérique. Elle s’est attaquée aux carences, aux maladies de la malnutrition, aux malheurs physiques des classes pauvres et des sociétés urbaines. Surtout, elle a mis en évidence l’ampleur, les rythmes, les chemins du phénomène « peste » au Moyen Âge (au VIe siècle, puis à partir de 1348) et aux Temps modernes. Il est aujourd’hui difficilement concevable que l’histoire événementielle ait pu si longtemps et si superbement ignorer un événement de la taille de la grande pandémie en 1348 qui, avec ses retours quasi décennaux, a en moins d’un siècle réduit la population de l’Occident dans une proportion qui se situe entre un tiers et la moitié.
57L’anthropologie historique, sous l’impulsion, à nouveau, d’Emmanuel Le Roy Ladurie23 partant d’une analyse factorielle des archives de l’armée, dessine aussi une curieuse carte de la France au début du XIXe siècle où, selon une ligne qui va de Saint-Malo à Genève, une France des yeux et des cheveux clairs et des hautes statures s’oppose à une France des yeux et des cheveux sombres et des petites tailles. Mais la France d’autrefois était plus « claire » que celle d’aujourd’hui, et les yeux foncés tendent à l’emporter. Il y a aussi, au XIXe siècle, une France des caries (Normandie, Bassin parisien), une France des goitreux (les régions montagneuses), une France des teigneux (le Val de Seine, le Nord et le Sud-Ouest), une des scrofuleux (l’Oise et le Cantal), une des poitrinaires… L’hématologie s’associant à l’histoire parvient aussi à des résultats surprenants qui remettent en cause le prétendu peuplement de l’Europe du Sud-Ouest par la race de Cro-Magnon et font des Basques les meilleurs représentants de l’héritage biologique des peuples du néolithique.
Les variations de l’alimentation
58L’histoire de l’alimentation progresse elle aussi, malgré la résistance des sources, souvent limitées à des milieux très particuliers : pensionnaires de collèges, population hospitalisée, rationnaires de la marine ou de l’armée. Mais des colloques réunissent de plus en plus fréquemment historiens, archéologues et nutritionnistes, engageant la recherche dans la voie de cette étude des régimes alimentaires qu’a souhaitée Fernand Braudel. À une histoire du pain ou du vin24 qui a d’ailleurs eu son utilité, tendent à se substituer une histoire des équilibres caloriques et nutritionnels, une histoire du goût aussi, avec toutes leurs connotations sociales, économiques, psychologiques. Des faits commencent à s’imposer : un Occident médiéval et moderne, consommateur avant tout de blés (qu’il faut écrire au pluriel puisque ce terme désignait un grand nombre de céréales, l’avoine, l’orge, l’épeautre aussi bien que le froment), qui voit petit à petit s’effacer l’orge, disparaître les millets, s’imposer le seigle, mais qui n’y gagne rien sur le plan nutritionnel ; il souffre en permanence d’une insuffisance de protéines animales, mal compensée par la consommation de poisson, de laitages et de légumineuses, « cette viande du pauvre » (M. Aymard). Le vin, de toute façon préférable à une eau douteuse, apparaît comme un complément énergétique : sa consommation, qui s’accroît aux Temps modernes, procure des calories à bon marché. Les travaux de Louis Stouff25 et de quelques autres chercheurs ont cependant confirmé un optimum de l’alimentation carnée à la fin du Moyen Âge : la consommation en viande d’une ville comme Carpentras, et c’est vrai d’autres villes et d’autres régions, comme la Sicile, est alors supérieure à ce qu’elle sera même au XIXe siècle. Il s’agit, il est vrai, d’une viande d’une qualité souvent douteuse, mais le contraste est frappant avec la monotonie des menus de l’âge classique et du siècle des Lumières où la viande ne fait plus que de rares apparitions, jusqu’à, parfois, disparaître totalement comme c’est le cas chez les paysans siciliens. On est loin ici, du récit anecdotique, ou de la simple opposition, fondée mais sommaire, entre le faste de la table princière et la maigre pitance du pauvre. Et il n’est pas sans intérêt non plus de noter avec Fernand Braudel la grande transformation du goût qui marque le XVIIIe siècle : le recul des épices devenues moins nécessaires pour conserver et accommoder les viandes et l’avènement des plats sucrés ; ni de constater qu’il faut tout le XIXe siècle pour que les nouvelles habitudes alimentaires gagnent les campagnes françaises.
Le domaine privilégié de l’archéologie
59La maison offre un terrain de rencontre aux historiens, aux géographes et aux ethnologues. L’historien est cependant le moins à l’aise, lié par une documentation limitée aux constructions de prestige ou aux données économiques : le château ou la demeure bourgeoise lui sont plus accessibles que l’habitation paysanne, stéréotypée par le peintre ou le miniaturiste quand elle n’est pas radicalement ignorée. Pour le Moyen Âge, à plus forte raison pour l’Antiquité, l’intervention de l’archéologue est ici essentielle ; et les choses ne changent guère avec les Temps Modernes, où, plus que des documents, on attend les informations d’une sorte d’archéologie « monumentale » fondée sur l’étude des anciennes maisons encore en place. C’est à peine si la documentation écrite enregistre parfois, à l’aide d’unités de mesures imprécises comme la « travée » ou le « chas », les dimensions des maisons, évoque l’organisation du travail des ouvriers du bâtiment ou détaille la distribution de l’habitation ordinaire dans une ville comme Paris au Moyen Âge26. C’est donc en bonne part à partir des données archéologiques qu’on peut esquisser, à la suite de Simone Roux ou de Pierre Chaunu27, les grands traits d’une évolution de la construction en Occident : le Moyen Âge est le temps du bois, ce que ne doit pas dissimuler le legs de monuments en pierre que nous ont laissé les siècles médiévaux. Urbaine ou rurale, la maison la plus fréquemment représentée est en bois. Mais il y a une grande distance entre la hutte semi-excavée du haut Moyen Âge, faite de poteaux, de branchages et de torchis et la maison urbaine des XIVe-XVe siècles, construite à « bois courts », chef-d’œuvre de charpenterie qui assemble plusieurs étages de petits éléments indéformables et solidement assujettis entre eux. C’est sans doute dans l’art du charpentier que se trouve le meilleur de l’héritage médiéval dans le domaine de la construction. La maison lourde, en pierre, symbole d’aisance sociale et élément essentiel du capital, gagne ensuite du terrain : cela commence dès la fin du Moyen Âge, mais sa prépondérance s’affirme au XVIIIe siècle, même si elle n’a pu gagner toutes les provinces ni vaincre toutes les pauvretés.
60En bois puis en pierre, la maison paysanne développe un projet qui s’inscrit dans les vestiges archéologiques puis dans les témoins ethnographiques. En Allemagne, la pièce unique des origines, comme dans une division cellulaire, s’adjoint une chambre qui va prendre de plus en plus d’importance et se doter d’un poêle, tandis que la grande pièce à vivre se subdivise encore pour faire place à un vestibule et séparer la cuisine de la pièce à manger. En Europe centrale et danubienne, l’habitation excavée a comme projeté à l’extérieur une autre pièce à laquelle elle se soude ensuite, par un vestibule-cuisine, pour aboutir à la tripartition classique de la maison paysanne.
Pour la maison et le mobilier, il faut aussi des sources écrites
61Au-delà de la maison, il y a le village ou la ville, et à l’intérieur le mobilier. Dans ces deux perspectives le concours des sources archéologiques et des documents écrits demeure indispensable. Les inventaires après décès sont irremplaçables quand il s’agit du mobilier en bois, réduit à bien peu de chose dans la maison paysanne jusqu’aux Temps modernes : une table, simple planche reposant sur des tréteaux, l’archebanc, meuble à tout faire, à la fois siège et armoire, ou le coffre, et un châlit. Sur le village et sur la ville, la bibliographie historique est immense, mais bien rares les études qui dégagent la topographie urbaine ou villageoise28, les aménagements collectifs ; comme sont rares aussi les travaux sur les chemins et les transports, à l’exception peut-être de la grande navigation maritime, mieux servie par les documents des villes marchandes des mers du Nord ou de la Méditerranée.
Le costume : une information trop riche
62L’histoire du costume offre un bon exemple des difficultés que rencontre en général l’étude de la culture matérielle : disparité des sources d’information selon les milieux, rencontre d’influences et de sollicitations de tous ordres qui donnent lieu à des interprétations hâtives, foisonnement des faits où l’on peine à apercevoir des lignes directrices. Les sources sont ici essentiellement iconographiques : elles abondent. Même la préhistoire n’en est pas dépourvue : les gravures rupestres offrent au moins quelques représentations humaines. Mais si, à la différence de ce qui se passe pour la maison, le vêtement de l’homme ordinaire n’est pas absent de l’iconographie, l’abondance de l’information sur le costume des milieux aristocratiques risque de détourner le propos de l’historien vers ce qui est le plus exceptionnel, vers les faits de mode, par exemple. Le costume est le point de jonction d’influences extrêmement variées qui viennent des techniques du textile (plus que de celles de la couture), des structures sociales, des échanges et donc de l’économie, de contraintes matérielles, imposées par la fonction par exemple (vêtement de l’ouvrier, ou du soldat), des différences sexuelles qu’on veut ou non affirmer, des attitudes psychologiques, des idéologies et de la politique (costume révolutionnaire, par exemple). Le danger est ici d’aller trop vite en besogne et de désigner sans plus attendre un facteur responsable de l’évolution et du changement. La mobilité imprévisible des faits interdit bien sûr de céder à un fonctionnalisme que tout démentirait. Le fait social a été jusqu’ici privilégié et il est certain que le costume est un signe social, mais cela ne rend compte du changement que dans une seule dimension.
Une multitude de questions : il faut nuancer les réponses
63La mode est un phénomène éminemment social, mais nous expliquera-t-on pourquoi elle n’est pas un phénomène de tous les temps et de toutes les contrées ? On nous assure qu’elle naît au XIVe siècle en Occident : ce n’est pas sans rappeler l’affirmation hasardeuse qui fait apparaître l’amour au XIIe siècle. Mais soit. Admettons le fait : pourquoi, alors, à cette date seulement ? Et pourquoi a-t-il fallu attendre le XVIIIe siècle pour que les modes de la ville atteignent les campagnes où elles se sont d’ailleurs figées dans les costumes régionaux ?
64Enfin l’histoire du costume est faite d’un grand nombre de faits menus, dans lesquels il est plutôt malaisé d’apercevoir l’essentiel. Est-ce la distinction entre le vêtement drapé et le vêtement ajusté ? En Occident, le premier caractérise les civilisations de l’Antiquité classique, et le second a triomphé vers le XVIe siècle : mais, entre ces deux phases, le costume a longtemps associé les deux types de vêtements. Est-ce la distinction entre le vêtement long et le vêtement court ? Toujours en se limitant à l’Occident, le second aurait remplacé le premier au XIVe siècle (encore). En fait, il s’agit plutôt, mais ce n’est pas moins important, de l’apparition d’un costume qui chez l’homme met en valeur les formes du corps et affirme la différence entre l’homme et la femme. On peut aussi s’intéresser à la distinction qui s’est progressivement opérée entre le vêtement extérieur et le linge de corps, celui-ci né peut-être de l’ancienne façon de se vêtir, d’un bliaud ou d’une cotte et de braies29 ? On peut encore insister sur l’uniformisation au XIXe siècle du costume masculin du bourgeois, d’un costume qui masquait plutôt les formes du corps et habillait les hommes des couleurs les plus sombres et les plus tristes. L’apparition du corps baleiné au XVIe siècle n’est pas non plus mineure : pour des siècles il va donner aux femmes une silhouette artificielle. Mais s’agit-il là des faits essentiels ? N’y en a-t-il pas d’autres ? Et comment en décider si ce n’est en retenant les faits assurés d’une certaine durée et d’une certaine universalité : la « conjoncture longue » à défaut de la « longue durée ».
Évolution des techniques
65De tous les chapitres d’une histoire de la culture matérielle, celui des techniques est, dès à présent, le plus étoffé30. Il est vrai aussi qu’il est diffus dans tous les autres, mais on connaît mieux les techniques agraires que l’alimentation qui leur est liée et les techniques textiles que le costume. Il est vrai que l’histoire des techniques peut s’appuyer sur de nombreux centres, comme le Centre de recherches d’histoire des sciences et des techniques (Centre Alexandre-Koyré), le Centre de documentation d’histoire des techniques, le Centre de recherches de l’histoire de la sidérurgie : sur des musées aussi, celui des Arts et Métiers, le Palais de la découverte, le musée du Fer et de nombreux musées spécialisés en province, comme ceux de Rouen et d’Avignon consacrés à la ferronnerie, sans parler du plus moderne de nos musées nationaux, le musée des Arts et Traditions populaires où toute la culture matérielle se trouve concernée, dans une perspective encore insuffisamment historique, il est vrai.
66Des ouvrages à prétention encyclopédique ont paru31 ainsi que des études de dimensions plus limitées, comme l’excellent petit livre de Lynn White junior32 qui, dans la foulée de Marc Bloch met en relief les mutations que l’étrier, le moulin à eau, la charrue, le rouet ont fait subir au Moyen Âge occidental, et d’autres qui insistent sur les relations entre technique et société33.
67Une masse de données a donc été accumulée, mais qui s’organise encore difficilement. Où situer en particulier les grands tournants de l’histoire des techniques ? Ils ne sont sans doute pas représentés par les inventions, stricto sensu. Si on applique ici le schéma braudélien des trois temps de l’histoire34, l’invention est tout au plus de l’ordre de l’événement. Nécessaire au changement, elle ne suffit pas à le provoquer. Elle peut dormir très longtemps avant de produire un effet quelconque. Il importe assez peu que le moulin à eau ait été connu de l’Antiquité s’il n’a pas été alors d’un usage régulier. Il y a aussi des inventions qui échouent et doivent être retrouvées : les Gallo-Romains avaient ébauché une moissonneuse mal adaptée aux besoins de l’économie rurale et qui fut vite oubliée. L’invention ou vient à son heure ou attend son heure.
On hésite à parler de révolutions techniques
68Mais parmi les mouvements d’amplitude variée qui agitent le monde des techniques, il en est qu’on a tenus pour des mutations majeures puisqu’on les a appelés révolutions. Ces grands moments d’accélération sont d’autant plus importants à reconnaître qu’ils ont toutes chances d’entraîner avec eux toute la culture matérielle. Mais, regardés de plus près, ils ont tendance à se diluer. Les préhistoriens ont perdu leur belle assurance touchant la « révolution néolithique » : domestication des plantes, domestication des animaux, sédentarisation et poterie n’apparaissent plus comme nécessairement associés. On ne sait plus non plus quel rôle jouent les techniques dans la révolution agricole du Moyen Âge : on la situe aux XIe et XIIe siècles quand les progrès décisifs, la charrue, le fer à cheval, l’étrier, le collier d’attelage et l’assolement triennal, introduits dès les temps carolingiens, cumulent leurs effets. Et le métier à pédale, le rouet, l’horloge mécanique, l’arme à feu qui apparaissent entre la fin du XIIe et celle du XIVe siècle sont-ils de moindre conséquence pour la vie matérielle de l’Occident médiéval ? Quant à la « nouvelle révolution agricole », malgré le développement des cultures fourragères, l’assolement quadriennal, l’amélioration des races animales, on hésite aujourd’hui à la dater et même à la reconnaître. La « révolution industrielle » est plus évidente, mais tout aussi diffuse dans les décennies des XVIIIe et XIXe siècles.
69Au total, seule demeure la certitude d’un progrès. Un progrès, cependant, qui n’est évident que globalement, pour l’humanité prise dans son ensemble. Et le poids des sociétés occidentales dans cet ensemble est considérable. Il masque peut-être des évolutions différentes, des cultures immobiles, et même des régressions. La notion même de progrès n’est pas universelle. Certaines sociétés l’ont ignorée ou refusée. Le Japon, en se fermant à toute influence extérieure, a du même coup cultivé l’immobilisme pendant des siècles. Le cas de la Chine est encore plus troublant : après avoir tout inventé dès les débuts de notre ère, elle a ensuite vécu sur cet acquis, sans innover, jusqu’à hier. Ici intervient donc une autre dimension, spatiale, de la culture matérielle, rarement prise en compte par les historiens des techniques – André Leroi-Gourhan mis à part – et apparaît la pertinence de la notion d’« aire culturelle »35, aussi utile en histoire qu’en ethnologie, aussi nécessaire dans le domaine matériel que dans celui des superstructures.
V. Culture materielle et archeologie
70Ce n’est sans doute pas par hasard si les archéologues dominent par leur problématique et leurs travaux les Instituts d’histoire de la culture matérielle d’Union soviétique ou de Pologne. En Pologne, l’Institut eut pour premier directeur Kazimierz Majewski, un spécialiste de l’archéologie classique, et il regroupe quatre types de chercheurs : des archéologues de la Pologne préhistorique et médiévale, des archéologues de la Méditerranée, des ethnographes et des historiens de l’économie36. L’association des archéologues, des historiens et des ethnographes répond à la nécessité d’additionner et de confronter trois types de sources pour écrire l’histoire du passé matériel. Mais aussi bien les responsabilités qu’ils assument – l’Institut est toujours dirigé par un archéologue, Witold Hensel – que les publications qu’ils produisent, tout montre que les archéologues tiennent la première place.
71Venus d’autres horizons, les archéologues ont, au départ, apporté dans la définition du nouveau domaine des préoccupations particulières. Ils se sont beaucoup interrogés sur les rapports de la culture matérielle et de l’art, non sans éprouver quelque difficulté à évacuer celui-ci de leur problématique. Ayant défini la culture matérielle comme la science des artefacts (objets fabriqués), ils se sont demandé quelle place faire aux objets d’art et aux realia (objets du culte) que, par leur formation, ils étaient habitués à prendre d’abord en considération. Cette difficulté domine la réflexion théorique de Jan Gasiorowski dont les travaux, avant ou immédiatement après la guerre, ont beaucoup contribué à fonder la science nouvelle qu’il appelait « ergologie ». Gasiorowski définissait la culture matérielle comme l’« ensemble des groupes d’activités humaines » qui répondent à une finalité consciente et possèdent un « caractère utilitaire réalisé en des objets matériels ». Une telle définition semblerait devoir écarter tout ce qui a trait à l’art ou au culturel. Et cependant elle intervient dans une étude consacrée à la relation de l’art à la culture matérielle. Simple problème de frontière entre deux recherches ? Peut-être, mais qui ne se laisse pas si aisément résoudre. Les œuvres d’art ont un support matériel et sont produites, parfois, à l’aide d’outils et de techniques qui ne sont pas radicalement différents de ceux qu’utilisent les autres activités humaines. Et même les objets utilitaires ont une potentialité esthétique qui retient les ethnologues quand ils parlent d’art populaire. Cela devait être rappelé avant de souligner que les objets matériels constituent l’articulation entre un sujet de recherches, la culture matérielle et une méthode, la méthode archéologique.
72Il semble, en effet, que, d’une part, l’archéologie soit la voie d’approche privilégiée pour l’étude de la culture matérielle du passé et que, d’autre part, celle-ci soit le meilleur objectif qu’on puisse assigner à la recherche archéologique.
L’écrit et l’objet
73Liée à l’histoire, l’étude de la culture matérielle se heurterait très vite à une barrière infranchissable si elle se limitait à l’exploitation des sources proprement historiques : les documents écrits. Les sources écrites se raréfient très vite – à l’échelle du passé humain – dès qu’on remonte le temps, jusqu’à disparaître totalement. Seuls demeurent alors les vestiges matériels, ceux-là même qui peuvent informer de la culture matérielle et qui sont aussi les documents de l’archéologie. Il faut ajouter que cette barrière de l’écrit est plus basse pour la vie matérielle que pour tout autre domaine de l’histoire. Au temps où l’écriture est rare, où elle est le privilège du petit nombre, où sa rareté la valorise jusqu’à lui conférer un caractère quasi sacré, les faits qu’elle enregistre ne sont pas ceux dont se nourrit l’histoire de la culture matérielle. Le clerc se garde de s’attarder à ce qu’il tiendrait pour un bavardage oiseux : décrire ce que son lecteur connaît parfaitement parce qu’il l’a sous les yeux, ce qui est familier à tous parce que quotidien. Et quoi de plus familier, de plus quotidien que ces gestes, ces objets, ces usages qui font la culture matérielle ? Et si, d’aventure, le clerc est amené à mentionner certains de ces objets il le fait d’un mot qui apporte à l’historien moins d’informations que de questions. Quand le rédacteur du polyptique d’Irminon, au IXe siècle, quand Suger au XIIe siècle écrivent « carruca », quel instrument désignent-ils ainsi, et pensent-ils au même ? Il s’agit certainement d’un instrument aratoire pourvu d’un avant-train à roues ; mais un araire à roues ou une véritable charrue pourvue d’un coutre et d’un versoir sont-ils envisageables ? On en discute encore. Qu’on songe aussi au bateau viking : il n’est pas absent des documents écrits. Il anime les métaphores des poèmes scaldiques qui l’appellent « longue poutre de mer » ou « ski des brisants ». Il fait l’objet de fréquentes mentions dans les sagas. Mais ces documents ne font guère qu’exalter ses qualités comme les documents iconographiques ne font guère qu’évoquer une silhouette. Tout ce qu’on sait de la construction navale chez les Scandinaves, on le doit aux sépultures à embarcation ou aux bateaux coulés dans les fjords, à l’archéologie donc.
74D’un autre côté, si la culture matérielle s’exprime dans et par les objets, l’archéologie est concernée. L’archéologie peut être définie, elle aussi, comme la science des objets. À condition, bien sûr, que le terme d’objet soit entendu de façon très large pour englober les constructions et la terre remuée ; à condition aussi d’écarter l’objet isolé ou les collections arbitraires. L’archéologie met au jour des vestiges en relation, des associations de faits, ceux-là même que structure la culture matérielle. En outre, à travers les objets, c’est l’homme qui est en cause. « Les choses et les hommes », ce pourrait être aussi le programme de l’archéologie.
75Bien entendu, il n’y a pas une totale adéquation entre culture matérielle et archéologie. Un vase, ce n’est pas seulement une technique et une fonction utilitaire. Il répond aussi par sa forme, éventuellement par sa décoration, à des choix qui ne sont plus d’ordre infrastructurel ; il peut, en outre, avoir une signification sociale et il peut témoigner d’un système de relations économiques. Il n’y a aucune raison pour que l’analyse de l’archéologie refuse ces dépassements. Il reste cependant que, mettant au jour des vestiges concrets, l’archéologie est plus à l’aise dans le domaine matériel. Là, seulement, elle obtient une certaine sécurité. Là, seulement, elle atteint quelques évidences. Hors de la culture matérielle, la part de l’interprétation s’accroît, et avec elle la relativité des résultats.
Nouvelle perspective chez les préhistoriens
76Dès le départ, dès Boucher de Perthes, l’étude des sociétés préhistoriques et de leur évolution a reposé sur l’analyse des mobiliers et des techniques. Il y a peu de temps, cependant, que les préhistoriens font usage du terme de « culture matérielle »37 et, bien qu’ils définissent les cultures par le matériel, il n’y a pas si longtemps qu’ils haussent leurs ambitions jusqu’à la restitution d’ensembles culturels d’une certaine ampleur. Jusque-là n’étaient pris en compte qu’un petit nombre d’éléments techniques tenus pour signifiants et représentatifs d’une culture : outillage lithique, puis céramique, puis armes de métal. Et ces mobiliers, longuement analysés par de savantes typologies, jouaient le rôle de jalons chronologiques, de témoins des migrations humaines et des évolutions techniques, dans une perspective essentiellement stratigraphique et verticale. À celle-ci, on commence à préférer une perspective « horizontale », et à la vision de l’historien on ajoute aujourd’hui celle de l’ethnologue. Au gisement, concept vague évoquant une occupation humaine mal définie, on substitue l’habitat. À Pincevent38, l’équipe d’André Leroi-Gourhan s’attache à la restitution de l’espace habité et de son organisation, construction, foyers, aires de travail, aires de repos, zones de circulation, et à la restitution des activités domestiques et industrielles et de l’alimentation. Ici, comme à Terra Amata ou à la grotte de l’Hortus (Henry de Lumley), toute la vie matérielle d’un groupe humain, à une étape de sa perpétuelle migration, renaît de la micro-analyse des vestiges en relation, non pas seulement de l’outillage, mais aussi des déchets de fabrication et des reliefs des repas, des témoins les plus fugaces des activités et des déplacements.
La culture matérielle, sous-produit des manifestations artistiques en archéologie classique ?
77L’archéologie classique ne pouvait ignorer totalement la culture matérielle, mais elle ne l’a abordée qu’au hasard d’entreprises dotées d’une finalité tout autre, et la notion même est restée largement étrangère à ses préoccupations. L’art, même sous ses formes les plus dégradées – on pense au décor stéréotypé de la céramique sigillée –, les croyances, représentées par les monuments du culte et les témoins des rites funéraires, l’organisation politique sous ses manifestations matérielles, urbanisme et réseau routier, ont été et demeurent les objectifs essentiels d’une recherche qui, à l’inverse de l’archéologie préhistorique, définit les civilisations par leurs aspects superstructuraux. C’est plus tardivement que l’économie est venue rejoindre les autres thèmes, par le biais des techniques et des témoins des échanges. Si la vie matérielle n’est pas absente malgré tout, des travaux de l’archéologie classique, c’est qu’elle constitue une part relativement importante des thèmes de l’art antique – qu’on songe aux peintures des tombes étrusques ou aux scènes figurées sur les vases attiques. C’est aussi qu’on ne pouvait étudier les monuments et les œuvres d’art, sans s’intéresser aux techniques qui les ont produits. C’est enfin que même les objets esthétiques, comme les vases, peuvent avoir une fonction utilitaire.
78Mais quelle singulière idée de la vie matérielle de l’Antiquité se ferait-on à travers les musées d’archéologie qui placent côte à côte les témoins du luxe aristocratique et les produits d’un art industriel, véritable kitch valorisé seulement par l’archéologie ! Une idée fausse aussi bien puisque le mode de vie des masses antiques est absent ou ne fait, au hasard des figurations artistiques, qu’une timide apparition que l’écrasante prépondérance des classes dominantes fait aussitôt oublier.
L’exemple de l’archéologie slave
79L’archéologie médiévale n’a pas manqué, elle aussi, d’infliger une semblable distorsion à la civilisation qu’elle étudie en s’adressant d’abord aux vestiges les plus prestigieux. En témoignent encore trop de livres et de musées consacrés à la civilisation médiévale où les cathédrales et les châteaux, les ivoires et les émaux, et l’or des miniatures et des ciboires tiennent toute la place. Pourtant c’est sans doute dans l’archéologie médiévale qu’on trouverait les orientations les plus affirmées et les entreprises les plus nombreuses vers la culture matérielle. Comment l’expliquer ? Probablement par une attention plus marquée aux recherches historiques chez les praticiens de la fouille, souvent venus de l’histoire. Par l’exemple slave aussi, quoiqu’il n’ait pas été le seul à jouer : les médiévistes, en empruntant aux préhistoriens les méthodes les plus fines, leur ont aussi emprunté une large part de leur problématique.
80L’archéologie slave, en tout cas, a convaincu par ses succès. Il serait exagéré d’affirmer que la recherche du spectaculaire et certaines préoccupations nationalistes n’ont eu aucune part dans ses entreprises. Mais enfin, les objectifs assignés à des programmes inspirés par le marxisme n’ont pas été perdus de vue. Fortement organisée et dotée de moyens puissants, l’archéologie slave, moins souvent que des monuments, a fouillé des sites de villages et de villes, de villes surtout39 : des quartiers entiers ont été mis au jour avec les rues, les modestes demeures des habitants des faubourgs, et les échoppes des artisans comme cet atelier de cordonnier de Novgorod qui a livré des milliers de lambeaux de cuir, et de nombreuses chaussures usées, et la cuve où les peaux étaient épilées à la chaux vive, ou comme le « studio » de Kiev, maison d’un orfèvre, abandonnée au moment de la prise de la ville par les Mongols en 1240 et où la marmite était encore sur le foyer avec la cuiller de bois plantée dans la bouillie de gruau. De nombreux Pompéi donc, mais interrogés scientifiquement suivant une investigation systématique appuyée sur les méthodes d’analyse les plus modernes, sur les travaux de laboratoire comme ceux qui sont consacrés, à Poznan, à la paléobotanique ou, à Lòdz, à l’étude des tissus anciens.
81Et les conditions particulières de conservation qu’offrent souvent les sols humides des pays slaves ont permis de restituer une véritable civilisation du bois dont sont faits non seulement les ustensiles domestiques et les armes, mais les maisons construites en poutres empilées, les rues, édifiées en clayonnages ou en planches, les remparts qui, sur plus de dix mètres de haut, empilent des radiers de madriers ou de puissants caissons remplis de terre. L’archéologie retrace aussi l’évolution des techniques, de la métallurgie qui exploite précocement les gisements de fer des tourbières, de l’agriculture qui utilise des instruments aratoires à soc ferré dès les débuts de notre ère et qui connaîtrait un emploi généralisé de la charrue dès les Ve et VIe siècles. Les résultats, impressionnants par leur nombre et leur nouveauté, sont déjà synthétisés et accessibles dans le livre de Witold Hensel sur la culture matérielle des Slaves40 ou à travers les publications des Congrès d’archéologie slave de Varsovie (1965) et de Berlin (1967).
De l’archéologie médiévale à l’archéologie industrielle
82En Occident, l’archéologie urbaine ne se limite pas toujours à la fouille des monuments religieux et sur les sites des grands ports des mers du Nord (Birka, Skiringsal, Hedeby, Dorstad) ou encore à Winchester, à York, elle met au jour les habitations, les témoins des activités marchandes et artisanales et les traces de l’organisation de l’espace. Mais c’est surtout l’archéologie du village qui sert l’histoire de la culture matérielle : comment oublier que les paysans constituaient l’énorme majorité des populations médiévales ? L’archéologie du village – dont on ne peut séparer une archéologie agraire qui étudie les champs fossiles – a déjà une certaine ancienneté en Allemagne : elle y a débuté avec la fouille des habitats du haut Moyen Âge où voisinent d’étroites cabanes excavées et de grandes et longues maisons de bois et de torchis. Mais elle s’est développée après la guerre, en s’adressant aussi à des villages de la fin du Moyen Âge qui révèlent des maisons plus solidement construites, parfois en pierre, voire maçonnées, dans certain cas pourvues d’un étage, et qui annoncent la maison traditionnelle que décrit l’ethnographie41. En Angleterre, la recherche a été servie par l’ampleur du mouvement des enclosures qui a vidé de leurs habitants nombre de villages et fossilisé leurs vestiges sous l’herbe des prés à moutons : plus d’une centaine de sites villageois ont été fouillés qui permettent de retracer l’évolution des habitats et de mettre en relation les types et les dimensions des maisons avec des niveaux sociaux42. Les techniques, l’outillage agricole, l’équipement domestique sont un peu moins bien servis par les publications, données généralement pour préliminaires, et attendent des recherches plus patientes mais déjà amorcées.
83Dans les pays latins, l’archéologie médiévale n’a pas été accueillie sans réticence par des milieux savants qui ne veulent pas toujours admettre qu’une documentation essentiellement domaniale et fiscale, et servant les intérêts des classes dominantes, ne suffit pas à écrire l’histoire matérielle des masses rurales ou urbaines43. Les pays anglo-saxons, où le respect des traditions s’allie avec le goût des initiatives provocantes, ont vu naître et se développer rapidement une archéologie post-médiévale et une archéologie industrielle. L’insuffisance des sources écrites ne vaut pas que pour le Moyen Âge ; on constate même que, si la maison paysanne est, grâce aux fouilles de villages, relativement bien connue pour la fin du Moyen Âge, au moins dans certaines régions, on ignore comment elle évolue ensuite. La maison dite traditionnelle est pour une part un leurre ; en tout cas, la tradition n’apparaît jamais ni ancienne ni figée.
84En Amérique du Nord, on peut mettre au compte de l’archéologie postmédiévale la fouille des premiers établissements de la colonisation où le mode de vie importé d’Europe se trouve infléchi par les conditions différentes et les contraintes du nouveau milieu. L’archéologie industrielle44, qui n’a pas recours à la fouille, se propose, elle, de conserver et d’étudier les vestiges des manufactures du premier âge industriel ou d’ateliers plus récents : l’histoire des techniques et des conditions de travail ne peut que s’enrichir du témoignage concret laissé par les installations et les équipements du capitalisme industriel. En France où il y a beaucoup à faire dans ce domaine et où l’industrie a laissé de vastes ensembles monumentaux, comme les salines d’Arc-et-Senans ou la cité manufacturière de Villeneuvette, près de Clermont-l’Hérault, la réalisation de l’écomusée du Creusot obéit à la même inspiration45.
Projet d’une histoire de la culture matérielle
85Malgré le nombre des travaux qui, délibérément ou non, lui sont consacrés, malgré ce second souffle que lui a donné l’archéologie, l’histoire de la culture matérielle reste une recherche jeune, au statut mal défini et qui n’en finit pas de naître. Elle n’a pas encore mis au point ses démarches et apparaît encore incapable de synthèse. Au livre de Witold Hensel sur la culture matérielle des Slaves, très complet cependant, manque un chapitre, celui qui précisément serait consacré à définir la culture matérielle des peuples slaves au haut Moyen Âge : on imagine qu’elle est autre chose que l’addition des éléments qui la composent. On demeure encore au plan descriptif à la collection des faits. Pour être vraiment scientifique, l’histoire de la culture matérielle devrait sans doute parvenir à un certain niveau d’abstraction, elle devrait être en mesure de dégager les cohérences qui structurent une culture.
86Elle a cependant déjà accompli certains progrès dans cette voie comme en témoigne le livre de Fernand Braudel, ou celui de Jacques Le Goff qui dégage certaines lignes de force dans la vie matérielle de l’Occident médiéval : un progrès technique plus quantitatif que qualitatif où l’énergie animale et l’énergie hydraulique viennent soulager l’énergie humaine qui reste cependant fondamentale ; la possession des cinq « chaînes cinématiques » (niveau technique) – vis, roue, came, cliquet, poulie – auxquelles le Moyen Âge ajoute la manivelle ; un monde du bois où du même coup le travail de la pierre et celui du fer se trouvent valorisés, mais qui détruit ses réserves par les défrichements ; une agriculture qui reste en partie nomade (jachère, défrichements temporaires) et qui n’a rien ajouté au capital des plantes vivrières ; un univers de la faim où l’humanité demeure totalement vulnérable devant les catastrophes naturelles et les épidémies… Mais ces traits dominants de la culture matérielle, Jacques Le Goff ne les propose pas sans les lier à des attitudes mentales (l’horreur des nouveautés) à des phénomènes démographiques, à des structures socio-économiques. Ses rythmes, l’histoire de la culture matérielle les trouve difficilement encore en elle-même. La multitude de petits faits qui la constituent a besoin pour s’organiser d’emprunter ailleurs les éléments qui puissent les structurer.
87Il ne semble pas que l’histoire de la culture matérielle ait même construit son projet. Carandini rappelle que pour Marx les vestiges des moyens de travail – donc, à peu près, la culture matérielle – ont pour l’étude des formations sociales disparues la même importance que celle que présentent les vestiges ostéologiques pour connaître l’organisation des espèces animales éteintes. Voilà une belle mission : retrouver à travers la culture matérielle les rapports sociaux et les modes de production des sociétés du passé.
88Mais la comparaison avec les démarches de la paléontologie paraît plus séduisante que pertinente. Apparemment, la culture matérielle n’a pas encore trouvé son Cuvier. Même si les archéologues des pays socialistes se sont efforcés de répondre à l’attente marxiste, leur apport à l’histoire de l’origine des États paraît plus évident que leur contribution à l’histoire de l’organisation sociale. On ne peut s’empêcher de trouver fort sollicitées les relations parfois établies entre le féodalisme et telle découverte concrète, comme le fait que les vastes remparts des grods polonais étaient élevés en une fois par une main-d’œuvre nombreuse répartie en équipes ; ou comme l’appauvrissement qualitatif des vestiges alimentaires dans tel quartier de Gdansk, interprété comme la preuve de l’assujettissement des habitants à une aristocratie. Au surplus l’analyse n’irait pas très loin ; son aboutissement, le féodalisme, était sans doute présupposé.
89D’autres, on l’a vu, assigneraient volontiers à l’histoire de la culture matérielle une mission encore plus élevée : non plus témoigner du changement socio-économique, mais en rendre compte ; c’est le cas de l’école anthropologique américaine. Mais interpréter dans ce sens les relations entre le fait technique et le fait économique ou social est d’abord affaire d’idéologie. L’interprétation inverse est tout aussi recevable.
La culture matérielle remet l’homme au premier plan
90Alors, l’histoire de la culture matérielle est-elle condamnée à n’être qu’une « rhétorique de la curiosité » ? Peut-être, mais elle n’en apparaîtra pas pour autant moins nécessaire, car elle présente l’intérêt de réintroduire l’homme dans l’histoire, par le biais du vécu matériel. L’histoire peut-elle se satisfaire de découvrir la dynamique des rapports sociaux et de mettre à nu les rouages économiques ? Il paraît tout aussi légitime d’essayer d’appréhender la condition matérielle des hommes mis en cause par ces rapports et pris dans ces rouages. Il n’était pas dans le projet de l’histoire économique et sociale d’oublier l’homme, bien au contraire, mais soit par la faute des documents, soit qu’elle se soit laissé absorber par le jeu des mécanismes, par la recherche de lois ou de structures, il lui est arrivé de céder à la tentation de l’abstraction. Même l’histoire rurale a souvent négligé le village et ses habitants, accordant tous ses soins à l’étude des domaines des profits seigneuriaux, de la production des céréales et du vin.
91À force d’étudier le prix des grains, on a parfois oublié ceux qui les consommaient. Même si l’on admet que l’histoire est celle d’une longue exploitation de l’homme par l’homme, est-il indifférent de savoir ce que cela a concrètement signifié pour l’exploité ? C’est là ce qu’apporte l’histoire de la culture matérielle : les conditions de travail, les conditions de vie ou la marge entre les besoins et leur satisfaction. Et puisqu’elle est l’histoire des grands nombres et de la majorité des hommes, c’est d’abord l’exploité qu’elle met « sur le devant de la scène ».
Notes de bas de page
1 A. Carandini, Archeologia e cultura materiale. Lavori senza gloria nell’antichità classica, Bari, De Donato, 1975 ; D. Moreno et M. Quaini, « Per una storia della cultura materiale », Quaderni Storici, 31, 1976.
2 R. Bucaille et J.-M. Pesez, « Cultura raateriale », Enciclopedia Einaudi.
3 M. Serejski, « Les origines et le sort des mots “civilisation” et “culture” en Pologne », Annales E.S.C., nov.-déc. 1962.
4 R. Quenedey, L’Habitation rouennaise, étude d’histoire, de géographie et d’archéologie urbaines, Rouen, 1926. Lefebvre des Noettes, L’Attelage et le cheval de selle à travers les âges, Paris, 1931.
5 M. Bloch, Les Caractères originaux de l’histoire rurale française, Oslo et Paris, 1931, « Avènement et conquête du moulin à eau » et « Les inventions médiévales », Annales d’histoire économique et sociale, t. VII, 1935.
6 Paris, A. Colin, 1949.
7 Paris, A. Colin, 1967. Publication reprise dans le tome I de Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècles, Paris, A. Colin.
8 F. Furet et J. Le Goff, « Histoire et Ethnologie », Mélanges en l’honneur de Fernand Braudel, Toulouse, Privat, 1973, t. II.
9 Édition française : Paris-La Haye, Mouton, 1970.
10 Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, 1976.
11 L’Homme et la matière, 1943 et 1972 ; t. II, Milieu et techniques, Paris, Albin Michel, 1945 et 1973.
12 E. Le Roy Ladurie, Histoire du climat depuis l’an mil, Paris, Flammarion, 1967 ; J.-N. Biraben, Les Hommes et la peste en France et dans les pays européens et méditerranéens, t. I, Paris-La Haye, Mouton, 1975 ; J.-J. Hemardinquer, M. Keul, W. G. L. Randles, Atlas des plantes vivrières ; J.-P. Aron, Le Mangeur du XIXe siècle, Paris, R. Laffont, 1973 ; S. Roux, La Maison dans l’histoire, Paris, Albin Michel, 1976 ; Y. Deslandres, Le Costume, image de l’homme, Paris, Albin Michel, 1976.
13 Paris, Arthaud, 1964.
14 G. Duby, L’Économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval, 2 vol., Paris, Aubier, 1962. G. Duby et A. Wallon, dir. Histoire de la France rurale. 4 vol., Paris, Le Seuil, 1975 ; R. Fossier, Paysans d’Occident (XIIe-XIV e siècles), Paris, P.U.F., 1984.
15 La Vie quotidienne pendant la guerre de Cent Ans. France et Angleterre, Paris, Hachette, 1976.
16 P.-J. Helias, Le Cheval d’orgueil, Paris, Plon, 1975 ; H. Vincenot, La Vie quotidienne des paysans bourguignons au temps de Lamartine, Paris, Hachette, 1976.
17 E. Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan, de 1294 à 1324, Paris, Gallimard, 1975.
18 Pour une histoire de l’alimentation (présenté par J.-J. Hemardinquer), Paris, A. Colin, 1970.
19 On doit ici faire mention des recherches de l’Institut für Mittelalterliche Realienkunde Osterreichs de l’Académie autrichienne des Sciences, et des colloques qu’il organise, et par exemple : Adelige Sach Kultur des Spätmittelalters, Vienne, 1982.
20 A. Rapoport, Pour une anthropologie de la maison, Paris-Bruxelles-Montréal, Dunod, 1972 ; « Préliminaires d’une étude historique des maladies », Annales E.S.C., nov.-déc. 1969.
21 G. Bertrand, « Pour une histoire écologique de la France rurale » dans Duby et Wallon, Histoire de la France rurale, t. I, Paris, Le Seuil, 1975.
22 M. D. Grmek, « Préliminaires d’une étude historique des maladies », Annales E.S.C., nov.-déc. 1969.
23 J.-P. Aron, P. Dumont, E. Le Roy Ladurie, Anthropologie du conscrit français d’après les comptes numériques et sommaires du recrutement de l’armée, 1819-1826, Paris-La Haye, Mouton, 1972.
24 R. Dion, Histoire de la vigne et du vin en France des origines au XIXe siècle, Paris, 1959.
25 L. Stouff, Ravitaillement et alimentation en Provence aux XIVe et XVe siècles, Paris-La Haye, Mouton, 1970.
26 La Construction au Moyen Âge, histoire et archéologie, Paris, les Belles-Lettres, 1973. Architectures de terre et de bois. L’habitat privé des provinces occidentales du monde romain. Antécédents et prolongements : protohistoire, Moyen Age, et quelques expériences contemporaines, J. Lasfargues dir., Paris, DAF, 1985. Pierre et métal dans le bâtiment au Moyen Âge, O. Chapelot et P. Benoit éd., Paris, E.H.E.S.S., 1985.
27 J.-P. Bardet, P. Chaunu, G. Deserti, P. Goubier, H. Neveux, Le Bâtiment : enquête d’histoire économique, XIVe-XIXe siècles, Paris-La Haye, Mouton, 1971.
28 P.-J. Himly, Atlas des villes médiévales d’Alsace, 1970.
29 Bliaud : tunique qui se portait sur la cotte (sorte de chemise) et sur les braies, qui étaient des culottes.
30 M. Daumas, L’Histoire des techniques, son objet, ses limites, ses méthodes, 1969.
31 B. Gille, Histoire générale des techniques, Paris, Presses universitaires de France, 1962 ; C. Singer, E. J. Holmyard, A. R. Hall and T. I. Williams, A History of Technology, 5 vol., Oxford, 1954.
32 L. White, Technologie médiévale et transformations sociales, Paris-La Haye, Mouton, 1969.
33 D. Furia et P.-C. Serre, Techniques et sociétés, Paris, Armand Colin, 1970.
34 Pour F. Braudel, l’histoire traditionnelle est attentive au temps court, à l’événement ; l’histoire économique et sociale aux cycles et à la conjoncture ; l’histoire nouvelle à la longue, même à la très longue durée (les structures). F. Braudel, « La longue durée », dans Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969.
35 Ensemble culturel intéressant toute une région du globe et défini par un certain nombre de critères techniques, socio-économiques, religieux, linguistiques.
36 T. Wadowicz, « L’histoire de la culture matérielle en Pologne », Annales E.S.C, janv.-fév. 1962.
37 J. Guilaine, Premiers bergers et paysans de l’Occident méditerranéen, Paris-La Haye, Mouton, 1976.
38 A. Leroi-Gourhan et M. Brezillon, Fouilles de Pincevent. essai d’analyse ethnographique d’un habitat magdalénien, Paris, C.N.R.S., 1972.
39 Sous la dir. de P. Francastel, Les Origines des villes polonaises, Paris, 1960.
40 W. Hensel, Les Slaves au haut Moyen Âge. Leur culture matérielle, Varsovie, 1956 [en polonais].
41 Archeologia e geografia del popolamento, Quaderni storici, 24, 1973.
42 M. Beresford et J. Hurst, Deserted Medieval Villages, Londres, 1972.
43 À noter cependant la parution depuis 1971 de la revue Archéologie médiévale et depuis 1974 de Archeologia Medievale. Des fouilles sur des sites de villages mediévaux ont été récemment publiées : G. Démians d’Archimbaud, Les Fouilles de Rougiers, Paris, CNRS, 1980 ; J.-M. Pesez (dit.), Brucato, histoire et archéologie d’un habitat médiéval en Sicile, Rome, École française de Rome, 1984.
44 R. A. Buchanan, Industrial Archaeology in Britain, 1972.
45 « Premiers éléments d’archéologie industrielle sur le territoire de la communauté urbaine Le Creusot-Monceau ».
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Le Sol et l'immeuble
Les formes dissociées de propriété immobilière dans les villes de France et d'Italie (xiie-xixe siècle)
Oliver Faron et Étienne Hubert (dir.)
1995