Sur les formes de propriété dissociée à l'époque contemporaine
Milan, xixe siècle
p. 101-113
Résumé
À Milan au début du XIXe siècle, l’emphytéose accélère le transfert de propriété de l’Église vers la société civile en permettant de dégager de l’argent frais pour de nouveaux projets urbanistiques. Pour dépasser toute analyse sommaire des mouvements, il faut avoir recours aux archives notariales. On constate d'abord qu’il existe une espèce d’arithmétique au sein des sphères de propriété utile ou éminente : les biens semblent presque interchangeables, ce qui témoigne de la grande flexibilité de l’emphytéose. La propriété dissociée apparaît en outre à l’époque comme une forme vivante générant des rapports sociaux complexes. En échange de la jouissance totale du devenir de l’immeuble, l’emphytéote est soumis à des conditions drastiques et à des charges économiquement lourdes. En revanche, l’analyse du Code universel autrichien témoigne de l’évolution d’une telle situation puisque le propriétaire utile devient alors libre de vendre son bien. Avec la Restauration autrichienne, débute donc un mouvement qui conduira à la quasi-disparition de la propriété dissociée urbaine à la fin du XIXe siècle.
Texte intégral
1La propriété des immeubles urbains n’a jusqu’à présent fait l’objet que de peu d’études systématiques, aussi bien pour Milan que pour bon nombre des villes italiennes du XIXe siècle1. Certaines enquêtes ponctuelles ont porté sur des portions de l’espace urbain2 mais les travaux prenant en compte l’ensemble d’un parc immobilier sont rares. Autre dimension négligée par les historiens, celle de la nature des contrats de propriété, d’où une certaine schématisation quand cette dimension est évoquée.
2Les formes de propriété dissociée sont par exemple généralement reléguées dans une double situation de marginalité. Il s’agit d’abord d’une marginalité de caractère juridique. Quand l’emphytéose est envisagée, c’est le plus souvent comme un type d’exception par rapport au droit intégral de propriété3. Une autre forme de marginalité consiste à ranger l’emphytéose parmi des dispositifs passéistes, dans une espèce de magasin des antiquités dont la Révolution aurait démontré tous les anachronismes. Derrière les formes de propriété dissociée, on se limite alors à retrouver des modèles anciens. C’est par exemple la problématique de Renato Zangheri quand il affirme : « ces emphytéoses peuvent-elles être définies autrement que de lointaines et banales survivances médiévales ? »4.
3Ce constat semble pourtant décrire plus l’apparence que la réalité intrinsèque du phénomène. À Milan, durant la période qui suit la Révolution française, l’emphytéose est loin de correspondre à une forme juridique dépassée. Beaucoup de signes en démontrent toute la vitalité. Beaucoup de signes traduisent même un regain d’activité de la propriété dissociée qu’il s’agit d’envisager aujourd’hui de manière empirique mais aussi comme une invitation à des approfondissements utérieurs.
Le contexte juridique de la propriété dissociée à Milan au début du XIXe siècle
4Une première idée-force s'impose d’emblée à la lecture de la documentation milanaise. Tout comme au Moyen Âge, la propriété dissociée répond à l’époque contemporaine à des impératifs économiques et urbains précis. Plus même, elle caractérise une évolution historique majeure dans laquelle l’Église continue à jouer un rôle de premier plan. Une opposition semble éclairante : celle qui joue entre une période où les emphytéoses se constituent en grand nombre, qui correspond à un long Moyen Âge et une autre période où au contraire, les emphytéoses se défont ou parfois, se refont, qui correspond cette fois aux évolutions post-révolutionnaires. En amont, l’Église s’installait au cœur de la cité5. La propriété dissociée facilitait alors la constitution de patrimoines ecclésiastiques, qui représentaient autant de bases économiques pour les clergés séculier ou régulier. En aval, l’objectif est radicalement opposé puisque nous sommes en phase de sécularisation des biens ecclésiastiques, de dessaisissement de l’Église vers la société civile.
5Un tel dessaisissement est non seulement voulu mais il est aussi rencontré tant l’argent frais manque et que les solutions pour en trouver sont peu nombreuses. Mener à bien une politique coûteuse suppose de dégager des subsides frais que seuls des gros propriétaires sont en mesure de fournir. Le lien est d’ailleurs souvent fait entre dessein somptuaire et utilisation des possibilités offertes par la propriété dissociée. Cela explique qu’en novembre 1798, face à des difficultés impromptues, un membre du Conseil des Anciens suggère l’affranchissement de baux emphytéotiques6. Une loi datée du 23 ventôse de l’an IX (14 mars 1801), autorise ainsi le Gouvernement à recevoir l’affranchissement de baux emphytéotiques (livelli) jusqu’à hauteur d'un million de lires pour réaliser le projet de Forum Bonaparte. Le but est clair, c’est bien la mise en œuvre d’un projet urbanistique nouveau. La propriété dissociée se révèle un instrument tout à fait efficace en raison de sa grande flexibilité. Comme le précise le texte de la loi, il s’agit d’un moyen « prêt à être utilisé et qui concilie l’intérêt public avec l’intérêt privé ». Une telle mesure permet en particulier de dégager de l’argent frais rapidement.
6Ce type de décision n’a toutefois pas été à proprement parler rationalisé. Il n’y a pas eu de mesure d’ensemble concernant la propriété dissociée. On peut même suivre Alberto Cova et dire que ce problème a par exemple été complétement sous-évalué pendant la première période française. Différents faits en témoignent comme l’absence d’une loi consacrée spécifiquement à la concession de biens emphytéotiques7 ; pendant cet arc de temps, l’affranchissement des livelli ne concerne au total que treize maisons et cinq boutiques8. Cette absence de prise en compte législative fait que ce n’est pas la piste institutionnelle qui permet d’en savoir plus sur l’évolution de la propriété dissociée. Le plus intéressant est de suivre comment se réalisent concrétement les opérations concernant les propriétés emphytéotiques à l’époque contemporaine et d'analyser en détail les acteurs concernés.
7Un exemple permet de mieux approfondir les modalités de cette forme de sécularisation. En 1796, les biens de commende de l’abbaye de Chiaravalle sont séquestrés et frappés d’une importante contribution militaire qui n’a pu être payée qu’en vendant à des emphytéotes une partie de cette masse pendant la période allant de janvier à août 17979. Ainsi des fonds situés à Lodigiano sont-ils cédés le 13 juin 1797 à Gian Battista Rognoni, de Valera Lodigiano, pour un loyer annuel de 406 lires10. Il n’est bien sûr pas neutre qu’une abbaye soit au cœur du mécanisme. C’est bien l’Église qui est concernée au premier chef, d’autant plus qu’il semble à peu près démontré que nous sommes en présence d’emphytéoses nouvelles. Quelques autres témoignages vont d’ailleurs dans le même sens. Suite à la suppression des corporations, une salle attenante à l’église de San Michele al Gallo est par exemple transformée en un local qui est donné ensuite à livello à Carlo Arrigoni11.
8De telles situations montrent bien que la propriété dissociée n’est pas au début du XIXe siècle une survivance, mais une forme juridique vivante qui répond à certains besoins profonds du marché des biens.
9Un problème surgit alors : quelle est l’importance globale de la propriété dissociée ? Que représentait l’emphytéose au niveau d’une ville comme Milan ? Il est malheureusement à peu près impossible de le savoir avec précision. Pour connaître l’assiette de la propriété du parc immobilier, j’ai reconstruit à peu près 70 % des détenteurs des immeubles de Milan en 1811 et cela, à partir d’une source de nature démographique : l’anagrafe12. Or, pour les employés de l’anagrafe, le propriétaire indiqué est indifféremment le propriétaire éminent ou utile. Souvent, les situations d’emphytéose ne sont même pas reportées. Prenons un exemple. La propriété de l’édifice portant le numéro civique 2074 est attribuée par l’anagrafe à Giuseppa Ventura. Or, d’autres sources indiquent que cette dernière n’est qu’une emphytéote vis-à-vis de l’église de San Simpliciano qui en a la propriété éminente. Une autre zone d’incertitude entoure l’utilisation dans le recensement anagrafique du vocable locatore13 pour caractériser un individu dont le nom figure dans la rubrique « nom du propriétaire de l’immeuble ». Son rapport exact à la propriété proprement dite n’est pas explicité. On peut supposer qu’il s’agit alors d’une situation proche de celle qui est décrite par Olivier Zeller14. Il semble en tout cas nécessaire d’être très prudent sur une telle question. À s’en tenir à la documentation, qu'elle soit anagrafique ou cadastrale, rien ne permet d’affirmer qu’un locatore ait plus que des attributs de gérant ou, en d’autres termes, qu'il soit véritablement partie prenante dans le morcellement de la propriété. De telles considérations invitent à relativiser toute entreprise de prise en compte globale des contrats de propriété. Dans un premier temps, c’est sans nul doute une analyse cas par cas qui peut permettre de défricher une telle complexité. L’important apparaît donc de comprendre la nature des contrats emphytéotiques.
L’analyse de situations représentatives de contrats d’emphytéose
10Les archives cadastrales recèlent de nombreux contrats de propriété dissociée. Un cas très fréquent correspond à ce que l’on pourrait définir comme une fin d’emphytéose, quand le possesseur d’un bien réussit, à travers un rachat, à accéder à la propriété pleine et entière. Beaucoup d’actes concernent en effet ces « affranchissements » des annualités dues aux propriétaires éminents. Les textes parlent pour une telle situation, de « consolidation » de la propriété utile avec la propriété éminente et permettent d’évaluer les sommes dues dans ce cas. Des documents de 1812 témoignent d’affranchissements de l’ordre de 21 fois le montant de l’annualité versée15. On rencontre aussi, même si c’est plus rarement, le cas inverse de propriétaires éminents qui rachètent la propriété utile. Avec les actes du cadastre, il n’est guère possible d’aller plus loin. La nature précise des contrats, la variété des obligations, les modalités des différents versements n’apparaissent en effet que dans une documentation fine qui prend en compte l’ensemble des conditions : les archives notariales.
11Pourtant, dépouiller ces dernières séries se révèle souvent peu fructueux. Il est ainsi frappant de constater une grande spécialisation des notaires. Certaines liasses ne recèlent par exemple que des contrats de prêts, le plus souvent d’un montant extrêmement limité. D’autres liasses concernent principalement des biens fonciers. Parmi les actes mentionnant les immeubles citadins, une minorité vise des formes de propriété dissociée. Parmi cette minorité, on rencontre un grand nombre de contrats presque standardisés que l’on pourrait résumer par la formule suivante : X achète à Y le domaine utile de la maison no Z pour devenir livellano..., sans autre précision sur les conditions liées à une telle forme de propriété. Exceptionnellement, cette dimension presque schématique est dépassée : c’est à ces documents plus riches en informations que je m’intéresserai prioritairement. À ce stade de l’enquête, c’est en effet la dimension qualitative qui a été privilégiée.
12Un premier type de contrat correspond à un double mouvement. Par un acte du 3 août 1811, enregistré auprès du notaire Reina, le Domaine se porte acquéreur de la maison portant le numéro 4776, située contrada Larga16. Cette opération s’inscrit dans le cadre de l’agrandissement du Palais Royal et donc d’un projet d’urbanisme citadin. L’opération est alors bivalente puisqu’elle prend en considération simultanément les deux sphères de la propriété : utile et éminente.
13D’un côté, le Domaine rachète la propriété utile de l’édifice n” 4776 contre plus de 15 000 lires milanaises17 qui sont versées à Cavigioli, l’ancien emphytéote. D’un autre côté, en échange de la propriété éminente, estimée à 1000 lires, de cette maison, le Domaine offre une série de propriétés éminentes fractionnées. Carolina Anguisola Settala, l’héritière de l’une des plus grandes familles citadines, obtient donc comme contrepartie de la cession de ses droits sur la maison no 4776, la propriété éminente de sept maisons et de différents biens agricoles, qui sont détaillés en annexe. Parmi ces sept édifices, quatre sont situés à Milan ; ils faisaient partie antérieurement du patrimoine de l’abbaye vacante de Sant’Ambrogio ad Nemus. Le contrat précise également certaines des modalités d’application. Ainsi le versement du loyer inclut l’« obligation de manutentions sous une forme ordinaire ».
14Ce premier exemple témoigne d’une espèce d’arithmétique des propriétés qui porte de manière cloisonnée sur les deux sphères des propriété éminente et utile. Le contrat envisagé invite à formuler une hypothèse. Quand ils sont régis par la même forme de propriété dissociée, les biens semblent susceptibles d’être échangés de manière presque indifférente, quelle que soit leur localisation ou même leur nature, ce qui corroborerait l’idée de la grande flexibilité de l’emphytéose.
15Un deuxième exemple de contrat permet de mieux comprendre les obligations qui pèsent sur un emphytéote. Il correspond à un acte de juillet 1811 passé devant le notaire Carozzi et concernant le domaine utile de la maison portant le numéro 3434, sise contrada San Sisto18. Cet édifice est propriété de l’orphelinat de San Pietro in Gessate. En 1811, la Congrégation de la Charité, qui est responsable de toutes les opérations immobilières concernant les patrimoines ecclésiastiques, organise la vente du domaine utile de la maison no 3434 à Francesco Tosi et « à tous ses héritiers et successeurs ».
16Il s’agit en fait de la création d’un livello « apparent et perpétuel » mais qui peut être interrompu, comme il l’est précisé, « selon les termes prévus par le Code Napoléon ». Cette dimension « perpétuelle» confirme qu’au début du XIXe siècle, on peut bel et bien créer des emphytéoses pour un très long terme19. Le contrat est relativement complexe. Comme le montre le tableau en annexe, les versements, dûs à la Caisse générale de la Congrégation en monnaie métallique, sont multiples.
17Les sévères conditions imposées au nouveau propriétaire sont énumérées en quatorze points. Les premiers sont de nature économique. Le livellario devra verser un loyer perpétuel de 950 lires par an en deux traites, respectivement à Pâques et à la Saint-Michel20. S’y ajoutent le montant de 3 années de loyer à titre de caution. Mais F. Tosi devra aussi verser 3144 lires car des améliorations prévues antérieurement n’ont pas été réalisées et il revient à l’emphytéote de prendre à sa charge le poids de cette dette restée impayée ; sinon, il perdra tout titre vis-à-vis de la Congrégation.
18L’affranchissement est facultatif pour l’emphytéote comme pour ses successeurs. S’ils choisissent cette solution, ils devront verser un capital estimé « à raison de 300 lires pour chaque lire et demie du loyer annuel ». Pour la maison no 3434, cela correspond à un chiffre de 114 000 lires. Il s’agit d’une somme élevée au regard des quelques mentions de prix d’édifices disponibles pour cette période21, d’autant plus qu'elle ne concerne que la propriété éminente. Cela nous rappelle que la véritable propriété, en terme de capital, est bien la propriété éminente. Dans cette perspective, la propriété utile caractérise avant tout une jouissance temporaire.
19Sont également à payer pour l’acquéreur les impositions « directes et indirectes... au titre de la propriété et de la possession de l’édifice ». Cela montre que, pour les autorités financières, le propriétaire-contribuable est l’emphytéote et non le propriétaire éminent. Des charges supplémentaires sont en outre mentionnées comme « les dépenses et charges pour le nettoyage ou l’entretien des rues » et bien sûr, les réparations ordinaires et extraordinaires qui sont entièrement à la charge de l'emphytéote22. Ces derniers travaux constituent en quelque sorte l’objet principal du contrat et sa justification essentielle aux yeux du propriétaire éminent. Ce dernier abandonne en effet la jouissance de son bien pour en obtenir une amélioration substantielle, qui va bien au-delà d’un simple entretien de routine. L’emphytéose devient alors un véritable facteur de progrès pour le parc immobilier citadin et plus largement pour le processus d’urbanisation. L’objectif de « bonification » de l’édifice est même chiffré : après une durée de quatre ans, F. Tosi devra avoir apporté des améliorations significatives pour un montant de 3000 lires. Aucune compensation ne sera accordée pour ces travaux même en cas de consolidation du domaine éminent. Pire encore, l’emphytéote n’aura aucun droit à d’éventuelles réparations à assumer par le propriétaire éminent. Il est bien le seul maître à bord du devenir de l’immeuble. Certes l’emphytéote a la jouissance d’un édifice mais tous les risques pèsent sur ses épaules.
20L’ensemble de ces paiements relativement importants constituent en fin de compte les conditions mêmes de la propriété utile. Les chiffres sont fixés une fois pour toute. Aucune remise ne sera concédée. « Aucune diminution du loyer annuel perpétuel, ne sera accordée pour un quelconque malheur céleste ou terrestre ». Il existe une seule exception, illustrée par une formule tout à fait révélatrice : si la peste survient parmi les hommes, le versement du loyer sera suspendu. C’est là, la seule réminiscence ouvertement passéiste d’un contrat dont on peut constater au contraire l’adéquation aux conditions générales du début du XIXe siècle.
21Si pendant deux ans le loyer n’est par versé, l’investiture devient caduque. Autre disposition tout à fait significative : il est impossible d’aliéner le domaine utile sans autorisation. Le propriétaire éminent doit être obligatoirement consulté, ce qui sous-entend un droit de prélation, même si le contrat reste silencieux sur ce point.
22La lecture de ce document témoigne avec éclat des conditions drastiques auxquelles est soumis un emphytéote à Milan au début du XIXe siècle. Il s’agit maintenant de mesurer la représentativité d’une telle situation en envisageant les grandes lignes de l’évolution de la propriété dissociée.
L’évolution générale de la situation de propriété dissociée
23Comme je viens de le voir, la propriété dissociée est pratiquée de manière relativement sévère pour l’emphytéote pendant la période française. Qu’en est-il de l’évolution d’un tel type de contrat au cours de la suite du XIXe siècle ?
24Pour l’évaluer, je m’appuierai sur des documents conservés aux Archives d'État de Milan23. Un texte du 20 janvier 1820, émanant des services fiscaux et signé par le baron Fortis, se propose comme une véritable analyse de droit comparé. D’un côté, les statuts et les corpus juridiques des différents États italiens. De l’autre, le Code civil universel autrichien, désormais appliqué en Lombardie-Vénétie et, plus particulièrement, les dispositions prévues par un texte du 15 septembre 1818. Il est donc possible de suivre l’évolution de la propriété dissociée qui s’opère après la période française, lorsque la Lombardie est redevenue autrichienne. Quels changements ont-ils été déterminés par cette nouvelle rupture juridique ?
25Il est tout à fait caractéristique de remarquer que, dans le domaine de la propriété dissociée, la Restauration autrichienne détermine une véritable coupure alors que l’occupation française n’avait pas modifié substantiellement les pratiques antérieures, voire leur avaient donné une nouvelle vigueur.
26Certes, avec le Code autrichien, les préalables restent les mêmes : l’emphytéose est toujours « réglée par les lois romaines ». C’est d’ailleurs en fonction du droit romain que le propriétaire éminent est considéré comme le vrai propriétaire du fonds emphytéotique et qu’il en conserve la « possession civile ». Inversement, l’emphytéote n’a que la domination utile et la possession naturelle tant qu’il verse le loyer annuel et bien sûr à condition qu’il observe les conditions prévues par le contrat.
27Si les préliminaires sont identiques, le Code universel autrichien coïncide avec une évolution sensible. Quatre points de différenciation sont clairement identifiables.
281) Le Code universel affirme d’abord la séparation entre simple location et propriété dissociée. Les paragraphes 1222 et 1223 du Code soulignent ainsi que « si le loyer est proportionnel à la rente, ce n’est pas une emphytéose mais une location héréditaire » ; le loyer emphytéotique est en effet « une rétribution modeste, en reconnaissance de la propriété éminente ». En revanche, la situation varie fortement selon les différents États italiens : on passe ainsi d’un loyer calqué sur la valeur du fonds à un loyer « extrêmement faible », s’apparentant à une simple reconnaissance. Des emphytéoses « purement honorifiques », car elles n’entraînent aucun versement, sont même signalées dans la province de Mantoue.
29Pour Milan, le Code universel autrichien signifie donc bien une rupture significative. Rappelons par exemple les 950 lires versées par Francesco Tosi pour l’édifice no 3434 : ce loyer de 950 lires correspond à plus d’une année de travail d’un artisan à l’époque, autant dire que nous étions loin d’une redevance symbolique.
302) Le Code universel annule la clause de caducité du contrat. Jusqu’alors, un non-paiement de deux ans pour les biens ecclésiastiques – ce que confirme d’ailleurs le contrat de F. Tosi – et de trois pour les emphytéoses civiles provoquait l’immédiate consolidation en faveur du propriétaire éminent. Avec le Code autrichien, le principal mode d’indemnisation du propriétaire éminent devient le recours à une mise sous séquestre des rentes liées à un fonds. Si dans le reste de l’Italie des abus graves entraînent une caducité immédiate, ils ne provoquent qu’une simple obligation de vente pour le Code universel. Ce dernier va jusqu’à empêcher que des prestations soient exigées sur d’autres biens que les fonds concernés alors que dans les États italiens, ce type d’action peut prendre en considération l’ensemble des biens d’un emphytéote.
313) C’est toutefois au niveau des droits de vente du propriétaire utile que les différences sont probablement les plus importantes. Dans les Etats italiens, l’emphytéote, défini comme un livellano passif, doit obtenir l’autorisation du propriétaire éminent pour avoir la possibilité de vendre car ce dernier détient le droit de prélation ; la prélation étant même définie, dans certains contrats, à un prix inférieur à l’aliénation. Dans les provinces de Crémone et de Lodi, la diminution correspondante du prix de vente était fixée à un sou par lire, soit 5 %24. Les statuts de Mantoue l’établissent au taux particulièrement élevé de 10 %, mais ils semblent constituer une exception dans ce domaine. En revanche, le Code autrichien autorise le propriétaire utile à vendre en toute liberté (article 1140). Il signifie donc la fin du droit de prélation. Si le propriétaire éminent s’est malgré tout réservé une possibilité de blocage, il doit manifester une telle volonté au plus tard « 30 jours après la notification qui lui a été faite » (article 1141).
32Cette fin du droit de prélation du propriétaire éminent entraîne une autonomie plus grande du propriétaire utile et la séparation accrue des sphères des propriétés éminente et utile.
334) Signalons enfin la prise en considération d’une situation particulière par le Code autrichien. Si le propriétaire utile décède sans laisser d’héritier, la consolidation en faveur du propriétaire éminent est automatique à condition que celui-ci rembourse les dettes qui grèveraient éventuellement le fond (article 1149). Ce type de consolidation n’est par contre pas reconnu dans certaines provinces italiennes comme celle de Mantoue.
***
34Autant la césure révolutionnaire semble avoir des conséquences limitées sur la situation de la propriété dissociée, autant la Restauration autrichienne tend à faire évoluer les choses.
35Au début du XIXe siècle, l’emphytéose a bien de fortes implications sociales. Comme dernier témoignage d’une telle réalité, je prendrai l’exemple de la situation d’un personnage célèbre, l’écrivain Manzoni. En 1813, les Manzoni achètent un immeuble baroque (situé au no 1171) 106 000 lires italiennes en or ou argent, soit 26 000 lires au comptant et le reste en 6 paiements semestriels avec 5 % d’intérêt (soit 13 333 lires, plus les intérêts). La vente est enregistrée le 2 octobre 1813 devant le notaire Di Castillia25. Mais ce qui apparaît à première vue comme une vente ordinaire est en fait un contrat de propriété dissociée. Manzoni se porte en effet acquéreur de la propriété utile de l'édifice no 1171 en versant les 106 000 lires à Alberico De Felber. Dans le même temps, un article distinct prévoit le versement chaque année à la Saint-Michel d’une redevance perpétuelle de 287 lires milanaises à la famille Borromée. Ce loyer est loin d’être symbolique et reflète un rapport économique significatif. La propriété dissociée établit donc au début du XIXe siècle des réseaux sociaux complexes, restés le plus souvent souterrains faute d’études, qui seraient sans aucun doute susceptibles de proposer des éclairages nouveaux sur la distribution des richesses.
36La Restauration autrichienne contribue au contraire à casser ce mécanisme en séparant radicalement les sphères des propriétés éminente et utile, en augmentant les droits des emphytéotes, en réduisant les sommes dues à une valeur symbolique. Le Code universel qui, comme le souligne le texte signé par le baron Fortis déjà abondamment cité, affirme « la suprématie de l’équité du juge sur la rigueur du droit », introduit une coupure symptomatique. Ce sont alors les locations ordinaires qui répondent aux mouvements du marché tandis que les emphytéoses se limitent à entériner l’exercice d’une propriété symbolique.
37Ce travail ne peut donc se conclure que sur de nouvelles pistes. C’est en particulier l’extinction de la propriété dissociée qui pose problème. Un constat s’impose : il est à peu près clair qu’au début du XXe siècle voire à la fin du XIXe siècle, les contrats de propriété dissociée des immeuble urbains ont disparu. Quand et comment s’est réalisée cette extinction ?
38Sur la chronologie, il est clair que la période autrichienne a entériné un déclin dans la forme : mais doit-on y lire des conséquences en terme quantitatif ? L’histoire de l’emphytéose est-elle avant tout cyclique ? Peut-on interpréter la période française comme un feu de paille, une brève interruption au cours d’une phase de déclin de la propriété dissociée courant sur le long terme ? Pour les modalités de l’extinction, la question posée est de savoir si c’est ainsi le droit qui a agi sur la pratique ou le contraire. La mise à l’écart de la propriété dissociée ne fait-elle qu’entériner l’abandon d’un type de contrat tombé en désuétude ou est-elle au contraire la condition d’un tel abandon ?
Annexe
ANNEXE. CONDITIONS DES DEUX CONTRATS ENVISAGÉS
1) MAISON no 4776
a) dominio utile (ou possesso civile)
Ancien propriétaire : Cavigioli nouveau propriétaire : Domaine somme : 15 350 £
b) dominio eminente
Ancien propriétaire : C. Anguisola Settala nouveau propriétaire : Domaine maisons milanaises :
1 maison Contrada della Spiga emphytéote P. Galimberti | 310£ |
2 maisons Borgo degli Ortolani emphytéote D. Tavenghi | 285£ |
1 maison Porta Comasina emphytéote C. Rampoldi | 21£ |
autres :
2 maisons à Pavie | 233 £ | |
1 maison à Pavie | 99 £ | |
des biens à Magenta et Arese | 35£ | |
Total | 1017£ | propriété éminente de la maison no 4776 : 1000£ |
2) MAISON no 3434
Notes de bas de page
1 Sur cette lacune : F. Della Peruta Per la storia della società lombarda nell'età della Restaurazione, dans Studi storici, 1975, 2, p. 331.
2 Pour un exemple récent de ce type d’analyses, centrées sur un espace nettement circonscrit : E. Armelloni, Casa, famiglia e professione nella Milano di fine ’700. La parrocchia di S. Stefano maggiore secondo lo « status animarum » del 1797, dans Archivio storico lombardo, 1987, p. 163-188.
3 Cf. A. Signorelli (sous la direction de), Le borghesie dell’Ottocento, Messine, 1988, p. 25.
4 R. Zangheri, Gli anni francesi in Italia : le nuove condizioni della proprietà, dans Studi storici, 1979, p. 24.
5 Différentes communications reprises dans ce volume, dont celle d’Étienne Hubert, en témoignent.
6 A. Cova, La vendita dei beni nazionali in Lombardia durante la prima e la seconda Repubblica cisalpina (1796-1802), dans Economia e storia, 10, 1963, p. 382.
7 A. Cova, art. cit., p. 411.
8 Ibid.
9 E. Pagano, Monastero e abbazia tra Ancien Regime e rivoluzione : la soppressione della casa cistercense di Chiaravalle milanese. Il patrimonio fondiario, le alienazioni, i nuovi proprietari, dans Chiaravalle. Arte e storia di un’abbazia cistercense (sous la direction de P. Tornea), Milan, 1992, p. 178-201.
10 E. Pagano, art. cit., p. 197.
11 Quadro storico di Milano antico e moderno preceduto da un compendio degli avvenimenti più rimarcabili seguiti dalla fondazione di questa capitale sino all'istallamento del nuovo Governo della Repubblica Italiana, ed altre utili, ed indispensabili notizie, Milan, 1802.
12 Sur ce travail : O. Faron, Immeubles, propriétaires et locataires à Milan au début du XIXe siècle, dans Mélanges de l’École française de Rome. Italie et méditerranée, 1989/2, p. 671-693.
13 Le terme « locatore » constitue une exception terminologique. Il n’équivaut pas à la condition de loueur, qui correspond au mot affittuario.
14 Indépendamment des deux textes publiés dans cette ouvrage, on peut renvoyer à un article particulièrement stimulant d'O. Zeller, Un mode d'habiter à Lyon au XVIIIe siècle : la pratique de la location principale, dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1988.
15 L’examen de ces situations repose sur la consultation d’un décret pris en février 1812 : Archivio di Stato di Milano, Luoghi pii, parte moderna, cartella no 38. Ce sont en l’occurrence des propriétaires privés qui s’affranchissent par rapport à l’Hôpital majeur.
16 Archivio di Stato di Milano, fondo notarile, notaire Reina, cartella no 46664, acte no 733.
17 À partir de maintenant, l’indication de lires sans autre précision renverra aux lires milanaises. Pour donner une estimation des équivalences : les 1000 lires milanaises dues à Carolina Anguisola Settala correspondent à 767,51 lires italiennes.
18 Archivio di Stato di Milano, fondo notarile, notaire Carozzi, cartella 48560, acte no 3035.
19 Rappelons que certaines emphytéoses sont de durée limitée : elles peuvent s’arrêter par exemple après trois ou quatre générations ou après une lignée déterminée.
20 La Saint Michel est à l’époque une date-charnière dans le déroulement de l’année à Milan : c’est généralement la période d’échéance des loyers.
21 Quelques éléments de comparaison peuvent être donnés, concernant le marché immobilier milanais dans les années 1810.
En 1811, une maison, portant le numéro 4914 et située contrada delle Ore, est vendue 18 777 £ par Carlo Baveggi ; celle au no 4027, 23 850 £ (ASM, Fondo notarile, notaire Reina, cart, no 46664). Toujours en 1811, l’édifice no 924 est vendu 16 117 £ (ASM, Fondo notarile, notaire Reina, cart. 46664).
En 1812, le gouvernement achète la maison Clerici pour 445 000 lires milanaises alors que les héritiers en voulaient plus de 600 000 (A. Cassi Ramelli, Il centro di Milano, Milan, 1971, p. 262).
22 Ces réparations viennent alors s’ajouter aux sommes dues pour les améliorations antérieures non réalisées.
23 Archivio di Stato di Milano, Giustizia civile, parte moderna, cartella no 41.
24 Sur ce point, le « Code Autrichien... avec sagesse maintient les statuts de chaque province ».
25 Le texte correspondant est publié par E. Flori, Ritorno di don Alessandro. Chi vendè al Manzoni la casa di via Morone, come fu venduta, come e da chi fu decorata in cotto, Milan, 1938.
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