Être propriétaire à Paris à la fin du Moyen Âge
p. 71-83
Résumé
À Paris, au Moyen Âge, la propriété du sol et celle des immeubles ne sont pas dissociées, mais les possesseurs des maisons et des rentes qui y sont assises ont des droits subordonnés à ceux, éminents, des seigneurs. Le système de droits hiérarchisés, (locataire preneur de bail à cens, propriétaire et rentier, seigneur) au début du XVe siècle avec la crise d’ensemble de la capitale et du royaume, s’est bloqué. Les possesseurs d’immeubles, appauvris par la chute des loyers, ont cessé de payer les rentes perpétuelles, et dans les années 1420-1440, ont abandonné leurs maisons qui se sont dégradées. La ruine matérielle de la ville a conduit l'autorité royale à intervenir. Les propriétaires ont obtenu de pouvoir racheter à leur convenance les rentes qui chargeaient leurs maisons. Toutefois, ces droits nouveaux n’aboutissent pas à libérer de toute subordination les propriétaires d’immeubles.
Texte intégral
1La situation juridique comme la position concrète des propriétaires parisiens, aux XIVe et XVe siècles, sont choses complexes, déroutantes pour un observateur actuel. Pour les comprendre, il faut poser, en arrière-plan, quelques données essentielles. Paris, sans doute la plus grande ville de l’Occident, est capitale d’un puissant royaume, et comme telle, proposée en exemple aux autres bonnes villes. Un vif marché foncier, soutenu par un dynamisme urbain qui se maintient jusqu’aux premières années du XVe siècle, est une autre donnée qui colore d’une sorte d’optimisme sa vie urbaine : tout se passe comme si chacun, au fond, estimait que Paris ne pouvait se dépeupler, que les profits ne pouvaient que croître. Les crises et les ruines n’étaient qu’histoires particulières ou moments difficiles mais toujours surmontés. Or c’est dans ce climat que s’est formé le système de droits sur le sol et les immeubles. Les faiblesses mortelles se révèlent dans la première moitié du XVe siècle, quand le royaume traverse la seconde guerre de Cent Ans. Paris est au cœur de la tourmente. La gravité de la crise urbaine qui anémie la capitale est telle que l’autorité royale intervient et modifie le sytème ancien des droits sur les maisons. Mais, fondamentalement, le système demeure jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.
2Une longue histoire donc, qui commence avec les premiers lotissements urbains, lorsque les seigneurs concèdent des tenures « ad domos faciendas », et qui fonde le système des droits de propriété. Dans ce système, il n’y a pas dissociation entre propriété du sol et propriété de l'immeuble, mais une hiérarchie de droits qui place au sommet les seigneurs fonciers, propriétaires éminents mais propriétaires qui, en fait, ne sont ni ceux qui investissent dans le bâtiment, ni ceux qui se soucient des possibilités nouvelles et des risques de l’exploitation du capital bâti. Les propriétaires, au sens de ceux qui possèdent, utilisent et gèrent les maisons, restent en quelque sorte des dépendants, et toute la question est de savoir comment et jusqu’où ils ont pu desserrer cette dépendance. Les interventions du pouvoir royal dans ce système, au XVe siècle, marquent un moment important dans cette histoire, laquelle cependant ne s’achève pas à la fin du Moyen Âge.
3Avant de la raconter, en la simplifiant, je dois signaler que mon approche fut d’abord d’histoire urbaine. Je cherchais à comprendre les sources, et c’est cette nécessité qui m’a conduite vers les textes de coutume et les ouvrages de droit. Il en subsiste que c’est par l’étude des actes de la pratique que ces questions sont abordées. Le système est apparu dans les traces de son fonctionnement ordinaire, dans son blocage, puis dans sa restauration. Soit, une phase de fonctionnement normal, qui permet de le décrire (du XIIIe au début du XVe siècle), puis la crise qui aboutit à une quasi-paralysie du marché foncier (les trois premiers quarts du XVe siècle), et enfin, la nouvelle situation des propriétaires, lorsque Paris reprend sa croissance, à la fin du XVe siècle.
La prééminence seigneuriale à paris
4Elle est la clef de voûte de tout le système de droits sur le sol et les immeubles : à Paris, il n’a pas de tenure libre.1
5Elle se concrétise par le paiement au seigneur du fonds de terre dit aussi chief cens ou cens capital. Fixé aux XIIe et XIIIe siècles, le fonds de terre, aux XIV et XVe siècles, ne représente plus une charge financière, mais son paiement a valeur recognitive, il est imprescriptible, et les seigneurs ont veillé à son versement régulier comme en témoignent les livres censiers qui peuvent, à l’occasion, servir de preuve si le droit du seigneur est contesté.
6À chaque mutation foncière onéreuse, le seigneur perçoit des droits de vente (20 deniers par livre du prix) et des droits de saisine de 12 deniers. On conserve les registres où sont consignées, au fur et à mesure, toutes les mutations foncières que le seigneur a connues : ce sont les livres d’ensaisinement, une source précieuse pour l’étude du marché foncier.
7En cas de procès concernant les immeubles, le droit du seigneur est toujours reconnu premier.
8Enfin, la reconnaissance de cette prééminence a marqué l’espace urbain. En effet, chaque seigneurie foncière domine un territoire (aux limites soigneusement défendues) que les textes nomment censive. Cette géographie seigneuriale recoupe plus ou moins celle des paroisses2.
9L’application régulière de cette prééminence a ainsi laissé des traces écrites nombreuses, parmi les plus importantes de celles dont l’historien dispose, car, on le sait, la capitale a perdu le gros de ses archives municipales qui pourraient contrebalancer cette vision exclusivement seigneuriale. La vigilance persévérante des seigneurs pour maintenir leurs droits, les faire reconnaître en justice, indique bien qu’il y eut contestations, efforts pour se libérer de cette subordination, mais ce versant du problème nous échappe en grande partie. Toutefois, même avec le risque de surestimer le poids seigneurial, il reste que cette prééminence s’est maintenue et finalement, on est assuré qu’en insistant sur cette hiérarchie complexe des droits sur le sol et les immeubles qui place au sommet les droits du seigneur, on est bien au cœur du système3.
10Les seigneuries urbaines parisiennes sont très majoritairement des seigneuries ecclésiastiques, et les plus importantes joignent à leurs droits fonciers des droits de justice et de voirie qui augmentent leur pouvoir sur les hommes et le territoire quelles dominent4. Monastères et chapitres, lorsqu’ils défendent leurs prérogatives temporelles, n’omettent pas de rappeler que diminuer leurs droits c’est diminuer aussi leurs capacités de bien accomplir leurs fonctions spirituelles, charitables, et là, nul ne peut alors contester l’argument5. Cette conjonction de pouvoirs temporels et spirituels rend compte, en partie, du maintien effectif des prérogatives seigneuriales, issues d’un monde rural, adaptées au monde urbain et défendues avec une constance remarquable tout au long de la période.
11Ces seigneuries ont dû, en effet, adapter leurs droits aux conditions nouvelles où ils s’exerçaient, celles qu’imposait la grande ville dynamique et en plein essor au XIIIe siècle. Les redevances se sont unifiées, simplifiées sous une forme monétaire. Dès le XIIe siècle sans doute, ceux qui possédaient des tenures ont pu les vendre, les partager, les transformer, sans que le seigneur puisse s’y opposer. La liberté du marché immobilier s'est établie dans des limites peu contraignantes, mais au prix d’une complexité certaine qui peut dérouter de prime abord.
Droits sur le sol et les immeubles : le système avant la crise du XVe siècle
12Étant établi que le seigneur est le propriétaire éminent, les détenteurs d’immeubles peuvent les utiliser, les vendre, les partager, les transformer, les donner, les transmettre à leurs héritiers : toutefois, ces droits, fort étendus, n’en restent pas moins subordonnés. Le propriétaire est toujours un dépendant. Il le reconnaît tous les ans par le versement du fonds de terre, et lorsqu’il vend ou achète un immeuble.
13Celui qui achète une maison (et que les textes nomment possesseur, détenteur ou propriétaire) fait établir des lettres de ventes devant la juridiction grâcieuse du Châtelet et doit, dans les huit jours, avec ces lettres, se faire ensaisiner par le seigneur, lequel perçoit, alors, ses droits de mutations. Le délit de « vente recelée » est passible d’une amende de 40 sous et le seigneur peut, pour imposer son droit, « faire mettre l’huis hors les gonds »6. L’acheteur qui se heurte au refus du seigneur d’ensaisiner en appelle au tribunal royal.
14En fait, la vigueur du marché immoblier et les profits qui en découlent pour le seigneur, expliquent qu’il n’y ait pas eu de problème à ce sujet venant des seigneurs. Leur souci était bien plutôt de suivre toutes les mutations, à la fois pour ne pas perdre les revenus qui en découlent et pour savoir qui est propriétaire de la maison et donc tenu de payer le fonds de terre. Ensuite, à condition d’acquitter régulièrement cette redevance recognitive de la prééminence foncière du seigneur, le propriétaire est libre d’exploiter à sa convenance son bien. Ses droits sur le terrain ne se dissocient pas de ceux sur les bâtiments. C’est l’ensemble qui est nommé maison, manoir, hôtel, sans que d’ailleurs ne s’établisse une véritable différence entre ces termes, du moins au Moyen Âge.
15Une sorte de propriété plus subordonnée encore est celle dont jouit le preneur d’un bail à rente. Par ce type de contrat un propriétaire ou un seigneur cède l’usufruit le plus large d’un immeuble (toujours sol et bâtiment) contre le versement annuel d’une rente calculée en fonction de la valeur marchande de la maison. Normalement ce bail est perpétuel et le preneur peut à son tour revendre son droit. Mais normalement aussi le bailleur assortit la concession de clauses plus précises. La plus fréquente consiste en l’obligation pour le preneur d’investir une somme définie dans l’amélioration ou l’entretien des lieux ; en outre un délai (de deux à quatre ans) lui est fixé pour remplir cette obligation. Parfois d’autres clauses restreignent l’usage que le preneur peut faire de la maison7. L’une d’elles, intéressante ici, est de préciser que le bailleur visitera la maison tous les quatre ou cinq ans afin de voir si elle bien entretenue. À la fin du Moyen Âge, on voit apparaître dans la documentation des baux à terme. Ils courent à la vie du preneur de sa femme et de ses enfants ou, au XVe siècle, le terme est fixé à 40, 60 ans ou plus.
16Le bail à rente permet de bien comprendre l’enjeu que représentent ces droits de propriété subordonnés : le preneur tend à se considérer comme une sorte de propriétaire, et quand le bail est perpétuel et sans clause précise en dehors de celle de payer la rente, le bailleur ne peut plus guère exercer de droit supérieur sur la maison cédée. Sauf que, en cas de défaillance du paiement, il récupère l’immeuble. Mais les bailleurs, notamment les établissements religieux qui étaient seigneurs, cherchent à maintenir un droit plus effectif sur le bien qu’ils concèdent et tirent le contrat vers une forme de location privilégiée à très long terme. Au cours de la période, en effet, on voit apparaître des baux qui ne sont plus perpétuels. L’emploi de baux à terme, même très longs, permet, lors du renouvellement, de réajuster la rente et ce type de contrat maintient le preneur ou ses héritiers dans une sorte d’insécurité dès lors que se rapproche le terme prévu (âge avancé du dernier ayant droit par exemple). Le jeu des clauses restrictives autorise également l’intervention du bailleur, qui, avec la clause de visite, manifeste encore plus clairement que le preneur tend à n’être qu’une sorte de locataire, certes avantagé parce qu’il est garanti de rester longtemps dans les lieux s'il le souhaite et de ne pas subir de hausse de loyer puisque le montant de la rente est défini lors du contrat8, mais dont la longue possession peut être remise en cause.
17Ce bail à rente a été souvent employé : il déchargeait le bailleur du soin de l’entretien ordinaire et parfois d’une partie des gros travaux, tout en lui apportant un revenu stable et important. Dans la phase de restauration matérielle de la ville (seconde moitié du XVe siècle), il permettait de faire supporter au preneur une quasi reconstruction de la maison. Le preneur y trouvait avantage de son côté. Sans mise de fonds au départ, il obtenait une quasi possession qu’il payait par la rente et par les frais d’entretien qu’il s’engageait à mettre dans la maison.
18Cette hiérarchie de droits inégaux, seigneur, propriétaire et propriétaire/bailleur, preneur, locataire se trouve compliquée par le développement des rentes assises sur les immeubles. En effet, dès le XIIIe siècle, le vif essor des valeurs immobilières, expression directe du dynamisme des activités urbaines, a rendu fructueux le marché des rentes que l’on nommait aussi « croîts de cens ». Tout propriétaire (souvent aussi le preneur, mais il arrivait que son bail lui fixe des limites dans ce domaine) pouvait vendre une rente sur sa maison. En droit, il vendait une partie de ses droits réels sur l'immeuble et donc la vente établissait la rente sur la maison définitivement. Opération immobilière, la vente de rentes était soumise, au même titre que celle de la maison, à l’ensaisinement par le seigneur et au paiement des redevances pour cause de mutation. En droit, rien ne limitait le nombre de rentes qui pouvaient être assises sur un immeuble, et comme elles étaient perpétuelles, elles avaient tendance à s’accumuler.
19On les a souvent étudiées comme une forme de crédit : le vendeur en recevant le prix d’achat obtenait un sorte d’emprunt, l’acheteur/prêteur, en percevant tous les ans la rente, touchait une sorte d’intérêt. Mais ce qui importe ici est que ce crédit particulier demeure une opération immobilière. La rente perpétuelle charge la maison et celui qui l’a vendue ne peut rembourser son emprunt, pas plus qu’il ne peut y être contraint d’ailleurs. S’il vend la maison, il vend également la charge qui la grève ; simplement, c’est le nouveau propriétaire qui devra la payer car il a dû savoir, lors de la transaction, que les droits de propriété qu’il achetait étaient diminués de la part que représentait la rente. L’acheteur de la rente (ceux que les textes nomment censier ou rentier), s'il désirait récupérer son capital, vendait la rente. Pour le propriétaire de la maison qui en était grevée, la seule chose qui changeait était la personne à qui il devait payer, sauf s’il saisissait l’occasion de l’acheter et d’en débarrasser son immeuble.
20Très vite, dès le début du XIVe siècle, les rentiers ont perçu le danger ; comment se garantir contre un propriétaire défaillant dans le paiement régulier des rentes assises sur la maison qu’il possédait ? Le remède trouvé fut simple9 : en cas de défaillance durable (plus d’un an c'est-à-dire plus de quatre termes), le censier poursuivait en justice et obtenait, si les biens dans la maison ne pouvaient rembourser les arriérés, de faire vendre l’immeuble. Mais il était rare, dans ce genre d’affaire, que le plaignant soit seul ; en cas de procès pour rente non payée, les autres rentiers faisaient valoir leurs droits ; ils se déclaraient opposants, et c’était la justice qui établissait l’ordre dans lequel tous ces créanciers seraient payés. Cet ordre était fondé sur la date de la constitution de la rente. Qui avait une rente achetée en premier passait avant celui qui en avait une achetée en deuxième, et ainsi de suite jusqu’au dernier. La logique de cet ordre se fondait sur la nature même de l’opération. Les droits du second rentier étaient moindres parce qu’ils avaient été amputés de ce qui avait été vendu au premier et ceux du troisième l’étaient de ce qui avait été vendu aux deux précédents. Cet ordre établi, et si aucun accord n’avait pu être trouvé et qu’il avait fallu vendre l’immeuble, était payé en premier le seigneur puis les rentiers, dans l’ordre établi. Si la maison n’apportait pas par sa vente assez pour rembourser tout le monde, le dernier rentier devait choisir, soit « garnir » c'est-à-dire payer les rentiers antérieurs et conserver son droit, soit quitter c’est-à-dire renoncer à ses arrérages et à sa rente. S’il le fallait, le rentier antérieur était confronté au même problème. Lorsque la situation était grave, on pouvait ainsi remonter jusqu’au seigneur qui récupérait alors une ruine sur son terrain. Ainsi, un immeuble pouvait être débarrassé d’une partie de ses rentes. On peut dire que jusqu’aux premières années du XVe siècle, le « privilège aux bourgeois » a permis de résoudre les difficultés et personne n’avait envisagé un blocage du système.
21Dans ce système, le propriétaire est dépendant d’une double manière, vis-à-vis du seigneur, dépendance légère financièrement mais dont il ne peut se libérer10, et dépendant vis-à-vis des rentiers qui ont des droits sur son immeuble et qui les font valoir en cas de non paiement. Or il constitue la pièce maîtresse de l’ensemble. On le voit lors de la crise du XVe siècle.
Le blocage et les solutions apportées par l’autorité royale
22L’ensemble a fonctionné tant que le dynamisme urbain a été suffisant pour maintenir les activités économiques, soutenir la demande en logement et donc permettre une hausse régulière, en moyenne, des loyers. Les propriétaires pouvaient assumer à la fois l’entretien ou le réaménagement des immeubles et le paiement des rentes qui chargeaient leurs maisons. D’autant qu’en pratique, comme les rentes se vendaient et s’échangeaient, rien n’empêchait un propriétaire avisé et en fonds, d’acquérir une rente assise sur sa maison si l’occasion se présentait.
23Dans les premières années du XVe siècle, la situation se dégrade et s’enclenche un processus désastreux, conséquence de la crise générale et de ses effets sur la capitale, au cœur de la tourmente11. Les revenus industriels et marchands s’effritent et s’installe avec les troubles et la guerre, une baisse de la population d’ensemble et plus particulièrement de la population solvable. Alors les profits issus de la maison sont inférieurs aux charges qui la grèvent. Les propriétaires ne peuvent plus payer les rentes, n’entretiennent plus les immeubles et se multiplient les abandons de fait12. Les actes mentionnent « propriétaire absent » ou « maison où il n’y a point, à présent, de propriétaire ».
24La profondeur de la crise se traduit directement dans les sources : les livres censiers comprennent, dans les années 1418-1435, d’abord des listes de « propriétaires défaillants » plus longues que celles des propriétaires qui se sont acquittés, puis la tenue de ces listes elle-même n’est même plus assurée. Les actes de la pratique, qui, lorsque la ville était prospère, comprenaient des actes de ventes de maisons et de rentes, sont de moins en moins nombreux et on trouve surtout des documents concernant les procès de criées, les condamnations en justice de propriétaires défaillants, puis le nombre d’actes s’étiole reflètant la panne du marché foncier et la résignation désabusée des seigneurs et rentiers qui n’entament plus de procédures coûteuses et longues devenues inefficaces.
25Les seigneurs qui s’étaient constitués de gros portefeuilles de rentes, et qui récupéraient des immeubles délabrés dont la valeur s’était évanouie, ont tenté de stopper cet enchainement désastreux. Mais ils ne veulent pas modifier le système et prendre des mesures énergiques. Ils en restent aux moyens anciens : les procès et la mise en criées, avec l’espoir que la crise sera passagère et qu’ils pourront, dès la reprise, faire valoir leurs droits lorsque les héritiers ou successeurs des anciens propriétaires ou preneurs auront restauré la maison et renoué avec les profits.
26Ils pouvaient aussi tenter d’arrêter l’engrenage de la ruine totale en acceptant de modérer les charges, de remettre les arriérés. Mais, compte tenu du nombre et de la diversité des rentiers qui avaient des droits sur les immeubles, ces mesures salutaires de bon sens étaient longues à mettre en œuvre, il fallait s’entendre sur la modération, bref, si cette solution a pu sauver de la ruine quelques maisons, dans l’ensemble, elles sont intervenues trop tard et trop inégalement13. D’autant que les seigneurs n’envisageaient pas de reprendre les immeubles, de les réparer. Ils cherchaient à trouver le preneur ou l’acheteur qui s’en chargerait, moyennant quelques compensations. Dans le second quart du XVe siècle, ce genre de propriétaire avait disparu du marché. On s’enfonçait dans la crise, et c’est la ville entière qui était pleine de maisons « vagues vuides et abandonnées », devenues « masures », « maisons cheues et de nulle valeur ».
27Le délabrement spectaculaire de la capitale, une des manifestations évidentes de la crise d’ensemble, conduit l’autorité royale à intervenir. De 1424 à 1441 plusieurs ordonnances prises d’abord par Henri VI, conseillé par la bourgeoisie parisienne, puis reprises et complétées par Charles VII, analysent le mal et proposent des remèdes. On peut les considérer comme un tout, car les deux rois ennemis politiques font les mêmes constats et édictent les mêmes mesures14. Ajoutons que ces dispositions ont eu du mal à être mises en œuvre immédiatement, quelles ont rencontré l’hostilité des rentiers (établissements ecclésiastiques, université) qui s’estimaient dépouillés par le rachat, lequel pourtant ne les lésait pas financièrement, et qu’elles ne produisent leurs effets bénéfiques que dans la seconde moitié du XVe siècle lorsque la paix retrouvée et le redémarrage économique ont restauré la population de propriétaires et de locataires solvables et décidés à investir.
28L’analyse des maux dont souffre la belle capitale, orgueil du royaume, est tout à fait lucide. Le malheur et les guerres ont appauvri les Parisiens maintenant bien moins nombreux, et une des conséquences de cette dégradation générale est d’anémier encore plus gravement la population des locataires solvables, d’où effondrement des prix des loyers quand ce n’est pas l’impossibilité de trouver des locataires. Les propriétaires voient fondre leurs revenus et donc ne peuvent plus payer les rentes ni entretenir les maisons.
29Pour renverser ce mouvement désastreux, il faut redonner cou rage aux propriétaires, diminuer les charges qui les accablent et c’est pourquoi l’autorité royale décide des mesures radicales. Tous les propriétaires pourront désormais racheter les rentes qui pèsent sur leur immeuble. Les ordonnances fixent le taux de rachat, au denier douze et établissent la procédure qui permettra de contraindre les rentiers récalcitrants à accepter le rachat. Ce nouveau droit reconnu aux propriétaires s’étend à toutes les rentes y compris celles possédées par les établissements religieux, les seules exceptions admises concernent les rentes possédées par des mineurs.
30Les ordonnances royales, en ôtant aux rentes leur caractère perpétuel, les détachent de l’immobilier et accentuent leur caractère d’emprunt. Les anciennes rentes sont immédiatement rachetables. Pour les nouvelles qui se constituent, il est prévu un temps de perception avant que le propriétaire puisse en décharger son immeuble.
Les propriétaires parisiens à la fin du XVe siècle
31Les effets des mesures royales ne se font sentir qu’après les années 1460. C’est un temps de remise en ordre, de reconstitution des patrimoines, de réglements de situations embrouillées et bloquées.
32Les seigneurs, toujours soucieux de ne pas laisser perdre leurs droits, procèdent à cette mise au net. Ainsi l’abbaye de Sainte-Geneviève fait établir la liste complète des maisons de sa censive parisienne, avec le nom de l’actuel propriétaire et souvent ceux des possesseurs antérieurs qui aident à bien situer l’immeuble et l’actuel possesseur dans la chaine des mutations antérieures. Dressé en 146215, le censier porte encore de nombreuses traces de la crise avec des maisons toujours sans propriétaire ou encore en ruine. Dans le même esprit, elle fait procéder à des « reconnaissances de propriété ». Par l’acte, une personne confesse qu'elle est bien propriétaire de telle maison et donc qu'elle s’engage à payer régulièrement le fonds de terre et éventuellement les rentes dues à l’abbaye/seigneur. Cette reconnaissance ne semble pas résulter d’une action en justice comme l’étaient les condamnations du premier XVe siècle où le seigneur faisait établir qu'un tel était bien propriétaire et par conséquent condamné à payer les charges, ou les acceptations de propriété qui venaient clore une mise en criées16. Ces actes de la fin du XVe siècle semblent établis « à froid », résultat d’un accord voulu par les deux parties. Mais dans tous ces cas, le propriétaire est vu comme un dépendant, qui accepte, reconnaît cette dépendance et les conséquences que cela implique.
33Les propriétaires apparaissent ainsi sous un jour contrasté dans la documentation, leur droit reste subordonné mais ils ont gagné des libertés nouvelles.
34Avant les ordonnances royales, ils pouvaient vendre des rentes sans que le seigneur puisse s’y opposer. La seule contrainte était celle du marché et du bon sens. Car on savait bien qu’il était dangereux d’accumuler les charges sur un immeuble, mais c’était aux deux parties de mesurer les risques et, en temps de prospérité urbaine, nul ne s’inquiétait vraiment de cette disproportion entre valeur de la maison et total des charges. C’est là qu’on voit que le système fonctionnait aussi comme marché de crédit et le vendeur de la rente trouvait acquéreur parce que sa situation commerciale ou financière inspirait confiance. La crise a obligé à établir une correspondance entre charge et valeur de la maison.
35Après les ordonnances, les propriétaires ont gagné de pouvoir rembourser l’emprunt, de se libérer de la dette et de la rente, et ce, à leur convenance. À eux de bien gérer cette double possibilité, vendre ou racheter les rentes sur leurs immeubles. Leur est reconnu une place majeure dans le système des droits sur le sol et les maisons, rôle que la crise avait révélé en négatif. Ils l’exerçaient en dominant le marché des locations. Le rachat a permis également aux preneurs, dans les baux à rente, d’obtenir un nouveau type de contrat, « tant à titre de vente que de rente annuelle » ou « tant par manière de vente que de rente ». Le preneur verse un somme globale au moment du bail et s’engage à payer une rente rachetable en tout ou en partie ; en somme, une forme de vente à crédit.
36Mais les propriétaires n’ont pas obtenu de se libérer totalement de la prééminence seigneuriale qui pèse sur leurs immeubles. Et cette prééminence commence à devenir insupportable, anachronique, injustifiable dans un marché immobilier redevenu actif dès les années 1470, où les seigneurs ne font aucun investissement et où ils ne prennent aucun risque financier. Les prélèvements qui traduisent cette supériorité de droit deviennent plus évidemment extra économiques. Mais cette prééminence exprimait la logique profonde d’un ordre social, et Paris, capitale et modèle, ne pouvait se dispenser, même par privilège, de ne pas la respecter. Cette logique a perduré jusqu’à la Révolution. La Déclaration des droits de l’homme proclame la victoire des propriétaires, quand elle place dans les libertés fondamentales, la propriété « inviolable et sacrée », et sans doute y a-t-il encore le souvenir de cette longue lutte dans le triomphe arrogant du propriétaire parisien du XIXe siècle17.
Notes de bas de page
1 F. Olivier-Martin, Histoire de la coutume de la prévôté et vicomté de Paris, Paris, 1924-1930, 3 volumes, réimprimé en 1981. Voir également Le grand coutumier de France de Jacques d’Ableiges, édité par E. Laboulaye et R. Dareste, Paris, 1868.
2 Les liens entre paroisses et censives ont été étudiés par A. Friedmann, Paris, ses rues, ses paroisses, du Moyen Age à la Révolution, Paris, 1959.
3 Dans ma thèse, Le quartier de l’Université à Paris du treizième au quinzième siècle, étude urbaine, Lille-Thèse, édition sur micro-fiches 1342.08953/90, nombreux exemples de l’application de cette prééminence et voir la 4e partie, « L’exploitation du capital bâti dans le système seigneurial parisien du XIIIe au XVe siècle ».
4 On recense au XIVe siècle quelque 141 seigneuries foncières simples et 23 seigneuries qui ont aussi des droits de justice. Parmi ces dernières, celle de l’évêque qui s’exerce dans 105 rues, celle de l’abbaye de Saint-Magloire (70 rues), celle du prieuré de Saint-Éloi (59 rues), celle de l'abbaye de Sainte-Geneviève (54 rues) et celle du prieuré de Saint-Martin-des-Champs (54 rues), celle du chapitre Notre-Dame (38 rues). Voir R. Cazelles, Paris de la fin du règne de Philippe Auguste à la mort de Charles V (1223-1380), Nouvelle Histoire de Paris, Paris, 1972, qui donne en annexe la liste des principales censives et seigneuries.
5 Un exemple parmi d’autres : le chapitre de Saint-Germain-l’Auxerrois qui réclame ses droits au duc de Bourbon dont l’hôtel jouxtant le Louvre fut en partie construit sur l’emplacement de maisons dépendant de la censive du chapitre, présente ainsi ses requêtes : « supplient humblement doyen et chapitre de l’église de Saint Germain l’Ausserois que, comme vous aves acquis... plusieurs maisons places et rentes... lesquelles vous avez fait desmolir pour faire vostre hostel sans faire porter les lettres desdits acques aus dits doyen et chapitre et prinre investitures d’iceulx... il vous plaise de considérer ce qui dit est pour bien de justice... de l’eglise, fere exhiber ausdits supplians les lettres d’acques, paier les ventes et arrérages de leurs cens et rentes... et fere mandement à vos gens que doresnavant ils paient... autrement les ames de plusieurs personnes qui ont fondé anniversaires sur lesdites maisons et rentes seraient desfraudées et le service divin moult diminué... et ce vous plaise octroyer auxdits supllians et ils prieront Dieu pour vous. » Archives nationales (cité ensuite AN) P. 1363 (1).
6 J. d’Ableiges, o.c., p. 264.
7 Ainsi, lorsqu’en 1395, les Mathurins concèdent en bail une maison rue du Foin, ils interdisent au preneur de louer les lieux à « pédagogues, fevres, cervoisiers, femmes diffamées, gens nourrissant pourceaux », mais seulement des « gens honnestes... de bonne renommée » (AN S 4272). Le bail d’une maison, rue Saint-Jacques, en 1440, révèle des intentions plus limitées dans cet effort pour définir un code d'occupation honorable : le preneur s'engage à ne pas louer à « des gens de tonnelerie, mareschaux, serruriers, potiers d’estain, ne autres mestiers de marteaux faisant grant noise » (AN S 3229).
8 Les bailleurs avaient conscience de cette situation qui poussait les preneurs à s’estimer propriétaires. Ainsi les marguilliers de Saint-Séverin : lorsqu’ils renouvellent le bail de la maison de la Nasse, place Maubert, en 1477, ils demandent au preneur de mettre 80 livres tournois pour « soustenir » la maison et précisent « mesmement toutes reparacions quelconques comme sont tenus vrais propriétaires ». (AN S 1649, 1er cahier, fol 64 v°). Et encore les écoliers de la nation de France : en 1478 ils en appellent à la justice pour casser un bail, celui de la maison de la Heuze, rue de la Harpe ; ils expliquent que cette maison est, depuis longtemps, la maison de leur bedeau. C’est pourquoi elle ne peut être ni accensée ni baillée à rente, mais seulement louée. Or, en 1441 (quand le marché foncier était encore bien malade), la nation avait dû bailler l’immeuble à rente. Elle estimait alors qu'elle ne pouvait plus contrôler qui occupait les lieux et notamment interdire que s’y installent des gens de métier bruyant, qui portent préjudice aux écoles en troublant les lectures et disputations. (AN S 6200).
9 C’est le « privilège aux bourgeois de Paris », souvent mentionné lors des « criées » et parfois recopié en totalité, il date de 1288 (Ordonnances des rois de France de la troisième race, recueillies par ordre chronologique, éditées par Laurière, Secousse et Pardessus, Paris, 1723-1849, tome II, p. 327 cité ensuite ORF), retouché et confirmé en 1303, et reconfirmé en 1343 (ORF, II p. 196, 197). Voir aussi F. Olivier-Martin, O. C. p. 468 et suivantes.
10 « On peut décharger ses héritages d'hypothèques, de toutes charges mais non mye de chief cens ou fond de terre en quoy l’on ne peut prescrire contre le seigneur », J. d’Ableiges, o. c. p. 198.
11 Pour l’histoire de Paris, se reporter aux ouvrages de R. Cazelles, déjà cité et de J. Favier, Paris au XVe siècle, Paris, 1974.
12 En droit, un propriétaire pouvait « déguerpir », c'est-à-dire abandonner légalement son immeuble, dont il remettait les clefs au seigneur, mais après s’être acquitté des rentes et des arrérages dus jusqu’au moment du déguerpissement. Il arrêtait ainsi l’accumulation des dettes, mais cette solution légale supposait qu’il veuille ou puisse payer les arrérages entièrement. Or, le plus souvent, par nécessité ou par intérêt, il n'utilisait pas cette procédure onéreuse, et seigneurs et rentiers constataient son absence. Parfois, ils tentaient des poursuites judiciaires, notamment lorsqu’il y avait contestations sur la personne du propriétaire ; en faisant établir que un tel était bien propriétaire, ils obtenaient sa condamnation à payer fond de terre et rentes. La désorganisation des familles et des patrimoines explique cette démarche. Toutefois, dans l’ambiance de crise générale, elle était sur le moment assez peu efficace.
13 L’auteur du Journal d'un bourgeois de Paris exprime bien le sentiment général des Parisiens : pour l’année 1423 il note « Item, en ce temps, toutes gens qui avaient maisons y renonçaient, puisqu’elles étaient chargées de rentes, car nuls des censiers ne voulaient rien laisser de leurs rentes et aimaient mieux tout perdre que de faire humanité à ceux qui leur devaient rente ». Édition et présentation de ce texte par C. Beaune, Paris, 1990, p. 207.
14 Voir ORF tome XIII, p. 47 à 49, 49 à 51, 135 à 138, 174, .261. 339 à 347. Elles sont qualifiées par Olivier-Martin de touffues. En fait, plusieurs problèmes se mêlent : il faut ajuster les mesures pour que le rachat des rentes puisse fonctionner, il faut accélérer les procédures de criées pour que les immeubles retrouvent un propriétaire rapidement et que les maisons soient ou refaites ou réparées. Il faut, enfin, empêcher les spéculateurs de profiter de ces mesures : en effet, certains se portaient facilement acquéreurs dans les enchères, et après avoir vendu les matériaux récupérables, disparaissaient. La remise en état matérielle, la réorganisation des droits sur les immeubles et la liquidation des procès en cours, tout cela s'imbrique dans les ordonnances royales.
15 AN S 16298.
16 On ajoutera à cette série d’actes qui s’efforcent de « garder » les propriétaires ou leurs héritiers, les actes qui, au terme des procédures de criées, indiquent qu’un tel « promet » de devenir propriétaire. Le plus souvent, c’est un créancier, pas toujours rentier, mais un voisin, qui par autorité de justice, avait été chargé de faire des réparations urgentes car l’immeuble était devenu dangereux pour la sécurité. L’investissement était alors considéré comme créance prioritaire. On voit alors le seigneur obtenir cette « promesse » qui garantit contre l’abandon de la maison. Précisons que ces abandons ne signifient pas toujours que la maison n’est pas habitée : même dégradée elle peut abriter des occupants illégaux, sortes de « squatters », qui ne manquent dans la capitale du premier XVe siècle.
17 Voir S. Roux, La maison dans l’histoire, Paris, 1976 notamment p. 241 et suivantes.
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