À l'origine d'une famille illustre : les premiers Bellièvre
p. 697-707
Texte intégral
1Bellièvre : un nom qui, pendant deux siècles et demi (1433-1683), a marqué l'histoire de Lyon, à qui cette lignée a donné des consuls, des humanistes, des serviteurs de l'Église et même deux archevêques, et celle de la monarchie, qui lui a dû cinq parlementaires doublés de diplomates et dont le plus fameux, Pomponne, fut surintendant des finances puis, sous Henri IV, chancelier de France1. Un nom qui apparaît dans les années 1433-36, en la personne de deux frères, tous deux notaires, dont je voudrais ici préciser les origines, avant d'évoquer l'action et la figure — assez différentes — de chacun d'eux.
I. DE LA BRESSE LOUHANNAISE A LYON
2Le problème des origines a été longtemps embrumé par des allégations sans preuves dont ont fait justice les travaux de Charles Perrat et de Jean Tricou2 : les deux frères, comme l'atteste l'immatriculation du plus jeune comme notaire de l'officialité de Lyon, venaient de Romenay, paroisse incluse alors dans le diocèse de Lyon, située à environ 17 km de Tournus (au Nord-Ouest) et à 24 de Louhans (au Nord-Est). Divers recoupements permettent de compléter l'enquête et de remonter dans l'espace comme dans le temps. D'abord, une note de leur petit-fils Claude : « A Loan, delà de Romenay, quatre ou cinq lieues in finibus hujus diocesis, tirant vers Besançon, sunt quidam honesti mercatores surnommez Bel, qui nous apparentent... Mon pere... pensoyt qu'ilz estaient venuz d'une seur de son pere, mon ayeul »3, c'est-à-dire de Barthélemy, le cadet. Le médiéviste à qui j'ai le plaisir de dédier les présentes pages — et qui n'est pas sans connaître la région... — a, avec le concours d'un de ses disciples, montré l'activité commerciale de Louhans au Moyen Age, activité qui, d'abord limitée au trafic du sel par voie d'eau, s'était élargie à tel point que la charte de franchises octroyée à la localité en 1269 faisait état de ses « drapiers, fripiers, pelletiers de cuir, merciers, cordonniers, bouchers, ferratiers, épiciers, saulniers, panetiers et changeurs ». C’est à cette panoplie impressionnante, confirmée ensuite par l’existence de foires locales et par un rôle d'étape sur la route reliant Chalon à Genève, qu'appartenaient ces « honnêtes marchands » — sans doute modestes — dont le surnom de Bel pouvait bien n'être qu'une abréviation familière de Bellièvre4.
3Il y a plus : à quelque 28 km de Louhans, vers le Nord, au point où la voie terrestre du sel comtois bifurquait en direction de Salins, se trouve le village de Bellevesvre, dont un habitant, du nom de Pierre Cropt, s’était réservé, selon un texte de 1422, la vente du sel « pardeça (= au Nord) le dit Louens »5. « Bellièvre » ressemble vraiment trop à une contraction populaire, simplement même phonétique, de Bellevesvre pour que l'on ne soit pas fortement tenté de voir en ce lieu le berceau initial — si l'on peut dire ! — de la famille. On imaginerait ainsi un glissement vers le Sud, par étapes ; Bellevesvre, Louhans, Romenay, Lyon... Ajoutons même qu'un rameau s'était établi à Saint-Trivier-de-Courtes, petit nœud routier situé à 5 km environ de Romenay : de là vint à Lyon un cordelier nommé Jean Bourgeois, « homme de bonne vie, (qui) preschoit avec peu de savoir mais avec grand zelle,... fort affectionné du peuple... » ; c'est lui qui fit commencer, vers 1490, le « couvent des observantins », près de Pierre Scize. Or, il « estoit aulcunement parent » des Bellièvre6.
4On sait que, depuis le XIIIe siècle, l’attraction de Lyon s’était fait sentir assez loin à la ronde7. Selon les époques, on venait demander à la grande ville soit un refuge contre l'insécurité des campagnes, soit le « moyen de gagner » que l'on ne trouvait pas sur place, soit même — pourquoi pas ? — l'un et l'autre : c'est apparemment le cas de nos deux frères.
5La guerre entre Armagnacs et Bourguignons avait fait de la Bresse louhannaise une zone fort exposée, de par sa situation dans le duché de Bourgogne — tout comme le Mâconnais voisin, annexé par Jean Sans Peur — et limitrophe des terres savoyardes. C'est ainsi qu'en 1422, une armée « armagnacque » commandée par le sénéchal de Lyon Imbert de Grôlée avait osé remonter jusqu’à Tournus et prendre la ville d’assaut ; elle avait « defoncé et mis tout en povreté », et semé dans la contrée une panique qui inspira au procureur syndic de Mâcon une chanson incitant les autres localités, Louhans en tête, à se mettre en défense. Fausse alerte, mais la Bresse ne manqua pas d'être, par la suite, à nouveau menacée ou ravagée par des armées en campagne, puis, surtout après la paix de 1435, par des routiers en chômage — sans parler de quelques émeutes paysannes8.
6Sans doute le plat pays proche de Lyon n'était-il pas plus tranquille : les chefs de bandes y faisaient la loi. Après Trévoux en 1431, c'est Vimy (Neuville-sur-Saône), Thoissey et même Saint-Genis-Laval qui sont occupés en 1433. Dans la ville, l'avidité des gens du roi, qui exigent toujours plus d'impôts, irrite les citoyens, préparant le terrain à la « rebeyne » de 1436... Il n'empêche : des remparts inviolés et les larges franchises dont jouissent les habitants valent à cette une réputation de sécurité, de nature à attirer des hommes entreprenants9.
7Venir à Lyon. Mais pour quoi faire ? Parmi ceux qui prenaient ce risque, il ne manquait pas de notaires — ou de fils de notaires — de campagne, dont on connaît les effectifs démesurés (parfois plusieurs par village). Un centre urbain comme Lyon pouvait offrir un salutaire exutoire : l'administration municipale, les nombreuses juridictions qui siégeaient dans la ville avaient besoin d'hommes de loi — ou même simplement « de plume » — ; une population concentrée qui, quoique réduite par les malheurs des temps, constituait une intéressante clientèle potentielle. Certes, la concurrence sévissait aussi, et il y avait des notaires parmi les « pauvres fiscaux ». Mais, moyennant un pécule initial permettant d'attendre le client ou l’emploi rêvés, avec un peu de compétence, de l'initiative, des relations, le succès pouvait sourire10.
8Le père de nos deux notaires était-il notaire à Romenay ? on l'ignore — au moins pour le moment. Mais on l'imagine confiant ses garçons, apparemment bien doués, au curé du village, puis, une fois frottés de latin, au notaire du lieu — quel qu'il fût. Ayant ainsi appris les rudiments de l'ars notaria, l'aîné, Hugonin, risque l'aventure. Je le crois arrivé à Lyon peu avant 1431, année où commence le registre matricule indiqué plus haut : son immatriculation n'y figure pas, mais a sûrement eu lieu avant, puisque, le 19 mai 1433 — première mention des Bellièvre à Lyon —, il cautionne l'inscription d'un de ses collègues11. Car le premier souci d'un candidat notaire s'établissant dans la ville ou alentour était d'obtenir l'habilitation de l'official, de se faire « constituer notaire public et juré de la cour de l'official ». Pour cela, il devait apposer son seing, sa signature et son paraphe sur un registre soigneusement conservé par ladite cour. Il lui fallait, à cette fin, avoir la caution d'un notaire déjà immatriculé, celle-ci complétant ou même peut-être suppléant tout examen12. C'est cette garantie qu'Hugonin apporta à son jeune frère Barthélemy lorsque celui-ci, âgé de 19 ans seulement, se fit, le 5 novembre 1436, affilier, à son tour, à l'officialité13.
9Tentons maintenant de les suivre l'un et l'autre dans leur «aventure» lyonnaise.
II. L'AINE : HUGONIN
10Notaire, Hugonin ne tarda pas à se montrer actif et « présent » dans son métier. Il servit plusieurs fois de caution à des confrères : ce fut notamment le cas pour un de ses « compatriotes », Claude Bolier, prêtre de Romenay, qu’il patronna le 20 janvier 143814. Il eut à coeur d’étendre sa clientèle en se faisant admettre, ainsi que son frère, comme publicus auctoritate apostolica notarius, ce qui permettait d'instrumenter ubique terrarum. C'est à ce titre que tous deux reçurent, en mai 1456, au couvent des jacobins, la déposition de Jean d'Aulon, ex-compagnon de Jeanne d'Arc, qui constitua une des pièces principales du procès de réhabilitation15. Leur seule désignation pour une telle responsabilité atteste leur notoriété et la confiance dont ils jouissaient auprès des autorités ecclésiastiques. Nous savons, par ailleurs, qu'Hugonin, en 1466, employait plusieurs clercs16. Surtout, il était, les dernières années de sa vie, « greffier et scribe des cours métropolitaine et primatiale de Lyon ». Sur son lit de mort, il se repentit d'avoir, dans cette fonction, « par oubli ou autrement », omis d'enregistrer certains paiements reçus par lui de « plusieurs et diverses personnes » et demanda « pour décharger sa conscience », que celles-ci soient crues sur parole si elles juraient qu'elles avaient payé. Elargissant sa repentance, il faisait cadeau, dans une clause un peu embarrassée, de la moitié de ses honoraires à tous ceux qui lui devraient des « procès, enquêtes, registres ou autres écritures » et ordonnait à son héritier de s'accorder avec ces débiteurs et de leur remettre, délivrer et expédier les pièces concernées, ainsi qu’une quittance pour ce qui n'aurait pas été grossoyé... Tout cela indique qu'il avait à se reprocher quelques indélicatesses, sinon de véritables malversations17.
11C'est le notariat aussi qui le conduisit à la « politique ». Non content de « faire des escriptures pour la ville », il se fit élire six fois maître du métier des notaires entre 1443 et 1477. C'était un tremplin possible vers le consulat : de fait, il fut élu pour quatre mandats biennaux (1465-66, 1470-71, 1475-76, 1479-80)18. En 1470, il fut des consuls qui protestèrent contre l'absentéisme de la moitié de leurs « compaignons »19. Présent dès 1435 à une assemblée de notables, il y joua, à partir de 1443, un rôle actif, étant un des « opinants » qui faisaient les décisions20.
12Ses mariages le maintinrent dans le monde des gens de loi. Sa première femme, Françoise Fournier, petite-fille par sa mère d'un épicier de Lyon, Nicolas du Blet, était fille de Thomas Fournier, licencié en lois, juge de Forez, et sœur de Pierre, licencié aussi, plusieurs fois consul, trois fois orateur de la Saint-Thomas — honneur insigne — ; à ce beau-frère influent, Hugonin dut beaucoup : « en récompense des services et travaux qu'il avait accomplis pour lui », il lui légua une « pension » à Limonest et laissa 10 ducats d'or à son fils qui étudiait les lois. En secondes noces, il épousa Jeannette Fustallier, sans doute veuve d'un notaire nommé Fenoyl et, en tout cas, mère d'un notaire de ce nom21.
13Aidée par ces deux unions, la fortune vint peu à peu. Les « nommées » de 1446 montrent qu'il s'est déjà doté d'un patrimoine, plus qu'honorable, de 575 livres tournois ; encore son « meuble » n'est-il, évalué que 60 l. t., car « naguere fut brûlé ». Il habite « en Bourgneuf », en deux maisons, possède maisons et vignes à Saint-Cyr-au-Mont-d'Or, un pré à Quincieux, plusieurs « pensions » en ville et au dehors. C'est surtout sous forme de pensions que, dans les années suivantes, cet avoir s'est accru, pour atteindre, sur le même « papier » surchargé, la somme de 1232 l. t., bien que le « meuble » n'ait pas été modifié22.
14Le testament qu'il dicta le 27 septembre 1480, très peu de temps avant sa mort, confirme la place que tenaient dans sa fortune ces pensions, en argent ou en nature, qui, désignant souvent des rentes constituées, équivalaient à des prêts hypothécaires ; il prouve qu'Hugonin pratiquait aussi le prêt sur gages. Il dénote également un train de vie élevé : mobilier important en quantité comme en qualité (plusieurs lits garnis, quatre grands buffets, une « arche ferrée », plusieurs coffres, quatre tables dont l'une en noyer) : bijoux multiples et autres objets précieux (plusieurs vases, aiguières, salières, cuillers en argent ou en étain, « cyphes » ou coupes émaillées aux armes du testateur ou de sa femme), lingerie et garde-robe bien pourvues. Un seul livre est mentionné : son « grand psautier », qu'il lègue à son frère. Il désire être enterré au cimetière de Saint-Paul et qu'on n'oublie ni les « trois gros glas », de coutume à cette église, ni la procession des « quatre mendiants ». A la même église il affecte 230 messes plus un annual et trois messes hebdomadaires perpétuelles. Ses autres libéralités pieuses ou charitables sont conformes à son état et à sa qualité de membre de la confrérie du Corps du Christ23.
15Il laissait un fils, Lambert, chanoine de Saint-Paul, qu'il pourvut de pensions confortables. Tout le reste de sa progéniture fut, en quelque sorte, vouée au notariat. De ses deux filles, l'une, décédée avant lui, avait eu de Morizet Guibert, notaire royal et de l'officialité, quatre filles et deux fils, tous deux notaires ; l'autre convola successivement avec un notaire de Lyon et un de Chazay-d'Azergues24. Enfin, pour couronner ce chefs-d’œuvre d'« endogamie », le fils aîné et héritier universel d'Hugonin, Guillaume, épousa coup sur coup des filles d'hommes de loi en vue, Mutin et Payen, assurément bien dotées ; cela ne l’empêcha pas de manger son bien (et le leur, sans doute !), quitte à aller se faire oublier hors de Lyon25. Comme il n'eut, par ailleurs, qu'un fils naturel, ce n'est pas d'Hugonin que devait sortir la grande lignée des Bellivère.
III. LE CADET : BARTHELEMY
16Si les liens d'affection entre les deux frères ne se démentirent pas — les testaments ainsi que les souvenirs de Claude le prouvent —, Barthélemy offre un profil et une carrière tout autres. Après le notaire quelque peu « affairiste » et attiré par la vie politique, voici le juriste humaniste qui se voue au service de l'Église.
17Nos, de sufficientia, probitateque et justicia dilecti et fidelis consiliarii nostri magistri Bartholomei Bellievre, in decretis bachalarii, civis nostri lugdunensis, plenum in Domino fiduciam obtinentes, eidem magistro Bartholomeo Bellievre officium procurators generalis atque fiscalis sedis nostre archiepiscopalis, metropolitane et primatialis lugdunensis damus, concedimus et conferimus per presentes...26. Ces lettres de provision, signées par l’archevêque Charles de Bourbon, datées de Moulins, 17 octobre 1459, et faisant de Barthélemy son procureur général, sont l'acte décisif d'une carrière personnelle et, peut-on dire, de toute une destinée familiale.
18Comment le jeune « clerc, juré de l’officialité », immatriculé, on l'a vu en 1436, était-il arrivé à un tel honneur ? Marié dès 1438, à 21 ans, avec Jeannette Perier, fille d'un certain Gonin (ou Raymond ?) Perier, qui paraît — les données sont très confuses — avoir uni une de ses deux autres filles à un noble forézien, Louis de Lavieu, Barthélemy s'était peut-être ainsi allié avec un secrétaire du chapitre cathédral27. Veuf en 1450 ou 1451, il se remariait presque aussitôt avec Odette du Blet, fille du riche épicier Nicolas dont la nommée s'élevait, en 1446, à 1435 livres tournois et qui, décédé entre temps, avait laissé de quoi faire à Odette la coquette dot de 350 écus d'or28. L'effet de ce second mariage se lit sur la nommée de Barthélemy. Il avait déjà, en 1446, rassemblé un patrimoine composé de deux maisons en Gourguillon et d'une maison et deux vignes à Saint-Genis-Laval, mais le tout n'excédait pas la valeur fiscale de 275 l. t., dont 62 de « meuble ». Or, très vite, celui-ci est porté à 200 l. t., ensuite à 400 l. t., et, en son dernier état, la nommée atteignit 1348 l. t.29.
19C'est aussi ce mariage qui — même si, comme il le prétendit pour obtenir une réduction de taille, il avait « dispenduz a ses nosses » 80 écus d'or — lui permit de réaliser ce à quoi le jeune notaire, aux goûts intellectuels marqués, aspirait sans doute depuis assez longtemps : conquérir un grade universitaire. Or, Lyon n'ayant pas d'Université, cela, on le sait, exigeait des séjours « aux études » onéreux30. Il pouvait désormais envisager un tel « investissement ». Il s'orienta d'abord vers le droit canon comme s'il flairait un débouché intéressant, et quitte à compléter plus tard son grade de bachelier en décrets par celui de bachelier en lois, ce qu'il fit.
20Ces études — faites je ne puis dire où — furent-elles pour lui l’occasion de rencontres utiles ? Avait-il, lors de l'audition de Jean d'Aulon, attiré spécialement l'attention des autorités ecclésiastiques ?31. Certains actes reçus par lui l'avaient mis en contact avec de hauts personnages32. Et il n'est pas douteux qu'il avait des relations dans le chapitre cathédral. Dès avant sa nomination comme procureur général de l'archevêque, il était, avec les titres de « conseiller » et de « procureur » de ce dernier, au service de ceux qui avaient, en fait, la responsabilité du diocèse depuis 144633. On sait, en effet, que Charles de Bourbon, mineur de douze ans lors de sa désignation, ne pouvant administrer le diocèse mais seulement jouir du temporel à titre de commende, la gestion fut confiée à l'évêque d'Orléans, puis à Jean de Bourbon. L'oncle de Charles, évêque du Puy avant de devenir, en 1456, abbé de Cluny, avait d'ailleurs été élu en 1444 par les chanoines de Lyon, mais, refusé par le roi, il avait proposé son propre neveu. En réalité, Jean se fit suppléer, comme administrateur par l'abbé de Belleville, évêque in partibus. Mais on peut penser que ce juriste, cet intellectuel, amateur d'art et de livres, avait apprécié Barthélemy Bellièvre et conseillé à son neveu de lui conférer sa procuration générale lorsque, âgé de 25 ans, il aurait la charge effective du diocèse, c’est-à-dire en 1459. Dans les faits, la situation resta longtemps inchangée : Charles de Bourbon ne vint prendre possession de son siège qu'en 1466, et ce fut pour repartir aussitôt34. Sa non-résidence donnait à son procureur général des pouvoirs qui allèrent bien au-delà de ses attributions officielles — représentation en justice, acceptation des legs des ecclésiastiques décédés ab intestat et décision sur le sort à leur réserver. Devenu, au surplus, secrétaire de l'archevêque, Barthélemy alla ainsi treize fois à Rome pour son maître et, au dernier voyage, « lui appourta le chapeau rouge et la legation d'Avignon ». Il trancha avec habileté des différends entre lui et la ville ou d'autres églises35. Et c’est encore le procureur qui organisa la visite pastorale de 1469-70, confiant à son propre fils, « Barthélemy junior », lui aussi déjà secrétaire de l'archevêque, la rédaction du « papier » de ladite visite36. Lorsqu'enfin, en 1479, Charles vint résider, il eut soin de garder à ses côtés un si bon serviteur.
21Comment celui-ci n'eût-il pas été « aymé et estimé » de son maître37, dont il était, à la fois, si différent et si proche ? Prélat jouisseur et léger, intrigant, le chef du diocèse trouvait en lui l'homme sûr et compétent qui compensait en quelque sorte, non seulement ses absences, mais ses défauts, par des qualités que son fils et homonyme n'avait pas assez de superlatifs pour exalter : vir sapientissimus, probissimus, liberalissimus et mitissimus38. Prélat humaniste, il se reconnaissait, inversement, dans ce lettré dont une tradition veut qu'il occupât un de ses clercs à copier les bons auteurs latins et les anciennes chroniques de l'histoire locale. On discute de savoir si un très précieux recueil de documents relatifs à l'émancipation de Lyon et à sa réunion au royaume a été compilé par lui-même ou par son fils39. Mais ce type achevé de l'humaniste chrétien a laissé, juste avant de mourir, le témoignage de sa large culture et de sa foi éclairée.
22Son testament, en date du 10 août 1483, s'ouvre par un préambule qui, loin de se borner aux clichés sur la « fragilité de l'humaine condition », est une longue méditation sur la mort ; écrite sans nul doute par le testateur lui-même, elle cite Sénèque et l'Écriture, rappelle l'égalité de tous devant ce châtiment « dû à la désobéissance d'Adam », qui n'épargne ni les « puissants », ni les « docteurs en la science »40. Le mourant justifie ensuite le testament par le souci d'éviter les « graves controverses, sujets de scandales et de procès » entre héritiers éventuels. Enfin, il recommande son âme « à Dieu, à notre Seigneur Jésus Christ, qui a daigné subir... le plus vil supplice, suspendu à une croix... ». En vérité, nul mieux que « maître Barthélemy » ne méritait le nom de « clerc séculier », que les Lyonnais donnaient parfois à leurs hommes de loi.
23Il voulut être enterré à Saint-Pierre-le-Vieux41. Il demandait — souhait exceptionnel, mais bien légitime dans son cas — la procession de Saint-Jean et les grands glas de la même église. Les « pauvres du Christ » étaient largement servis par ses legs. Veuf depuis peu de sa seconde femme, après avoir eu 22 enfants — onze de chacune d'elles —, il ne laissait plus que deux filles et deux garçons. Il avait doté les premières comme il se devait. L'une avait épousé le notaire Claude Bullioud, l'autre le docteur en médecine lyonnais Jean Thibaud. De ses fils, le plus jeune, Antoine, avait eu aisément, on le conçoit, dès 1460, une stalle à Saint-Just, dont il devint, comme obéancier, un des premiers dignitaires, en même temps que chantre de Saint-Paul ; le père lui ayant fait pousser ses études jusqu’au doctorat in utroque, il reçut le titre de chevalier de l'Église et rassembla une bibliothèque bien fournie42. Son frère aîné, Barthélemy, notaire, tient de son « oncle Gonin » par son activité politique, mais surtout de son père : comme lui secrétaire de Charles de Bourbon, puis de ses deux successeurs sur le siège primatial, comme lui féru d'histoire et de belles-lettres. Nous lui devons les souvenirs pieusement recueillis par son fils Claude lorsque, fuyant les chaleurs de la ville, ils passaient l'été « à la campagne » (ruri), à Saint-Genis-Laval, où les deux lopins de 1446 étaient devenus un vaste domaine43.
24Leur admiration pour un père et « ayeul » vénéré contenait en germe le brillant avenir d'une lignée.
Notes de bas de page
1 Pour une vue d'ensemble sur cette famille, voir, dans J.-P. Gutton (sous la direction de), Les Lyonnais dans l'Histoire, Toulouse, Privat, 1985, p. 179-182, notice de R. Fedou.
2 C. Bellievre, Souvenirs de voyages en Italie et en Orient. Notes historiques. Pièces de vers, publ. par C. Perrat, préface de J. Tricou, Genève, Droz, 1956, p. II. Romenay, S. et L., ar. Mâcon, c. Tournus.
3 Ibidem, p. 28. Louhans, S. et L., ch.-1. d'ar.
4 M. Pacaut et F. Gauthier, « Louhans au Moyen Age », dans Cahiers d'Histoire, t. V, 1960, p. 150-151,155.
5 Ibidem, p. 153 (carte), 155. Bellevesvre, S. et L., ar. Louhans, c. Pierre-de-Bresse.
6 Bellievre, op. cit., p. 29. Saint-Trivier-de-Courtes, Ain, ar. Bourg, ch.-l. de canton.
7 R. Fedou, Les Hommes de loi lyonnais à la fin du Moyen Age. Etude sur les origines de la classe de robe, Paris, Les Belles Lettres, 1964 (Annales de l'Université de Lyon, 3e série, Lettres, fasc. 37). p. 155-160.
8 M. Pacaut et F. Gauthier, art. cité, p. 160-161 ; J. Deniau, La Commune de Lyon et la guerre bourguignonne (1417-1435), Lyon, Masson, 1934, p. 415-416.
9 J. Deniau, op. cit., p. 569-574. Trévoux et Thoissey, Ain, ar. Bourg, ch.-1. de canton. Neuville-sur-Saône et Saint-Genis-Laval, Rhône, ar. Lyon, ch.-l. de canton.
10 R. Fedou, Hommes de loi, p. 161-163,190-191.
11 Arch. dép. du Rhône, 10 G 1888, fo 7.
12 R. Fedou, op. cit., p. 143-146, et Le Terrier de J. Jossard, coseigneur de Châtillon-d'Azergues, 1430-1463, Paris, Bibl. Nat., 1966 (Collection de Doc. inédits sur l'Hist. de France, série in-8°, vol. 5), p. 11, n. 1.
13 Arch. du Rhône, 10 G 1888, fo 21, reproduit dans Fedou, Hommes de loi, p. 141.
14 Arch. Rhône, 10 G 1888, fo 32 v°.
15 R. Fedou, « Jeanne d'Arc vue de Lyon », dans Horizons marins. Itinéraires spirituels, t. 1, Mentalités et sociétés (Mélanges offerts à M. Mollati, Paris, Publications de la Sorbonne, 1987, p. 50-52.
16 Arch. mun. de Lyon, BB 10, fo 141 v°, 20 février 1466 n. st. : A H. Bellievre, pour certaines escriptures et copies faites par lui et ses clercs pour lad. ville... 30 sous tournois ».
17 Bellievre, p. II ; Arch. Rhône, 4 G 73, fo CLXII.
18 Voir ci-dessus, note 16 ; Bellievre, p. II (maître du métier en 1443, 1447, 1464, 1466, 1472, 1477).
19 Arch. mun., BB 15, fo 106 v°, 19 juin 1470.
20 Bellievre, p. II (27 nov. 1435) ; Arch. mun., BB 9, fo 62 et suiv., 5 févr. 1463 n. st. ; BB 10, fo 320 et suiv., 13 janvier 1468, n. st. ; BB 12, fo 45, 23 juillet 1473 ; BB 16, fo 82, 10 mai 1478.
21 Voir la généalogie des Bellièvre dans Fedou, Hommes de loi, p. 415-416 ; Arch. Rhône, 4 G 73, fo CLX (testament). Sur la Saint-Thomas, Fedou, ibid., p. 251-256.
22 Arch. mun., CC 3, fo 81-81v°, publ. par Fedou, Hommes de loi, p. 465-466. St-Cyr, Rhône, ar Lyn, c. Limonest. Quincieux, c. Neuville.
23 Arch. Rhône, 4 G 73, fo CLVI-CLXII v° ; testament particulièrement long. Noter : CLVIII (pensions) ; CLXI (prêt sur gage) ; CLIX-CLX (legs à sa femme) ; CLIX v° (le grand psautier). Des extraits, concernant surtout le train de vie, sont publiés dans M. Gonon, La vie quotidienne en Lyonnais d'après les testaments (XIV-XVIe siècle), Association des Chartes du Forez et C.N.R.S., 1969, p. 451.
24 4 G 73, fo CLVIII-CLIX : ces notaires sont J. Bruier, de Lyon, et A. Jareys, de Chazay-d'Azergues.
25 Arch. Rhône, 4 G 72, fo 147 (testament de F. Mutin, cogreffier de l'officialité) ; Bellievre, op. cit., p. III et IV ; Arch. Mun. CC 12, fo 63 v° (nommée de Guillaume).
26 Arch. Rhône, 10 G 1439, pièce 3.
27 Bellievre, p. V, 49 note 86 ; 37 n. 56 ; 13 n. 9 ; 73 n. 32 ; 68 n. 11. Arch. mun. BB 4, f° 164 v° : « la releycie R. perier, mère de la feu femme d'icelluy Bellievre » (23 août 1451).
28 Ibid. la releycie et hoirs N. Du Blet (même date) ; Arch. dép. de la Loire, B 1896, fo 50, Barthélemy, « beau-frère d'honorable femme A. De Blet, veuve de T. Fournier, licencié en lois, juge de Forez » (20 janvier 1469) — document communiqué par le regretté E. Perroy — Deniau, Commune, p. 71. Bellievre, p. 49 n. 86 ; 37 n. 57. — Arch. Rhône, 10 G 1361 (testament de Barthelemy).
29 Arch. mun., CC 3, fo 2-2v°, publ. dans FEDOU, op. cit., p. 464.
30 Fedou, op. cit., p. 300-308.
31 Voir ci-dessus note 15.
32 L. Aubret, Mémoires pour servir à l'histoire de Dombes, publ. par M.-C. Guigue, Trévoux, 1868, t. II, p. 651 : il reçoit un acte passé entre le duc de Savoie et J. De Chabannes, chevalier, maître d'hôtel du roi (22 oct. 1453).
33 Arch. mun., BB 8, f° 28v°, 11 janvier 1459 n. st.
34 J. Deniau, dans Kleinclausz, Histoire de Lyon, t. I, Lyon, Masson, 1939, p. 314, 326. M. Pacaut, L’Ordre de Cluny, Paris, Fayard, 1986, p. 262-263.
35 R. Fedou, Hommes de loi, p. 126-127.
36 Bibl. Nat., mss. latins, 5529, fo 1. Voir M.-Th. Lorcin, « La visite pastorale du diocèse de Lyon en 1469 », dans Cahiers d’Histoire, 1979, p. 21-48.
37 Bellievre, p. 23 note 14.
38 Ibid., p. 71, note 26.
39 Ibid., p. XV. Il s'agit du Tractatus de bellis et inducis.
40 Arch. Rhône, 10 G 1361.
41 Son épitaphe, telle qu'elle a été publiée, notamment par C. Le Laboureur, Masures de l'Isle Barbe, (éd. Guigue, t. III, Lyon, 1895, p. 543) lui donne, à tort, le grade d'in utroque jure doctor et le fait mourir le 4 août, soit avant la date de son testament !
42 Outre le testament, voir Bellievre, p. V-VIII.
43 Barthelemy junior épousa la fille de T. Fournier, juge de Forez déjà liée à la famille. Le domaine de Saint-Genis est décrit dans sa nommée rurale de 1493, Arch. mun., CC 9, fo 174-175, publ. par Fedou, Homme de loi, p. 475-476.
Auteur
Université Lyon III Jean Moulin
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