Un millénaire oublié : la remise en place de la hiérarchie épiscopale en Normandie autour de 990
p. 563-573
Texte intégral
1Notre époque, si friande de commémorations, semble avoir oublié de célébrer en 1990 le millénaire de la remise en place définitive de l'épiscopat en Normandie au lendemain des dévastations infligées par les Vikings. Certes, l'événement n'a pas eu de caractère ponctuel et on ne saurait lui attribuer de date absolument précise, mais il revêt tant d'importance qu'il est utile de le scruter brièvement. Cette résurrection est attestée avant tout par deux documents : la IIa translatio S. Audoeni, vers 988-989, et une charte de Richard Ier pour Fécamp du 15 juin 990. Elle a eu des parallèles frappants dans la Bretagne voisine, où c'est un acte pour le Mont Saint-Michel du 28 juillet 990 qui constate l'existence définitive d'une hiérarchie normale1. Cette coïncidence chronologique ne doit cependant pas cacher des différences assez profondes entre les deux régions : nous les verrons plus loin.
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2La province ecclésiastique de Rouen, depuis l'époque mérovingienne, comptait 7 diocèses dont le territoire correspondait, à peu de chose près, à celui de la Normandie ducale. Telle qu'elle prit figure aux Xe et XIe siècles. Les deux principales différences étaient celles-ci : le diocèse de Rouen, vers l'Est, s’étendait jusqu'au cours de l’Oise, englobant l’actuel Vexin français ; en revanche le diocèse du Mans, dépendant de la province ecclésiastique de Tours, s'étendait vers le Nord beaucoup plus loin que la limite fixée vers 1050 entre la Normandie et le Maine, car il comprenait tout le Passais (la région de Domfront). Les autres divergences étaient minimes et on peut les négliger de prime abord. Ces 7 diocèses étaient d'âge inégal — les plus anciens étant Rouen et Bayeux — et leurs territoires, à la suite de vicissitudes diverses, étaient souvent imbriqués les uns dans les autres ; celui de Bayeux, surtout, comportait, sans doute dès l'époque franque, de notables enclaves dans ceux de Lisieux et de Coutances. De plus le diocèse breton de Dol posséda jusqu'en 1790 quatre paroisses sur la rive Sud de l'estuaire de la Seine, autour de la basse Risle ; peut être cette anomalie remontait-elle au VIIe siècle2.
3Cette structure ecclésiastique avait été atteinte de plein fouet par les attaques Scandinaves de la seconde moitié du IXe siècle et leurs séquelles. Aucun diocèse, certes, ne disparut définitivement. Mais dans deux les évêques francs furent tués par les Vikings : Balfridus de Bayeux en 858, Lista de Coutances en 889. A Sées Adelhelmus fut emmené en captivité outre-mer et ne fut racheté qu'au bout d'un certain temps d'esclavage3. La situation, on le conçoit, fut vite ressentie comme intolérable. Les réactions furent fort diverses.
4La plus simple fut évidemment de fuir vers des régions plus abritées. On vit se succéder des ondes de panique, mais la rareté des sources interdit de les dater toujours avec précision. Nous évoquerons les destins de sept évêchés, d'Est en Ouest4.
5L'archevêque de Rouen disposait de positions de repli toutes prêtes : les patrimoines de son église dans le Nord du Bassin Parisien. Si en 872 Riculf disposait encore d'une chancellerie archiépiscopale organisée — au moins deux notaires qui ont souscrit un de ses actes — et d'auxiliaires variés — dont un archidiacre, un doyen, un prévôt5, ses successeurs durent bientôt, accompagnant les principales reliques de la cathédrale et de la ville, se diriger vers le Vexin (sans doute à Gasny), puis vers le Soissonnais (Condé-sur-Aisne, Sancy) où ils avaient des terres probablement depuis le temps de saint Ouen. Tout indique que les archevêques séjournèrent un temps à Braine, sur la Vesle (Aisne, chef-lieu de cant.) qu'ils possédaient encore en 931, quand Hugues le Grand leur enleva ce bien6. Ils ne réintégrèrent durablement Rouen qu'après l'accord intervenu en 911 entre Rollon et Charles le Simple ; mais dans l'intervalle, tous les liens avec la ville archiépiscopale n'avaient sans doute jamais été rompus. En 906 encore l'archevêque est en place pour s’occuper de la translation des reliques de saint Marcouf à Corbény7. Les listes épiscopales ne présentent pas de lacune et, dès 942, l'archevêque Hugues, venu de Saint-Denis, reprend en main une partie du patrimoine de son église (pour le distribuer largement, il est vrai, à des membres de sa famille)8. En 990 cet Hugues fut remplacé par Robert, fils du duc Richard Ier et de Gonnor, femme d'origine scandinave.
6L'évêque d'Evreux Sicbardus (ou Sebar) n'est plus clairement attesté après 872. Selon Dudon de Saint-Quentin, auteur peu sûr, il aurait échappé aux Vikings vers 8869. Puis, après plus d'un demi-siècle de silence, un titulaire du siège reparaît vers le milieu du Xe siècle, Gunhardus, dans l'entourage de l’église chartraine, sa voisine méridionale, et souscrit des documents aux côtés des évêques de Chartres, de Tours, du Mans et de Rennes : bref, il évolue dans le sillage de la métropole tourangelle, non de celle de Rouen10. Il a probablement évacué son siège, mais aucun indice ne révèle où il a pu trouver refuge. Ce n'est qu'en 990 qu'un évêque Geraldus reprend sa place dans le clergé dépendant de Rouen.
7Le siège de Lisieux est alors d’une extrême obscurité : on ne sait strictement rien de lui entre 876 et 989-90. Une tradition rapportée au XIIe siècle par Orderic Vital semble indiquer que toute organisation diocésaine avait vraiment disparu : vers 1020 encore, les habitants du pays d'Ouche, au Sud du diocèse, affirmaient ne dépendre d'aucun évêché ; ils furent finalement rattachés à Lisieux11.
8Bayeux avait, on l'a vu, subi directement l'assaut des Vikings. Après le meurtre de Baltfridus en 858, un seul nom valable est cité : Erchambertus, au synode de Ponthion en 876. Puis le silence se fait jusqu'aux abords de 930 où l'on rencontre — dans un contexte très suspect, en Haute-Normandie — un évêque Henri dont nous ne savons que le nom12 : il est très improbable qu'il ait résidé, d'autant plus que tout indique que les bandes anglo-scandinaves alors établies autour de Bayeux (peut-être depuis 916) manifestaient une autonomie totale, quand ce n'était pas un antagonisme avoué, envers celle de Rollon, fixée à Rouen, et cela jusqu'à la cession qui fut officiellement consentie à ce dernier en 924 (et qui ne devint efficace que sensiblement plus tard). Le fil normal de la succession épiscopale ne reprend qu'avec les noms, très mal connus, de Richard et de Raoul en 989 et 990. Le diocèse ne semble avoir été vraiment repris en main que par Hugues, installé en 1015, un membre de la famille ducale (il était fils de Raoul d'Ivry, lui-même demi-frère de Richard Ier).
9Pour Coutances, les événements sont relativement mieux connus. L'évêque Lista fut tué en 889, non dans sa ville épiscopale, mais à Saint-Lô, déjà citée en 549 comme résidence secondaire (au Ve concile d’Orléans). L’épisode fit grand bruit : il est même signalé par la chronique anglo-saxonne13. On ne sait rien du premier successeur de Lista, Ragenardus. Ensuite, on trouve l'évêque de Coutances Herleboldus à Rouen, en train d'accomplir les démarches juridiques relatives à la translation à Corbény des reliques de saint Marcouf, venues du monastère de Nantus, dans son diocèse14. Il est très probable qu'un repli plus ou moins organisé de Coutances à Rouen avait déjà eu lieu. Au Xe siècle, la liste épiscopale ne s'interrompt pas, mais ses 6 noms n'évoquent rien de concret avant 990. Du séjour prolongé des évêques de Coutances à Rouen naquit la collégiale Saint-Lô de Rouen, où fut organisé un chapitre évoquant celui d'une cathédrale. Cette situation originale résultait en partie du fait que le diocèse (mais non l'episcopatus) avait été cédé en 867 par Charles le Chauve au roi breton Salomon : le repli sur Rouen sauvegardait les droits théoriques du souverain franc. En pratique, on voit l'évêque de Nantes, Landramnus, sous souveraineté bretonne, exercer des droits temporels dans le diocèse, sans doute à Canisy, dès 88915.
10Du diocèse d'Avranches, on ne sait presque rien. Il connut sans doute des vicissitudes analogues : cession aux Bretons (la participation de porteurs de reliques avranchinaises aux pérégrinations du clergé breton à la fin du IXe siècle est bien attestée), puis soumission officielle aux comtes de Rouen, sans doute en 933. On n'entend parler d’aucun évêque entre la présence de Waltbertus au synode de Pitres en 862 et celle de Norgodus sur le siège restauré en 990.
11Sées, enfin, eut une histoire complexe, qu’on parvient cependant à déchiffrer à peu près. Il est sûr que le diocèse souffrit lourdement des Vikings : vers 885 ils capturèrent l’évêque Adelhelmus qui revint sans doute par Quentovic après un certain temps ; il a laissé une brève notice sur ses mésaventures16. Après cet épisode, les évêques — dont les catalogues nous ont conservé quatre noms — ne semblent pas avoir disparu, mais s'être repliés au cœur du Bassin Parisien, à Moussy-le-Neuf (Seine-et-Mame, cant. Dammartin-en-Goëlle) vers 885-890 ; ils y restèrent sans doute la majeure partie du Xe siècle17. Leur retour à Sées, avec l’évêque Azo, est placé par Orderic Vital vers 98618 et est en tout cas attesté en 990. Après quoi ils tomberont sous la coupe de la famille de Bellême19.
12Au total, donc, un épiscopat cruellement atteint, qui ne survit au Xe siècle qu’à Rouen, avec le siège archiépiscopal et l’évêché réfugié de Coutances, ou en exil et très obscurément à Moussy-le-Neuf. Les quatre autres diocèses ont connu des interruptions durant une à trois générations et sont donc à reconstruire entièrement.
13Les comtes Scandinaves de Rouen — devenus ducs après l’accession des Capétiens au trône20 — n’étaient pourtant en rien des ennemis a priori de l’institution épiscopale. Sans doute sous l’influence du précédent qu’avait constitué le rappel à York des archevêques par les rois danois de la fin du IXe siècle21, Rollon avait réinstallé à Rouen, sa capitale, l'archevêque Franco, peut être dès 912, en tout cas quelque années au plus après l'accord de Saint-Clair-sur-Epte22. Mais, comme au Danelaw, le rétablissement du siège métropolitain avait suffi à obtenir ce que la dynastie souhaitait : le ralliement de ses sujets chrétiens. Pas plus qu'elle ne s'affaira à rétablir le monachisme (Saint-Ouen de Rouen, restauré dès 918, suffit pendant une génération), elle ne songea à rappeler à la vie d'autres sièges qui lui auraient sans doute été moins soumis23. Même le très pieux Guillaume Longue-Epée (v. 932-942) ne semble avoir rien entrepris en ce sens.
14Notons d'ailleurs au passage qu'aucun des prélats qui furent les victimes directes des Vikings, bien qu'ayant d'excellents titres à la sainteté, ne fut canonisé ni par l'Eglise ni par l'opinion publique après le retour à la normale. Ni Baltfridus, ni Lista ne furent jamais les objets du moindre culte : phénomène psychologique général, semble-t-il (on le constate en d'autres régions), mais peut-être aussi, dans ce cas précis, discrétion envers une dynastie qui se vantait tant de ses origines nordiques et qui aurait pu être considérée comme co-responsable de ces atrocités anciennes.
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15La reconstitution de l'épiscopat normand est consacrée, nous l'avons dit, par deux documents de base. Le premier est un acte de l'archevêque de Rouen Robert et de Richard Ier pour Fécamp : il énumère les six suffragante du siège de Rouen, donc l'épiscopat normand au complet : Raoul de Bayeux, Hugues de Coutances, Geraldus d'Evreux, Roger de Lisieux, Azo de Sées et Norgodus d'Avranches (dont les titres sont curieusement corrompus : episcopus civitatis Saxonum pour Sées, episcopus Ebretentensis pour Avranches)24.
16Un second texte, probablement un peu plus ancien, est d’ordre hagiographique : c'est la Translatio IIa s. Audoeni25 ; elle cite seulement quatre évêques, Hugues de Rouen, Richard de Bayeux, Roger de Lisieux et Gérard d'Evreux, ainsi que trois abbés (ceux de Saint-Ouen de Rouen, du Mont-Saint-Michel et de Saint-Taurin d'Evreux). A ce moment seul est donc reconstitué l'épiscopat de Haute-Normandie et celui du Bessin. Rouen et Bayeux ont des titulaires qui seront déjà remplacés dans l'acte de 990. Ainsi celui-ci se trouve-t-il non seulement consacrer la remise en place d'une hiérarchie complète, mais il atteste aussi, probablement, les cas de succession régulière sur deux sièges normands.
17Ajoutons que le traité de paix anglo-normand de 99126 confirme, à cette date, la présence sur le siège de Lisieux du même Roger, personnage peu connu mais qui semble avoir tenu un rôle d'un certaine importance à son époque.
18A partir de ces trois documents, aucune des listes épiscopales de Normandie ne présente plus de lacune : l'ordre est complètement rétabli.
19Dernier fait à évoquer avant de scruter plus avant la signification de ces années décisives autour de 990 : on connaît sur le territoire normand, au Xe siècle, trois évêques cités sans siège déterminé. Un certain Aillemundus, totalement inconnu, est mentionné par le premier diplôme conservé de Richard Ier comme ayant un moment soustrait par ruse le domaine de Berneval-le-Grand (Seine-Marit., cnt. Dieppe) à l'abbaye de Saint-Denis, et ceci peu avant 96827. Des évêques Hubert et Hervé sont cités entre 996 et 1006 dans la donation de Livry (Calvados, cnt. Caumont) à Saint-Wandrille. De gros efforts ont été faits pour identifier ces trois noms. Aillemundus pourrait être à la rigueur l'un des titulaires du siège de Coutances replié à Rouen que le catalogue nomme Algerundus28, mais c'est très incertain. Mme Fauroux pense que Hervé pourrait être un évêque de Nantes29 : c'est possible. Quant à Hubert, il est tout à fait inconnu. Au reste, il peut très bien s’agir, comme dans tous les pays de mission au Xe siècle — spécialement sur la périphérie du monde scandinave — d'episcopi vagantes opérant sans mandat précis en terre d'infidélité. D'autres évêques étrangers fréquentèrent aussi la Normandie, mais sans y exercer de juridiction, comme l'anglo-scandinave Osmond que l'on rencontre à Fécamp peu après 101730 : cela est sans signification pour notre propos.
20Il est plus important de constater qu'aucune modification à la liste des diocèses ne fut apportée lors de la restauration des années 990 ; sans doute leurs limites subirent-elles de minimes changements. Aucun texte explicite ne l'assure, en dehors du passage déjà allégué d'Orderic Vital sur les confins méridionaux du diocèse de Lisieux31. La plupart des grandes enclaves diocésaines doivent avoir une origine antérieure, à en juger notamment par les patronages célestes de leurs églises, mais les certitudes font défaut. La probabilité d'une création nouvelle n’existe que pour quelques petites enclaves au statut ambigu : l'« exemption de Saint Cande », qui dépendait de Lisieux et se composait de 6 paroisses en trois fragments dans le diocèse de Rouen et dans celui de Bayeux. Leurs naissances peuvent être expliquées par l'histoire des patrimoines épiscopaux à la fin du Xe ou au début du XIe siècle. On ignore tout des origines d'autres petites enclaves, comme celle de Lieusaint (du diocèse de Bayeux dans celui de Coutances), rattachée à celle, plus importante et plus ancienne, de Sainte-Mère-Eglise, ou celle de Nonant (du diocèse de Lisieux dans celui de Bayeux, avec trois paroisses). Peut-être en conséquence des ambitions politiques des ducs de Rouen dans le Nord-Est de la Bretagne, la paradoxale enclave doloise de la basse Risle resta dans la dépendance de son prélat breton32.
21Bref, il est certain que la restauration de la hiérarchie à la fin du Xe siècle ne fut pas l'occasion d'une remise en ordre générale de la géographie ecclésiastique de la province de Rouen.
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22Le fait essentiel que constitua le rétablissement de l'épiscopat en Normandie a été bien saisi par les historiens modernes du duché, et notamment par le dernier en date, David Bates33. Il faut le mettre en relation avec les autres mesures générales prises peu après cette époque par Richard II (1006-1026), comme la mise en place des comtes, tous apparentés à la dynastie et préposés presque tous à des zones frontalières, ou celle des vicomtes, placés à la tête des autres pagi. Il s'agit d'une autre manifestation de la même politique, consciemment poursuivie, cherchant à assurer au duc le contrôle complet du territoire normand, tantôt par le moyen de membres de sa famille, tantôt au moyen d'« hommes nouveaux », souvent d'origine nordique.
23Les évêques que nous avons vus en place dans la province de Rouen au IXe et Xe siècles sont à peu près tous issus de lignages inconnus et sans doute presque tous dépourvus de lien direct avec la couronne. Les rares exceptions, comme Tortoldus, usurpateur du siège de Bayeux en 858-59, et surtout le célèbre Fréculf, évêque de Lisieux vers 829-853, familier de Charles le Chauve et sans doute ancien missus, eurent peu de portée34. Les noms que l'on rencontre au lendemain de 990 ne sont certes pas tous identifiables, mais il y eut parmi eux une proportion toute nouvelle de personnages notables, soit membres de la famille ducale soit appartenant à des lignages aristocratiques étroitement liés à cette famille35. Ce fut avant tout le cas du nouveau chef hiérarchique de la province de Rouen, Robert (989-1037), en même temps comte d'Evreux, puis, un peu plus tard, vers 1015, celui de l'évêque de Bayeux Hugues. Ainsi les deux sièges les plus importants se trouvaient aux mains de la dynastie, ce qui ne s'était pas produit depuis le Ville siècle, au temps de l'évêque Hugues, neveu de Charles Martel, qui avait aussi détenu ces deux sièges36.
24Ces rameaux de la famille ducale se perpétuèrent parfois — celui de l'archevêque Robert comme comte d'Evreux —, mais ils ne parvinrent jamais à s'approprier un siège donné, même à Sées la famille de Bellême tantôt rivale et tantôt associée de la dynastie normande (elle préféra en général exercer son influence au Mans). Aucun diocèse normand ne devint durablement la chose d'un lignage.
25La politique inaugurée vers 990 fut poursuivie durant une bonne partie du XIe siècle, jusqu’à ce que Guillaume le Bâtard ait discerné son principal inconvénient, le risque de créer un contre-pouvoir au sein de sa propre famille. C'est ainsi qu'à Rouen, Robert fut remplacé encore par un fils du duc Richard II Mauger, dont il fallut se débarrasser en 1055, et qu'à Bayeux, Hugues, mort en 1049, eut pour successeur Odon (1050-1097), demi-frère du duc Guillaume. En 1060 encore un membre de la famille, Jean, fut nommé évêque d'Avranches (il sera archevêque de Rouen de 1067 à 1079). Mais des temps de réforme s'annonçaient...
26Dans quel état les évêques rétablis à la fin du Xe siècle ont-ils retrouvé leurs sièges ? Nous n'avons à ce sujet que peu d'indications. L'une concerne Coutances : les évêques n’osèrent pas y retourner de façon durable avant une date voisine de 1025 ; selon la tradition consignée au début du XIIe siècle dans les Gesta Gaufridi37, les successeurs de l'évêque Hugo cité en 990 résidèrent à Saint-Lô ; Hugo se refusa à faire revenir de Rouen à Saint-Lô sept chanoines que son remplaçant Herbert (qui ne siègea qu'un an vers 1025) expulsa d'ailleurs comme incapables, avant d'échanger son siège avec un certain Robert, évêque de Lisieux ; ce dernier se serait livré à une dilapidation effrénée des biens d'Eglise au bénéfice de sa famille. Et c'est seulement avec l'accession — sans doute simoniaque — de Geoffroy de Montbray, en 1049, que la cathédrale de Coutances aurait retrouvé une situation à peu près normale, mais dans un grand délabrement matériel et intellectuel38. Ces données sont en partie confirmées par la charte du duc Guillaume organisant les prébendes, entre 1056 et 106639. Selon les Gesta l'évêque Robert avait commencé la reconstruction de l'église cathédrale, réuni des fonds à cet effet, mais n'acheva rien. Bref, la restauration du diocèse ne fut réelle que peu avant le milieu du XIe siècle40.
27L'autre exemple, moins net, concerne Sées : il s'agit d’une interpolation d'Orderic Vital au texte de Guillaume de Jumièges41. L'évêque Azo détruisit une partie des murs de la ville et, avec les pierres ainsi récupérées, entreprit de reconstruire sa cathédrale, le tout avec l'autorisation du duc, vers 1010. Ailleurs, nous ne disposons que de conjectures fondées sur l'examen archéologique des édifices : c'est ainsi qu'à Bayeux de grands travaux semblent avoir été commencés par l'évêque Hugues, peu avant la fin de son épiscopat (1049).
28Reste à présenter une dernière remarque, qui nous entraîne hors de notre cadre géographique initial. La charnière des années 990 se retrouve, nous l’avons dit, en Bretagne : mais dans cette dernière région, la situation était bien différente. D'abord la résistance des cadres chrétiens locaux aux troubles du Xe siècle semble avoir été plus tenace qu'en Normandie : certains des principaux monastères survécurent mieux que ceux de la Normandie occidentale et furent restaurés sensiblement plus tôt (Landévennec vers 936, Redon avant la fin du Xe siècle). D’autre part la renaissance de l'épiscopat paraît s'être accompagnée de remaniements profonds de la structure diocésaine. On soupçonne que c'est à la faveur de la césure provoquée par les Vikings que les évêchés de Saint-Brieuc et de Tréguier ont pu apparaître, peut-être sous la tutelle du siège de Dol42 ; cela dépasse de loin les médiocres retouches apportées à la carte des diocèses normands.
29Enfin, et surtout, la faiblesse de l'autorité ducale en Bretagne fait que le pouvoir n'est guère suspect d'avoir joué un rôle majeur dans la remise en place de la hiérarchie. Il ne put empêcher le développement de ce que les ducs normands surent éviter soigneusement, la naissance de vraies dynasties épiscopales, comme à Rennes, Nantes et Quimper, liées aux familles comtales (et non à la maison ducale).
30Tout cela fait que les événements bretons eurent une saveur bien à part. Même si les deux restaurations furent sensiblement contemporaines, leur état d'esprit et leurs conséquences furent très différents. D'une part on assiste aux prodromes de la mise en place d'une hiérarchie docile aux impulsions venues du prince, de l'autre à la prolongation de traditions favorables à une large autonomie des cadres locaux. Comme les régions qui l'avoisinent vers l'Est, la Bretagne s'achemina vers des « évêchés qui deviennent de véritables biens de famille », selon l’excellente formule du regretté J. Boussard43 tandis que le duché de Rouen va connaître pour près de deux siècles un épiscopat quasi-monarchique44.
Notes de bas de page
1 En ce qui concerne les faits bretons, renvoyons une fois pour toutes au volume de A. Chedeville et N.Y. Tonnerre, La Bretagne féodale (XIe-XIIe siede), Rennes, 1987.
2 Voir H. Guillotel, « Les origines du ressort de l'évêché de Dol », dans Mém. Soc. Hist. et Archéol. Bretagne, LIV, 1977, p. 31-68. Voir aussi ci-dessous note 42.
3 Sur cet épisode, cf. le texte traduit et commenté par L. Musset, « Naissance de la Normandie», dans : M. De Bouard, Documents de l'Histoire de la Normandie, Toulouse, 1972, p. 70-71 d'après AA. SS., Apri, III, p. 68).
4 Sur les dates des évêque, il suffira de renvoyer à Mgr. L. Duchesne, Fastes épiscopaux de l'ancienne Gaule, t. II, 2e éd., Paris, 1910.
5 La charte de Riculf de 872 existe encore en original : Arch. dép. Seine-Marit., 14 H 156.
6 Sur les archevêques de Rouen à Braine (Aisne, ch. 1. de cant.), cf. Flodoard, éd. Lauer, p. 49 et 128 et abbé Lebeuf, dans Histoire de l'Académie Royale des Inscriptions... 1747-48, t. XXI, p. 100-110.
7 Le dossier de cette translation est dans l'article cité ci-dessus note 3, p. 71-72. Corbény, Aisne, cant. Craonne.
8 Voir L. Musset, « AUX origines d'une classe dirigeante : les Tosny, grands barons normands du Xe et XIIIe s. », dans Francia, V, 1977, p. 45-80, aux p. 48-49.
9 Dudon de Saint-Quentin, éd. J. Lair, Caen, 1865, p. 157 ; cf. H. Prentout, Etude critique sur Dudon de Saint-Quentin, Paris, 1916, p. 179-180.
10 Cartulaire de Saint-Père de Chartres, éd. B. Guerard, Paris, 1840, t. I p. 54 et t. II, p. 351.
11 Orderic Vital, Histoire ecclésiastique, éd. M. Chibnall, Oxford, 1969, t. II, p. 26. Il s'agit des environs de Montreuil l'Argillé (Eure, cant. Broglie) et d'Echauffour (Orne, cant. Le Merlerault).
12 Mais cela repose sur le seul Dudon, éd. Lair, p. 191 et 219 ; cf. Prentout, Etude critique..., p. 301 et 411.
13 Chronique anglo-saxonne, mss. A et E, année 890.
14 Voir le texte cité ci-dessus note 7.
15 Chronique de Nantes, éd. Merlet, Paris, 1896, p. 68. Si la mention du Cotentin est explicite, l'interprétation du toponyme a été discutée : dans Canabiacum, H. Guillotel voit une transposition de Cabaniacum, qui à son tour correspondrait à Cavigny (Manche, cant. Saint-Jean-de-Daye) (La Bretagne des saints et des rois, Rennes, 1984, p. 366), mais il est plus simple d'y reconnaître Canisy (Manche, ch. 1. de cant.), dont la forme dialectale est Kaniji et les Formes anciennes sont Canigeyum, Canegium (Adigard Des Gautries et Lechanteur, supplément aux Annales de Normandie, XVI, 1966, no 2).
16 Voir ci-dessus note 3.
17 Sur ces vissicitudes, cf. L. Musset, « L'exode des reliques du diocèse de Sées au temps des invasions normandes », dans Bull. princ. Soc. Hist. et Archéol. Orne, LXXXVIII, 1970, p. 3-22.
18 Interpolation à Guillaume de Jumièges, éd. Marx, Rouen, 1914, p. 165.
19 Avec l'évêque Ives (1035-1070).
20 K.F. Werner, « Quelques observations au sujet des débuts du duché de Normandie », dans Droit public et institutions régionales, dans Etudes..., J. Yver, Paris, 1976, p. 691-709.
21 Thèse que nous avons défendue dans L. Musset, « Pour l’étude comparative de deux fondations politiques des Vikings : le royaume d'York et le duché de Rouen », dans Northern History (Leeds), X, 1975, p. 40-54, à la p. 46.
22 Sur tout ceci, cf. O. Guillot, « La conversion des Normands peu après 911 », dans Cahiers de civilisation médiévale, XXIV, 1981, p. 101-116 et 181-219.
23 Ce qui expliquerait la lacune des listes épiscopales pour Bayeux à cette époque.
24 M. Fauroux, Recueil des Actes des ducs de Normandie, 911-1066, Caen, 1961, no 4, p. 72-74 (copie du XIIe siècle).
25 AA. SS., Aug., IV, 122.
26 P.L., CXXXVII, col. 843.
27 M. Fauroux, op. cit., no 3, p. 70.
28 L. Duchesne, Fastes (cités note 4), p. 237, no 36.
29 M. Fauroux, op. cit., p. 77.
30 N. Bulst, Untersuchungen zu den Klosterreformen Wilhelms von Dijon, Bonn, 1973, p. 155 et note 46. Le siège de cet évêque est inconnu.
31 Voir ci-dessus, note 11.
32 Sur tous ces problèmes d'enclaves (dites « exemptions » en Normandie) cf. J.-F. Lemarignier, Etude sur les privilèges d'exemption et de juridiction des abbayes normandes, Paris, 1937, p. 13-14 et note 72, et pour ce qui concerne Dol l'article cité ci-dessus note 2.
33 D. Bates, Normandy before 1066, Londres, 1982, p. 30-31.
34 Bon résumé de sa biographie dans F. Brunholzl, Geschichte der lateinischen Literatur des Mittelalters, I, Munich, 1975, p. 396.
35 D.C. Douglas, « The Norman Episcopate before the Norman Conquest », dans Cambridge Historical Journal, XIII, 1957, p. 101-115, à la p. 102.
36 F. Ewig, « Milo et ejusmodi similes », dans Skt. Bonifatius, Fulda, 1954, p. 412-440, aux p. 424-425.
37 Il s’agit du texte publié sous le titre De statu Constanciensis ecclesie par la Gallia Christiana, XI, instr., col. 217-224 et que Mgr Jacqueline a proposé de rebaptiser de ce nom plus exact.
38 Cf. L. Musset, « Un grand prélat normand du XIe siècle : Geoffroy de Montbray, évêque de Coutances (1049-1093) », dans Revue du dép. de la Manche XXV, 1983, p. 5-17.
39 M. Fauroux, op. cit., no 214, p. 402.
40 Sans doute les habitudes Scandinaves s'étaient-elles trop profondément implantées en Cotentin pour permettre une vie religieuse normale : en tout cas aucun monastère ne fut rétabli à l'Ouest de la Vire avant le milieu du XIe siècle.
41 Ed. J. Marx, Rouen, 1914, p. 165.
42 Nous suivons l'hypothèse de H. Guillotel, reprise par N.Y. Tonnerre, op. cit. note 1, p. 31-32. Elle s'oppose à celle de Fr. Merlet, « Les limites des diocèses... Considérations sur l'origine des enclaves de Dol », dans Bull. section de géographie, Comité des Travaux Historiques, LXIV, 1951, p. 95-133.
43 J. Boussard, « Les évêques en Neustrie avant la réforme grégorienne », dans Journal des Savants, 1970, p. 161-191.
44 Un certain contraste existe aussi sur le plan intellectuel ; il n'est pas de notre propos de l'approfondir, mais il doit sans doute quelque chose aux circonstances où intervint le rétablissement de la hiérarchie épiscopale. L'épiscopat normand se distingua au XIe siècle par ses compétences techniques : L. Musset, « Observations sur la formation intellectuelle du haut clergé normand (v. 1050-1150) », dans Mediaevalia Christiana, Hommage à R. Foreville, s.l., 1989, p. 280-289.
Auteur
Université de Caen
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