Une présence monastique urbaine : le rôle des prieurés dans la formation et dans le paysage des petites villes du Moyen Âge (France et grands fiefs)
p. 525-536
Texte intégral
1La connaissance des prieurés augustins et bénédictins a progressé ces dernières années ; elle s'est enrichie d'une série de travaux soulignant l'importance religieuse, économique, artistique de communautés souvent réduites à trois ou quatre membres, exceptionnellement à plus1.
2Replacer ces micro-organismes, dépendant d'abbayes connues, dans un cadre urbain, évoquer leur rôle, même réduit, dans le développement et l'existence des villes du royaume de France et de quelques grands fiefs de mouvance française ou impériale (la Savoie) pourra sembler insolite2 ; récemment encore, Mme Fossier faisait remarquer à propos d'établissements parisiens : « l'idée d'un prieuré urbain ne nous est pas familière. L'image du prieuré qui d'emblée nous vient à l'esprit est celle d'un établissement rural »3. Et, de fait, sur une quarantaine de prieurés répertoriés en Picardie, cinq seulement sont urbains.
I. AUX ORIGINES DU DEVELOPPEMENT URBAIN
3Sauf exception, les prieurés furent trop petits pour être les « noyaux générateurs de villes », comme certains monastères prestigieux : Cluny, Moissac, Redon, Saint-Denis, Saint-Dié, Saint-Omer ou Quimperlé4. Des effectifs réduits, l'exiguïté de leur patrimoine, des moyens d'existence limités, un faible attrait ne s'y prêtaient guère5. Dans le meilleur des cas, les plus peuplés, les plus prospères, ceux que les textes qualifient d'« abbayes », ont donné naissance à de gros bourgs ruraux : à Saint-Rambert dans le Forez dont le prieuré dépendait de l'Ile-Barbe, à Talloires à côté d'Annecy, membre de Savigny, au Bourget-du-Lac voisin de Chambéry, membre de Cluny. Peut-on déjà qualifier de « ville » Candé sous l'autorité des moines de Saint-Nicolas d'Angers, Chamonix, Saint-Jean d’Angély et autres localités du même acabit6 ?
4Le prieuré intervient, par contre, très souvent, durant la période féconde des Xe-XIIIe siècles, dans le processus d'extension de petites agglomérations, dans l'élargissement des aires urbaines, intra ou extra muros. Si le château a été la force créatrice principale, s'il a cristallisé l'habitat à ses côtés, la fondation religieuse lui est connexe. A l'examen des créations et des plans reconstitués, on peut envisager trois solutions.
51— Un premier cas est constitué par le prieuré inclus dans un ancien vicus gallo-romain ou dans un bourg castral. Il peut être situé dans l'enceinte de la forteresse, immédiatement à côté ou à distance. La présence de cet établissement, responsable, nous le verrons, de l'église paroissiale, transforme à ce point le quartier où il s'est implanté puis la localité toute entière que la fondation antique ou médiévale prend l'allure d'un véritable bourg ecclésiastique. L'histoire de Vic-le-Comte dans la vallée de l'Ailier, débutée sous les Romains comme le suggère l'étymologie de son nom, prend vigueur quand l'église paroissiale Saint-Pierre, une création mérovingienne, devient le siège d'un prieuré de l’abbaye bénédictine de Manglieu. Le plan cadastral de 1830 montre la place considérable qu'occupent le sanctuaire et ses dépendances au cœur du quartier de l'Olme ou de la Ville Vieille7.
6On fera la même constatation à Aix-les-Bains dont le centre enclos se définit à l'époque féodale, par les derniers vestiges du vicus antique réutilisés (un temple faussement attribué à Diane, un arc funéraire dit de Campanus, des thermes toujours fréquentés), par une forteresse signalée en 1080 comme la propriété d'un certain Gautier de Aquis, et par une église paroissiale Notre-Dame ancienne, attribuée à un prieuré augustin, dépendant de Saint-Martin-de-Miséré en Grésivaudan, dans les années 1102-1110, par décision du célèbre évêque grenoblois saint Hugues. Cet établissement de cinq religieux prend vite de l'importance avec son église, un logis pour les clercs et leurs serviteurs, un cloître, des dépendances et il contribue à déterminer les grandes lignes du paysage clos, tel que nous le voyons apparaître, plus tard, sur le plan du Theatrum Sabaudiae daté du XVIIIe siècle8. Citons le bourgeonnement d'origine monastique dans les anciens vici de Mauriac dans le Cantal (un prieuré de l'abbaye de Saint-Pierre-le-Vif), de Bressuire (le bourg Saint-Cyprien), le rôle de prieurés dans l'apparition de plusieurs villes d'Anjou ou du Maine : Craon (prieuré Saint-Clément), Pouancé (prieuré Saint-Aubin), Segré (prieuré de la Madeleine), Thouaré (prieuré Saint-Jean), La Flèche, Château-Gontier etc9.
72— Très souvent, le prieuré est responsable de la formation d'un faubourg, baptisé « bourg aux moines » ou, par analogie de langage, « bourg aux chanoines ». Ces excroissances suburbaines se situent aux issues des portes fortifiées, au débouché d'un pont (à l'Ile-Bouchard), sur un espace libre, à faible distance des remparts qu'ils finissent par rejoindre. Vitré appartient à un type de localité polynucléaire dont l'histoire se confond avec celle de ses seigneurs et de ses moines. Le château de Riwallon le Vicaire perché sur une colline, au sud de la forteresse actuelle, est le premier élément générateur de la future agglomération, vers l’an mil, avant que le fils et successeur du fondateur, le comte Robert 1er, ne décide de transférer sa résidence principale sur une autre élévation jugée plus apte à contrôler la circulation dans la vallée de la Vilaine (vers 1050). Le premier emplacement, désormais disponible, est cédé à l'abbaye tourangelle de Marmoutiers qui y aménage aussitôt un prieuré Saint-Croix (1064) responsable de l'apparition d'un « Bourg Sainte-Croix » ou « Bourgaux-Moines ». A quelques pas de là, toujours fin XIe siècle, un second noyau de peuplement se constitue sur le plateau, à l'est de la forteresse, près d'un deuxième établissement bénédictin dédié à Notre-Dame. Ce sera le cœur de la future agglomération vitréenne. Une chapelle Saint-Martin, mentionnée dès le XIIe siècle, constitue le troisième quartier, le « Bourg-Saint-Martin »10. Le rôle attractif des prieurés dans le processus d'urbanisation extra muros est perçu également à Amiens avec Saint-Denis-des-Prés, autre dépendance de Marmoutiers près de la route de Paris, à Bordeaux avec le bourg Saint-Martin entre le chemin du Pont Long et la Croix de l'Epine11.
83— Une dernière série de prieurés se tient au départ dans une position excentrée, loin du noyau enclos, dans le secteur péri-urbain encore rural, vital pour l'économie et la défense d'une cité. L’établissement peut être rejoint dans une ultime phase de développement urbain par les maisons d'un faubourg en extension. Saint-Saulve, dont l'histoire est inséparable de celle de Valenciennes, est pourtant éloigné de deux kilomètres environ ; Saint-Eloi est à la périphérie de Noyon12.
9Très curieuse est la destinée urbaine du prieuré féminin de Locmaria près de Quimper. Les moniales se sont installées sur les restes d'un ancien vicus gallo-romain étalé sur les premières pentes d'une colline, proche de l'Odet, pompeusement appelée la Montagne de Frugy. Le site romain ne fut jamais totalement abandonné ; il se réanime aux XIe et XIIe sous le nom d'Aquilonia, autour d'une ecclesia Beatae Mariae in Aquilone citée dans le cartulaire de l'évêché en 1172. Entre temps, la ville épiscopale s'est épanouie sur l'autre rive de l'Odet sous la protection d'une enceinte de 1500 m. de circuit et des faubourgs se forment au sortir des principales portes. L'un d'eux assure, au XVe siècle, la jonction progressive avec Locmaria, par le pont Sainte-Catherine et son prolongement de la rue Neuve13.
II. UN ELEMENT DU PAYSAGE URBAIN
10Une fois bien implanté, le prieuré, même de petite dimension, devient, par sa seule présence, une composante du paysage urbain.
111— Il occupe un espace généralement clos qu'on peut reconstituer, à défaut de témoignages contemporains, par des textes des siècles suivants, par des peintures ou des lithographies ou, tout simplement en se reportant aux plus anciens plans, rarement antérieurs au XVIIe siècle, aux mappes sardes en Savoie, aux premiers cadastres.
12Cet enclos, nommé dans les Pays de l'Ouest un « pourpris » ou « pourpins », inclut, dans son maximum d'extension, une église avec son clocher, un ou plusieurs corps de bâtiments isolés ou accolés, une cour ou un parc, un potager, un verger, un cimetière (le prieuré de Lémenc à Chambéry).
13Les périmètres claustraux sont très inégaux, ici très étendus, comme celui du prieuré Saint-Orens dans un faubourg d'Auch en bordure du Gers14, là aussi exigus que le petit prieuré de Saint-Pierre-à-la-Chaux de Soissons, découvert sur le plan de Poincellier de 1746 et, surtout comparé à l'abbaye voisine de Saint-Léger ; il s'insère si bien dans un angle de l’enceinte médiévale qu'on se demande s'il ne constituait pas un élément de la défense15. De toute façon, petits ou grands, ces établissements et leurs dépendances contribuent à aérer un tissu urbain qui peut être dense ailleurs.
142— L'église priorale peut constituer le principal, voire l'unique, édifice religieux d'une petite ville.
15Elle offre alors, très souvent, un exceptionnel témoignage d'architecture romane ou gothique, comme le montrent ces deux exemples peu connus d’Aix-les-Bains et de Locmaria de Quimper que restituent des textes ou une délicate recherche archéologique. Le chœur de Notre-Dame d'Aix, une œuvre exceptionnelle du début XVIe siècle, dont « la voûte porte sur des nervures allongées, en bois à soufflet, retombant sur des chapiteaux qui s'appuient, à leur tour, sur des colonnettes accompagnant un pilastre carré, avec gorges sur les angles », aux fenêtres garnies « de très beaux vitraux historiés, à personnages ou à sujets bibliques », fut détruit, au siècle dernier, par un acte de vandalisme municipal ! Il revit à travers des procès-verbaux de visites pastorales de l'époque moderne, des dessins à la plume et les premières photographies16. Faut-il rappeler que les manifestations les plus remarquables de l'art préroman et roman savoyard se rencontrent précisément dans d'anciennes églises priorales : les cryptes de Lémenc dans un faubourg de Chambéry, du Bourget-du-Lac, de Thonon, le portail de la Chambre et surtout l'église de Saint-Martin d'Aime, conservée dans sa presque totalité.
16Le petit sanctuaire de Notre-Dame de Locmaria de Quimper, une fois dégagé des ajouts postérieurs, fin XVe-XVIIe siècles, et restitué dans son aspect original, se révèle être un fleuron d'une architecture archaïsante des XIe-XIIe siècles. On date du commencement du XIe siècle la nef à six travées, couverte d'un lambris, les bas-côtés élevés sur les assises d'un édifice détruit par les Normands, les grands arcades cintrées, sans moulures, s'appuyant sur de grosses piles cruciformes avec imposte formée d'un filet et d'un biseau allongé, les fenêtres hautes et celles des bascôtés ébrasées à l'intérieur, une première abside et une façade à porte géminée. Un siècle plus tard, une autre campagne de travaux introduit un transept carré délimité par quatre grands arcs, pour le moment identiques, reposant sur des piliers rectangulaires cantonnés de colonnettes, une tour-lanterne assise sur une souche ancienne et éclairée de chaque côté par deux baies géminées, une nouvelle abside en hémicycle, cette fois voûtée, à colonnes engagées et encadrée de deux absidioles, des pilastres servant de contreforts17. Combien d'autres localités sont redevables aux moines et aux chanoines de « sumptueux ediffices », admirés par les pèlerins, modèles et sources d'inspiration pour les maîtres d'œuvres régionaux : Saint-Fortunat de Charlieu, connu dans tout le Sud-est, dont le portail occidental, épargné par la Révolution, comporte l'un des plus anciens tympans romans de France, Saint-Nectaire dans le Puy-de-Dôme, un des hauts lieux de la spiritualité et de l'architecture auvergnates, Saint-Etienne alias Saint-Genès de Châteaumeillant dans le Cher etc.
173— Les prieurés interviennent, enfin, dans la genèse du paysage urbain, dans l'orientation des voies publiques ; ils peuvent même perturber une ordonnance ancienne, comme ce fut le cas lorsque Saint-Victor de Genève fut introduit dans le quadrillage antique dès le VIe siècle.
18Le dispositif simple, presque classique dans de petites localités d'origine castrale, est la bipolarisation : le château et le prieuré, les deux forces créatrices d'un bourg, sont voisins ou, au contraire, placés aux deux extrémités d'une rue axiale, la « Grande Rue », la « Rue Charretière », pénétration urbaine du chemin rural (Barbezieux, Cognac)18. On rencontre aussi parfois l’opposition entre la ville haute avec le château et la ville basse avec le prieuré (Provins, Argenton).
19Autre solution, le plan radio-concentrique dont la voirie s'organise autour du prieuré qui sert de noyau initial et de centre de gravité. On reconnaît alors, autour du petit établissement religieux, une série d'artères radiantes et de raccords concentriques (Saint-Yrieix).
20A l'extrême, on aboutit à un paysage composite, à une nébuleuse, résultat de plusieurs fondations dans le temps et dans l'espace, à des villes complexes nées d'une forteresse puis de deux, de trois prieurés desservis par un réseau de rues principales et de voies secondaires, de ruelles, d’allées et de passages ou traboules19.
III. PRIEURES ET VIE URBAINE
21Une fois solidement implantés dans une ville, les moines et les chanoines peuvent y remplir des fonctions qui sont loin d'être négligeables...
221— L'encadrement paroissial n'a pas été leur moindre tâche. M. Pacaut, G. Devailly, P.R. Gaussin, P. Toubert et d'autres l'ont souligné à bon droit.
23Quand il fallut engager localement la réforme de l’Eglise, combattre la simonie, le nicolaïsme, l'ignorance, appliquer les mesures décidées par les papes et les conciles de la seconde moitié du XIe siècle, des problèmes d'encadrement se sont posés, avant que des évêques énergiques n'imposent leur solution.
24Les déficiences intellectuelles, morales, spirituelles de trop de clercs séculiers, les obligèrent à faire appel aux moines et aux chanoines, à leur confier le ministère paroissial ou, plus fréquemment dans le cas des premiers, soumis aux contraintes de la clôture et des heures canoniques, à les charger de former et d'encadrer des desservants séculiers, nommés chapelains. Le prieuré bénédictin ou augustin prend ainsi à sa charge, directement ou indirectement, les destinées d'une paroisse urbaine, gère son patrimoine, en perçoit les revenus ; son influence déborde les enceintes, atteint les églises des faubourgs et de l'arrière-pays, avec les droits et les avantages matériels que ce multiple patronage implique. On a parlé, ici et là, d'une « mainmise du clergé régulier sur la vie paroissiale » ou « d'empire paroissial » pour des prieurés assimilables à des abbayes (Talloires)20. En Anjou, où les moines noirs de trois grands établissements se sont partagés les prieurés urbains, Marmoutiers, Saint-Florent de Saumur, Saint-Serge d'Angers, on assiste, grâce à leurs efforts, à une résurrection matérielle et spirituelle des paroisses de Craon, de Pouancé, de Segré, de Chemillé, de Beaupréau, de Doué-la-Fontaine, de Saumur, de Château-Gontier, de Lude, de Baugé... Les desservants choisis par leurs soins sont qualifiés « d'idonei » sur le plan moral et intellectuel21.
25Si les petites communautés priorales ont contribué, dans leur ensemble, à rendre la dignité aux églises aux XIIe-XIIIe siècles, quelques-unes ont exercé un rayonnement spirituel, dépassant les limites de leur circonscription. Des écoles, dirigées par des maîtres talentueux, sont devenues des foyers de culture, de véritables « séminaires » régionaux. Le prieuré bénédictin de Saint-Ayoul du quartier du Val à Provins, déjà célèbre par le tombeau du saint qui lui légua son nom, une source de prestige et de substantiels revenus par les milliers de pèlerins qui le visitaient chaque année, pouvait aussi s'enorgueillir de ses maîtres à demeure ou de passage. N'a-t-il pas accueilli, pour un temps, Robert de Molesme, son premier prieur en 1048 et futur fondateur de Cîteaux, Pierre Abélard en 1122, mis à l'index après la publication de son « Tractatus de unitate et trinitate divina » dénoncé au concile de Soissons et le poète Guiot de Provins (début XIIIe siècle), auteur de la « Bible Guiot », une peinture sans complaisance des mœurs du temps. Mais, même si la dimension n'est pas la même, l'école du prieuré augusta de Saint-Jeoire, une bourgade voisine de Chambéry, a su déceler les qualités intellectuelles d'un jeune noble, Anthelme de Chignin, lui donner une formation de base, avant de l'envoyer à la Chartreuse ; il finit sa brillante carrière comme évêque et... saint patron de Belley dans le Bugey22.
26Tant qu'elles ont su préserver leur intégrité morale et matérielle, se prémunir de pratiques aussi scandaleuses que la commande qui se généralise à la fin du Moyen Age, la plupart des églises priorales urbaines, ciment d'une vie collective intense, ont gardé leur attrait et leur prestige auprès des masses, aura qui leur valut legs et donations, le privilège d'être le siège de riches confréries pieuses et professionnelles, comme Sainte-Marie-du-Perroy, dépendant des chanoines du Mont-Saint-Eloi et située dans la paroisse de Saint-Barthélemy de Béthune23.
272— Leur influence se mesure aussi à leur rayonnement social.
28Les maigres informations que nous possédons sur leur recrutement soulignent parfois le caractère aristocratique de certains établissements, du moins en ce qui concerne le prieur et ses éventuels adjoints, écolâtre ou cellérier. Il est vrai que beaucoup de monde nous échappe et que les hommes des prieurés sont difficiles à saisir, surtout s'il s'agit d'adolescents poursuivant des études (3 au prieuré de Chamonix en 1471), de pauvres nourris et soignés, de laïcs à la recherche de leur vocation, des serviteurs. La petite et moyenne noblesse surtout, mais également des membres de grands lignages n'hésitent pas à envoyer leurs enfants dans ces havres de piété, de savoir et de sérénité.
29Chaque famille a son établissement attitré, celui précisément qu'elle couvre de dons, de fondations et des rentes perpétuelles. Le prieur d'Aix-les-Bains est toujours un membre de la haute noblesse, un Seyssel, du lignage devenu propriétaire du château au XIIIe siècle, ou un Châtillon24.
30Séjour des vivants, ces établissements conventuels le sont aussi des défunts dont les tombeaux ou les dalles parent et parsèment le sol des églises et des chapelles. Se faire inhumer dans le sanctuaire de son prieuré ou dans l'aître voisin est commun aux élites bourgeoises et aristocratiques locales25.
31Les prieurés urbains ont eu une mission hospitalière et secourable qui se traduit parfois par l’aménagement de bâtiments spéciaux pour héberger des déshérités, des malades, des vieillards, des marginaux et par l'affectation d'une part de leurs revenus conventuels à cette fin. Le prieuré Saint-Eutrope de Saintes, responsable de l'apparition d'un faubourg, hébergeait, chaque année, des milliers de pèlerins pauvres sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle26.
323— Quant au rôle économique de ces établissements il n'a pas toujours été suffisamment perçu dans les monographies urbaines et rurales, à quelques exceptions notables27.
33Les prieurés ont des biens en ville et à la campagne, la plupart du temps quelques maisons et lopins de terre enclavés dans les autres propriétés. Mais les archives permettent aussi de découvrir de notables exceptions, des seigneuries collectives qui ne sont pas négligeables. Le livre-rentier de Rennes de 1455 qui recense, avec une extrême précision, les maisons, les jardins et divers terrains de l'agglomération, assujettis aux « rentes » (ou cens), comptabilise, au milieu d'autres, les biens de plusieurs petits prieurés placés sous les vocables du « Chastel », de Sainte-Catherine, de Saint-Morain, de Saint-Martin, de Saint-Thomas. Leurs « fiefs », dispersés ou regroupés dans une ou deux rues, se situent, on s'en doute, loin derrière le domaine ducal, première seigneurie urbaine, « le régaire » (la mense) épiscopal, le fief du Chapitre, les biens des grandes abbayes bénédictines masculines et féminine de Saint-Melaine et de Saint-Georges, des Hospitaliers ; on observera cependant que le prieuré Saint-Thomas, le mieux pourvu, lève des impôts sur 41 maisons dans le quartier de Toussaints, au sud de la Vilaine, autour de ses bâtiments, et sur une quinzaine d'autres, rue Haulte de la Nouvelle Ville, sur la rive nord du fleuve28. Des monographies nous précisent que les chanoines de Saint-Ruf d'Annonay détenaient la majeure partie du sol urbain, que les Clunisiens de Saint-Pry au sud de Béthune étaient à la tête d'un domaine foncier suffisamment étendu pour justifier l'emploi d'échevins et l'usage d'une coutume particulière29.
34Par ailleurs des comptabilités priorales existent et certaines montrent que, par accumulation, les poussières de droits seigneuriaux finissent par rapporter des sommes substantielles. Le prieuré-cure de Saint-Hippolyte d'Aix-les-Bains dont dépend la paroisse extra muros de Saint-Paul sur la route de Mouxy, dispose d'une belle série d'archives domaniales pour les années 1308-1359, à une époque cruciale de difficultés. Un bref sondage dans les rouleaux montre qu'il tire environ 100 à 200 livres annuelles de servis (cens), de dîmes, de la mise en valeur de parcelles de vignes, de terres ensemencées, d'herbages et de droits banaux. C'est moins important que la recette du prieuré de Chamonix, estimée à 500 livres par an en 1389-1390, mais ce n'est pas négligeable30. Dans la plupart des cas, non seulement le produit des droits seigneuriaux est centralisé, stocké, écoulé en ville, mais il est investi sur place ; il finance des travaux, alimente le négoce. Les moines de Chamonix achètent des draps en Valais, en Allemagne, en Flandre, du cuir en Espagne31. Les prieurés urbains stimulent l’artisanat ; ceux de Morlaix, Saint-Melaine et Saint-Mathieu, connus par des lambeaux d’archives, font des commandes aux orfèvres, aux sculpteurs sur bois et sur pierre, aux potiers d’étain, aux peintres, aux vitriers locaux32.
35Des marchés et des foires sont associés aux établissements dès leur naissance ou sont accordés ensuite par les seigneurs ; le cas est suffisamment fréquent en Charente ou en Normandie pour être signalé33. Au gré des concessions, les moines, les moniales ou les chanoines accumulent les profits, comptabilisent les sommes que leur rapportent des taxes commerciales, appelées coutumes, leydes, péages, droits portuaires, qui frappent les lieux d’échanges, les halles, les ponts et les ports. Le prieuré féminin Saint-Cyr de Nantes, dépendance de Notre-Dame-du-Ronceray d’Angers, est dans ce cas ; il perçoit, entre autre, un menu pourcentage des droits de transit sur les chargements de sel, transportés par voie fluviale ; ses comptes, longtemps ignorés des historiens, permettent de connaître le nombre de « chalands » ou de « sentines » remontant la Loire34.
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36Les prieurés, à peine signalés dans les ouvrages de synthèse sur les villes médiévales, tout juste mentionnés dans la plupart des monographies, méritent pourtant qu'on s'intéresse davantage à leur présence. A défaut d'avoir donné naissance à des villes, nous les voyons couramment intervenir dans le processus de développement des quartiers d'une agglomération. Leurs fonctions spirituelles, secourables, économiques, artistiques sont loin d'être quantité négligeable. Toutefois beaucoup d'établissements mal dotés ou pratiquement vides changent d'affectation ou sont supprimés à la fin du Moyen Age.
Notes de bas de page
1 Actes du Colloque de Paris, en novembre 1984, « Prieurs et prieurés dans l'Occident médiéval » publiés par J.-L. Lemaitre, éditions Droz, Paris-Genève 1987 — Dossier Histoire religieuse et archéologie, publications du C.A.H.M.E.R., année 1988 no 1, dom J. Dubois, Prieur, prieuré, pages 52-57.
2 Nous avons abordé ce problème en Bretagne et en Savoie dans deux articles : « le rôle des moines bénédictins dans la formation et le développement des villes et des paroisses urbaines au Moyen Age, exemples bretons et savoyards », in « Quinze siècles de présence bénédictine en Savoie et dans les Pays de l'Ain », sous la direction de L. Trenard, Cahiers de Civilisation alpine no 3 et « Le rôle des Augustins dans les villes et dans les villages savoyards au Moyen Age (XII-XVe siècle) », dans Echanges religieux entre la France et l'Italie du Moyen Age à l'époque moderne sous la direction de Mgr. M. Maccarone et d'A. Vauchez, Bibliothèque Franco Simone, Editions Slatkine, Genève, 1987, pages 17 à 44.
3 L. Fossier, « Les prieurés dans la ville : l'exemple de Paris », in Prieurs et prieurés, op. cit.
4 A. Chedeville, Histoire de la France urbaine sous la direction de G. Duby, tome II, éditions du Seuil, Paris 1980 pages 68-69 — P. Lavedan et J. Hugueney, l'Urbanisme au Moyen Age, Bibliothèque de la Société française d'Archéologie no 5, Paris-Genève 1974, pages 33 à 36.
5 Ph. Racinet, « La place des prieurés dans la vie économique à la fin du Moyen Age au nord de la Loire », in Prieurs et prieurés op. cit. page 161. L'auteur cite le cas du prieuré La Charité-sur-Loire, une véritable abbaye avec ses 80 moines au début du XIVe siècle. Mais, la plupart du temps, ce sont de petites communautés abritant peu de monde comme le montre l'article de dom J. Dubois sur le nombre des moines dans les monastères, Lettre de Ligugé no 2,1969, tome 134, pages 24 et suivantes.
6 E. Fournial, Les villes et l'économie d'échange en Forez aux XIII et XIVe siècles, Paris, 1967, page 22-23 ; R. Crozet, Villes d'entre Loire et Gironde, Paris, 1949, pages 39-41.
7 G. Fournier, Le peuplement rural en Basse Auvergne durant le Haut Moyen Age, Paris, 1962, pages 187-189.
8 J.-P. Leguay, Histoire d'Aix-les-Bains et de sa région, Aix, 1988, pages 62-63.
9 J. Avril, Le gouvernement des évêques et la vie religieuse dans le diocèse d'Angers (1148-1240), éditions du Cerf, 1985, pages 37-41.
10 A. de La Borderie, Les paroisses de Vitré, leurs origines et leur organisation ancienne, Rennes, 1878.
11 J.-P. Leguay, Un réseau urbain au Moyen Age : les villes du duché de Bretagne aux XIVe et XVe siècles, éditions Maloine, Paris, 1981, pages 14-16.
12 Ph. Racinet, « Saint-Saulve de Valenciennes », dans Valentiana no 5, juin 1990 (dossier aimablement communiqué par l'auteur).
13 Nous avons examiné le cas de Locmaria dans un article intitulé « Le rôle des établissements religieux dans l’organisme urbain », dans L'Information historique, volume 48, 1986, no 4, page 135.
14 G. Loubes, Auch, Atlas historique des villes de France 1982 (notice) page 3.
15 Ph. Racinet, « Présence et permanence clunisienne à Soissons et aux abords : Saint-Pierre-à-la-Chaux, Saint-Rémy de Braine et Saint-Pierre de Montagny-Lengrain (XIIe-XVIe siècles) », page 2 du manuscrit communiqué par l'auteur.
16 P.F. Poncet, « Etude historique et artistique sur les anciennes églises de Savoie », Mémoires et Documents de l'Académie Salésienne, tome VII, 1884, pages 335-336.
17 R. Grand, L'art roman en Bretagne, éditions Picard, Paris, 1958, pages 398-399 — J. Charpy, Locmaria-Quimper, 1966.
18 A. Debord, « Les bourgs castraux dans l'Ouest de la France », Flaran, 1979, pages 65-67.
19 C'est le cas à Vitré, à Fougères, à Clisson. Pour d'autres exemples, La ville au Moyen Age de J. Heers, Fayard, 1990, pages 180-189.
20 G. Devailly, « L'encadrement paroissial, rigueur et insuffisance », dans Cahiers de Fanjeaux, no 111976 pages 404-406 & « Le clergé régulier et le ministère paroissial », dans Cahiers d'Histoire, 1975, pages 151 à 169 — P.R. Gaussin, « L'expansion des moines de Savigny dans l'espace savoisien », Cahiers de Civilisation alpine, 1984, (le cas de Talloires).
21 J. Avril, Le gouvernement des évêques, op. cit., pages 142-147.
22 M. Vessiere, Histoire de Provins et de sa région, éditions Privat, Toulouse, 1988, pages 133-134 — B. Bligny, « Saint Anthelme de Chignin, moine et évêque », dans les Actes du Congrès saint Anthelme, numéro spécial de la Revue du Bugey, sous la direction de L. Trenard, Belley, 1979, page 22.
23 B. Delmaire, Histoire de Béthune, sous la direction d’A. DERVILLE, Lille, 1985, pages 82-83.
24 J.-P. Leguay, Aix, op. cit., page 7.
25 Dom J. Dubois, « La vie des moines dans les prieurés du Moyen Age », dans Lettre de Ligugé no 133/1,1969, pages 16-17.
26 J. Micheau, « Le développement topographique de Saintes au Moyen Age », dans Bulletin Philologique et Historique, 1961, Paris, 1963, page 33.
27 Ph. Racinet, « La place des prieurés dans la vie économique à la fin du Moyen Age au nord de la Loire », dans Colloque Prieurs et Prieurés, op. cit. pages 161 à 179.
28 J.-P. Leguay, « Le paysage urbain de Rennes au milieu du XVe siècle d'après un livre-rentier», dans Mémoires de la Société d'Histoire et d'Archéologie de Bretagne, tome LV, 1978, pages 185 à 221. Au total, les prieurés contrôlaient 69 maisons (presque 4 % des 1733 mentionnées dans le rentier), 43 jardins sur 796 recensés (5,5 %).
29 B. Remy, Histoire d'Annonay, éditions Horvath, Roanne, page 31 — B. Delmaire, Histoire de Béthune, op. cit., page 83.
30 Archives départementales de la Savoie SA 10245-12270.
31 J.A. Bonnefoy et A. Perrin, « Le prieuré de Chamonix, documents relatifs au prieuré et à la vallée », dans Mémoires de l'Académie de Savoie, tome III, 1879, pages 301.
32 J.-P. Leguay, « Le Léon, ses villes et Morlaix au Moyen Age, 2e partie », dans Bulletin de la Société archéologique du Finistère, tome CVII, 1979, pages 218-222.
33 A. Debord, La société laïque et l'Eglise dans le pays de Charente (Xe-XIIe siècles), Paris, 1984, page 438, n. 178 — L. Musset, « La renaissance urbaine des Xe et XIe siècles dans l’Ouest de la France », dans Mélanges E.R. Labande, Poitiers, 1974, page 568, et « Foires et marchés en Normandie à l’époque ducale », dans Annales de Normandie, tome 26, 1976, pages 3 à 23.
34 Archives départementales de la Loire-Atlantique H 351 : 124 navires chargés de sel paient des taxes à Saint-Cyr du 1 septembre 1413 au 2 juillet 1414, 316 du 2 juillet 1414 à f Ascension 1416, 117 du 27 novembre 1430 au 15 septembre 1431, 111 du 15 septembre 1431 au 15 avril 1432... R. Favreau, « Les débuts de la ville de La Rochelle », dans Cahiers de Civilisation médiévale, tome XXX no 1, 1987, pages 19-20 : le prieuré fontevriste Sainte-Catherine intra muros touchait 10 livres de rente sur la ville et le port.
Auteur
Université de Rouen
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