Le non-conformisme de l’Église méridionale du haut Moyen Âge*
p. 511-523
Texte intégral
1Les mises au point récentes et salutaires de l'historiographie médiévale ont permis de mesurer le décalage qui existe, autour de l'an mil, entre d'une part les institutions carolingiennes essoufflées et les innovations féodales, d'autre part les pratiques des sociétés du Nord de la Gaule et celles du monde méridional, soulignant pour ce dernier la permanence durant tout le haut Moyen Age d'une certaine romanité, pour ne pas dire Antiquité1. Tant sur le plan des structures que sur celui des pratiques et des mentalités, le Midi pré-féodal a un « champ de romanité » encore large, à l’approche de la « grande mutation »2. Se trouve ainsi posé dans toute son ampleur le problème plus philosophique de la relativité des institutions dans le temps et dans l'espace, avant, pendant, et après les mutations de société, la mutation féodale en l'occurrence. En ce domaine, cette époque charnière de l'an mil constitue pour le Midi à nos yeux un véritable laboratoire d'anthropologie juridique.
2Il ne saurait être question ici d'envisager tous les aspects du non-conformisme institutionnel du Midi du haut Moyen-Age. En rapport avec nos recherches, nous nous cantonnerons à un thème, l'Eglise, à une zone, le Midi aquitain, à un siècle ou deux, ceux qui précèdent l'an mil.
3Selon un plan tout à fait non-conformiste (pour des juristes), nous scruterons cette Eglise méridionale en trois points : au plan de ses structures internes (réguliers et séculiers), de son identité propre, enfin de ses rapports avec le siècle et de la vision qu'elle en a.
I. LA REGLE ET LE SIECLE
4Incertaines sont dans l'Eglise méridionale les frontières entre clergé séculier et clergé régulier. Envisager l'étude des structures ecclésiales sous l'angle de la traditionnelle césure ne se justifie pas ici. Si le diocèse est la circonscription de base, à une époque d'intenses efforts de christianisation, l'évêque a du mal à en être le chef incontesté. Le sud est le pays des moines, de Benoît d'Aniane aux trois premiers grands abbés de Cluny, Odon, Mayeul et Odilon. La seconde moitié du IXe siècle voit surgir de nombreux conflits entre évêques et moines dans les diocèses méridionaux, prémices de la lutte pour l'exemption monastique3 : à Saint-Chaffre, à Brioude, à Manglieu, le roi rend aux moines leurs privilèges, usurpés par le chef du diocèse4. En Velay, où l'évêque obtiendra le pallium le dégageant de la tutelle du métropolitain de Bourges quelques années avant la Réforme grégorienne, le combat est rude entre lui et l'abbaye de Saint-Chaffre5.
5La structure du « gouvernement » épiscopal, avec le chapitre cathédral, est en soi un signe de la confusion entre réguliers et séculiers : les chanoines sont abbés, et il est bien difficile de dire de quels établissements, leurs titres étant avant tout des dignités capitulaires. C'est une véritable cour, une curia, qui entoure l'évêque du Puy Guy d'Anjou à la fin du Xe siècle ; certains de ses chanoines-abbés, promus grâce à lui à l'épiscopat dans les diocèses du Sud-Est, resteront très liés à leur chapitre d'origine.
6On ne s’étonnera pas que les auxiliaires traditionnels — archiprêtre, archidiacre — soient difficiles à cerner. En revanche, il est une dignité bien particulière qui mérite d'être examinée de près, celle de chorévêque.
7Le chorépiscopat est une institution ancienne, originaire d'Egypte chrétienne, où l'évêque des premiers siècles prenait un coadjuteur pour l'administration des campagnes6. Dans l'Occident des IVe-VIe siècles, la hiérarchisation du clergé et l'apparition d'archiprêtres et d'archidiacres, chargés de l'évangélisation des pagani dans le cadre des grandes paroisses rurales primitives, semblait vouer à disparaître l'institution à peine « importée ». Or, curieusement, l'époque carolingienne voit réapparaître le chorévêque, au Sud de la Loire, alors que sont toujours là les archiprêtres, dignitaires coadjuteurs de l'évêque, et qu'on n’a plus à conquérir les campagnes, hormis quelques rudes terres comme le Haut-Berry ou la Dombes. Le simple examen des documents nous prouve que le chorévêque est alors un clerc d'une autre envergure : il apparaît tout d'abord comme un co-évêque principal, le premier des conseillers de l'évêque, au-dessus des autres, mais aussi et surtout comme « l’évêque en second », son « dauphin », celui qui est appelé à lui succéder (et qui lui succède bien en fait). L'originalité de l'institution résulte donc en l'occurrence moins de sa survie dans le Midi que de l'utilisation qui en est faite, de son « détournement de fonction ».
8En 998, le concile romain, qui refusait le remariage du roi Robert le Pieux avec sa parente Berthe de Bourgogne, condamnait également, dans un tout autre registre, la succession de l’évêque du Puy Guy d'Anjou : Guy avait laissé son siège à son neveu et chorévêque Etienne de Brioude7.
9Les dignités ecclésiastiques sont fortement convoitées par les grandes familles locales. Pour régir le système épiscopal, lui permettre de fonctionner sans crises, notamment successorales, on a trouvé une solution, un modus vivendi : l'évêque choisit lui-même son successeur avant de rendre l'âme ; ce choix recueille théoriquement l'assentiment de ceux qui devraient en fait désigner le successeur, les chanoines du chapitre cathédral, et c'est parmi eux qu'il est généralement choisi. C'est une cooptation. En termes extrêmes, « à l’antique », on peut parler de principat. Ce qu'on vise en fait à organiser, c'est une stabilité de la ligne du pouvoir épiscopal, stabilité qui seule peut permettre de mener à bien des œuvres réformatrices de longue haleine, telle que la Paix de Dieu : il est significatif que ce soit la succession de Guy d'Anjou, promoteur de cette Paix, qui nous révèle l'institution. On peut parler de népotisme, ce serait sans doute déformer les intentions des utilisateurs du chorépiscopat. Ils se réfèrent à un droit canonique spécial tendant à soustraire la libre élection de l'évêque à la communauté puisqu'il s'agit avant tout de bien se faire remplacer.
10Ce faisant, les Méridionaux se trouvent en non-conformité avec le droit ou plutôt les conceptions canoniques des doctrinaires du temps. Le IXe siècle, la grande époque de l'élaboration du droit de l'Eglise, voit s'affronter partisans et opposants des chorévêques : d'un côté les canons du concile de Paris de 829 ou l’abbé de Fulda Raban Maur8, de l'autre le rigoureux et réputé archevêque de Reims Hincmar9. Pour celui-ci, le chorépiscopat est une interprétation abusive de la législation de l'Eglise qui rend inutiles les interventions extérieures dans les élections épiscopales, alors que tous ses efforts visent précisément à une unification du système juridique de l'Eglise et à une soumission aux pouvoirs sacrés du pape et du roi10.
11Les « audacieux » chorévêques contre lesquels fulmine Hincmar sont pourtant des gens hautement respectables, et on peut s'étonner de les voir ainsi soupçonnés d'incorrection : Agobard, ce fameux prêtre de Lyon d'origine wisigothique à la vaste culture, est chorévêque et successeur de l'archevêque Leidrade qui fit tant pour la métropole des Gaules ; dans le diocèse proche de Vienne, c'est le saint archevêque Barnard qui est assisté du chorévêque Silvion, de la puissante famille de Clérieu11. Quelques décennies plus tard, le successeur de Barnard, le non moins célèbre Adon de Vienne, a près de lui le chorévêque Constant12. Au Xe siècle les évêques de Limoges ont leurs chorévêques : Ebles est assisté de Benoît, Hildegaire de Gauzbert. Et ce ne sont toujours là que prélats convenables13.
12A l'aube de l'époque grégorienne, la pratique est encore tenace : l’archevêque de Bourges Gauzlin a près de lui Martin, abbé de Vierzon ; son successeur Aimon de Bourbon a Durand14. Géraud de Gourdon assiste l’évêque de Périgueux et lui succède après de bons et loyaux services15. Plus au nord, à Langres même, l'évêque sera assisté de chorespiscopi en la personne des abbés de Saint-Bénigne de Dijon, une abbaye de tradition méridionale il est vrai16. Comble d'ironie, c'est à Reims qu'on trouve en 1040 une des dernières mentions de chorévêque, avec Gontran qui seconde le lointain successeur d'Hincmar, l'archevêque Guy !17
13Les récriminations d'Hincmar étaient craintes pour la royauté carolingienne, qu'il voyait ainsi écartée de l'élection. Au Xe siècle, alors qu'elle va disparaître et qu'on la perçoit le mieux, l'institution chorépiscopale n'est plus un danger pour une royauté affaiblie. Le système ne vise pas la royauté : il empêche simplement les incertitudes de la succession épiscopale, avec l'assentiment du roi. Ce peut même être une arme pour le légitimisme : Guy d'Anjou est un évêque correct d’une famille fidèle à la royauté ; il a été élu avec l'assentiment du roi. Il a pourtant un chorévêque et son action n'est pas contraire aux intérêts de la royauté, qui la soutient.
14Mais il n'y a pas que le chorépiscopat qui se signale comme pratique singulière de l'Eglise de Sud.
II. SECULIERS ET LAICS
15Autre curiosité institutionnelle parce qu'autre interprétation du droit canonique, celle du titre d'abbé. Dans le Midi, un même établissement est régi par plusieurs abbés, c'est le double abbatiat ; un même abbé régit plusieurs établissements, c'est l'abbatiat multiple. Situations mal comprises de l'historiographie classique, entraînant des interprétations d'autant plus inacceptables qu'elles cherchaient avant tout à les rendre conformes aux canons classiques18. Devant la phéthore d'abbés paraissant simultanément dans une même abbaye, on décidait que certains lui étaient étrangers, hélas sans pouvoir déterminer leur « domicile », ou bien on avançait l'hypothèse d’une collégialité, bien embarrassante. On confondait en réalité sous la même terminologie des fonctions ou des titres distincts, faisant un seul individu de l'abbé « en titre » et de l'abbé « selon la règle ».
16Dans l'Eglise antique, le mot « abbé », abbas (le père), était donné à tout ecclésiastique, comme d'ailleurs souvent encore de nos jours (« Monsieur l'abbé »), mais là par ignorance19. Au haut Moyen Age, il y a deux sortes d'abbés dans les monastères du Midi : l'abbé selon la règle, secundum regulam, qui dirige les moines et a la gestion spirituelle de l'abbaye — on l'appelle aussi prévôt, comme à Brioude — et une autre sorte d'abbé, celui en titre, haut personnage, administrateur matériel, « commendataire » dirions-nous de manière « dix-septièmiste ».
17Dans le monastère rouergat de Sainte-Foy de Conques, au Xe siècle, on trouve à la tête des moines un certain Etienne, de la famille des vicomtes de Clermont d'Auvergne ; il est l'abbé en titre. Sa promotion l'année suivante au siège épiscopal de Clermont entraîne de curieuses conséquences : dans un acte de 958, on le trouve en effet entouré de coadjuteurs, Bégon, probablement son chorévêque, et Huges, « abbé »20. Trois ans plus tard, dans une autre charte, Bégon a le titre d'évêque, ce qui confirme sa dignité de chorévêque d'Etienne, mais il paraît aussi à la tête de l'abbaye de Sainte-Foy, comme abbé « en titre », alors qu'Hugues est le « véritable » abbé, secundum regulam, celui qui reste en place21. Lorsqu'Etienne II meurt à son tour, son chorévêque Bégon lui succède, tant à l'évêché qu'à l'abbaye, et Hugues reste l'abbé « régulier » de Conques. A la mort de ce dernier, Bégon gouverne l'abbaye par neveux interposés, neveux de sinistre mémoire puisque le Livre des Miracles de Sainte-Foy de Conques les appelle « les tyrans de Calmont d'Olt »22 : le temps des abus arrive.
18Situation identique dans l'abbaye proche de Beaulieu en Limousin. Le premier abbé secundum regulam, Garoux, dans la seconde moitié du IXe siècle, est aidé dans son gouvernement spirituel par les deux abbés de Solignac, Bernoux et Cunibert, tandis qu'il est supervisé par l'abbé en titre, l'archevêque de Bourges, Raoul de Turerme, aussi abbé en titre de Conques23. C'est l'abbatiat multiple. A Raoul succède son filleul Jean, réputé parent de Géraud d'Aurillac, qui sera aussi abbé en titre de trois monastères voisins, Aurillac, Tulle et Conques24. Après Jean vient Boson, probablement de la même famille de Turenne, sans que nous connaissions le nom de l'abbé selon la règle. Quelques années plus tard, c'est Guernon et son coadjuteur Géraud, qui a cette charge d'abbé de la règle sous la houlette des abbés en titre Adalgaire et Calston, abbé de Figeac. C’est alors que « par droit de la guerre », en 980, Hugues sire de Castelnau acquiert le monastère de Beaulieu et y met comme abbé en titre son fils Bernard (d'abord abbé de Solignac), tout en laissant en place Géraud, l'abbé selon la règle25.
19Il y a donc deux terrains d'action de la noblesse sur l'Eglise régulière : le premier, gardé, défini, « régulier », auquel on ne touche pas en principe ; le second souple, mobile, dont on peut faire ce qu'on veut, et qui permet à une famille puissante de l'aristocratie locale, fondatrice et protectrice d'un établissement, de contrôler celui-ci étroitement. Cela explique que certains de ces clercs soient des chanoines et «collectionnent » les charges : le cumul est chose courante dans l'Eglise méridionale. Les évêques sont abbés ; ils s'entourent de coadjuteurs qui eux aussi ont des fonctions multiples. On ne s’embarrasse pas des titres au sein des chapitres cathédraux26.
20Il ne faut pas en conclure qu'il y a un bon et un mauvais abbé, le second étant assimilé aux grands abbés laïques du Nord, guerriers et vivant vraiment dans le siècle. Dans le système méridional, les deux abbés sont respectables : l'un est en conformité avec la règle (de saint Benoît ou autre), normalement élu par les moines ; l'autre est une création « extérieure», il n'est pas forcément moins sérieux. Ce n'est généralement pas un laïc, c'est un clerc, parfois même un chanoine, et qu'il s'occupe de la vie matérielle de l'abbaye n’a rien de choquant, dans cette conception des choses ; on peut imaginer que sa charge est fonction de toute une série d'influences : hérédité, droits du fondateur de l'abbaye ou de ses descendants, nomination par l'évêque qui ne choisira le bénéficiaire que dans telle famille. L'affaire reste correcte et respecte la règle tout en laissant un large champ à la mondanité.
21Un ecclésiastique du Nord est pourtant choqué par cette pratique abbatiale, comme Hincmar l'était de la pratique chorépiscopale : en 990, Abbon de Fleury, pourtant proche des milieux monastiques du Midi, conseille à l'abbé de Beaulieu, Bernard de Castelnau, de refuser l'évêché de Cahors qu'on lui propose, et il semble d'abord écouté ; mais quelques années plus tard, Bernard à nouveau sollicité acceptera, la tradition sera plus forte27.
22Un exemple providentiel de ce qu'est un abbé auvergnat du haut Moyen Age nous est fourni par le Livre des Miracles de Sainte-Foy de Conques, déjà cité. Son auteur, l'écolâtre Bernard d'Angers, maintes fois surpris par les mœurs du Midi où il pérégrine, nous y décrit sa rencontre avec l'abbé Pierre. Le portrait qu'il brosse du personnage est de nature à rendre pleinement compte de ce qu'est un ecclésiastique de haut rang et de la conception qu'il a de sa charge :
« On dit qu’est récemment venu à Sainte-Foy un certain Pierre, clerc d'Arvernie (Clermont), de famille clarissime, très puissant en dignité... A cette époque et l'année même où l'on m'avait fait à Conques ces relations, je revenais de Rome. Or il se trouva que cet abbé Pierre revenait du même pèlerinage, entouré comme à son habitude de l'escorte de ses nobles, qui chevauchaient de magnifiques mulets, harnachés avec un luxe royal. Comme je m'efforçai de rejoindre ces compagnons, il s'enquiert de mon identité et où je vais. Avec la réserve d'un étranger répondant à un autre étranger, je me bornai à répondre que j'étais angevin. Charmé pourtant de la compagnie d'Aquitains, je commençai à chevaucher à sa hauteur et à bavarder. Il était roux de cheveux, de taille moyenne, large d'épaules, et tous ses membres donnaient une expression d'agilité. Suivant la coutume excessive de beaucoup de gens de son pays, qui, bien qu'ils soient de mœurs réglées, portent la barbe, avec les cheveux courts, il était barbu, et je ne le reconnus donc pas comme un clerc. Ayant remarqué quelque culture dans ma conversation, il commença à disserter avec moi doctement de diverses choses et avec beaucoup d'affabilité. Je lui demandai alors s'il était clerc. Il me répondit qu'il était même abbé. Ainsi l'appelait-on non parce qu'il était abbé de moines, mais parce qu'il dirigeait plusieurs abbayes. Et quand il ajouta à son nom de Pierre sa résidence, il me vint alors à l'esprit qu'il était peut-être celui dont j'avais entendu parler à Conques... »28.
23Voilà donc un abbé à l'auvergnate, qui se distingue déjà par son aspect physique29. Il est sans doute abbé-chanoine du chapitre cathédral de Clermont, comme le sous-entend son titre de clericus Arvernie, abbé non pas de moines, mais d'abbaye, comme il serait seigneur de châteaux. Mais, à la manière dont en parle Bernard, on imagine que, contrairement à certains grands prélats du Nord qui défrayent la chronique mondaine du temps, l'abbé Pierre a une noble idée de sa tâche, comme un Odon de Cluny. Rien à voir avec cet évêque Gunther de Bamberg, qui préférait les récits de guerre au psautier, ou avec ce duc Hubert de Transjurane, abbé de Saint-Maurice de Valais, objet de scandale décrit par Réginon de Prüm dans sa chronique :
« Ses mœurs étaient entièrement séculières. Non seulement il était marié et avait des enfants, mais encore il vivait avec des concubines qu'il installait dans ses abbayes, s'entourait d'hommes d'armes et dissipait les revenus de ses abbayes à entretenir des chiens, des faucons et des femmes de mauvaise vie »30.
24La suite de l'histoire de l'abbé Pierre montre à la fois l'implication du personnage dans le monde laïque de son temps — il commande à des milites, des chevaliers ; il est en butte aux attaques fréquentes d'ennemis nombreux — et la distance à laquelle il se place par rapport à ce monde. Bien que courageux, bon cavalier et large d'épaules, il préfère fuir ses ennemis, les éviter que de les combattre31.
25Tout aussi incertaines que les frontières entre clercs séculiers et clercs réguliers sont donc les frontières entre gens d'Eglise et gens du siècle, entre clercs et laïcs.
III. IMAGO MUNDI
26Contrairement au Nord, l'absence de frontière entre clercs et laïcs n'est pas vécue dans le Midi comme une source de dérèglement et d'abus, et le terme de séculier peut y être pris au bon sens du terme : comme au Nord, il y a des abbés d'abbaye, mais « commendataires » au sens romain du mot, respectueux du contrat de commende qui les lie à l'établissement, et qui même laïques se doivent de rester dignes ; il y a des avoués, mais « à la méridionale », c'est-à-dire gestionnaires occasionnels des domaines d'Eglise, par commenda, mais aussi et surtout mandataires et représentants en justice des moines, ce dont n'ont pas besoin les grandes abbayes immunistes du Nord32.
27On fustige l'osmose entre clercs et laïcs au Nord, on la tolère et on en vit au Sud. Et pourtant, au Nord comme au Sud, clercs et laïcs sont issus du même monde, le monde aristocratique. Mais voilà : on a une conception différente de la société. Et cette vision du monde — imago mundi — des grands du Midi qui ne leur pose pas de problèmes face au siècle est à mettre sans aucun doute sur le compte de la permanence d'une certaine mentalité antique : sens de la mesure, détachement intérieur, mais aussi amour des belles lettres, de la poésie, des sciences profanes, et intérêt pour la vie publique, toutes choses qui évoquent les vertus de la vieille noblesse romaine, le stoïcisme des évêques du Ve siècle, et font la sainteté comme la noblesse au Sud.
28« Clergie » et laïcat se rejoignent pour faire ces personnages typiques de l'aristocratie méridionale, que donnent en modèles à imiter des textes mi-hagiographiques mi-héroïques, véritables specula, comme la Vie de Géraud d'Aurillac33. Ces grands du Sud étonnent leurs contemporains du Nord autant que nous parce qu'ils ne sont, à leurs yeux comme aux nôtres, ni tout à fait clercs, ni tout à fait laïcs. Comme l'abbé Pierre, Géraud d'Aurillac évite la violence, inventant des méthodes de combat moins meurtrières, chassant l'ennemi et restant vainqueur sans effusion de sang, avec la seule aide de Dieu34. Tous deux témoignent qu'on peut vivre militairement et rester digne, être un César, non un soudard. Si les chapitres et abbayes ont un aspect militaire, de par leur organisation hiérarchique ou les titres emphatiques donnés à leurs recteurs (il est appelé pompeusement pentacontarchus à Brioude)35, c'est par référence à la littérature antique ou biblique. On ne peut en aucune manière les comparer à des garnisons armées, à des places fortes que sont les grandes abbayes royales du Nord, même si elles en arriveront peut-être plus tard à jouer ce rôle. Moines et chanoines militent, mais pour le Seigneur.
29L'organisation, la culture, la vie des chapitres méridionaux font plutôt penser aux aréopages antiques, aux curies municipales du Bas-Empire. Les lectures des chanoines d'Auvergne vont des Ecritures à Virgile en passant par Prudence et le Code théodosien36 ; le capiscole du chapitre cathédral de Clermont est à la fois juriste, poète, littérateur et rhéteur. Le trésorier est un homme soigneux qui note méticuleusement dans ses inventaires de bibliothèque les ouvrages prêtés ou ceux disparus37. Les 48 manuscrits que le chanoine de Notre-Dame du Puy Nivelen donne au début du XIe siècle à son église sont presque tous consacrés aux Arts Libéraux38. Au collège des chanoines de Saint-Julien-de-Brioude les œuvres du poète latin (mais chrétien) Prudence voisinent avec des chansons épicuriennes à boire en l'honneur du duc d'Aquitaine Guillaume39. Juger cette vie assez séculière comme relâchée — pour ne pas dire déréglée — relève d'une conception moderne selon laquelle l’épicurisme antique est incompatible avec la morale chrétienne.
30Les saints ont des ancêtres nobles, et les nobles des ancêtres saints : Géraud d’Aurillac a comme ancêtres deux des plus grandes figures religieuses du VIe siècle, Césaire archevêque d'Arles et Yrieix abbé d'Attane en Limousin40. C'est peu après l'an mil qu'on fait de saint Ménélée, abbé de Menat en Auvergne au VIIe siècle un descendant de la famille impériale des Héraclides de Byzance41. C'est à la même époque que les moines de Saint-Yrieix exhibent dans un pseudo-testament en leur faveur la généalogie de la noble Carissima, contemporaine de Ménélée, dont l'ascendance regorge d'évêques, de martyrs et de grands personnages en tout genre des hautes époques42. Qu'elles soient fondées ou non, les revendications en disent long sur la mentalité de leurs auteurs.
31Comme Sidoine Apollinaire, Grégoire de Tours ou Césaire d'Arles, les aristocrates du Midi, rappelant avec fierté leurs ancêtres premiers convertis à la vraie religion, puisent dans le christianisme une des sources de l'antiquité de leurs origines. Comme au temps de Sidoine, de Grégoire ou de Césaire, on imagine tout à fait la « gentry » lyonnaise, la haute société clermontoise, provençale ou toulousaine, clercs et laïcs confondus, se réunissant près des vieilles basiliques funéraires et des sarcophages des ancêtres gallo-romains dont on se réclame.
32Juxtaposant le concret et le légendaire, comme l'anthroponymie et la mémoire généalogique, la religion fournit ses bases sacrées à l'aristocratie, en même temps d'ailleurs que la justification de son pouvoir sur les paysans, les pagani. Des souvenirs plus ou moins précis que transmettent et renforcent vies de saints, livres de miracles ou légendes populaires, qu'accréditent chapelles domaniales privées ou églises urbaines dédiées à un saint ancêtre de la famille, statues reliquaires en conservant l'« image ». Supports concrets étayant les origines communes de l'aristocratie et de l'Église. Le buste de saint Césaire est conservé à Maurs, en Haute-Auvergne, tout près des anciens domaines de Géraud, son descendant. Carissima a son tombeau en marbre des Pyrénées à Moûtier-Rozeille, sa fondation près d'Aubusson. Les Lastours ont la châsse de saint Pardoux de Guéret et les reliques de saint Ferréol de Limoges dans les deux petites abbayes d'Arnac et de Nexon qui conservent leurs sépultures familiales43.
33En plus du pouvoir économique non négligeable qu'il procure, c'est une autorité sacrée que fournit un établissement ecclésiastique jadis fondé par un glorieux aïeul, auréolé de son souvenir, enrichi par plusieurs générations de ses descendants. Le « patronage » que l'aristocratie y exerce par l'abbatiat de famille cooptatif dont nous avons parlé plus haut est certes matériel ; il est aussi mental : contrôler le rayonnement spirituel d'une abbaye est aussi important que gérer simplement son patrimoine foncier, canaliser les dévotions est une manière efficace de régner, et de bien régner, sur les populations locales44. Objets et lieux de culte conservatoires des « restes » de nobles sanctifiés parsèment de manière significative les campagnes méridionales comme autant de symboles de la double vénération, des populations et des aristocraties locales, ces dernières ressentant comme leurs auteurs ceux que les premières adorent comme leurs saints topiques. Témoignages flagrants de l'ambiguïté du christianisme populaire de ces hautes époques et de ces régions. Dernier aspect du non-conformisme méridional qui nous retiendra ; celui devant lequel s'étonne Bernard d'Angers contre lequel s'insurgeait deux cents ans plus tôt l'évêque Claude de Turin l'Iconoclaste, qui a séjourné en Aquitaine45. Un non-conformisme qui, celui-ci, triomphera : le culte exacerbé des saints et des reliques n'a-t-il pas été une des caractéristiques majeures du catholicisme classique durant tout le Moyen Age, et même jusqu'à nos jours.
Notes de bas de page
1 Cf. J.-P. Poly et E. Bournazel, La mutation féodale. Xe-XIIe siècles. Paris, 1980, 2e éd. 1991. C. Lauranson-Rosaz, L'Auvergne et ses marges (Velay, Gévaudan) du Ville au XIe siècle. La fin du monde antique ?, Le Puy-en-Velay, Les Cahiers de la Haute-Loire, 1987, notamment le chapitre 3, consacré à l'Eglise, que nous avons largement réutilisé ici.
2 C. Lauranson-Rosaz, La romanité du Midi de l'An Mil, dans La France de l'An Mil, dir. R. Delort, Paris, 1990, p. 49-73.
3 J.-F. Lemarignier, « L’exemption monastique et les origines de la réforme grégorienne », dans Congrès scientifique de Cluny, Mâcon, 1950, p. 288.
4 Recueil des actes de Chartes le Chauve, éd. G. Tessier, Paris, 1973.
5 Cartulaire de Saint-Chaffre, éd. U. Chevalier, Paris, 1884. Sur la lutte entre comitatus et episcopatus, C. Lauranson-Rosaz, L'Auvergne..., p. 232 sq.
6 Cf. H. Leclercq, Dictionnaire d'archéologie chrétienne et de liturgie, III, col. 1423-1452. Sur les origines de l'institution, J. Gaudemet, l'Eglise dans l'Empire romain, p. 374. Sur la christianisation des campagnes, Imbart De La Tour, « Les origines religieuses de la France : les paroisses rurales du IVe au XIe siècle », dans Revue Historique, 1986, et Les paroisses rurales de l'ancienne France, Paris, 1900.
7 Canons V à VIII du concile de 998 dans R.H.F., X, 535, et Labbe, Concilia, t. IX, col. 772 (Silvestri papae epistola de electione Theotardi in episcopum Aniciensem), et Gallia Christiana, t. II, Instr. ad Eccl. Anic., VI.
8 Concile de Paris : si liceat chorepiscopis presbyteros et diaconos ordinare cum consensu episcopi, dans Labbe, Concilia, t. VIII, col. 1852 ; Raban Maur : P.L., t. CX, col. 1195-1206 ; Nicolas 1er, Epist. no LXVI, dans P.L., t. CXIX, col. 883.
9 De his quos temeritas corepescopalis ordinare vel quod Sanctum Spiritum consignando tradere praesumebat requisivit. Flodoard, Hist. Rem. Eccl. III, 10. M.G.H., DD. XII, 10, p. 482.
10 J. Devisse, Hincmar, archevêque de Reims, Genève, 1976, p. 50 et n. 92.
11 Duchesne, Fastes épiscopaux..., III, p. 157-173.
12 Adon, Chronicon, act. VI, dans P.L., t. CXXIII, col. 134.
13 A. de Chabannes, Chronicon, III, 25, p. 147, et Labbe, Concilia, t. IX, col. 875 ; P.L., t. CXLII, col. 1354.
14 Cartul. de Vierzon, c. 39, vers 1007-1031.
15 Liber miraculorum sanate Fidis, éd. Bouillet, Paris, 1897, p. 191, no 2.
16 Chronicon S. Benigni Divion, dans P.L., t. CLXIII, col. 779-803.
17 AA. SS. O. B., t. VII, part. 2, p. 43, et Mabillon, Ann., t. IV, p. 442.
18 Ainsi la célèbre Gallia Christiana, qui cherche souvent à « placer » les abbés dont elle n’a que le nom.
19 Cf. Leclercq, op. cit., col. 1446 : (A partir du VIIe siècle) un même personnage est souvent désigné sous les titres d'abbé, chorévêque ou évêque.
20 Cartul. de Conques, éd. G. Desjardins, Paris, 1879, no 292.
21 Ibid., nos 340 et 302.
22 Liber Miraculorum sancte Fidis, I. II, c. 5 ; éd. Bouillet, p. 105 et no 1. L'abbaye est en fait sous le contrôle de l'abbé-comte Hugues de Rodez (abbicomes Hugo Raimundi), avec lequel les Calmont ne s’entendent guère. Sur ce personnage, cf. Lettres de Gerbert d'Aurillac y faisant allusion, éd. J. Havet, no 17, p. 14 et no 35, p. 34.
23 Cf. Cartulaire de l'abbaye de Beaulieu, éd. M. Deloche, Paris, 1859, introduction, p. XIII sq.
24 Cartul. de Conques, nos 91, 200, 22, 306, et introduction, p. XL-XLI.
25 Cartul. de Beaulieu, p. XIV. J.-P. Poly et E. Bournazel, op. cit., p. 144.
26 Voir par exemple les nombreuses signatures d'abbés (sans qu'on puisse leur assigner une abbaye, évidemment) au bas des chartes du chapitre cathédral de Clermont. Archives Départementales du Puy-de-Dôme, série 3G... qui doivent faire l'objet d'une prochaine publication.
27 Aimoin, Vita Abbonis, 10, dans AA. SS. O. S. B., saec VI, pars 1, p. 37, et P.L., t. CXXXXIX, col. 375.
28 Liber miraculorum sancte Fidis, éd. Bouillet, I. II, c. 8 : Eadem tempestate quo haec apud Conchas audieram, in hoc videlicet anno, me Roma redeunte, redibat forte et idem Petrus, nobiliorum suorum ut semper vallatus comitatu, mulis optimis regalique luxu stratis insidentium, cum me assecutus tendentem post socios, qui et unde sim rogat. Ego vero me solummodo Andecavinum esse, ita tenuiter ut extraneus extraneo respondens, delectatus tamen Aquitanorum collegio, coepi equitare pariter ac fabulari. Erat ipse flava caesarie, mediocri staturae, humerosus, membrorumque lilniamentis permobilis congruis. Sed quia ad indomitum morem suae regionis, complures enim, licet satis compositis moribus, vertice raso, barbam gerunt, barbatus erat, non ilium existimavi clericum. Hic cum aliquam sermonum vim in ore meo sesisset, coepit jam de diversis mecum docte multaque comitate disserere. Ad haec michi perquirenti an esset clericus, abbatem se etiam dixit. Sic enim cognominantur, non quia monachorum abbas sit, sed quia pluribus abbatiis presit. Et cum nominis Petri proprietatem adiceret, incidit jam cogitationi meae forte ipsum esse quam apud Conchas audieram.
29 Cf. H. Platelle, « Le problème du scandale : les nouvelles modes masculines aux XIe et XIIe siècles », dans Revue belge de philologie et d'histoire, LUI, 1975, 4, p. 1071-1096.
30 Chronicon, a° 866, cit. dans R. Poupardin, Le royaume de Provence sous les Carolingiens (855-933), Paris, 1901, p. 49-50. Cf. aussi la lettre du pape Benoît III aux évêques du royaume de Charles le Chauve, dans Jaffe, Regesta..., no 2669, ou R H.F., t. VII, p. 384.
31 Liber miraculorum sancte Fidis, passim.
32 Sur la commande et l'avouerie, et d'autres délicates questions de vocabulaire juridique, cf. C. Lauranson-Rosaz, L'Auvergne..., p. 248 sq., et surtout J.-P. Poly et E. Bournazel, op. cit., p. 100, 126, etc.
33 Vita Geraldi Auriliacensis... par Odon de Cluny, dans P.L. t. CXXXIII, col. 539 sq.
34 Ibid., passim.
35 Cartul. de Brioude, no 330 (a° 906).
36 C. Lauranson-Rosaz, La romanité... p. 54-55.
37 Arch. Dép. du Puy-de-Dôme, 3G, Arm. 18, sac A, c. 29 (946-984) et c. 6 (984-1010). cf. L. Brehier, « Deux inventaires du trésor de la cathédrale de Clermont au Xe siècle », dans Mémoires de la Soc. des Amis de l'Univ. de Clermont-Fd, IIe fasc., suppl. à la Revue d'Auvergne, Etudes archéologiques, Clermont-Ferrand, 1910, p. 34-38. Le trésor de Saint Julien de Brioude est aussi l'objet de protections : Cartul. de Brioude, éd. H. DONIOL, Clermont-Paris, 1863, no 20. Voir aussi la Vie de Gauzlin, abbé de Fleury, pour le trésor de la cathédrale de Bourges, éd. R.H. Bautier, Paris, 1969.
38 Cité par P. Riche, dans Centres séculiers et réguliers : essai d'inventaire, communication au colloque Hugues Capet, la France de l'An Mil, Auxerre, juillet 1987, Actes à paraître.
39 Bibl. Vatic., Reg. Lat. 321, éd. par. E. Verniere, « Poésies latines composées à l'école », dans Rev. d'Auvergne, 1899, t. 16, p. 321.
40 Vita Geraldi... I. i, c. 1....Cujus rei duos testes ex eadem stirpe emergentes existunt, ad hoc astruendum satis idonei : sanctus videlicet Caesarius Arelatensis episcopus et beatus Aredius abbas.
41 Vita Menelei, dans M.G.H., S.S.R.M., t. V., p. 135, Origo beati Menelei...
42 J.-P. Poly et E. Bournazel, op. cit., p. 320.
43 Idem.
44 C. Lauranson-Rosaz, Réseaux aristocratiques et pouvoir monastique, communication au colloque du CERCOM, Naissance et fonctionnement des réseaux monastiques, Saint-Etienne, 1985, éd. Saint-Etienne, 1991.
45 Liber Miraculorum sancte Fidis, I. I, c. 13. C. Lauranson-Rosaz, L'Auvergne... p. 266 sq.
Notes de fin
* Ce texte est le résultat d'une communication aux IXes journées d'Histoire du droit médiéval, à l'Institut d'Anthropologie Juridique de la Faculté de Droit de l'Université de Limoges, en mars 1988.
Auteur
Université Jean Monnet - Saint-Etienne
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