Saint Bernard et l’étude : note sur les sermons 36 et 37 sur le cantique des cantiques1
p. 393-403
Texte intégral
1Le XIIe siècle, « siècle de saint Bernard », a aussi été celui d'une renaissance culturelle sans précédent depuis l'Antiquité. Il importe donc, pour bien apprécier la figure historique de saint Bernard, de le situer avec précision par rapport aux courants majeurs qui animent et transforment alors la culture occidentale.
2Naturellement, saint Bernard a d'abord été un parfait représentant de la culture monastique dont, en tant que cistercien, il avait reçu l'héritage. Par ses sources et ses méthodes, par les genres qu'il a pratiqués et les finalités qu'il assignait à ses écrits, il relève essentiellement des traditions littéraires, exégétiques, pédagogiques et morales du monachisme, dans le cadre strict des observances régulières. Il n'est pas nécessaire d'insister sur ce point, que toute l'œuvre de saint Bernard illustre.
3Il est plus malaisé de saisir sa position face à la nouvelle culture qui se développait alors dans les écoles urbaines, le plus souvent liées à des chapitres cathédraux et collégiaux2. Il ne pouvait ignorer cet univers qu’il avait fréquenté au temps des études de sa jeunesse et avec lequel de multiples épisodes de sa carrière mouvementée l'ont mis en contact. Mais il s'est rarement exprimé de façon précise sur l'idée qu'il se faisait de cette culture nouvelle.
4On ne saurait s'en tenir ici aux textes violemment polémiques écrits à l'occasion des conciles de Sens (1140 ou 1141) et de Reims (1148) contre Abélard et Gilbert de la Porrée3. Dans ces textes en effet, Bernard se proposait moins de donner son point de vue sur les écoles urbaines en général que de dénoncer aux autorités ecclésiastiques les abus, dangereux à la fois pour le message spirituel de l'Eglise et l'exercice hiérarchique en son sein du magistère doctrinal, auxquels s'étaient abandonnés ces deux « docteurs modernes ». Les bonnes relations que saint Bernard a par ailleurs entretenues avec nombre des maîtres des écoles de son temps confirment qu’on ne saurait s’en tenir là4.
5C'est sans doute dans les sermons 36 et 37 sur le Cantique des Cantiques qu'il a exprimé le plus clairement ses idées sur la culture savante de type scolaire, à laquelle, autour de lui, accédait un nombre croissant de clercs5.
6Notons que, s'ils sont les plus explicites, ces deux textes ne sont pas totalement isolés. On en retrouve les points principaux dans plusieurs Sentences, ce qui montre que Bernard y attachait une certaine importance et a, à diverses reprises, prêché ou envisagé de prêcher sur ces questions6.
7Au sein de cet immense ensemble que sont les sermons sur le Cantique des Cantiques, où les ressources du commentaire allégorique permettaient de multiplier à l'infini les thèmes abordés et les digressions, les sermons 36 et 37 forment un tout avec le sermon 357. Celui-ci est bâti autour de l'aphorisme fameux repris par le christianisme à la sagesse antique8 : « il faut se connaître soi-même » car la connaissance de soi, à la fois dans sa misère d'être déchu et dans sa dignité, souillée mais subsistante, de créature faite à l'image de son Créateur, est la première étape dans la voie de la connaissance de Dieu qui s'identifie en quelque sorte à la vie éternelle9. A l'inverse, la « double ignorance », de soi-même et de Dieu, nourrit l'orgueil et l'illusion et « précipite l'homme, pieds et poings liés, dans les ténèbres extérieures ». Il ne s'agit encore, dans le sermon 35, que de pédagogie spirituelle et non de connaissances discursives ou d'études. Mais une note intellectualiste pointe déjà car l'homme y est défini comme créature raisonnable, ratione vigens, rationis compos, tandis que le mot même d'ignorance, comme toujours chez saint Bernard10, est connoté de manière fortement péjorative : « l'ignorant sera ignoré (de Dieu) », répète-t-il, après saint Paul (1 Cor., 14, 38).
8Les sermons 36 et 37 prolongent cette méditation sur la « double ignorance » et les voies qui mènent de l'humble connaissance de soi à la sagesse et au salut. Mais, en même temps, par un de ses glissements de sens qui sont un des ressorts de sa rhétorique, Bernard s'y interroge aussi sur les dangers de « toute ignorance » : situe ignorando omnis damnabilis ? L'ignorance dont il est désormais question est bien celle des diverses disciplines (artes) entre lesquelles se répartit le savoir humain. L'ignorance est-elle absolument condamnable ? Non, répond évidemment saint Bernard au début du sermon 36, en conformité avec l'enseignement évangélique. Mais cette réponse est présentée de manière assez restrictive et on ne saurait y voir un éloge de la sainte ignorance, une justification de l'idiota.
9On peut bien ignorer, dit-il d'abord, les arts mécaniques (fabrilis ars), tel celui du charpentier ou du maçon. Mais, outre que cette position est loin d'être constante chez saint Bernard qui, dans le sermon 26, avait au contraire reconnu une certaine valeur « culturelle » et même religieuse à la pratique habile et désintéressée de ces modestes activités11, on relèvera qu'ici Bernard présente les arts mécaniques comme essentiellement tournés vers la matière et la satisfaction de besoins terrestres (ad usus vitae præsentis), position traditionnelle où la disqualification chrétienne du labeur profane relayait le mépris antique de l'activité servile.
10Quant aux « arts libéraux », d'entrée de jeu qualifiés d'« honnêtes » et d’« utiles », leur ignorance n'est pas non plus un obstacle au salut, concède Bernard, mais l'exemple qu’il prend, celui des apôtres eux-mêmes, laisse entendre que seuls des saints au charisme exceptionnel peuvent sans inconvénient se permettre une telle ignorance et, tout en étant agréables à Dieu, jouer vis-à-vis des fidèles le rôle de « maîtres » spirituels12.
11Puis Bernard en vient au thème principal de son sermon, l'éloge de la science et des doctes. Les mots sont pesés avec soin et le raisonnement rigoureux. Le savoir dont il est question ici est désigné en termes généraux, scientia, studia litterarum ; les disciplines qui le composent ne sont pas détaillées, ni précisés le cadre et les méthodes scolaires selon lesquels elles doivent être enseignées. Mais il est clair que Bernard avait en vue les arts libéraux, d'ailleurs mentionnés au début du sermon, c’est-à-dire le trivium et le quadrivium tels qu'on les apprenait dans les écoles du temps selon les programmes légués par les pédagogues antiques et les réformateurs carolingiens. Dans le vocabulaire de Bernard, scientia, litteræ sont des mots neutres, qui peuvent être pris en bonne ou en mauvaise part. Il connaît les dangers des disciplines d'origine profane mais aussi le bon usage qui peut en être fait et que, précisément, il explicite ici. Appliquée à des fins convenables, la science permet de former les docti et les litterati dont l'Eglise a besoin. Empruntant à Daniel, 12, 3, une formule qui fera florès tout au long du Moyen Age pour célébrer la gloire des docteurs (Qui docti fuerint, fulgebunt quasi splendor firmamenti, et qui ad justitiam erudiunt multos, quasi stellae in perpetuas æternitates)13, Bernard en tire les finalités chrétiennes de la culture savante : réfuter les hérétiques, instruire les simples. Il est inutile de souligner à quel point ce double objectif correspondait, dans l'Eglise du XIIe siècle, à une nécessité pastorale concrète et rejoignait les préoccupations des évêques réformateurs et des congrégations de chanoines réguliers dont Bernard était proche. Comme il le dit lui-même en s'appuyant sur une citation d'Osée, 4, 6, ce sont là tâches éminemment sacerdotales ; Dieu rejette le prêtre ignorant.
12Mais si la science est utile, elle est aussi dangereuse ; comme l'ignorance, elle peut plonger dans la tristesse ou, pis encore, enfler d'orgueil. Il faut donc définir avec soin ce que doit être un véritable savoir chrétien, adéquat aux fins indiquées plus haut. Bernard le résume d'un mot, emprunté à saint Paul (Rom., 12, 3) : sobrietas. Assez fréquent sous sa plume, sobrietas a des connotations à la fois pratiques et morales14. Le savoir chrétien doit être un savoir « sobre », modéré, adapté à l'infirmité de notre condition mortelle et à la brièveté de notre existence. On en rejettera tout ce qui est dangereux ou simplement superflu. D'autre part, il ne s'agira pas d'une science se suffisant à elle-même, mais d'une science subordonnée à la vérité (veritate subnixa), ce qui, pour saint Bernard, signifiait ordonnée pour servir les fins dernières de l'homme, mettre en valeur ce qui était le plus approprié à l'œuvre de salut (viciniora saluti).
13Ce savoir chrétien, modéré sinon modeste dans son extension, sous la dépendance des fins surnaturelles que Dieu a assignées à l'homme, ne se développera donc qu'encadré par de prudents garde-fous, ce que Bernard appelle un modus sciendi, qui seul peut garantir sa fécondité (fructus et utilitas). Le docteur chrétien, énumère-t-il, devra donc respecter :
- un ordre (ordo), entendons une hiérarchie qui, dans la classification même des branches du savoir et dans le parcours pédagogique de l'élève, donnera priorité aux disciplines religieuses.
- une disposition d’esprit convenable (studium) qui lui permettra de ne jamais oublier les exigences supérieures de la foi.
- un objectif enfin (finis), toujours présent et qui sera le salut, salut de soi-même et salut des autres, c'est-à-dire des auditeurs, présents et futurs, du maître ou du prédicateur.
14A cette méthode chrétienne, Bernard oppose trait à trait des abus dont il ne nomme pas les auteurs mais dont il est facile de deviner qu'il s'agit de certains professeurs des écoles urbaines comme Abélard et ses semblables. Au lieu de respecter l'ordre et la mesure, ils s'abandonnent à la « curiosité », vice détestable que Bernard fustige tout au long de son œuvre15. Au lieu de l’esprit d’humilité et de charité qui doit caractériser le docteur chrétien, ils affichent l'orgueil, ils tirent vanité de leur science comme si elle leur appartenait en propre. Et partant, au lieu de le mettre au service des autres pour les « édifier », ils ne pensent qu'à vendre leur savoir pour en tirer argent et honneur, comprenons, concrètement, pour faire payer fort cher leurs leçons en attendant que leur réputation leur permette, comme à un Gilbert de la Porrée, de postuler quelque évêché.
15A ces maîtres qui « abusent de la science », Bernard oppose ceux qui mettent en accord leur savoir et leur vie, qui ne perdent pas de vue les finalités morales et religieuses d'une science qui doit être « cuite au feu de la charité ». Le savoir acquis à l'école n'a pas à être dispersé dans la découverte « curieuse » du monde terrestre, il doit ramener l'homme à l'unique essentiel. Retrouvant son propos initial, Bernard voit en définitive dans l'acquisition des connaissances discursives une voie de cette connaissance de soi qui est elle-même le premier degré de la connaissance de Dieu.
16La suite du sermon 36 importe moins ici. Selon les principes habituels de sa rhétorique, Bernard reprend et développe son thème initial dans une série presque baroque de métaphores. En l'occurrence, il emprunte surtout au registre des images corporelles et alimentaires : comme la nourriture, la science peut apporter aussi bien la maladie que la santé. De ces longs passages, je retiendrai seulement deux points.
17D'abord, on relèvera que, parlant de la science acquise à l'école, Bernard la lie essentiellement à la mémoire, « estomac de l'âme » : tradition de la pédagogie monastique ou conception encore courante au XIIe siècle ? En tout cas, nulle mention n'est faite ici du livre ou de l'écrit dans un texte où, il est vrai, manque de toute façon la moindre référence au fonctionnement concret de l'école.
18On relèvera aussi la force de certains mots et de certaines images. Les troubles qu'engendrent dans l’âme les contradictions d'une science oublieuse de ses finalités chrétiennes — et qu'un Abélard a su exprimer de manière émouvante dans sa Confession de foi16 —, sont assimilées ici à de douloureuses coliques. Comme le montre le choix de ce registre assez grossier, saint Bernard est sans indulgence et ne laisse guère d'espoir à ses adversaires : leur science dévoyée est péché mortel ; aux discours de ces professeurs ne répond qu'un « écho de mort et de damnation » (responsum mortis et damnationis). C'est ce qu’il redira dans les lettres écrites au moment du concile de Sens17.
19Le sermon 36 se termine par une de ces transitions piquantes qu'affectionne saint Bernard et dont on ne peut dire si elles sont l'écho littéraire d'une prédication effective ou un pur procédé rhétorique. Son auditoire « grogne », dit-il (bene fecistis grunniendo) : partage-t-il la sainte indignation de Bernard ou trouve-t-il ses paroles trop dures ? Ceci indique à tout le moins que le débat évoqué par ce sermon ne laissait pas indifférent l’ensemble des moines de Clairvaux. Il s'agit là, insiste d'ailleurs Bernard, d'un thème trop grave pour qu'il se contente d'une conclusion hâtive devant un auditoire fatigué ; il y reviendra donc dans le sermon suivant.
20Celui-ci, sermon 37, nous retiendra moins longtemps ; pour l’essentiel en effet, il reprend les thèmes des deux précédents.
21On n’accordera pas trop d’importance à la formule initiale par laquelle saint Bernard, abbé cistercien, représentant de ce « monachisme d'adultes » qui ne connaît ni oblats ni écoles monastiques, précise qu'il s'adresse à « ceux qui ont l'âge et la capacité de connaître » et non aux petits enfants ou aux fous (parvuli et fatui) qui relèvent d'une autre logique (alia ratio).
22Puis il répète qu'il ne faut pas « mépriser » la scientia litterarum car elle peut servir au salut tant de celui qui la pratique que de ceux qui s’instruisent en l’écoutant.
23A ce thème déjà énoncé dans le sermon 36, Bernard apporte cependant ici quelques nuances intéressantes, ce qui confirme bien la souplesse de sa pensée (servie par celle de son style) et rappelle qu'on ne saurait l'enfermer dans des formulations rigides ou des démonstrations péremptoires.
24D'un côté, Bernard insiste plus encore, ici, sur le caractère subordonné de la culture savante : elle n’est qu'un « ornement de l'âme », une « peinture sur un tableau » ; à elle seule, elle ne fonde rien, ne constitue pas une base solide. Les véritables semences d'une vie sainte sont les bonnes œuvres, l'application vertueuse, les larmes de la componction18. Le sermon 37 insiste sur le caractère moralement et chronologiquement second du savoir ; il n'a par lui-même aucune valeur autonome d'édification ; il doit être « précédé » (præcedere, præire), dit à plusieurs reprises saint Bernard, par la conversion, l'humilité. En fait, le retour sur soi et le désir de Dieu qui en découle ne résultent en rien du savoir humain ; ils en sont au contraire le préalable indispensable, ils peuvent seuls mettre l'homme dans les dispositions d’esprit convenables où l'étude pourra ultérieurement porter des fruits. La science par elle-même n'engendre que tristesse ou orgueil, la conversion du cœur peut seule donner ici-bas accès à une certaine joie (lætitia).
25Mais ensuite, pour peu que le docteur chrétien soit dans les dispositions que nous venons de dire, Bernard ne semble plus lui opposer avec autant de force les exigences de « sobriété » du sermon 36 ; il parle au contraire ici d'une science qui peut « se développer tranquillement », « croître librement »19, du moment que nous sommes conscients du caractère subordonné de « tout ce qu'elle peut nous apporter... quand bien même ce serait la maîtrise du monde entier »20. Ne pressons pas trop ces formules. Nous sommes encore loin du triomphant omnia disce d'Hugues de Saint-Victor et de ses ambitions encyclopédiques21. Mais retenons que dans le sermon 37 Bernard intègre vraiment le savoir humain, tel qu'il vient de le définir, dans son idéal constant de sapientia, mot-clé de son œuvre (945 occurrences), curieusement absent dans le sermon 36 mais plusieurs fois utilisé dans le 3722.
26A la fin de ce même sermon 37, après de nouvelles variations sur le thème de la double ignorance, saint Bernard introduit, me semble-t-il, une idée nouvelle, avec un autre mot-clé de son vocabulaire, status (113 occurrences dans l'ensemble de l'œuvre, avec le sens à peu près constant d'« état », stable et légitime car correspondant au plan de la providence divine) : « Si nous connaissions clairement le status que Dieu a réservé à chacun de nous, nous devrions nous y ranger exactement, ni en dessus, ni en dessous, en parfait accord avec la vérité. Mais aujourd'hui les décisions de Dieu sont entourées de ténèbres, sa parole nous est cachée et personne ne peut dire s’il est digne d'amour ou de haine ; il est donc plus juste et plus sûr, selon le conseil de la Vérité elle-même, de choisir de nous-mêmes la dernière place... Il n'y a donc aucun danger à s'humilier tant qu'on voudra et à se croire inférieur à ce que l'on est en réalité, c'est-à-dire au jugement même de la Vérité »23. Le but ultime de la connaissance, connaissance du monde et connaissance de nous-mêmes à la fois, est la connaissance de l'ordre, hiérarchique et providentiel, établi par Dieu. Mais, rappelle ici saint Bernard, cette connaissance parfaite est inaccessible ici-bas ; seule une connaissance imparfaite, limitée, est possible et ses limites, dont nous devons être conscients pour ne pas céder à l'orgueil d'un Abélard qui en arrivait à « évacuer le mérite de la foi chrétienne en pensant qu'il peut comprendre par la raison humaine tout ce qu’est Dieu »24, devaient être tracées par l'humilité. Formule révélatrice, où c'est la vérité, non pas vérité objective des choses mais Vérité incarnée dans le Verbe divin, qui nous incite elle-même à fausser, au nom de l’humilité, l'ordre probable du plan divin. L'exigence d'exactitude scientifique cède devant les impératifs moraux et religieux. L'infirmité de notre condition rappelle brutalement ses limites au savoir et lui assigne de simples finalités pratiques, morales et sociales, au détriment d'un véritable idéal philosophique de recherche désintéressée de la vérité. Il est inutile d'insister ici sur les conséquences politiques « conservatrices » d'une telle conception, que Georges Duby a parfaitement mises en valeur25. De notre point de vue, retenons que, dans ces conditions, l'accent mis par saint Bernard sur la nécessité de la connaissance de soi et l'intérêt corrélatif de l'étude ne peut nullement être porté au crédit d'une anthropologie « individualiste » ou « humaniste » ; malgré certaines similitudes formelles, l’écart est grand ici avec l'Abélard de l'Ethique ou connais-toi toi-même.
27Reste à se demander à qui pensait saint Bernard en composant ces textes. Certainement pas aux laïcs qui, comme presque toujours chez lui, n'apparaissent ici que sous les traits d'hérétiques à combattre ou de simples à instruire, autrement dit, dans les deux cas, d’ignorants et d'illettrés26. En revanche, il est clair, spécialement dans le sermon 36, que saint Bernard pensait avant tout aux clercs et aux prêtres séculiers qui, de fait, formaient le gros du public des écoles urbaines ; c'était à eux, surtout dans l'Eglise rénovée issue des efforts des papes grégoriens, que revenaient les charges pastorales, tandis que le lot des moines était de se retirer à l’intérieur des cloîtres pour « prier et pleurer » ; en souhaitant des prêtres convenablement instruits, Bernard ne faisait donc que reprendre à son compte un des principaux mots d'ordre grégoriens et souscrire au partage admis des tâches entre séculiers et réguliers (même si, en pratique, il a bien souvent empiété lui-même sur le domaine propre des séculiers).
28Ce qu'il dit de l'étude valait-il également, à ses yeux, pour les moines qui étaient ses premiers auditeurs ? Il est difficile de trancher. Le sermon 37 parle de la « conversion » préalable qui permettra ensuite l'étude. Le mot appartient au vocabulaire monastique mais on sait bien qu'en fait rien n'a été fait avant le XIIIe siècle pour développer la pratique des études dans l’ordre cistercien ; les nombreux religieux de haute culture qu'on y trouve au XIIe, de saint Bernard lui-même à Guillaume de Saint-Thierry, Geoffroy d'Auxerre, Otton de Freising, etc., avaient tous étudié dans des écoles urbaines avant de prendre l'habit, contrairement donc à l'itinéraire idéal proposé ici. Il faut donc plutôt penser que saint Bernard s'est exprimé ici en termes généraux, sans considération d'ordres. Ce faisant, il témoigne de l'acuité que les problèmes d'éducation avaient pris pour tous au XIIe siècle.
29Ses conceptions, telles que nous avons essayé de les analyser, n'ont d'ailleurs rien d'exceptionnel. Elles se rattachent à la plus orthodoxe tradition chrétienne, celle du De doctrina Christiana de saint Augustin, texte fondateur s'il en fut27. Une comparaison terme à terme du traité augustinien et de nos deux sermons ferait apparaître de multiples thèmes communs : méfiance vis-à-vis de l'ignorance et de ses prétendus charismes, usage chrétien des arts libéraux par le rejet des excroissances dangereuses ou superflues, ordonnancement des disciplines profanes à des fins religieuses, élaboration d'une méthode intellectuelle spécifique de l'école chrétienne, idéal finalement suggéré du docteur (ou de l'orateur) chrétien. Ces multiples convergences disent assez la lignée dans laquelle s'inscrit saint Bernard. Mais ce faisant, il rejoint bien d'autres auteurs de son temps.
30S. C. Ferruolo a bien montré que les multiples débats sur l'école, qui agitent le XIIe siècle, rassemblent, autour de thèmes voisins, des auteurs d'origines très diverses, des moines comme saint Bernard, des poètes « satiristes », des gens issus des écoles elles-mêmes, comme Jean de Salisbury28 ; tous dénoncent, d'une manière ou d'une autre, la « curiosité » excessive de certains maîtres, les tendances laïcisantes qui font le succès des « sciences lucratives » et des disciplines profanes, les ambitions rationalistes des philosophes. Contre ces dangers, les remèdes proposés impliquaient toujours, peu ou prou, le renforcement du contrôle ecclésiastique, la subordination des disciplines libérales à la sacra pagina, la prise en compte des finalités pastorales pratiques de l'enseignement. De la création de la licentia docendi au temps d'Alexandre III aux premiers statuts de l'université de Paris (1215), ces idées inspirèrent directement les premières réformes scolaires et universitaires29.
31Saint Bernard dit-il autre chose ? Sans doute n'a-t-il pas voulu réformer lui-même les écoles de son temps— ce qui explique l'absence, sous sa plume, de toute indication précise et concrète en la matière — et encore moins introduire l'école dans le cloître. Mais en reprenant à son compte, fût-ce en termes généraux, la pédagogie augustinienne des réformateurs modérés de l'époque, il apparaît moins à l'écart de la « renaissance du XIIe siècle » qu'on ne le dit parfois, plus disposé à accepter une pluralité des savoirs et des démarches intellectuelles que ne le ferait croire une image trop rigide de l'idéal cistercien.
Notes de bas de page
1 Les œuvres de saint Bernard sont citées d’après l’édition de J. Leclercq, C.h. Talbot, H. Rochais, S. Bernardi opera, 8 vol. en 9 t., Rome, 1957-1977.
2 Cf. Renaissance and Renewal in the Twelfth Century, R.L. Benson et G. Constable eds., Oxford, 1982.
3 Lettres 187 à 193 et 330 à 338 (S. Bernardi opera, VIII, op. cit.) et SC 80 (S. Bernardi opera, II, op. cit.).
4 Cf. mon étude « Le cloître et les écoles », dans Bernard de Clairvaux. Histoire, mentalités, spiritualité. Colloque de Lyon-Cîteaux-Dijon, coll. « Sources chrétiennes » no 380, Paris, 1992, p. 459-473.
5 Les sermons 36 et 37 sur le Cantique des Cantiques (désormais cités SC 36 et SC 37) sont édités dans S. Bernardi opera, II, op. cit..
6 Sentences, series prima, 19 - series tertia, 57,180 (S. Bernardi opera, VI-2, op. cit).
7 Le sermon 35 est édité dans S. Bernardi opera, I, op. cit..
8 Cf. P. Courcelle, Connais-toi toi-même de Socrate à saint Bernard, t. I, Paris, 1974, spéc. pp. 258-272.
9 Constat tibi non aliam vitam esse aeternam, quam ut Patrem cognoscas Deum verum, et quem misit Iesum Christum (SC 35,9).
10 Ignorantia, attestée 153 fois chez Bernard, désigne toujours un vice, lié aux ténèbres, au mal, au paganisme ; je m'appuie ici, comme dans les autres analyses lexicales et sémantiques qui suivent, sur le précieux Thesaurus sancti Bernardi Claraevallensis - Series A. Formae, éd. par le CETEDOC, 2 vol. (dont le second sur microfiches), Turnhout, 1987.
11 Parlant de son frère Gérard, moine de Clairvaux, récemment décédé, saint Bernard vante son habileté dans les arts mécaniques : Non cognovit litteraturam, sed habuit litterarum inventorem sensum, habuit et illuminantem Spiritum. Nec in maximis tantum, sed et in minimis maximus erat. Quid, verbi gratia, in aedificiis, in agris, in hortis, aquis, cunctis denique artibus seu operibus rusticorum, quid, inquam, vel in hoc rerum genere Girardi subterfugit peritiam ?... Cumque omnium iudicio omnibus esset sapientior, solius in sui oculis non erat sapiens (SC 26, 7 dans S. Bernardi opera, I, op. cit.).
12 Sanctos et magistros : dans le contexte de SC 36 ce recours à un mot du vocabulaire scolaire me parait être un hommage rendu à la science et à la dignité des doctes.
13 Cf. G. Le Bras, « Velut splendor firmamenti : le docteur dans le droit de l'Eglise médiévale», dans Mélanges offerts à Etienne Gilson, Toronto-Paris, 1959, pp. 373-388.
14 Attestée 21 fois (plus 69 occurrences pour sobrius/sobrie), sobrietas est souvent associée à castitas, pudicitia, mensura, virtus ; elle s'oppose à avaritia, voluptas, ebrietas.
15 Attestée 127 fois (plus 89 occurrences pour curiosus/curiose), curiositas est toujours associée à des vices (negligentia, vanitas, concupiscentia) ou, au moins, à la vanité des choses terrestres (curiositas rerum exterarum) ; elle suppose à pietas, caritas, veritas.
16 Dans Patrologie latine, 178, col. 375-378.
17 Redira ou avait déjà dit ; comme on ignore la date exacte de composition de la plupart des sermons sur le Cantique, entre 1135 et 1153, il est impossible de les mettre en rapport direct avec tel ou tel événement précis.
18 Semina sunt bona opera, bona studia, semina lacrimx sunt (SC 37, 2) ; il semble exclu que studia puisse signifier ici « étude ».
19 Securus iam intendant scientiae (SC 37, 2) ; iam ea quae forte supercreverit scientia minime inflat (SC 37, 5).
20 Quidnam igitur nobis de nostra quantacumque scientia provenire possit, quam non sit minus hac gloria, qua inter Dei filios numeramur ? Parum dixi : nec respici in eius comparatione potest orbis ipse et plenitudo eius, etiamsi totus cedat unicuivis nostrum in possessionem (SC 37,5).
21 Cf. M.-D. Chenu, « Civilisation urbaine et théologie. L'Ecole de Saint-Victor au XIIe siècle », dans Annales. E.S.C., 29, 1974, pp. 1253-1263.
22 En fait, sapientia apparaît une fois dans SC 36,1 mais dans l'acception restrictive et assez rare chez Bernard d'une sagesse purement humaine (Sapientia quse in ipsis esset...).
23 Si enim in quonam statu unumquemque nostrum habeat Deus liquido cognosceremus, nec supra sane, nec infra secedere deberemus, vernati in omnibus aquiescentes. Nunc autem quia consilium hoc posuit tenebras latibulum suum, et sermo absconditus est a nobis, ita ut nemo sciat si sit dignus amore vel odio, iustius tutiusque profecto, iuxta ipsius Veritatis consilium, novissimum nobis locum eligimus... Non est ergo periculum, quantumcumque te humilies, quantumcumque reputes minorem quam sis, hoc est, quam te Veritas habeat (SC 37,6-7).
24 Saint Bernard, Lettre 191, dans S. Bernardi opera, vol. VIII.
25 G. Duby, Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Paris, 1978, pp. 271-277.
26 Pour Bernard l’ignorance est un trait constant des hérétiques (Vile nempe hoc genus et rusticanum ac sine litteris, SC 65 dans S. Bernardi opera, II, op. cit.).
27 Cf. H.-I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la culture antique, 4e éd., Paris, 1958 (réimpr., Paris, 1983).
28 S.C. Ferruolo, The Origins of the University. The Schools of Paris and their Critics, 1100-1215, Stanford, 1985.
29 Cf. G. Post, « Alexander III, the Licentia Docendi and the Rise of Universities », dans Haskins Anniversary Essays, Cambridge, Mass., 1929, pp. 255-277 et S.C. Ferruolo, « The Paris Statutes of 1215 Reconsidered », dans History of Universities, 5,1985, pp. 1-14.
Auteur
Ecole Normale Supérieure
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