Urbain V et la collation des bénéfices : l'exemple de Cluny
p. 357-369
Texte intégral
1« J'ai appris, Saint-Père, les grandes choses que vous faites et auxquelles je m'attendais. J’ai appris que vous aviez renvoyé dans leurs églises les prélats qui remplissaient la Cour romaine... Vous avez mis un frein à la poursuite effrénée des bénéfices et forcé les ambitieux insatiables à se contenter d'un seul. C'est juste. N’était-il pas honteux de voir les uns surchargés de revenus, et beaucoup d'autres, meilleurs qu'eux, vivre dans le besoin 7 »1. Eloge qui, de la part de Pétrarque, revêt une valeur particulière mais qui n'est pas isolé ; Urbain V suscita une vive admiration chez ses contemporains. Très vite l'image d'un pape s'imposa, et Urbain V est, fréquemment encore, présenté comme un souverain pontife préoccupé avant tout par les questions d'ordre spirituel. Le jugement délibérément favorable de Pétrarque est-il pleinement justifié ? Urbain V sut-il renoncer à la pratique des bénéfices ?... Cela n'est pas certain, et c'est à cet aspect de la politique d'Urbain V que nous nous attacherons à travers l'exemple de Cluny.
2Successivement abbé de Saint-Germain d'Auxerre (1352), puis de Saint-Victor de Marseille (1361), Urbain V demeure proche des moines. Sa générosité lui vaut de nombreuses louanges mais ses largesses s'accomplissent fréquemment au détriment des finances apostoliques ce qui le conduit ensuite à des mesures contraignantes pour le clergé. Certes, les monastères bénéficient en 1363 de la réduction de moitié de la taxatio ad decimam, mais la mesure est imposée avant tout par les difficultés du moment. Loué pour les réformes qu'il introduit dans l'Eglise, il se préoccupe de sauvegarder les biens et les droits temporels du Saint-Siège. Si la mesure décrétée le 11 décembre 1362, de s'attribuer la succession de toute personne ecclésiastique régulière ou séculière décédant où que ce soit ne s'applique pas à l'Eglise de France2, le souverain pontife peut toujours prononcer la réserve.
3Dans l'histoire de l’Eglise la période de la Papauté d'Avignon revêt une grande importance. Tous les souverains pontifes tiennent à accroître leur autorité, la cour pontificale se transforme3 et la centralisation se renforce tant au plan administratif que financier. Cluny doit désormais compter avec ce puissant voisin désormais très proche... trop proche. Au XIVe siècle les relations entre Cluny et les souverains pontifes ont bien changé. Tous sont d'accord pour protéger les biens et les droits de Cluny, qui bénéficie toujours d'une réelle considération et Urbain V ne fait pas exception. Après avoir en 1363 concédé un palais à Avignon, destiné à abriter le collège Saint-Martial4, deux ans plus tard il confie à Cluny le monastère de Lagrand5. Mais il n'y a plus comme aux siècles précédents de confirmations générales ; d'une part il n'était guère possible d'accroître encore les privilèges de l'Ordre, d'autre part Cluny n'occupe plus qu’une place restreinte dans les préoccupations des souverains pontifes. Non pas que l'Ordre soit dénué de tout intérêt, mais celui-ci se situe sur un autre plan. Conscients des difficultés financières que connaît l’Ordre dans les années 1320, les souverains pontifes renouvellent les autorisations de prélèvements sur les prieurés et menacent les prieurs récalcitrants. Nonobstant cela, Jean XXII, Clément VI ne réduisent pas leurs exigences et les prieurés clunisiens contribuent largement à assurer leur politique bénéficiale. La période avignonnaise est synonyme de renforcement de la fiscalité. Les revenus rentrent mal alors que les besoins ne cessent de croître. Si les cens sont insuffisants et les décimes souvent concédées aux souverains, les papes disposent d'autres sources de revenus : communs services, annates, dépouilles, vacants, et surtout ils développent une véritable politique bénéficiale. La réserve des bénéfices n'est pas chose nouvelle, le 27 août 1265, Clément IV par la décrétale Licet ecclesiarum avait proclamé son droit de nommer à tous les offices vacants apud sedem apostolicam, mais il en avait lui-même restreint l'usage désirant surtout affirmer la plénitude de son pouvoir. Ses successeurs ne manifestent pas la même modération. La notion de « vacance en cour de Rome » évolue et reçoit une nouvelle extension avec Jean XXII. Par la constitution Ex debito du 15 septembre 1316, il applique la réserve à tous les bénéfices, majeurs et mineurs, qui seraient vacants en quelque lieu, par déposition, privation, rejet d'élection, renonciation ou transfert, y compris sous forme de grâces expectatives, ainsi que les bénéfices des abbés bénis ou consacrés apud sedem apostolicam et ceux des cardinaux. Pour les bénéfices majeurs qui parviendraient encore à lui échapper, Jean XXII use de réserves particulières. Parallèlement à cette pratique, et en dépit de l'interdiction prononcée par le troisième Concile de Latran6 les papes d'Avignon multiplient les grâces expectatives.
4Jamais aucun souverain pontife avant Jean XXII ne disposa à ce point des prieurés clunisiens, qui devinrent, pour des raisons financières et diplomatiques des instruments de gouvernement. Jugées abusives par beaucoup, les pratiques instaurées par Jean XXII connaissent une accalmie sous son successeur Benoît XII, ex-moine cistercien et maître en théologie7. Benoît XII ne renonce cependant pas à disposer des bénéfices, ni à user de réserves particulières. La constitution Supra gregem dominicani (18 mai 1335) qui annule toutes les commendes à l'exception de celles des cardinaux et remet entre les mains du souverain pontife les bénéfices ainsi devenus vacants, annonce la révocation de toutes les grâces expectatives le 18 décembre 13358. Ces mesures qui peuvent apparaître comme un souci de réforme de l'Eglise sont en fait, pour le souverain pontife, le moyen de disposer de bénéfices dont la commende lui ôtait le contrôle. Benoît XII ne rompt pas avec la politique de ses prédécesseurs, mais « il apportait dans les principes de sa politique bénéficiale une droiture et une précision qu'on pouvait attendre de sa formation et de son cacaractère»9. Cette politique est sans conteste plus modérée, et si elle s'intéresse aux monastères, elle ne concerne que très peu les prieurés. La collation des bénéfices retrouve une nouvelle vigueur avec Clément VI qui déclare en 1344 « qu'au pontife romain revient la pleine disposition de toutes les églises, dignités, offices et bénéfices ecclésiastiques »10.
5Quelle attitude va adopter Urbain V11 ? Va-t-il se priver d'un tel instrument de gouvernement ? Les prieurés sont l'objet de multiples demandes et en dépit des interdictions les moines et les abbés eux-mêmes n'hésitent pas à solliciter l'octroi de bénéfices. Entre novembre 1362 et mars 1366, 43 suppliques concernant des prieurés clunisiens sont adressées à Urbain V.
6Les solliciteurs sont divers : laïcs ou ecclésiastiques. Parmi les premiers : le comte de Savoie (et la comtesse Bonne), les comtes de Forez, de Genève, de Boulogne et d'Auvergne, les seigneurs de Villars-Seyssel et de la Bâtie-Rolland, des chevaliers. Au nombre des ecclésiastiques nous rencontrons l'ex-abbé de Cluny, Androin de La Roche, devenu cardinal-prêtre de Saint-Marcel, l'abbé de Saint-Sauveur de Lodève, les cardinaux d'Ostie ou de Saint-Anastase. Ils interviennent en faveur de moines qui sont soit de la même région (le comte de Savoie pour un moine de Nantua, le comte de Forez pour un moine d'Ainay, le comte de Genève pour le prieur de Sillingy, le seigneur de la Bâtie-Rolland pour quelqu'un du lieu, l'abbé de Saint-Sauveur de Lodève pour un moine du monastère), soit des parents ou des proches (le comte de Savoie sollicite pour un moine de Cluny qui est le neveu de son chancelier, le seigneur de Villars-Seyssel pour son cousin, moine à Baume, Androin de La Roche pour des moines de Cluny qui sont ses familiers et ses commensaux, un chevalier pour son neveu, moine à Gigny). Mais dans 53 % des cas le requérant est en même temps le bénéficiaire : ce sont les moines qui expriment leurs propres demandes, ou deux moines qui souhaitent échanger leurs bénéfices. Les indications sur la qualité des bénéficiaires sont rares : un chapelain d'Androin de La Roche est écolier en philosophie et en théologie ; le moine de Cluny qui sollicite Rompon est docteur en décrets, un moine de Vaux-sur-Poligny est écolier en droit canon.
7Les demandes peuvent revêtir une forme générale et être laissées à l'appréciation de l'abbé de Cluny ou des prieurs de Saint-Saturnin-du-Port, de Nantua et de La Charité-sur-Loire. Mais la tendance qui prévaut est de désigner un prieuré. Si les maisons des diocèses de Provence sont les plus demandées (N.-D. de Jouffe, Tulette, Hauterive, Rompon, Sarrians, Colonzelle, Saint-André de Gap) ce ne sont pas les seules. Figurent également Pontida (diocèse de Bergame), Pontoux et Voisey (diocèse de Besançon) ou Villette (diocèse de Lyon). L'ingérence pontificale ne cesse de croître : la nomination d'un moine de Saint-Marcel de Chalon comme doyen de ce même prieuré passe désormais par Avignon. La valeur des bénéfices est en moyenne de 120 ou 200 livres tournois.
8L’attribution de bénéfices peut se faire à l'extérieur de l’Ordre : le prieur de Sillingy12 demande le prieuré de Talloires13, le doyen de Colonzelle14 reçoit Valréas15. Ces transferts suscitent parfois des oppositions, les nouveaux venus ne sont pas toujours accueillis avec grand empressement. 10 % des demandes émanent de moines qui n'appartiennent pas à l'Ordre : le cellérier de Saint-Sauveur de Lodève demande Villette. Ils tentent parfois de conserver leurs premiers bénéfices, alors que les Clunisiens y renoncent assez facilement, à l'exception d'Aymard de Chanens, qui cumule le prieuré de Tain et un bénéfice de 100 l. t. à la collation de La Charité-sur-Loire. Les demandes d'échanges représentent 10 % des suppliques, y compris avec des monastères non clunisiens. Le prieur de Villette veut permuter avec le chambrier de Saint-Sauveur de Lodève ; celui de Lagarde Paréol avec le sacriste d'Issoire ; le prieur de Méjannes Le Clap demande confirmation pour sa permutation avec le prieur de Saint-Martin de Servas ; Androin de La Roche, qui dispose toujours de bénéfices dans l'Ordre de Cluny, remet Taluyers16 à un cardinal moyennant une maison au diocèse de Vienne. Des expectatives in forma pauperum sont accordées : un canonicat dans l'église de Saint-Barnard de Romans est attribué à Jean de Serre, diacre à Viviers ; mais il choisit une expectative : il devra donc après obtention du bénéfice se démettre du canonicat. On ne peut s'empêcher de noter l'excellente connaissance que les moines ont de la valeur de bénéfices souvent éloignés...
9Certes, on peut regretter les ingérences extérieures au sein de l'Ordre, mais les abbés ne sont pas toujours exempts de reproches. Lorsque Androin de La Roche demande pour un de ses familiers le prieuré de Pontoux, celui-ci est vacant depuis tellement longtemps qu'en vertu des statuts du Concile de Latran sa collation est dévolue au Siège Apostolique. Le seigneur de La Bâtie-Rolland a des raisons légitimes d'inquiétude : le prieuré est en ruine ; uni à la mense de Saint-Marcel de Sauzet, il n'y a pas de culte depuis trois ans, alors qu'autrefois les revenus suffisaient pour faire vivre trois ou quatre personnes.
10Les suppliques ne sont qu'un aspect de la politique bénéficiale ; plus nombreuses et plus révélatrices sont les Lettres Commîmes17. Intronisé le 31 octobre 1362, Urbain V contrôle immédiatement l'attribution de nombreux bénéfices et durant les deux premiers mois de son pontificat il fait un large usage de son droit de réserve : 23 nominations à des bénéfices vacants sont décidées. Si 9 ne sont que des transferts au sein de l'Ordre de Cluny, 6 concernent l'attribution de prieurés clunisiens à des personnes extérieures, tandis que 8 Clunisiens reçoivent des charges hors de l'Ordre. A ce chiffre déjà élevé, s'ajoutent 17 concessions de grâces expectatives, dont 8 s'adressent à des clercs séculiers, 4 à des moines non clunisiens et seulement 5 à des moines de l'Ordre.
11Dans l'Ordre de Cluny, l'attribution d'une charge peut se faire en faveur de simples moines, une promotion en quelque sorte : un moine de Cluny devient prieur de Trouhaut18. Mais le plus souvent les bénéficiaires tiennent déjà un office : Bérenger, abbé d’Arles-sur-Tech est envoyé à Lézat19. Une vacance peut provoquer une série de transferts ; dans la province d'Angleterre, le prieur de Prittliwell remplace le prieur de Montacute qui est passé à Lewes20 · Pour éviter tout abus, Urbain V prend quelques précautions : l'official de Palencia est prié de vérifier si le prieur de Villaverde a les qualités requises pour se voir attribuer Carrion de Los Condes21. L'official de Paris est chargé d'une mission analogue avant de confier à Hugues de Balaguerio, pourtant bachelier en décrets, le prieuré de Saint-Christophe-en-Halatte22, dont le titulaire est envoyé à Saint-Eutrope de Saintes. En dépit des difficultés que connaît l'Ordre de Cluny au XIVe siècle, les prieurés présentent encore suffisamment d'avantages pour être sollicités ou attribués à des personnes extérieures. Le 22 novembre 1362, un moine de Saint-Gilles passe à Cluny pour recevoir le prieuré de Saint-Saturnin-du-Port23. C’est souvent à la faveur d'un mouvement de plus grande envergure, que ces insertions se font. Après sa désignation pour Lézat, Pons est remplacé à Arles-sur-Tech par Pierre abbé bénédictin de Saint-Genis de Fontaine24. C'est à sa parenté avec le cardinal de Sainte-Marie du Tibre que Bertrand Robert, prieur bénédictin, doit l'octroi du prieuré de Villeneuve, dont le titulaire est lui-même devenu abbé de Moissac25. Le transfert peut se faire au même niveau de responsabilité : Jean Froment, trésorier au monastère de Mauriac26, retrouve la même fonction à Cluny27. De longs déplacements ne sont pas rares : pour diriger Layrac, au diocèse de Condom, Urbain V n'hésite pas à faire appel à un prieur bénédictin du diocèse de Soissons28.
12En contrepartie il était inévitable que des Clunisiens fussent appelés en dehors de l’Ordre : le prieur d'Alayrac prend en charge La Sauve-Majeure29, le prieur de Lewes reçoit Toumus30. Parfois ce sont de simples permutations entre Ordres : le prieur de Saint-Isidore de Dueñas est envoyé à Saint-Jean de Burgos, dépendant de La Chaise-Dieu, dont le titulaire s'est vu attribuer le prieuré clunisien de Longueville-sur-Scie au diocèse de Rouen31.
13Comme nous l'avons évoqué, à ces collations de bénéfices vacants, il faut ajouter 17 grâces expectatives pour la fin de l'année 1362, dont 12 sont destinées à des clercs séculiers ou des moines non clunisiens. Si l’abbaye de Cluny reste la plus sollicitée, d'autres prieurés sont également mis à contribution : Notre-Dame de La Daurade, Saint-Saturnin-du-Port, Lewes, Saint-Martin-des-Champs, La Charité-sur-Loire, Lihons-en-Santerre, Moissac, Payeme... La valeur la plus fréquente pour les bénéfices est de 60 l.t. c.c. ou 40 l. t. s.c. (25 marcs sterling c.c . ou 18 marcs sterling s.c. pour les bénéfices anglais), un seul atteint 150 l. t. La qualité des bénéficiaires est rarement précisée : maître-ès-arts, bachelier en droit canon, étudiant en théologie.
14De ce rapide tableau, pour les deux premiers mois de son pontificat, il s'avère que si Urbain V se montre vigilant pour prévenir tout risque de cumul nous ne saurions conclure à une quelconque réticence quant à la libre disposition des bénéfices par le Saint-Siège... Ses préoccupations ne sont pas exclusivement d'ordre spirituel. Il n'entend pas renoncer aux profits qu’il peut retirer de la collation des bénéfices et, il ne rompt pas avec l'attitude de ses prédécesseurs Jean XXII ou Clément VI. Certes, on peut objecter qu'il lui était difficile d'inverser brusquement la tendance, c'est pourquoi il convient d'être attentif à son attitude les années suivantes pour voir si une évolution apparaît.
15Sur 32 bénéfices vacants qui sont attribués en 1363, 5 le sont au sein de l’Ordre, 12 sont confiés à des non Clunisiens, mais inversement 15 moines clunisiens reçoivent des charges hors de l’Ordre. A cela il faut ajouter 25 grâces expectatives, dont 14 à des Clunisiens. Ce qui cependant constitue une diminution par rapport aux deux premiers mois du pontificat. Cette « accalmie » se confirme en 1365 : 10 bénéfices vacants sont conférés, à égalité entre Clunisiens et non Clunisiens, et seulement 3 grâces expectatives. Une nette reprise se manifeste en 1366, néanmoins les chiffres demeurent inférieurs à ceux des premières années. Ce sont 21 bénéfices qui sont répartis assez équitablement : 8 sont conférés dans l'Ordre, 7 contribuent au départ de moines clunisiens tandis que 6 permettent l'arrivée de nouveaux venus. Nous ne comptons que 5 grâces expectatives, dont 3 pour des clercs anglais. Les indications pour l'année 1367 ne font apparaître que 2 remises de bénéfices vacants et une seule grâce expectative pour un clerc anglais. Faut-il conclure à une réduction drastique, ou mettre en cause les lacunes de la documentation ? En 1368 nous ne comptons que 2 grâces expectatives et 11 attributions de bénéfices : 4 moines quittent Cluny et 7 font leur entrée. L'année 1369 connaît une nouvelle progression : 27 bénéfices sont attribués, mais seulement 7 pour des Clunisiens à l'intérieur de leur Ordre. Ces chiffres se retrouvent en 1370, avec cette année-là 13 bénéfices qui sont remis à des non-Clunisiens.
16De ces quelques indications il appert que s'il y a une diminution dans le nombre de bénéfices conférés par le Saint-Siège, elle n'est pas constante et il n'y a en aucun cas disparition de cette pratique. Quelles sont les tendances qui se dégagent pour l'ensemble du pontificat ? Au sein de l'Ordre, il y a des promotions : en 1370, le prieur claustral de Cluny devient grand-prieur et l'aumônier, licencié en droit canon, est nommé doyen. Urbain V n'exclut pas d’éventuelles requêtes : à la demande du prieur claustral de Mozac, l'infirmier obtient une maison dépendante32. Sollicité par les moines, le prieur de Vaucluse prend en charge Payerne ; s'étant distingué par ses qualités et appartenant à une famille noble et puissante, les moines espèrent qu'il pourra restaurer le prieuré que le titulaire précédent a dirigé pendant 12 ans sans être prêtre, en vertu de quoi la collation revient au Saint-Siège33. Les déplacements multiples ne sont pas exclus : en 1366, le prieur de Potelières succède à celui de Lagrand34, qui est passé à Saint-Marcel-de-Sauzet35 dont le titulaire a obtenu un prieuré non clunisien au diocèse de Carpentras. Même l'attribution des offices claustraux ne laisse pas Urbain V indifférent, et il accepte de confier une charge aussi importante que celle de sacriste de Cluny à un moine non clunisien36. Il est facile d'imaginer l'intérêt qu'il porte à la désignation de l'Abbé de Cluny. En 1369, il choisit Jean Ier Du Pin, prieur de Saint-Martin-des-Champs et maître en théologie37 ; en fait ce n'est pas aussi aisé, profitant de la tentative d'Urbain V pour retourner à Rome, les moines de Cluny reprennent le contrôle de l'élection et désignent Guillaume V de Pommiers, mais ce dernier abdique avant d'obtenir la confirmation pontificale.
17Nombreux sont les prieurés attribués à des non Clunisiens ; un moine de La Chaise-Dieu obtient le prieuré de Rosières, un de Saint-Chaffre, celui de Potelières. Le prieur de Chirac, au diocèse de Mende, dépendant de Saint-Victor de Marseille, reçoit Notre-Dame de La Daurade à Toulouse38, mais seulement après son transfert à Cluny. En 1369, c'est une des « filles » de Cluny, Saint-Martin-des-Champs qui échoit à son successeur. Vu l'acharnement mis pour les détenir on devine l'enjeu que représentent les prieurés : si un prieur bénédictin du diocèse de Constance obtient Jenzat39 ce n'est qu’après avoir découvert que le bénéficiaire initialement prévu était en réalité un Frère Mineur apostat. Le cas du prieur de Castelsarrazin qui refuse le prieuré de Carennac demeure exceptionnel... à moins qu'il n'ait estimé sa valeur trop faible. A défaut de la remise d'un prieuré certains bénéficient de faveurs particulières : en raison de services rendus un archidiacre du diocèse de Lombez reçoit une pension annuelle de 120 florins à la charge du prieur de Layrac40.
18Les raisons qui conduisent des moines clunisiens à changer de statut sont diverses, mais l’espoir d'un bénéfice supérieur est sans doute déterminant et des interventions sont souvent utiles : grâce à la protection de l'évêque de Porto, Jean Cayn peut quitter Cluny et faire oublier qu'il était auparavant Ermite de saint Augustin41. Certains accèdent à des monastères importants : Tournus, Saint-Bénigne de Dijon tandis qu'en 1366 le sacriste de Cluny reçoit Saint-Martin d'Autun42 et le prieur de Saint-Séverin-en-Condroz43, Flavigny ; d'autres se dirigent vers l'épiscopat : le prieur de Manhaval devient évêque de Préneste.
19Il semblerait qu'Urbain V se soit efforcé de sauvegarder un certain équilibre entre les départs et les entrées dans l'Ordre. Le prieuré du Touvet échoit à un non Clunisien, mais son ex-titulaire était lui-même passé à Montmajour. Un moine de Cluny est transféré à La Chaise-Dieu avant d'exercer la charge d'infirmier dans une dépendance44, mais Jean de Luco fait la démarche inverse pour recevoir le doyenné de Moirax45. Un moine de Nantua passe à Saint-Sauveur de Lodève46, dont le cellérier a lui-même reçu Villette.
20Est-ce par égard pour les difficultés financières ou tout simplement pour ne pas grever Cluny que la proportion des grâces expectatives attribuées à des non Clunisiens diminue ? Lorsque l'on sait la part prépondérante tenue par les clercs anglais, on peut penser que le contexte politique n'est pas étranger à leur répartition. Hormis les prieurés anglais, c'est toujours l'abbaye de Cluny qui est la plus sollicitée. La valeur moyenne des bénéfices demeure la même que celle notée pour la première année, mais au fil du temps il arrive que quelques bénéfices atteignent 120 l. t., 150 l. t., 200 l. t., et même 300 l. t. pour le prieur de Namèche, étudiant en droit canon à Paris, à la demande de l'Abbé de Cluny, Simon de La Brosse47. Les difficultés pour poursuivre des études justifient souvent l’octroi de telles grâces : à un moine de Saint-Leu d'Esserent, bachelier en théologie, qui ne peut poursuivre ses études à Paris en raison de sa pauvreté, ni tenir un état convenable avec 30 livres par an, Urbain V octroie un bénéfice d'une valeur de 300 l. t.48. Alors qu'il se trouve au collège de Cluny à Paris, un moine de Longpont reçoit Saint-Julien-le-Pauvre49.
21Bien que n'étant plus abbé de Cluny depuis 1361, date de son accession au cardinalat, Androin de La Roche continue à bénéficier de la faveur d'Urbain V et dispose toujours de prieurés clunisiens. En novembre 1362 il reçoit le prieuré d'Altkirch au diocèse de Bâle, dont le titulaire vient de passer à Pontida50 ; deux mois plus tard il échange le prieuré de Saint-Maffre, au diocèse de Cahors, dépendant de Moissac contre un prieuré au diocèse de Valence dépendant de l'Ile-Barbe51. Tain, Les Aumades, Les Fonts-de-Rochemaure et Pontida lui sont réservés. Ses interventions portent leurs fruits : nomination du doyen de Saint-Marcel de Chalon52, du prieur de Pontoux53, attribution du prieuré de Pontida au prieur de Faillefeu, son chapelain54, et remplacement de ce dernier par le sacriste de Valensole55, désignation du prieur de Vaucluse56. En 1363 il obtient une grâce expectative pour un clerc de son entourage avec autorisation de conserver son premier bénéfice dans l'église Saint-Marcel, dont la valeur il est vrai n'excède pas 100 s. t57. Androin de La Roche ne constitue pas un exemple unique : en tant que parent, chapelain et commensal de Pierre, cardinal des Quatre Saints Couronnés, le prieur de Beauvoir58 obtient de garder son office estimé à 80 l. t. nonobstant un bénéfice de 120 l. t. à la collation de Moissac. Comme sous les pontificats précédents les cardinaux s'intéressent vivement aux prieurés de Provence toujours attractifs et d'un bon rapport. En 1366, le doyenné de Colonzelle est attribué à Jean, cardinal prêtre de Saint-Marc « pour qu'il puisse plus aisément supporter les charges du cardinalat » et Urbain V l'autorise à recevoir en plus de l'église Saint-Marc « prieurés, dignités, offices, canonicats et prébendes, églises et autres bénéfices séculiers ou réguliers pourvu qu'il n'en néglige pas les charges »59. En 1366, l’évêque d'Albano, bien qu’il soit de l'Ordre de saint Augustin dispose de Caderousse, vacant après le décès de l'évêque d'Ostie60, et cumule bientôt Sérignan, Vianne, Sainte-Colombe. A sa mort, ces maisons sont redistribuées, parfois à de simples moines. En 1369, le nouvel évêque d’Albano choisit de résilier Frontignan, de l'Ordre de saint Augustin, au profit de Tain devenu vacant après le décès d'Androin de La Roche61. Tous ces prélats multiplient les requêtes en faveur de leurs proches : chapelain de l'évêque de Tusculum, un moine de Cluny obtient en 1369 une dépendance de La Sauve-Majeure. Cette attitude bienveillante se retrouve envers les abbés de Cluny. A la demande de Simon de La Brosse62, Saint-Pierre d'Allevard, vacant par le décès de son titulaire, est dévolu au prieur de Lurcy-le-Bourg63 et le prieuré de Sainte-Agathe au diocèse de Senlis, d'une valeur de 40 l. t.64, est attribué à un bachelier en décrets. Certaines concessions ne sont qu'apparentes : en 1367 il autorise l'abbé de Beaulieu-en-Argonne à pourvoir à l'office de sous-chambrier, mais les revenus sont notoirement insuffisants et personne ne veut de cet office65.
22Urbain V n'échappe pas aux mesures de complaisance : par égard pour les services rendus par ses parents et sa famille à l'Eglise romaine, Pierre de La Tour, moine à Cluny, obtient une grâce expectative d'une valeur de 150 l. t. nonobstant qu'il ne soit âgé que de 16 ans66. Un moine de Cluny reçoit un bénéfice de 150 l. t. sans être contraint de résigner celui dont il dispose, d'une valeur de 80 l. t et une faveur analogue est accordée à un moine de Moissac67. En 1364, il autorise Guillaume de Montclair, vicomte âgé de 12 ans à recevoir un prieuré en plus d'un bénéfice à la collation de l'évêque de Carcassonne, à condition que le prieur de Notre-Dame de la Daurade administre ce prieuré jusqu'à ce qu'il ait 18 ans68.
23Il s'avère qu'au XIVe siècle en dépit de difficultés économiques réelles, les prieurés clunisiens se révèlent toujours attractifs. C'est sans doute que les revenus ne sont pas négligeables ; il n'est pas inconcevable de penser qu'il existe un partage : au prieur, les revenus domaniaux souvent insuffisants, et au bénéficiaire les revenus plus lucratifs, tels les droits paroissiaux. Quant à Urbain V, il n'a aucunement renoncé à une politique bénéficiale et le début de son pontificat n'est pas sans évoquer celui de Jean XXII. Certes il s'est efforcé ensuite de modérer cette pratique, et les améliorations les plus sensibles concernent les grâces expectatives, mais il est difficile de conclure qu'il ne se préoccupa que de questions spirituelles. Les prieurés clunisiens demeurent un instrument de la politique pontificale.
Notes de bas de page
1 Pétrarque, Opera, I. VIII, ep. 1, cité par G. Mollat, Les Papes d'Avignon 1305-1378, p. 120-121.
2 Ni à celle d'Angleterre.
3 B. Guillemain, La cour pontificale d'Avignon (1309-1376). Etude d'une société, Rome, 1962 (Bibl. des Ecoles françaises d'Athènes et de Rome).
4 Bullarium sacri ordinis cluniacensis, 181.
5 Situé au diocèse de Gap, ce monastère suivait la règle de saint Augustin. L'union est prononcée à la demande du prieur et des religieux, car les liens de dépendance avec le Saint-Sépulcre de Jérusalem d'Aquapendente sont devenus inexistants, Bull. Clun. 182.
6 « On n'attribuera ni ne promettra aucune fonction ecclésiastique, aucun bénéfice, aucune église à quiconque, avant qu'ils ne soient vacants : de crainte qu’il paraisse désirer la mort de son prochain celui qui se croirait fondé à lui succéder dans son bénéfice », Latran III (1179), C. 8, éd. R. Foreville p. 214.
7 B. Guillemain, La politique bénéficiale du pape Benoît XII, Paris, Champion, 1952.
8 Le souverain pontife déplore « L'insistance importune dont les pontifes romains avaient été assaillis et les grands torts qu'avaient subis les églises, surchargées de candidats », ibidem, p. 31.
9 Ibidem, p. 32.
10 G. Mollat, Les Papes d'Avignon, p. 86.
11 Pontificat : 1362-1370.
12 Diocèse de Genève.
13 Même diocèse, dépendant de Savigny au diocèse de Lyon.
14 Diocèse de Saint-Paul-Trois-Châteaux.
15 Diocèse de Vaison, dépendant de Cruas au diocèse de Viviers.
16 Diocèse de Lyon.
17 Lettres communes d'Urbain V (1362-1370), T. I, publié par Μ. H. Laurent et les membres de l'Ecole de Rome, Paris, De Boccard, 1954-1958 ; T. II à XII publiés sous la direction de M. et A. M. Hayez, Paris, De Boccard, 1964-1989.
18 Lettres communes d'Urbain V, T. I, no 1795.
19 Diocèse de Elne et de Toulouse ; Ibidem, T. II, no 7824.
20 Ibidem, T. II, no 8267.
21 Diocèse d’Asterga et de Palencia, Ibidem, T. II, no 8205.
22 Diocèse de Beauvais, Ibidem, T. II, no 8237.
23 Comptant plus de 20 moines, ce prieuré est le plus important de la province de Provence et son titulaire exerce la charge de chambrier de Provence.
24 Diocèse d'Autun, Lettres Communes d'Urbain V, T. II, no 7877.
25 Ibidem, T. II, no 8210.
26 Diocèse de Clermont-Ferrand.
27 Lettres Communes d’Urbain V, T. II, no 8250.
28 Ibidem, T. II, no 8269.
29 Ibidem, T. II, no 7885.
30 Dont l'abbé est devenu évêque de Saint-Papoul ; Urbain V ne fait qu'entériner une décision d'innocent VI, Ibidem, T. II, no 8036.
31 Ibidem, T. II, no 8206.
32 Ibidem, T. I, no 2738.
33 Ibidem, T. VIII, no 25253.
34 Ibidem, T. VI, no 19043.
35 Ibidem, T. VI, no 19030.
36 Ibidem, T. IX, no 26004.
37 Ibidem, T. VIII, no 25175.
38 Ibidem, T. II, no 2833.
39 Diocèse de Clermont-Ferrand. Ibidem, T. I, no 2450.
40 Ibidem, T. V, no 17170.
41 Ibidem, T. I, no 2558.
42 Ibidem, T. V, no 18359.
43 Diocèse de Liège.
44 Ibidem, T. II, no 8403.
45 Ibidem, T. II, no 8454.
46 Ibidem, T. II, no 8356.
47 Ibidem, T. I, no 1558.
48 Ibidem, T. IV, no 15752.
49 Ibidem, T. V, no 18384.
50 Ibidem, T. I, no 1711.
51 Ibidem, T. I, no 1895.
52 Ibidem, T. II, no 8278.
53 Ibidem, T. II, no 8369.
54 Ibidem, T. II, no 8376.
55 Ibidem, T. II, no 8379.
56 Ibidem, T. IX, no 25644.
57 Ibidem, T. I, no 1234.
58 Prieuré bénédictin du diocèse de Sarlat.
59 Ibidem, T. V, no 16209.
60 Ibidem, T. VI, no 19059.
61 Ibidem, T. IX, no 27384.
62 Abbé de Cluny de 1361 à 1368.
63 Diocèse de Nevers. Ibidem, T. V, no 16167.
64 Ibidem, T. VI, no 18858.
65 Ibidem, T. VII, no 20901.
66 Ibidem, T. II, no 8340.
67 Ibidem, T. IV, no 15078.
68 Ibidem, T. IV, no 13226.
Auteur
Université Jean-Moulin Lyon III
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