La crise des fortunes ecclésiastiques et le prix de leur rétablissement : l'exemple du monastère de Saint-Arbogast près de Strasbourg
p. 339-348
Texte intégral
1La maison canoniale de Saint-Arbogast, aux portes de Strasbourg, n'a jamais compté parmi les établissements religieux les plus importants de la ville et de ses alentours. La date de sa fondation n'est pas connue, mais elle se place certainement avant l'an mil. En 1007 les chanoines de Saint-Thomas, dont un incendie venait de ravager la collégiale, furent accueillis par les ecclésiastiques, — moines ou chanoines, on ne le sait —, qui les hébergèrent pendant une bonne vingtaine d'années, hors les murs, au bord de l’Ill, à moins de deux kilomètres du centre. Peut-être cette hospitalité valut-elle à Saint-Arbogast la sollicitude de Hezel, évêque de Strasbourg de 1047 à 1065, qui décida d'affecter le neuvième de ses revenus à cette communauté. Quelques décennies plus tard, un autre prélat, Burkhart, en changea le statut. Il en fit une demeure de chanoines réguliers, sur le modèle de Marbach en Haute Alsace (1143). Les 14 places que les donations avaient pourvues de revenus suffisants furent occupées très souvent par des fils de nobles ou de notables. Ils y menaient une existence assez tranquille : bien qu'elle ne se trouvât pas à l’abri des remparts, leur maison ne souffrit qu'une fois de cette situation, quand Philippe de Souabe assiégea Strasbourg (1199)1. Paisible et relativement confortable, la vie des chanoines de Saint-Arbogast ne semble pas avoir été marquée par une ferveur particulière. Il est vrai que, mis à part quelques cas isolés d'indiscipline, rien ne dorme à penser que la conduite des religieux ait été pour les Strasbourgeois un objet de scandale2. La réforme de Windesheim qui fut adoptée successivement par les demeures de Truttenhausen et d'Ittenwiller ne pénétra pas à Saint-Arbogast dont le prévôt, en 1520, tint à faire confirmer les statuts par le pape. L’année suivante, l’évêque jugeant que ces textes n'étaient pas assez rigoureux, envisagea d'en imposer de plus sévères3. Il était trop tard. Le succès de la Réformation avait déjà fait douter les chanoines de leur vocation. Dès que leur supérieur, gardien fidèle de la tradition, eût fermé les yeux, sa maison, désertée par ses habitants, devint la propriété de la ville, qui incorpora sa fortune aux services d'assistance et qui fit raser ses bâtiments (1530)4. Il n'en reste rien de nos jours et les curieux qui se rendent devant la stèle de Gutenberg ne savent généralement pas que l'illustre inventeur avait choisi d'installer son atelier à côté de Saint-Arbogast dont le prévôt était alors un parent d’un de ses associés, Hans Riffe5. Les historiens trouvent aux archives municipales de Strasbourg des restes de Saint-Arbogast bien plus intéressants que ne pourraient l'être les ruines d'édifices conventuels : une très belle série de comptes. L'utilisation de cette source permet de voir comment les difficultés que présentait à la fin du Moyen Age la situation d'un établissement religieux ont été surmontées, mais aussi à quel prix ce redressement a pu être obtenu6.
2Les documents qui nous présentent d'abondantes et précieuses données ne sont conservés que pour la période postérieure à 1470, mais les renseignements recueillis par les collecteurs chargés de percevoir, dans le diocèse de Strasbourg, la dîme levée sur le clergé par Sigismond, le roi des Romains, en 1419, incluent dans leur décompte Saint-Arbogast. A cette date, les chanoines disposaient de revenus en argent qui représentaient un peu plus de 217 livres et de rentrées en nature, vin, céréales diverses, fruits et légumes, d'une valeur sensiblement égale, 201 livres7. Pendant l’exercice de 1470-1471, l’économe de Saint-Arbogast perçut 131 livres seulement et ce qu’il avait fait rentrer dans les caves et les greniers du couvent ne valait pas beaucoup plus de 150 livres8. En une cinquantaine d’années, ce qui produisait la fortune de l’établissement avait donc singulièrement diminué. De plus de 400 livres de 1419, le niveau de ses ressources annuelles avait passé, en 1471, à moins de 300. L’explication de ce déclin ne se trouve pas dans les seules sources relatives à notre maison canoniale. Il faut, pour découvrir les causes de cettes évolution, s'appuyer sur les faits résultant d'une enquête plus large, menée dans le cadre d'une étude portant sur tout l'évêché de Strasbourg. N'en retenons ici que les conclusions qui permettent de comprendre pourquoi le temporel de Saint-Arbogast, comme celui de bon nombre de maisons religieuses, s'était ainsi détérioré.
3Les rentes constituées n'assuraient plus aux créanciers qui avaient placé de cette manière leurs disponibilités des revenus aussi forts après 1400 qu'au cours du XIVe siècle. Il était impossible de négocier un contrat au denier dix. De plus en plus fréquemment, les capitaux n'étaient prêtés qu'au denier vingt. Ils ne rapportaient plus que 5 % au lieu de 10. Il fallait donc économiser beaucoup plus d'argent qu'autrefois pour obtenir des rentrées annuelles identiques. D'autre part, à la suite des bouleversements provoqués par la Peste Noire et les récurrences de l'épidémie, les cours des céréales panifiables s'étaient infléchis. Les chroniques notent que, dans les années 1380, pour la même pièce de monnaie, les Strasbourgeois recevaient une miche deux fois plus grosse que celle dont s'étaient contentés leurs aînés. Ceux qui vendaient du grain en tiraient donc des profits moindres et leurs gains étaient d'autant plus faibles qu'ils avaient dû payer plus cher le travail d’une main-d’œuvre plus rare et, de ce fait, plus exigeante. Le ciseau que formaient en se croisant les courbes des salaires et des prix réduisait gravement les rentrées de tous ceux qui devaient compter sur la production agricole pour vivre. Ainsi les deux sources de revenus coulaient moins fort et, comme il n'était pas toujours possible de réduire le débours à proportion, il devenait très difficile d'équilibrer les comptes. Le déficit s'aggravait d'autant plus vite et plus dangereusement que, pour compenser les diminutions des rentrées, des emprunts s'avéraient inévitables et que les intérêts payés aux créanciers réduisaient par la force des choses les revenus ordinaires. Un mécanisme redoutable était enclenché ; il était capable de détruire les fortunes sur lesquelles ce piège s'était refermé9.
4Si nous comparons aux chiffres de 1419 ceux que nous livre la comptabilité de Saint-Arbogast à partir de 1470, nous constatons que cet établissement souffrait beaucoup de l'évolution dont nous venons de présenter les caractères principaux. Le montant des recettes en numéraire avait déjà sensiblement diminué. En 1470 le total des rentes n'était plus que de 162 livres, au lieu de 217, un demi-siècle plus tôt ; il devait baisser davantage encore, pour se stabiliser en 149110. L'économe ne disposait alors que de 142 livres, quand tous les débirentiers payaient leur dû. Le montant des frais dépassait de plus en plus souvent celui des rentrées. Entre 1475 et 1497, le bilan qu'examinaient les chanoines à la Saint-Jean d'été ne fut positif que deux fois, en 1478 et 1480. A plusieurs reprises, le solde débiteur atteignit et dépassa la cinquantaine, voire la centaine de livres. Il alourdissait en quelque sorte d'avance les débours de l'exercice suivant. La faillite vers laquelle ce processus semblait devoir entraîner la maison canoniale de Saint-Arbogast fut évité de justesse. Les administrateurs réussirent, non sans peine, il est vrai, à tirer parti de modifications importantes qu'avait subies l’économie de la vallée rhénane pendant le dernier quart du XVe siècle. La courbe des prix s'était redressée ; elle annonçait le grand mouvement de hausse qui devait s'accentuer et se prolonger après 1500 quelques décennies durant. Mais cette évolution n’était pas continue. Seules les moyennes la font apparaître clairement. Les chiffres annuels, ceux dont les producteurs et les consommateurs devaient tenir compte, variaient considérablement. Les cours des grains étaient soumis à des oscillations dont l'amplitude allait en augmentant. Des crises aiguës, en 1483, 1492, 1502 et 1517 tout particulièrement, provoquaient un emballement de la demande. Les acheteurs étaient prêts à débourser le triple, le quadruple, voire davantage encore, de ce qu'ils avaient payé quelques mois plus tôt, quand les marchés étaient abondamment pourvus. Puis les cotes dévalaient de ces sommets et restaient plusieurs armées de suite à un niveau très bas. Ces dents de scie favorisaient les manœuvres de spéculateurs qui constituaient des stocks ausssi longtemps que les grains ne coûtaient pas cher et les écoulaient dès que leur valeur remontait. Ces opérations étaient facilitées par la fonction commerciale de Strasbourg qui, de tout temps, avait servi de relais aux marchands de céréales, et que fréquentaient les négociants des cités rhénanes ou souabes dont l'arrière-pays était moins fertile que l'Alsace11.
5Certains établissements religieux purent recourir à ces pratiques pour rétablir la santé de leur temporel. Cette politique était réservée, en fait, aux communautés qui avaient suffisamment de revenus en argent pour couvrir leurs dépenses courantes et qui étaient en mesure d'affecter à la constitution de réserves la plus grosse partie des céréales qu'elles percevaient chaque année. Les mieux placées étaient celles qui ne comptaient qu'un nombre limité de membres. La quantité de grains que consommait la nourriture du couvent était réduite et, pour subvenir aux autres frais, l’économe ne déboursait que des sommes de faible importance. Saint-Arbogast ne remplissait pas toutes ces conditions dans les années 1480-1500, au moment où le retournement de tendance évoqué plus haut venait de s'opérer. Certes, les chanoines n'étaient plus qu'une demi-douzaine, en comptant le prévôt, alors qu'au XIVe siècle encore les 14 prébendes prévues par les fondateurs étaient pourvues de titulaires. Des adolescents étaient admis dans la maison en nombre relativement élevé ; on en comptait 7 en 1484-1485, mais leur vocation ne semble pas avoir été toujours très solide ; ils ne persévéraient pas tous, il s'en fallait de beaucoup. En 1495, et en 1500 encore, 7 prêtres constituaient le chapitre que présidait le prévôt. En 1508, ils n'étaient plus que 5 et un seul garçon (knab) s'apprêtait à prendre la relève12. Ce n'était donc pas la lourdeur des effectifs qui empêchait l’économe d'affecter aux réserves les grains perçus par l'établissement. C’était l'insuffisance de revenus en argent qui le contraignait à vendre, quel que fût le niveau des prix, des dizaines de sacs de froment et de seigle. Jamais il ne parvenait à faire face aux dépenses de la maison en recourant aux seules ressources que lui procuraient les rentes en argent. Les quelque 150 ou 140 livres qu'il en tirait ne représentaient pas toujours la moitié des sommes qu'il devait décaisser. Le temps où Saint-Arbogast pouvait compter sur la générosité des fidèles pour accroître sa fortune était bien loin. Entre 1250 et 1400, 30 actes de donations avaient été transcrits dans les cartulaires de la communauté ; elle en avait enregistré 2 pendant la première moitié du XVe siècle, 1 seul, après 145013. Il est vrai que le saint patron de l'établissement jouissait d'une certaine popularité dans les villages d’alentour. Les comptes révèlent que des lingots de cire, de la volaille, des quartauts de seigle et des pièces de monnaie étaient offertes à saint Arbogast. Mais ce culte déclina bien avant la Réformation ; en tout cas, après 1500, l'économe ne prit plus la peine de mentionner ces dons14. En tout état de cause, leur montant paraît avoir été toujours assez faible. Ce n'était pas non plus en exigeant une dotation des jeunes gens qui étaient admis dans la communauté comme élèves que le temporel de la maison pouvait être notablement accru. Nous conservons le texte de l'accord qui fixa les conditions dans lesquelles, en 1491, Jorge Hagen, le fils d'un bourgeois fortuné, fut reçu ; 20 livres étaient données immédiatement au couvent ; 40 autres étaient destinées à la constitution d'une rente dont Jorge aurait la jouissance viagère et qui, après sa mort, serait affectée au service des anniversaires de la maison. Les recrues n'étaient pas nombreuses, nous l'avons constaté ; que ce fût lors de leur prise d'habit ou bien au moment de leur décès, ce qu'elles apportaient n'était pas de nature à grossir sensiblement les recettes en argent de Saint-Arbogast15.
6Il n'était pas possible non plus d'augmenter les revenus en nature. Accordons quelque attention au vin. Saint-Arbogast possédait à Wolxheim, un village relativement proche de Strasbourg, quelques arpents de vigne, qui représentaient l'équivalent de 4 de nos hectares à peu près16. Les chanoines faisaient cultiver et vendanger ce vignoble par des salariés. Ce régime d'exploitation directe nous a valu des comptes d’une remarquable précision. Ils nous apprennent que les quantités récoltées étaient très inégales ; en 1481, elles dépassaient à peine 10 hectolitres ; elles permettaient à l'économe de la communauté d’en encaver plus de 220 en 1504. C'était, dans le premier cas, beaucoup moins que la consommation annuelle de l’établissement, sensiblement plus dans le second. Le vin se prêtait mal aux spéculations que nous avons évoquées plus haut pour les céréales. Abondant, il se vendait à bas prix. Mais comme il se conservait mal, il était inutile d’en constituer des stocks. Après deux ou trois ans, il était si mauvais qu'il trouvait difficilement preneur. Les façons requéraient une main d'œuvre nombreuse. Les sommes déboursées pour la payer étaient presque toujours égales, voire supérieures à la valeur de la récolte. La rentabilité des vignes dont Saint-Arbogast était propriétaire était très faible. Si la maison les gardait, c'était avant tout pour couvrir, bon an mal an, les besoins de la communauté et peut-être pour rester fidèle à la coutume qui voulait qu'un homme disposant d'une certaine aisance, clerc ou laïque, bût du vin récolté sur ses propres terres. En accroître la production ne représentait que peu d'intérêt dans le cadre d'une gestion qui avait pour fin l'assainissement du temporel.
7Examinons maintenant le poste sur lequel les chanoines pouvaient compter pour améliorer leur situation matérielle. Ils faisaient valoir, aux abords immédiats de leur maison, quelques arpents de terre et confiaient les travaux dont leurs comptes nous livrent le détail à des paysans qu'ils payaient à la tâche. Les céréales que leur procurait cette exploitation, principalement du seigle, du froment en quantité plus faible, de l’orge et de l'avoine, ne couvraient qu'un bon tiers de leur consommation domestique17. Comme les frais qu'occasionnaient ces cultures étaient élevés, nous sommes en droit de nous demander pour quelles raisons Saint-Arbogast n'y renonçait pas. Il se peut que l'habitude l'ait emporté, là aussi, sur la recherche du profit. En tous cas, la part du faire-valoir direct était plus que suffisante. Il ne pouvait pas être question d'accroître les rentrées de grain qui étaient obtenues de cette manière. Le montant des fermages, qui constituaient le plus clair des recettes restantes, était fixé chaque fois que bailleur et preneur établissaient ou renouvelaient le contrat qui les liait. Généralement, il était conclu pour 9 ans, quelquefois pour 18, mais il n’était pas rare qu'il fût prolongé par tacite reconduction. La durée limitée de ces conventions aurait permis, en principe, aux propriétaires de modifier à leur avantage le chiffre du loyer. En fait, ils ne firent jamais usage de cette possibilité. Tout au contraire, ils se virent contraints parfois de consentir de substantielles réductions18. Les fermiers étaient assez souvent des entrepreneurs agricoles. Les terres qu'il exploitaient étaient vastes ; les frais que leur occasionnait surtout la main d'œuvre, permanente ou saisonnière, dont ils avaient besoin étaient lourds. Les risques qu'ils couraient étaient considérables et, s’ils réussissaient fréquemment à réaliser d'importants bénéfices, ils devaient aussi faire face quelquefois à de sérieuses difficultés. Les comptes de Saint-Arbogast nous apprennent que les chanoines durent prendre en charge l'exploitation d'une grosse ferme parce que le paysan qui la détenait avait déguerpi pour échapper à ses créanciers. Le cas de ce failli n'est pas isolé19. S’il ne l'avait pas su, l'économe aurait découvert à cette occasion que, si les gains étaient aléatoires, les charges, elles, étaient certaines. Il était préférable de laisser aux agriculteurs qui en avaient le courage le soin d'équilibrer les unes et les autres et, pour ne pas décourager ces audacieux, mieux valait se contenter des fermages qu'ils s'étaient engagés à livrer lors de l'établissement du premier contrat. Au total, le montant des recettes en nature devait rester stable dans la meilleure hypothèse. La comptabilité le prouve : en 1470, l’économe avait à faire rentrer 904 sacs de céréales diverses ; vingt ans plus tard, quand l'intégralité de ce qui était dû par les fermiers était versé, 852 sacs seulement étaient perçus.
8Dans ces conditions, l'accumulation de réserves était très difficile à réaliser. D'autant qu'il fallait absolument vendre du grain, quelle que fût sa valeur. En 1489-1490, les prix étaient relativement modérés encore ; néanmoins les chanoines firent porter sur le marché 331 sacs, qui ne leur rapportèrent que 69 livres 11 sous. Deux ans plus tard, la disette avait nettement relevé les cours. Saint-Arbogast céda plus de 600 sacs aux acheteurs, bourgeois et paysans, alsaciens et badois, qui étaient venus renouveler leurs approvisionnements ; 204 livres furent encaissés. Le double de la marchandise vendue en 1490 avait assuré trois fois plus de gain. Ces profits auraient été bien supérieurs si l'économe avait pu garder intacts ses stocks de froment, de seigle de d’orge jusqu'à ce que la pénurie des denrées alimentaires eût produit tous ses effets. Les chanoines n'étaient sans doute pas très intéressés par les innovations en matière économique, mais la crise frumentaire qu'ils venaient de traverser les éclaira probablement sur les possibilités que leur offrirait le retour de semblable conjoncture. Ils se préoccupèrent du niveau des réserves. Ils n'avaient qu'un moyen de le relever : réduire la consommation en diminuant le nombre des bouches à nourrir. Ils ne retinrent donc pas les élèves qui ne tenaient pas à rester chez eux. Rappelons qu'au début du XVIe siècle il n’en restait plus qu'un alors qu'il y en avait eu 7 en 1484. Finalement, en plus des serviteurs, la maison ne compta plus qu’une demi-douzaine d'occupants, la moitié du chiffre que les comptes enregistraient avant 1492.
9Dès lors, lentement mais systématiquement, les greniers purent être remplis. Jusqu’en 1500, ils n’avaient contenu que deux fois plus de céréales qu'il n'en fallait pendant un an. En 1475-1476, une fois l'exercice terminé, il ne se trouvait plus, en tout et pour tout, que 36 sacs de froment et de seigle pour constituer les provisions de la communauté. Après 1500, au contraire, les stocks augmentèrent assez régulièrement. Ils finirent par représenter, en 1511, à peu près huit ans de consommation normale, 1608 sacs. En examinant de plus près huit ans de comptes, nous remarquons que les réserves qui en 1502, après la flambée des prix, étaient réduites — 79 sacs à peine de quoi tenir quelques mois —, grossirent aussi longtemps que les cours baissaient ou stagnaient, pour atteindre, après neuf ans d'économies, l’importance considérable que nous venons de mentionner.
10Lorsqu'en 1516 commença la série de mauvaises récoltes qui devait éprouver l'Alsace et tout le Sud-Ouest de l'Empire jusqu'en 1519, Saint-Arbogast disposait de stocks appréciables, près de 1300 sacs de grains20. A la Saint-Jean de 1518, ils avaient fondu presque entièrement ; l'inventaire dressé par l'économe ne comptabilisait que 21 sacs de froment et 2 de seigle. Les acheteurs étaient venus, en 1516 et 1517, du pays de Bade et de la Forêt-Noire surtout. Certaines communes faisaient chercher à Strasbourg, qui s'était acquis dès 1502 une réputation flatteuse d'abondance, des quantités impressionnantes de céréales, 218 sacs emportés par les rouliers de Wolfach, 182 par ceux d'Entzingen, 140 par ceux de Weier. L’année suivante, les localités alsaciennes, qui avaient été relativement épargnées auparavant, furent touchées elles aussi par la disette, celles de la plaine, qui passait pour fertile, aussi bien que celles du vignoble. La demande était si forte que même l’orge qui se négociait habituellement au prix de 3 sous le sac, trouvait acquéreur pour 9 sous le sac. Les greniers se vidaient ; les caisses se remplissaient. Au cours des trois exercices, de 1515-1516 jusqu'à 1517-1518, la vente de céréales avait rapporté 974 livres. Quel usage convenait-il de faire des gains ainsi réalisés ? Ils servirent entre autres à racheter quelques-unes des rentes que Saint-Arbogast s'était engagé jadis à payer. Déjà, de 1508 à 1511, 350 livres avaient été consacrées à des opérations de cette nature. Ce capital correspondait à 17 livres d'intérêt au moins, si les contrats avaient été négociés au denier 20. L'allégement des dépenses fut très sensible puisque la maison, qui devait consacrer à ce poste 71 livres en 1470, n'en déboursait plus 40 en 1518. Non contents de diminuer leurs charges, les chanoines décidèrent d'accroître leurs recettes. Ils utilisèrent une bonne partie des profits que la crise de 1516-1519 leur avait permis de réaliser, 320 livres, pour l'acquisition de biens immobiliers (ligend güter), très vraisemblablement des terres, dont ils comptaient bien, grâce aux fermages, retirer d'appréciables quantités de ces grains, qui venaient de leur procurer tant d'argent si facilement. En 1520, le déclin de Saint-Arbogast est enrayé. Le temps du déficit chronique était révolu ; l'économe établissait pratiquement tous les ans un bilan favorable. Les excédents obtenus entre 1500 et 1526, plus de 1340 livres, dépassaient de très loin le total des soldes débiteurs enregistrés de 1470 à 1500, 870 livres. Le travail des gestionnaires avait atteint son objectif, les finances de la maison étaient assainies.
11Le prix de ce sauvetage ne laissait pas d’être très lourd. Les chanoines de Saint-Arbogast, en limitant strictement leur nombre afin de réduire leurs dépenses, n'avaient-ils pas sacrifié l'essentiel à l'accessoire ? Leur mission première était la célébration de l'office et la vie conventuelle. Dans cette grande demeure, ce petit peloton de clercs était comme perdu ; la solennité des heures canoniales ne pouvait guère être que terne dans ces conditions. Le dernier prévôt, Georges Ebel avait sans doute envisagé le retour à l'observance ; il avait pris la peine de faire approuver par le Saint-Siège les statuts de sa maison en 1520. Mais pour rendre à Saint-Arbogast son lustre d'autrefois, il aurait fallu recruter du monde... et compromettre, en alourdissant les charges, le redressement du temporel ! Ni le prévôt, ni ses religieux n'eurent à faire ce choix douloureux : rétablissement matériel ou restauration spirituelle ? En 1521, la Réformation perçait déjà sous les réformes. A Strasbourg, le courant évangélique renversait l'une après l'autre les anciennes structures ecclésiastiques21. Or Saint-Arbogast avait besoin de la protection que la ville lui garantissait depuis longtemps. En 1525, la violence de l'anticléricalisme paysan donna sa pleine mesure ; il apparut clairement qu'il n'était pas possible de tirer avantage des crises frumentaires sans s'attirer la vindicte des « gens du commun » qui souffraient le plus de ces difficultés. Les clercs se réfugièrent derrière les murs de la cité toute proche pour échapper à la colère des « rustauds »22. L'orage passé, les effets de la peur mirent du temps à se dissiper. En 1528, il n’y avait plus que trois chanoines à Saint-Arbogast ; en 1530, à la mort d'Ebel, défenseur intrépide de la tradition, les deux derniers religieux firent ce que, depuis quelque temps, ils projetaient : ils cédèrent au Magistrat strasbourgeois la demeure et ses biens. La ville fut donc la véritable bénéficiaire du redressement dont nous avons essayé de décrire les phases. En sauvant sa fortune la vieille maison canoniale avait sans doute perdu sa raison d'exister.
Notes de bas de page
1 M. Barth, Der heilige Arbogast, Bischof von Strassburg, Colmar, 1940, p. 150-152 ; L. Pleger, Kirchengeschicnte der Stadt Strassburg, Colmar, 1943, p. 75 et s. ; F. Rapp, Réformes et Réformation à Strasbourg. Eglise et société dans le diocèse de Strasbourg (1450-1525), Paris, 1974, passim.
2 En 1454, H. Dossenheim reconnaît avoir vagabondé en habit laïc (A. M. S. = Archives municipales de Strasbourg, Hop. 1408) ; en 1510, Balthasar Buchsener, qui a été étudiant à Paris en 1499 et 1500 et a mené une vie irrégulière, obtient du Saint-Siège le droit de quitter l'ordre des chanoines réguliers (Archives du Vatican, Reg. Latran 1246, f. 250).
3 Rapp, Réformes, op. cit., p. 149,337-340, 342 ; Archives du Vatican, Reg. Latran, 1385, f. 27 (Statuts de 1520 : aucun religieux n'a le droit d’habiter en dehors du couvent).
4 O. Winckelmann, Das Fürsorgewesen der Stadt Strassburg vor und nach der Reformation, Leipzig, 1922, p. 114 ; idem, Die politische Korrespondenz der Stadt Strassburg, Strasbourg, 1887, t. II, p. 670 ; K. Stenzel, « Die geistlichen Gerichte in Strassburg », dans Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins, 1915, p. 371-375.
5 P. Dollinger, Gutenberg et les premiers imprimeurs strasbourgeois, in G. Livet, F. Rapp et coll., Histoire de Strasbourg, Strasbourg, 1981, t. 2, p. 166-168. Arbogast Riffe était prévôt de Saint-Arbogast en 1438, J. Kindler Von Knobloch, Das goldene Buch der Stadt Strassburg, Vienne, 1885, p. 265 et s.
6 A. M. S. Hop. 8100-8171.
7 H. Kaiser, « Königs Sigmunds Einküfte aus dem Zehnten des Bistums Strassburg », dans Zeitschrift für die Geschichte des Oberrheins, 1901, p. 107.
8 A. M. S. Hop. 8100.
9 Rapp, Réformes, op. cit, p. 16-18.
10 Les indications concernant les recettes et les dépenses de Saint-Arbogast proviennent toutes de la série des comptes (A. M. S. Hop. 8100-81/1).
11 Rapp, Réformes, op. cit., p. 237-248.
12 En 1508, le couvent ne comptait déjà plus que 5 prêtres en plus du prévôt. Sans doute Balthasar Büchsener (voir note 2) avait-il déjà quitté la maison (A. M. S. Hop. 8149).
13 Rapp, Réformes, op. cit, p. 398.
14 En 1470-71, 39 sacs de seigle et demi, 246 poules, 76 livres de cire et de l'argent représentant un total de 45 livres ont été offerts Dem heiligen sant Arbogast, au saint (sic) Arbogast (A. M. S. Hop. 810). L'année suivante, l'économe comptabilisait à ce titre 50 sacs et 2 setiers de seigle (A. M. S. Hop. 8101).
15 A. M. S. Hop. 410.
16 F. Rapp « Note sur la viticulture en Alsace à la fin du Moyen Age », dans Etudes rhénanes, Mélanges offerts à R. Oberle, Genève-Paris, 1983, p. 7-28 (l'étude du vignoble de Saint-Arbogast à Wolxheim).
17 Tous les comptes renferment des indications très précises sur les travaux effectués et sur leur coût.
18 En 1470, le fermage de Lampertheim, qui rapportait 200 sacs de grains, n'en rapportait plus que 100 (A.M.S. Hop. 8100).
19 A.M.S. Hop. 8102.
20 Rapp, Réformes, op. cit., p. 437-440.
21 M. Lienhard, « La Réforme à Strasbourg », dans Histoire de Strasbourg, op. cit., t. 2, p. 365-
22 J. Rott, « La guerre des Paysans et la ville de Strasbourg », dans Pays d'Alsace. La guerre des Paysans 1525, Saverne, 1975, p. 23-32.
Auteur
Université de Strasbourg II
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