L'abbaye du Thoronet au début du xve siècle
p. 243-252
Texte intégral
1L'histoire de l'abbaye cistercienne du Thoronet, fort mal servie par la documentation d'archives, reste assez obscure. Je voudrais ici, en hommage à Marcel Pacaut, historien du monachisme, présenter un document inédit qui apporte quelques lumières sur ce monastère au début du XVe siècle.
I. L'ELECTION DE MITRE GASTINEL
2Il s'agit d'une enquête sur l'élection du successeur de l'abbé Raymond Drogoul, décédé le 22 juillet 1416, comme le révèle cette procédure. Les listes abbatiales dont nous disposons1 qui ignorent cette date situent le début de son gouvernement en 1402. Le livre de raison d'un chanoine aixois apporte une précision supplémentaire : le nom du prédécesseur de Raymond, Jean Sicard, encore en vie en juin 1402, est suivi de l'adverbe quondam à la date du 20 août2.
3Raymond Drogoul appartenait à une famille noble de Brignoles. Un de ses frères, Bermond, membre du conseil de cette ville en 1386 en sera quatre fois syndic entre 1389 et 14163. La fortune de la lignée tient surtout à la réussite d'un autre frère, Jean, damoiseau, au service de Raymond de Turenne à l'époque ou ce dernier combattait contre l'Union d'Aix aux côtés de la reine Marie. Artisan du ralliement de sa ville natale à la seconde maison d'Anjou, il en fut amplement récompensé. Nommé en 1394 maître rational de la Chambre des Comptes, pourvu, la même année, de la seigneurie des Pennes-Saint-Julien, il sera créé chevalier en 1406. Homme de guerre chargé, en 1411, d'assurer la défense du littoral menacé par les raids des pirates, homme de confiance de Louis II qui lui confie une mission diplomatique en Sicile, il cumule de très nombreux offices qui s'ajoutent à ses charges de maître rational, chambellan et conseiller du roi4. Son testament, dicté en 1405, indique explicitement le rôle qu'il joua dans la promotion de son frère : il lui fait, en effet, remise de tout ce qu'il a dépensé pour l'assurer5.
4Un mois après le décès de cet abbé, le 27 août, Raymond Maurin, prieur claustral du monastère de Mazan, abbaye-mère du Thoronet, préside à l'élection de son successeur. Les douze moines qui forment la communauté ayant choisi de procéder par voie de scrutin, deux notaires enregistrent en secret leur vote. A l'exception d'Antoine Boniface, bachelier en décret (seul moine à être gradué) qui se prononce en faveur de l'abbé de Franquevaux, tous portent leur choix sur Mitre Gastinel, profès de l'abbaye de Valsainte, bachelier in utroque6. Lorsque les résultats sont proclamés devant le chapitre, Antoine Boniface refuse de se rallier au choix de la majorité, afin, dit-il, de ne pas charger sa conscience. Mais l'élection est acquise et l'élu en est informé à Aix où il réside et poursuit ses études, le 7 septembre. Bien qu'il dispose d'un mois pour rendre sa réponse, Mitre ne s'accorde que quelques heures de réflexion et, à l'heure de vêpres, après avoir consulté l'abbé de Valsainte, de passage par hasard à Aix, il accepte sa désignation. Antoine Boniface toutefois n'a pas désarmé. Il n'a pas contresigné la procuration que les moines ont donnée le 1er septembre à Antoine Guibert, secrétaire du roi et juge de Valensole, envoyé auprès de l'abbé de Mazan pour présenter leur choix à son approbation. Il a apparemment convaincu Raymond Maurin car, le 8 septembre, ce dernier refuse de confirmer l'élection. L'abbé de Bonnevaux, informé par l'abbé de Mazan en réfère à l'abbé de Cîteaux qui charge Pierre Aiglin, abbé de Mazan d'ouvrir une enquête. Le procès-verbal de cette information nous a heureusement été conservé dans un registre du notaire Guillaume Senequier7.
II. L'ENQUETE A AIX
5Quittant Le Chaylar, près d'Aubenas, où il résidait alors, l'abbé, accompagné de deux moines de Mazan, se rend d'abord au Thoronet et y conduit une première information dont nous ne savons rien. Il se dirige ensuite vers Aix, à la fois parce que Mitre Gastinel y a vécu avant son élection et parce qu'il espère y trouver les conseils de docteurs en lois et en décret et de maîtres in sacra pagina qui lui seront utiles pour mener à bien cette procédure8. Le 15 octobre, l'abbé, qui a, au préalable, sollicité de Pierre Ortigue, viguier de la capitale, l’autorisation d'enquêter à Aix et dans sa viguerie9, s'installe à l'auberge de la Masse10, et fait citer dix témoins qu'il interroge sur la personne de l'élu : son âge, sa condition physique, son statut social, ses mœurs, son instruction, son appartenance à l'ordre de Cîteaux, son aptitude enfin à gouverner le monastère qui l'a élu. Trois témoins sont, en outre, invités à s'exprimer sur l'état spirituel et économique du Thoronet.
6Cinq de ces témoins appartiennent au milieu universitaire. Jean de Vitrolles, moine de Saint-Victor de Marseille, professeur de Décret, a quitté en 1412 Montpellier pour enseigner à l'Université créée par Louis II en 140911. Pierre de Sainte-Croix, professeur de droit civil a exercé jusqu'alors à Avignon12. Antoine Isnard, autre docteur en droit, fils du maître rational de la Chambre des Comptes du même nom, enseigne lui aussi le droit civil à l'université et son frère cadet Jean, bachelier13, y a commencé ses études en même temps que Mitre. Guillaume de Sainte-Croix, notaire pontifical, chanoine de Saint Sauveur, docteur en droit, arrivé voici huit mois à Aix, fréquente aussi les écoles de droit.
7Jean Drogoul, frère de l'abbé défunt, est un ami de l'élu. Emmanuel de Berre, descendant d'une vieille lignée noble de Provence orientale, est seigneur d'Entrevennes, village voisin de Valensole, lieu de naissance de Mitre Gastinel14. Johannard Provane, écuyer du roi, bourgeois de Digne, est issu d'une famille d'origine piémontaise qui détient des parts de seigneurie à Beynes, Estoublon et Bras-d'Asse, autres localités proches de Valensole15. Frère Jacques Raoul (Radulphi), carme du couvent du Luc, connaît bien le monastère tout proche du Thoronet, mais il est aussi familier de l’élu qu'il a eu l'occasion de fréquenter au couvent d'Aix16. Elzéar des Baux, fils d'un néophyte protégé par la comtesse des Baux d'Avellin, un notable aixois, est apparenté à Mitre (son frère a épousé la nièce de l'élu, ce qu'il s'abstient d'indiquer dans sa déposition). Parce qu'il a un temps résidé au Luc, il peut, lui aussi, décrire avec précision l'état de l'abbaye17.
8Selon ces témoins, le nouvel élu a entre 25 et 30 ans, certains disent même un peu plus de 30 ans. Pour justifier leur propos, beaucoup se fondent sur l'aspect de sa personne et sur l'état d'avancement de ses études : trente ans, c'est l'âge d'être bachelier. Le chambellan et le seigneur d'Entrevennes le connaissent depuis de longues années et tentent de calculer son âge présent18. Mitre avait quinze ans quand Jean Drogoul le vit pour la première fois, il y a de cela quinze ans et Emmanuel de Berre pense qu'il avait 6 à 8 ans, ici encore d'après son apparence physique, lorsqu'il fit sa connaissance dans la maison de sa tante à Entrevennes, voici bien 25 ans. Johannard Provane, en revanche, bien qu'il connaisse Mitre depuis 15 ou 20 ans, se fonde uniquement sur sa stature pour dire l'âge qu'il lui semble avoir.
9Interrogé sur la condition sociale (status) de l'élu que tous disent de naissance légitime, Emmanuel de Berre est le seul à le croire de race noble (de nobli genere) et à affirmer que ses parents se tiennent et se donnent pour tels. Les autres témoins s'accordent à déclarer que, s'il n'est pas noble, il n'en est pas moins issu d'une famille notable, « de notabili genere et de notabilis parentibus » (P. de Sainte-Croix), « de notabili et famosa genere » (G. de Sainte-Croix), « parentes sui sunt notabiles persone cum aliis de eodem genere quampluribus de quibus noticiam gerit qui continuo tenent bonum statum et honorabilem » (J. Provane), « ipse est de notabili genere et in suo genere fuerunt prelati, specialiter unus qui fuit episcopus » (J. Drogoul).
10Cette appartenance à un milieu de notables est l'une des raisons qui qualifient l'élu aux yeux des témoins pour gouverner le Thoronet, tout autant que ses qualités personnelles, science, compétence, zèle, probité : « attentis ejus scientia. ratione naturali, subsidio parentum et amicorum suorum quos habet notabiles » (J. Raoul), « et etiam quia habet plures et bonos amicos valentes viros qui poterunt ipsum dictum dominum electum juvare et etiam ipsum monasterium » (J. Drogoul). Qui sont ces parents et amis ?
11Le seul parent de Mitre que mentionnent les témoins est son frère Michel. Le testament de ce dernier, dicté en 1438, permet de reconstituer cette famille de notables19. Les Gastinel sont établis à Valensole, au cœur d'un plateau qui est le grenier à blé de la Provence. Jacques, père de Mitre y est apothicaire et son frère Raymond, notaire. On connaît quatre fils à Jacques : Mitre, Claude, Pierre, sacriste de la cathédrale de Glandevès et Michel. Ce dernier a d'abord servi un notaire aixois, Hugues Guiramand, qui en a fait son successeur, lui léguant dans son testament de 1407 ses notes, protocoles et cartulaires. Il entre dans la famille de son patron en épousant la belle-sœur d'Hugues, Johannone, fille de Geoffroy de Baux, marchand d'Avignon. Ce mariage l'introduit dans un milieu de marchands et de notaires. Geoffroy a deux frères : Raymond, épicier à Avignon et Elzéar époux en premières noces de la fille d'un marchand florentin d'Avignon. Deux de ses sœurs ont épousé des notaires aixois, Hugues Guiramand et Pierre Béric et la troisième est la femme de Jean Lo Clier, marchand. Ces deux derniers personnages jouent un rôle important dans la vie communale. Il faut ajouter, pour cerner le champ de ces « parents et amis » de Mitre, que le frère d’Hugues Guiramand, Mathieu, lui aussi notaire, a uni son fils à une fille du maître rational Antoine Isnard, sœur de deux des témoins entendus en 141620. Michel fait son chemin à la cour royale : notaire de la Chambre des Comptes en 1416, il devient par la suite secrétaire du roi.
12On peut mesurer l'insertion de Mitre Gastinel dans ce milieu dominant de la capitale en considérant la liste des témoins qui figure au bas des actes rédigés le 7 septembre. Il y a là deux des maîtres rationaux de la Chambre des Comptes, Jean Drogoul et Antoine I Isnard, ainsi que Vital de Cabannes qui deviendra l'année suivante juge des premiers appels et maître rational et Balthasar Jarente, fils du maître rational Guigonnet qui aida Marie de Blois à prendre possession du comté. Sont là également Pons de Rousset, secrétaire du roi, le vice-viguier et le vice-juge de la ville et l'un des syndics. Tous les universitaires cités comme témoins par l'abbé de Mazan sont également présents ainsi qu'au total 14 notaires.
13Jean Drogoul, frère de l’abbé défunt, est assez proche de Mitre Gastinel pour que ce dernier l'ait consulté avant d'entrer dans l'ordre de Cîteaux : « volebat habere consilium a dicto deponente si dictam religionem ingrederetur velut non, qui sibi respondit quod illud remictebat consciencia sua ». On peut se demander s'il n'est pas l'artisan de l'élection de Mitre. Un autre protecteur du futur abbé est l'évêque de Sisteron, Robert du Four, un clunisien, dont il est l’homme de confiance. Selon Jacques Raoul, ce prélat voudrait, pour reconnaître ses services, prendre à sa charge les frais d'une arrivée solennelle de l'élu dans son monastère : « bene contentabatur de eodem quinymo volebat ipsum adducete ad presentem monasterium suis expensis... et cum venerabili comitiva ».
14Le futur abbé du Thoronet a fréquenté d'abord l'école de grammaire d'Entrevennes. Il y a sans doute reçu la formation préalable à son entrée aux écoles de droit d'Aix, en 141221. Jean de Vitrolles lui a conféré le grade de bachelier. Il prend une part active à la vie universitaire sous ses différentes formes : « conversatus fuit secum... plerumque in domo sua propria et in collatione disputando in jure canonico et civili de pluribus et diversis questionibus et materiis tarn in questionibus facti quam in questionibus juris et plerumque in ecclesiis divina officia audiendo et in spaciaminibus disputando ».
15Mitre Gastinel est entré très récemment dans l'ordre de Cîteaux : il a pris l'habit à l'abbaye de Valsainte le 4 août 1416 et y a fait profession peu après, le 11 août. Tous les témoins ont vu les documents qui l'attestent et qui seront produits devant l'abbé au stade ultime de l'enquête.
III. AU THORONET, ENQUETE ET CONFIRMATION22
16Après avoir recueilli ces informations sur la personne de l'élu, l'abbé retourne le 18 octobre au Thoronet et expose aux sept moines présents les soupçons qui pèsent sur la légitimité de l'élection. Elle serait entachée de simonie. D'après ce qu'il a entendu dire, le vote aurait été gagné par la promesse de donner aux uns un habit, à d'autres une arcuile, à d'autres enfin un filet de pêche et divers cadeaux. Sur leur serment, les moines, sauf Antoine Boniface qui garde le silence, nient que leur vote ait été ainsi acheté. L'un d'eux s'est bien vu promettre une arcuile neuve, mais par l’abbé défunt qui entendait ainsi récompenser les services de frère Jacques Christophe, qui s'était beaucoup dépensé en cour romaine pour les affaires du couvent. Jacques Christophe qui rejoint, sur ces entrefaites, le monastère avec deux autres moines le confirme. Réunie une troisième fois, la communauté approuve à nouveau le procès-verbal d'élection. Au terme de cette information, l'abbé de Mazan tient encore chapitre après le repas. Apparemment convaincu par son enquête, il invite les officiers, sacriste et pitancier, à lui remettre les clés qu'ils détiennent en raison de leurs charges et se fait apporter les sceaux du monastère. Le procureur général lui remet le sceau brisé de l'ancien abbé et le sous-prieur le sceau, intact, de l'abbaye.
17Antoine Boniface est absent de ces dernières sessions du chapitre : l'abbé ordonne sa comparution. Frère Jacques Christophe publie à haute voix cette sommation à la porte de la cour du monastère et aux quatre coins du cloître. L'opposant irréductible survient alors, porteur d'une cédule dont il donne lecture. Il y dénonce tout ce qui, selon lui, entache l'élection de nullité : inspiré par le conseil de laïcs, acquis par des promesses simoniaques (« propter divitias principaliter ») ce choix n'a pas respecté les formes requises, car les suffrages ont été recueillis par un seul notaire laïc, en l'absence de tout membre de la communauté, alors que trois moines au moins auraient du être présents ; en outre l'élu, entré tout récemment dans l'ordre, n’est pas suffisamment instruit de la règle, argument, on l'a vu, non dénué de fondements. Il proclame donc son intention, si l'élection devait être confirmée, d'en appeler à l'abbé de Cîteaux. Les moines refusent d'adhérer à sa protestation. Tandis que le procureur de l’élu, Antoine Guibert, affirme la nullité juridique de cet appel, le procureur et l'économe adjurent l'abbé de Mazan de ne pas laisser plus longtemps sans gouvernement leur abbaye et de lui épargner des frais inutiles. Après s'être accordé un nouveau délai de réflexion, l’abbé rend sa sentence à l'heure de vêpres : il rejette l'appel comme vain, frivole et sans raison légitime. Au terme de cette journée bien remplie, Mitre Gastinel est installé dans sa charge. Les moines entrent au chapitre au chant du Te Deum. Le nouvel abbé reçoit le sceau brisé de son prédécesseur et le sceau du monastère. L’un après l'autre, les moines s'agenouillent devant lui et, le baisant sur la bouche, lui font obédience. Le nouvel abbé confirme le sacriste et le pitancier dans leurs offices par la restitution des clefs. Enfin, il prête serment entre les mains de l'abbé de Mazan.
18Mitre Gastinel gouverne l'abbaye du Thoronet une vingtaine d'années jusqu'à son transfert, le 11 juillet 1427, à l'abbaye de Fossanova (diocèse de Terracine). Toujours lié à Robert du Four, il sera son procureur aux Etats de Provence de 142023. A sa mort, en 1437, contre le vœu des chanoines qui avaient élu Raymond Talon prévôt de la cathédrale de Forcalquier, Mitre Gastinel sera, à la requête du roi René, pourvu de l’évêché de Sisteron. Le roi lui conserve sa faveur24 et en fera l’un des ambassadeurs qu'il envoie au concile de Ferrare. Il meurt en 144025.
IV. L'ABBAYE DU THORONET EN 1416.
19Trois des témoignages reçus à Aix en 1416 fournissent les éléments d'un tableau de l'état du monastère au moment où Mitre Gastinel en reçoit le gouvernement.
20Les terres qui entourent l'abbaye, située dans une vallée encaissée, au milieu d'une épaisse forêt, sont peu fertiles mais, fait observer Elzear de Baux, dès que l'on s'éloigne d'une lieue de ces bâtiments, la plaine se prête à la culture. Deux granges, Beaumont et Sainte-Croix, sises à une demie lieue du monastère en commandent l'exploitation. Les moines cultivent également les terroirs de Floriège, site primitif de l'abbaye et des Inversunes, village abandonné sur le terroir même du Thoronet où ils exercent des droits de justice26. Il est seigneur de la ville voisine de Lorgues et de la bastide de Miramar dans le Freinet27. Il détient une part de la seigneurie à Grimaud et à Roquebrune, il perçoit des cens et services au Luc et à Brignoles et il a une exploitation rurale (laboragium) au Cannet. Dépendent du Thoronet le prieuré de Lorgues, celui de Saint-Barthélemy hors les murs de cette ville, une « maison » à Vérignon et un monastère de femmes, Saint-Pierre-en-Demueyes dans le terroir de Château-Vieux28. La valeur de ce patrimoine, des récoltes et des produits de l'élevage est appréciée par Jean Drogoul à un minimum de 1000 florins. Les recettes de Lorgues arrentées à 100 florins par an au début du siècle le seront à 130 florins par Mitre Gastinel en 142029. Les revenus du monastère et de ses dépendances sont taxés par la Chambre Apostolique sur la base de 1125 livres, un peu plus que les évêchés de Nice, Grasse, Digne ou Toulon. Toutefois, Benoît XIII a récemment réduit cette somme de moitié30.
21Le patrimoine du monastère a, en effet, subi des pertes sérieuses. Les granges et certains des bâtiments monastiques, ceux qui sont situés hors de la clôture, ont souffert des guerres31. La maison qu'il possédait à Aix est détruite. A la fin du XIVe siècle, l'abbé Jean Sicard a aliéné le castrimi de Vérignon. Néanmoins Raymond Drogoul s’est employé à restaurer ces biens. L'action judiciaire qu'il a entreprise pour recouvrer Vérignon est en bonne voie. Il a racheté les parts de juridiction que plusieurs nobles partageaient avec l'abbaye à Lorgues32. Le monastère est endetté : il doit 500 francs à Jean Drogoul, somme qui équivaut au moins à une année des revenus de l'abbaye.
22Les bâtiments de l'abbaye portent la marque des malheurs des temps. Il pleut dans cette église que Jacques Raoul qualifie d'« édifice solennel». Le dortoir dont une partie menace ruine a également besoin de réparations. Toutefois, le réfectoire et le cloître sont en bon état. La communauté monastique compte, au moment de l'élection, 12 moines. Jean Drogoul y a vu jusqu'à 14 religieux, mais Jacques Raoul fait état d'importantes fluctuations des effectifs. A la fin du XIIe siècle il y avait là une vingtaine de moines. Un de ces religieux dessert le couvent du Mont Sion à Marseille, mais les autres font en majorité résidence dans l'abbaye. Ils célèbrent chaque jour deux messes « à note », l'une le matin et l'autre à l'heure de tierce et ils disent, « à note » également, les heures de jour et de nuit. Ils mènent une vie régulière, encadrés par plusieurs offices monastiques (prieur claustral, sous-prieur, sacriste, cellérier et procureur général ou dispensateur du pain et du vin). Ils partagent le même dortoir et le même réfectoire, à l'exception de l'abbé qui a sa chambre particulière et même, selon Jacques Raoul, réside à Lorgues. Tous les témoins les disent obéissants à l’abbé, réguliers dans leur service et fidèles dans l'observation de la règle.
23On est donc loin encore de l'état des lieux que dressera en 1433 Antoine Boniface, devenu entre temps abbé de Silvacane, investi par l'abbé de Cîteaux de l'administration du Thoronet et chargé par lui d’une enquête sur ce monastère33. Le chœur de l'église s'est écroulé, le dortoir est à moitié effondré, la chapelle Sainte-Catherine, celle des hôtes, n'a plus de toit, les gouttières tombent en lambeaux. L'abbaye ne compte plus que quatre moines, dont l'un, vieux et malade, réside en permanence au village d'Entrecasteaux. Il n'y a plus un seul office monastique et, déclare l'un des moines, chacun agit à sa guise, quilibet nutu suo ibi agebat. Plus d'abbé, non plus, depuis qu'en 1430, Martin V a donné le Thoronet en commande à Griffin, évêque de Ross en Ecosse qui ne peut jouir des revenus de son siège34. Les revenus de l'abbaye n'excédaient pas alors 200 livres de petits tournois.
24Ainsi se dessine une chronologie du déclin du monastère, amorcé bien avant l'abbatiat de Mitre Gastinel, durant les troubles de la seconde moitié du XIVe siècle, aggravé par l'endettement de l'abbaye et le poids de la fiscalité pontificale. Le gouvernement de Mitre Gastinel ne semble pas avoir été aussi bénéfique pour le Thoronet que ne l'espéraient les témoins de l’enquête. Mais c'est le régime de la commende qui sera fatal à l'abbaye.
Notes de bas de page
1 F. Roustan, « Monographie de l'abbaye du Thoronet », dans Bulletin de la Société des Amis du Vieux Toulon, 1924. R. Berenguier, « L'abbaye cistercienne du Thoronet », dans Mémoires de l'Institut Historique de Provence, t. XVI. 1939, p. 126 sq. Papiers Albanès, A.D. BDR 26 F 19.
2 A.D. BDR 2 G 2704.
3 Je dois ces précisions à Maryse Guenette qui prépare une thèse sur Brignoles.
4 F. Cortez, Les grands officiers royaux de Provence, Aix, 1921, p. 244, 349, 354. Les Pennes-Saint-Julien, village disparu, cne de Brignoles.
5 Ce testament, dont je n'ai pu trouver l'original, a été copié par Albanès, A.D. Bdr 26 F 19.
6 R. Berenguier art. cit. p 129, affirme à la suite de Haitze qu'un moine du Thoronet résidant à Marseille aurait donné ie 20 août 1416 procuration à certains moines pour voter en faveur d'Antoine Boniface. Je n'ai pu retrouver ce document. Valsainte, Alpes de Haute Provence, canton de Banon - Franquevaux, Gard, cne Beauvoisin.
7 A.D. Bdr 308 E 122, dernier cahier, f° 1-33.
8 Ibid. f° 1 v°.
9 Ibid. f° 5 v°.
10 Une des meilleures auberges de la ville, cf. N. Coulet, Aix en Provence, Espace et relations d’une capitale, milieu XIVe s-milieu XVe s. Aix, 1988, p. 319 sq.
11 N. Coulet, « Jean de Vitrolles, moine de Saint Victor et les commencements de l'Université d'Aix », dans Provence Historique, t. XVI. 1966, p. 540-551. Sur les débuts de l'Université, N. Coulet, op. cit., p. 544 sq.
12 P. Fournier, Histoire de la science du droit en France, t III, Paris, 1892, p. 690. Les statuts et privilèges des universités françaises, Paris, 1890, t. 2/1, p. 331, 342, 379, 391, 394.
13 F. Cortez, op. cit., p. 278,355.
14 M.Z. Isnard, Etat documentaire et féodal de la Haute Provence, Digne, 1913, p. 153.
15 Ibid. p. 57, 66,163.
16 Le testament de Marguerite de Penna dicté en janvier 1413 confirme la présence de Jacques Raoul au couvent d'Aix. Elle lègue 5 florins a Jacques Raoul carme du couvent du Luc, alors au couvent d’Aix (A.D. BDR 306 E 6 non fol.). On notera qu'elle institue légataire universel son compère Michel Gastinel, frère de Mitre et que, parmi ses légataires, figurent la femme de Michel, Hugues Guiramand notaire et un fils de Geoffroy de Baux, tous liés aux Gastinel.
17 Testament de sa veuve qui fait élection de sépulture chez les Carmes du Luc, 31 décembre 1412, A.D. BDR 309 E 130 f° 277. F. Cortez, op. cit. p. S66.
18 Cf. N. Coulet, « Quel âge a-t-il ? Jalons et relais de la mémoire », dans Mélanges Duby, t. IV, La mémoire, l'écriture et l'histoire, Aix-en-Provence, 1992, p. 9-20.
19 A.D. BDR 309 E 186 f° 390.
20 Ibid. 309 E 39 f° 174, 309 E 69 f° 42, f° 55, 306 E 6 n. f, 30 février 1414. F. Cortez op. et loc. cit.
21 Cf. J. Verger, « Remarques sur l'enseignement des arts dans les universités du Midi de la France », dans Annales du Midi, 1979, p. 376-377.
22 A.D. BDR 308 E 122, f° 22 à 33.
23 A.D. Bdr B 1185 f° 42.
24 Une faveur qui retentit sur sa parenté. Son intervention vaut à son petit-neveu Jean Gastinel la promesse de succéder à son grand-père Michel comme tabellion de la chambre des Comptes à son retrait ou à son décès. AD BDR B 12 f° 9.
25 J.-H. Albanes, Gallia Christiana Novissima, t. I (Aix), Montbéliard, 1899, col. 741-742.
26 Sur Floriège cf. M. Maurel, « De Florièges au Thoronet » dans Bulletin de la Société des Amis du Vieux Toulon, 1973. Selon Jacques Drogoul le monastère tiendrait les Inversunes de ses ancêtres. Ce castrum figure pourtant dans la donation faite par Alphonse I à l'abbaye lors de sa fondation A.D. BDR B 348.
27 Cf. E. Sauze et P. Senac, Un pays provençal. Le Freinet de l'an mille au milieu du XIIIe siècle, Paris, 1986.
28 Cf. J. Chaperon, Recherches historiques sur Saint Pierre en Demueyes, abbaye cistercienne du XIIe siècle, Draguignan, 1905, et M. Quiviger, « Saint-Pierre-en-Demueyes », dans Annales de la société de sciences naturelles et d'archéologie de Toulon et du Var, 1977, p. 54-61.
29 A.D. BDR 309 E 92 f° 115 sq.
30 J. Drogoul qui l’indique mentionne aussi l'affectation des vacants au roi Louis II. Ce qui explique la lettre de Louis II relevée par Albanès, A.D. XXVI F 19, en date du 24 novembre 1416 concernant une éventuelle mise sous séquestre des biens du Thoronet à la suite de la vacance qui vient de se produire.
31 Sur cet enclos cf. M. Fixot, « Porteries, bâtiments d'accueil et métallurgie aux abbayes de Silvacane et du Thoronet », dans Archéologie Médiévale, 1990, p. 187 sq.
32 Propos de J. Drogoul confirmés par un acte de 1412 cité par R. Berenguier, art. cit., p. 129.
33 A.D. BDR 3 H 68 393. Antoine Boniface, originaire de Carcès, Var, est devenu abbé de Valsainte avant 1425, date à laquelle le chapitre général de Cîteaux unit Silvacane à Valsainte, cf. B. de Gabrielli, « Une ancienne chronique de l'abbaye de Valsainte », dans Bulletin de la Société Littéraire et scientifique des Basses Alpes, 1933, p. 259 et J.-H. Albanes, « L'abbaye de Silvacane de l'ordre de Cîteaux au diocèse d'Aix-en-Provence. Nouvelle liste de ses abbés », dans Revue des Sociétés Savantes, 1882, p. 18-19.
34 A.D. BDR 26 F 19.
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