Saint Bernard est-il né en 1090 ou en 1091 ?
p. 229-241
Texte intégral
1Deux raisons nous amènent à nous interroger sur la date de la naissance de saint Bernard : 1090 ou 1091 ? Comme cette question a de l'importance pour faire la distinction entre son culte et son histoire, je les explicite. La première raison touche un aspect de l'historiographie de cet abbé de Clairvaux. Jusqu'en 1891, année de la commémoration du huitième centenaire de sa naissance, la datation qui prévalait était 1091. Il est vrai que les difficultés chronologiques concernant la vie de saint Bernard avaient été déjà constatées assez rapidement après sa mort. Les manuscrits de sa première Vie, répandus de plus en plus après sa canonisation en 1174, montrent en effet quelques différences dans la datation de son entrée à Cîteaux et également sur son âge à ce moment-là, ainsi qu'à l'heure de sa mort en 1153. En revanche, pour la datation de sa naissance, mis à part le texte d'une inscription placée en 1615 dans la chambre natale de saint Bernard à Fontaines, et indiquant 1090 comme date de sa naissance, et le titre d’une publication de 1670, nous ne trouvons pas de trace d'autres interprétations1.
2D'autre part, Jean Mabillon et les pères Bollandistes, qui éditèrent ses écrits aux XVIIe et XVIIIe siècles, et des biographes de saint Bernard comme August Neander (1813), Marie-Théodore Ratisbonne (1840), James Cotter Morison (1863), Gustav Chevallier (1888) et Richard S. Storrs (1892) considérèrent 1091 comme le millésime de sa naissance, dont le huitième centenaire en 1891 fut marqué par de nombreuses publications2. Depuis, l'opinion a évolué, et il est généralement admis maintenant que saint Bernard naquit en 1090. Du moins, en 1990, les Cisterciens ont-ils célébré le neuvième centenaire de sa naissance par de nombreux congrès, expositions et autres manifestations culturelles et religieuses. Pour expliquer cette évolution de l'opinion, il faut analyser et peser les arguments de deux historiens, les abbés Chomton et Vacandard, qui ont été les principaux responsables de cette modification d'opinion au sujet de l'année de sa naissance.
3La seconde raison qui nous amène à nous pencher sur ce problème de chronologie touche au rôle de saint Bernard dans l'ordre cistercien. En effet, nos informations sur l'année de sa naissance s'appuient sur un seul texte, qui traite de l'entrée de saint Bernard au monastère de Cîteaux. Ce texte se trouve dans la première Vie, plus précisément dans le premier livre de la vita prima, rédigé en 1147 par Guillaume de Saint-Thierry. Cette notice, nous la retrouvons, à peu près textuellement, dans la deuxième vie de saint Bernard. Cette vie, indiquée comme la vita secunda, fut rédigée entre 1167 et 1171 par Alain d'Auxerre3. Entré à Clairvaux en 1130, Alain d'Auxerre, devenu alors un des disciples de saint Bernard, se présente dans la préface de cette vie plus ou moins comme le porte-parole des autres Cisterciens qui avaient accompagné l'abbé dès la première heure.
4Dans presque tous les manuscrits de la vita prima, cette notice de Guillaume est formulée ainsi, du moins en traduction :
5« L'an de l'Incarnation du Seigneur 1113, quinze ans après la fondation du monastère de Cîteaux, le serviteur de Dieu, Bernard, âgé d'environ vingt-deux ans, entra dans cette maison sous l'abbé Etienne, avec ses compagnons au nombre de plus de trente, et soumit sa tête au doux joug du Christ »4.
6La datation de la naissance de saint Bernard, qui apparaît dans ce texte, doit être précisée par la date de la fondation de l'abbaye de Cîteaux. La date traditionnelle de cette fondation, mentionnée dans des documents plus tardifs, est le 21 mars 1098. Mais il est probable que cette date ait été choisie plus tard, parce qu'elle coïncidait avec la fête de saint Benoît, donc pour sa valeur symbolique. La fondation réelle devait avoir déjà eu lieu quelque temps avant que la fondation formelle fût réalisée. L'acte juridique de cette fondation, nous le supposons maintenant, fut ratifié avant l'été de cette année. Comme Bernard et ses compagnons s’étaient présentés à la porte de Cîteaux quinze ans après la fondation de ce monastère, ce fut donc avant l'été 1113 qu’ils y entrèrent5. Par conséquent, comme saint Bernard avait à ce moment-là environ vingt-deux ans, nous pouvons considérer 1091 comme l'année de sa naissance. Néanmoins, c'est l'an 1090 que l'on préfère maintenant comme date de sa naissance6.
7L'origine de cette préférence s'explique par les conclusions que l’abbé Chomton a tirées d'une divergence textuelle qui concerne la passage que nous avons cité ci-dessus ; conclusions qui furent alors confirmées par Elphège Vacandard dans sa Vie de saint Bernard7. Selon les éditions de la vita prima fournies au XVIIe siècle par Horstius et ensuite par Mabillon, et dont la dernière fut réimprimée au XIXe siècle par J.-P. Migne dans la Patrologie Latine, saint Bernard serait entré à Cîteaux vers l'âge de vingt-trois ans. Comme ces éditions indiquent entre crochets que selon quelques autres manuscrits saint Bernard avait alors approximativement vingt-deux ans, Chomton pensa que tous les manuscrits de la recension A mentionnaient l'âge de vingt-trois ans. De plus, il retrouva un manuscrit de la recension B, selon lequel saint Bernard serait déjà entré à Cîteaux en 1112. Grâce à ces divergences dans les textes, dont il ne connaissait ni les origines ni la raison, ce chercheur, très dévoué au premier abbé de Clairvaux, fournit alors des explications gratuites sur l'année exacte où saint Bernard se serait présenté avec ses compagnons à la porte de Cîteaux. Par ces spéculations, il chercha en même temps à résoudre des contradictions dans l'information chronologique concernant saint Bernard, que l'on peut rencontrer dans les deux recensions de la vita prima.
8Suivons d'abord l’argumentation donnée par l'abbé Chomton, qui publia entre 1891 et 1895 les trois volumes d'une étude historique et archéologique intitulée Saint Bernard et le château de Fontaines-les-Dijon. Nous porterons ensuite notre attention sur les conclusions que l'abbé Vacandard déduisit de ces recherches. Vu l'accueil favorable que sa Vie de saint Bernard trouva durant au moins trente ans8, c'est grâce à lui et à son accord sur cette argumentation que l'hypothèse d'une naissance de saint Bernard en 1091 a été généralement acceptée.
9Quant à l'abbé Chomton, il laissa, au moins au début de ses recherches, en blanc le choix entre ces deux années. En effet, dans le premier tome de son étude, il fit d’abord, sur la date de naissance de saint Bernard, la remarque suivante : « Un jour d'hiver, à la fin de 1090 ou au commencement de 1091, Aleth (la mère du saint) mit au monde son troisième fils »9.
10Pour apporter davantage de précision sur la date de l'entrée de saint Bernard à Cîteaux, Chomton remarqua ensuite que les auteurs de la vita prima et de la vita secunda, qui étaient les plus exacts parmi les biographes du saint, donnaient à celui-ci, au moment de sa mort en 1153, l’âge de soixante-trois ans environ. Ce chiffre serait en contradiction avec l’âge de vingt-deux ans que Bernard aurait eu à son entrée à Cîteaux en 1113. Cette contradiction explique, au moins selon lui, pourquoi Mabillon avait suivi dans son édition la lecture de vingt-trois ans au moment de cette entrée. D'autre part, selon la lecture donnée par nombre de manuscrits de la recension A, saint Bernard aurait eu à sa mort environ soixante-quatre ans. Cette variante de lecture, suivie dans l’édition de Surius10, ne fut mentionnée ni par Horstius, ni par Mabillon. Comme elle a échappé à l'attention de Chomton, il apparaît clairement que celui-ci n'avait pas comparé d'une façon plus ou moins systématique les différentes versions de cette vita et qu'il n'avait pas vraiment consulté les manuscrits dans lesquels les différentes versions de ce texte étaient conservées.
11Bien qu'à cette époque-là la critique en matière d'hagiographie ne se fût pas encore développée, il est étonnant de voir à quel point Chomton voulut prendre en considération chaque phrase de cette vie textuellement, et l’interpréter comme une information chronologique. Cette démarche s'explique probablement par l'attitude positive que Vacandard avait prise peu de temps auparavant à propos de la crédibilité historique de cette vie, surtout dans la recension B, qu'il estimait plus digne de foi que l'autre version11. C'est pourquoi Chomton considéra les deux mentions chronologiques — saint Bernard aurait eu vingt-deux ans lors de son entrée à Cîteaux, et il serait mort à soixante-trois ans — comme des données factuelles. Pour résoudre cette contradiction apparente, il chercha à corriger la date de l'entrée de saint Bernard à Cîteaux, qu'il croyait évidemment erronée. Mais en même temps, il ne s'aperçut pas que les données chronologiques sur saint Bernard contenues dans cette vie avaient déjà été confondues par les premiers copistes de ce texte, et que, pour cette raison, l'éclaircissement de ces contradictions exigeait d'abord une vraie consultation de ces manuscrits. D'autre part, il faut noter qu'en ce temps-là, vu l'absence des moyens techniques permettant de réaliser une véritable comparaison des manuscrits dispersés, une telle consultation se serait avérée tout à fait impossible.
12Le point de départ que Chomton choisit pour résoudre ce problème chronologique fut la date traditionnelle de la fondation de Cîteaux, le 21 mars 1098, jour qui coïncidait, cette année-là, avec le dimanche des Rameaux. Considérant le 21 mars comme la date authentique de la fondation de Cîteaux, cette coïncidence le mena à la conclusion que, dans la Vita prima, les années étaient désignées non selon le style de Pâques, mais selon le style de Noël ou selon celui du Jour de l'an, conclusion qui correspond d'ailleurs avec d’autres textes cisterciens de cette époque, et qui est donc tout à fait acceptable. Ensuite, du texte de cette vie, plus précisément du récit de la mise en liberté de Gérard, le deuxième frère de saint Bernard, Chomton conclut que cette entrée à Cîteaux eut lieu quelques jours avant Pâques, car la libération de Gérard aurait eu lieu pendant la période du Carême, quelques jours seulement avant que saint Bernard et ses compagnons fussent entrés à Cîteaux12. Chomton découvrit en même temps dans le texte de la vita prima que cette entrée aurait eu lieu au moins six mois après que saint Bernard eut visité ses frères pendant le siège de Grancey. A la suite de cette visite, il commença à rassembler ceux qui le rejoindraient dans sa conversion, et, avant d'entrer à Cîteaux, ils avaient constitué une communauté religieuse à Châtillon-lès-Dijon, dans une maison qui leur appartenait. Le texte en question dit :
13« Après leur première résolution, ils restèrent, pendant six mois, vêtus de l'habit séculier afin de rassembler plus de monde... »13.
14Cette visite à Grancey aurait eu lieu, cependant, selon Chomton, non seulement peu de temps avant que saint Bernard eût commencé à rassembler autour de lui ses premiers compagnons, mais aussi peu de temps avant qu'il visitât avec eux une église, où il entendit lire un passage de la lettre de saint Paul aux Philippiens :
15« Dieu est fidèle, et assurément celui qui a commencé en vous la bonne œuvre, la mènera à sa perfection jusqu'au jour de Jésus-Christ »14.
16Comme cette péricope était alors prescrite pour le 23e dimanche après la Pentecôte, et que ce dimanche coïncidait en 1112 avec le 17 novembre, la visite de Bernard à cette église aurait alors eu lieu à cette date-là. Par conséquent, son voyage au château de Grancey devrait se situer au plus tôt vers le milieu du mois d'octobre. Mais alors, si saint Bernard était vraiment venu à Cîteaux en 1113, il aurait été impossible que cette entrée eût lieu avant Pâques, c'est-à-dire avant le 28 mars. D'autre part, d'après le récit sur la mise en liberté de Gérard, l'entrée dans cette église aurait dû se produire avant le 17 novembre 111215.
17Pour résoudre cette contradiction du texte dans le premier livre, il faudrait, du moins d'après Chomton, ne pas considérer l'an 1113 comme le millésime de l'entrée à Cîteaux, mais lui préférer 1112. De plus, il aurait aussi découvert que cette dernière date était indiquée pour cette entrée dans le manuscrit de la Vita prima conservé à la Bibliothèque municipale de Dijon (ms. 659, autrefois 398), et que deux manuscrits de cette vie conservés à la Bibliothèque Nationale (ms. lat. 1864 et 5369) mentionnaient pour cet événement 1111. Les arguments de Chomton pour dater l'entrée de saint Bernard à Cîteaux en 1112 s'appuyaient sur ces données. Mais il en ajouta un autre. Il remarqua que, avant l'arrivée de saint Bernard et des ses trente compagnons, Cîteaux, faute de moines, aurait été en train de dépérir. Ce déclin menaçant, mentionné par Guillaume de Saint-Thierry dans la Vita prima16, fut cependant contredit par la date de l'installation de la première filiation de Cîteaux, La Ferté-sur-Grosne. Cette fondation eut lieu, selon les actes17, le 18 mai 1113. Et comme il semblait que la communauté de Cîteaux aurait été sauvée de son dépérissement grâce à la venue de saint Bernard et de ses compagnons, celle-ci ne pouvait pas avoir eu lieu en 1113, du fait de la fondation de cette filiation à ce moment-là. Toutes ces réflexions amenèrent presque inévitablement Chomton à la conclusion suivante :
18« Si l’entrée de saint Bernard à Cîteaux date de 1112, toute difficulté s'évanouit, tout concorde. Alors, en effet, le carême de 1112 commençant le 6 mars et la 15e année de Cîteaux le 21, saint Bernard n'aura quitté la maison paternelle qu'au mois suivant. D'un autre côté, le 23e dimanche après la Pentecôte de l'année précédente était le 29 octobre. On trouve donc facilement les six mois de séjour à Châtillon. De même il n'y a plus d'anomalie entre l'âge de saint Bernard quand il entra au cloître (vingt-deux ans, en 1112) et celui qu'on lui donne à sa mort (soixante-trois ans, en 1153). Enfin, un an s'écoule avant la fondation de La Ferté, ce qui permet aux recrues d'affluer, au point de rendre nécessaire la création d'établissements nouveaux »18.
19Il me semble superflu de réfuter la manière dont Chomton a présenté son argumentation. Mais je suis cependant surpris de voir que Vacandard ait utilisé une argumentation qui ne distingue pas l'histoire de la légende. Cet historien de grande renommée a suivi Chomton dans sa chronologie de l'entrée de saint Bernard, car « elle explique seule la fondation de La Ferté en 1113 »19 En même temps, l’admission de 1112 qu'il avance comme date de l'entrée de Bernard mène à la conclusion que le saint naquit en 1090. Et il ajoute, un peu provoquant :
20« Ceux qui font naître Bernard en 1091 ont mêlé les données des différentes Recensions ou s'appuient sur des textes qui renfermaient déjà cette confusion. C'est sur cette dernière opinion que les Dijonnais se sont appuyés, à tort, selon nous, pour célébrer en 1891 le huitième centenaire de la naissance de saint Bernard »20.
21Mais Vacandard avait lui-même négligé d'approfondir la problématique de la tradition de cette vie dans les manuscrits en se basant sur une étude de ces manuscrits par un professeur allemand, dont il avait embelli les résultats dans un article qu'il avait lui-même rédigé sur la critique des sources21. Car s'il avait eu sous les yeux le manuscrit de Dijon 659, il aurait sans doute remarqué que le chiffre M°C°XII° est évidemment le résultat d'une correction exécutée plus tard22.
22Bien que Vacandard ne connût aucun autre manuscrit mentionnant le même millésime pour l’entrée de Bernard à Cîteaux, il avait tenté d'élargir sa thèse. C'est pourquoi il mentionna les deux manuscrits de la recension B, déjà trouvés par Chomton à la Bibliothèque Nationale, et qui donnent la date de 111123. Vacandard voulait que l'on entendît la datation dans ces deux manuscrits selon l'ancien style, qui fait commencer l'année soit à Pâques, soit au 25 mars. Dans ce cas, ces manuscrits indiqueraient que l'entrée aurait eu lieu en 1112, avant Pâques. Mais l'abbaye de Bonpont, dont un des manuscrits provient, était elle-même de la filiation de Cîteaux, où le nouveau style était suivi. Donc ces deux manuscrits, auxquels on pourrait ajouter encore neuf autres plus tardifs et tous conservés dans des bibliothèques en Italie24, ne confirment pas cette argumentation. La plus grande faiblesse d'un tel raisonnement est que, de cette manière, on cherche à interpréter une espèce de légende consolante comme une donnée factuelle sur les commencements de Cîteaux. Cette légende touchante, racontée très tôt sans doute, Guillaume de Saint-Thierry l'a reprise et insérée dans son texte afin d'attribuer à saint Bernard le rôle prépondérant dans la survie même et le développement de l'ordre de Cîteaux durant sa première génération, à laquelle celui-ci n'avait pas appartenu :
23« Dans ce temps, le nouveau et faible troupeau de Cîteaux, vivant sous le vénérable abbé Etienne, commençait à s'inquiéter sérieusement de son petit nombre, tout espoir lui étant ôté d'avoir des successeurs pour leur transmettre l'héritage de cette sainte pauvreté, car tout le monde révérait en eux la sainteté de leur vie, mais en fuyait l'austérité. Mais il fut tout à coup réjoui et visité du Seigneur d'une manière si heureuse et inespérée, qu'il parut qu'en ce jour la maison eût entendu ces paroles du Saint-Esprit : « Réjouissez-vous, stérile, qui n’enfantiez point ; chantez des cantiques de louange et poussez des cris de joie, vous qui n'aviez point d'enfant, parce que celle qui était abandonnée a maintenant plus d'enfants que celle qui avait un mari »25.
24« L'année précédente, en effet, un des premiers frères de Cîteaux, à ses derniers moments, avait eu l'apparition d'une innombrable multitude d'hommes qui, près de la basilique, lavaient leurs vêtements à une source ; et il était dit dans cette vision que cette source s'appelait Ennon. L'ayant rapporté à l'abbé, aussitôt le grand homme comprit que c'était une consolation divine, et, rempli à cette promesse d'une joie qu'augmenta beaucoup dans la suite sa réalisation, il rendit grâce à Dieu par Jésus-Christ qui vit et règne avec lui et avec le Saint-Esprit dans les siècles des siècles. Amen »26.
25Que cette légende ne soit pas conforme à la vraie situation, est confirmé par la fondation de La Ferté-sur-Grosne, dont la préparation doit avoir commencé au plus tard en 111227. Cela veut dire que Cîteaux fonda sa première filiation avant l'entrée de saint Bernard. Mais comme ce premier développement de l'ordre était en contradiction avec le rôle légendaire attribué au saint dans la vita prima, il était inévitable qu'un des copistes ait antidaté cette entrée pour résoudre son propre embarras. D'autre part, un indice significatif pourrait peut-être nous indiquer que la communauté de La Ferté n'ait pas été entièrement satisfaite de ce rôle légendaire de saint Bernard, comme cela se reflète sans doute dans un manuscrit de la vita prima provenant de cette abbaye et datant de la fin du XIIe siècle28. Du moins, il nous révèle quelques particularités qui méritent d'être mentionnées.
26Tout d'abord, le texte de ce manuscrit est incomplet, c'est-à-dire que le début du premier livre de la vita prima manque. Le texte commence seulement avec le chapitre VI, 30, et par conséquent ne contient pas la légende sur le rôle prépondérant de saint Bernard dans le premier développement de l'ordre. Donc le passage qui ne rendait pas justice à l'importance de La Ferté comme première fille de Cîteaux, ce qui était aussi le titre d’honneur de cette abbaye, s'y trouve (intentionnellement ?) absent. Ensuite, ce manuscrit suit la recension A, ce qui est tout à fait exceptionnel en France, où Clairvaux s'est efforcé d'introduire partout la recension B, et surtout dans l'ordre cistercien, même à La Ferté. Il semble que ces efforts pour faire accepter un manuscrit de la recension B aient enfin donné des résultats en 1390. En effet, cette année-là un tel manuscrit, écrit en 1290 à Clairvaux, parvint à La Ferté29.
27Au reste, la charte de fondation de La Ferté de 1113 fait apparaître clairement que l'information donnée par Guillaume de Saint-Thierry sur le déclin menaçant de Cîteaux par la diminution des membres de cette communauté avant que saint Bernard n'y entrât, relève tout à fait de la légende. L'affluence des novices à Cîteaux devait avoir déjà commencé au moins six ou sept ans avant l'entrée de ce dernier. Pendant la période qui précéda cette entrée, Cîteaux connut déjà une prospérité remarquable, dont les activités de son scriptorium procurent des preuves incontestables30. Et à cause de cette affluence, Etienne Harding fut alors obligé de fonder un autre monastère, fondation dont les préparatifs ont commencé au moins en 1112. La charte de fondation de La Ferté le dit sans détours :
28« Le nombre des frères à Cîteaux étant si grand que les choses nécessaires à leurs subsistance ne pouvaient suffire, ni le lieu dans lequel ils habitaient31 »
29Par cette information, nous devons même nous demander si l'entrée de saint Bernard ne doit pas être située dans le cadre d'une affluence plus vaste et plus précoce ; donc, si le nombre de ces trente compagnons qui seraient entrés avec lui, ne s'échelonne pas sur une période de plusieurs années. Répondre ici à cette question-là nous mènerait trop loin, mais en matière de contradiction, indiquée ici entre l'histoire du premier développement de l'ordre cistercien et le récit légendaire raconté par Guillaume de Saint-Thierry, la conclusion suivante s'impose : tout changement de date ayant trait au millésime de l'année d'entrée de saint Bernard à Cîteaux, que l'on retrouve dans quelques manuscrits de la vita prima, recension B, s’explique par l'embarras de quelques copistes qui étaient encore au courant de certaines données factuelles sur le premier développement de l'ordre qui sont en désaccord avec cette légende. Comme celle-ci était alors acceptée comme véridique du fait de son appartenance au culte de saint Bernard32, les copistes ont alors essayé de faire coïncider les datations.
30Quant aux datations erronées que l'on retrouve dans quelques manuscrits de la recension A, leur explication est plus simple que pour celles des manuscrits de la recension B : 1112 ou 1111 pour l'entrée de saint Bernard à Cîteaux. Dans ces manuscrits de la recension A, il s'agit d'une erreur sur l’âge de saint Bernard en 1113 et en 1153. Selon ceux-ci, il aurait eu en 1113, au moment de son entrée, vingt-trois ans, et en 1153, à l'heure de sa mort, il aurait atteint l'âge de soixante-quatre ans. Comme nous l'avons déjà remarqué, l'indication qu'il avait vingt-trois ans à son entrée en 1113 se retrouverait dans tous les manuscrits de la recension A, du moins selon l'interprétation de Chomton. Et selon Vacandard, tous ces manuscrits mentionnent également qu'il mourut en 1153 à l'âge de soixante-quatre ans. Mais ni l'un ni l'autre de ces chercheurs n'ont vraiment consulté un nombre suffisant de manuscrits. Chomton se basa pour cette consultation plutôt sur l'édition de Mabillon. Vacandard, lui, se référa à celle de Surius.
31Quant à l'indication de vingt-trois ans, nous la retrouvons dans presque tous les manuscrits de la recension A en Allemagne provenant de la « zone de Morimond »33. Cette indication peut être expliquée par une faute d'un copiste, qui au lieu de annos natus circiter XXtiII doit avoir écrit XXtiIII34. D'autre part, selon des manuscrits de la recension A provenant d'abbayes en Belgique, saint Bernard avait encore vingt-deux ans lors de son entrée en 111335. Cette erreur de copiste, qu'on retrouve seulement dans les manuscrits de la zone de Morimond, explique ensuite clairement pourquoi ces mêmes manuscrits donnent à saint Bernard soixante-quatre ans à l'heure de sa mort. D'autre part, les manuscrits de la recension A, provenant des abbayes de Belgique, qui lui donnent vingt-deux ans en 1113 à son entrée, mentionnent que saint Bernard avait en 1153 environ soixante-trois ans. Cette dernière information émane également du manuscrit, recension A, de l'abbaye de La Ferté-sur-Grosne36. Parmi le groupe de manuscrits auquel celui-ci appartient, il y a cependant une seule exception : le manuscrit de la recension A de l’abbaye bénédictine d'Haumont (en Belgique), qui avait été déjà copié peu après 1174 et attribuait à saint Bernard l'âge de vingt-deux ans en 1113, mentionne qu'en 1153, à l'heure de sa mort, il avait environ soixante-quatre ans. Mais ce dernier chiffre avait été écrit après raturage, donc comme une « correction » tardive37. Cela explique alors que l'indication donnée par les manuscrits de la recension A dans la zone de Morimond (en Allemagne) sur l'âge de soixante-quatre ans que saint Bernard aurait eu à l'heure de sa mort en 1153, remonte à la même erreur de lecture que celle concernant ses vingt-trois ans en 1113. La preuve définitive qu'il ne s'agit que d'une erreur de datation nous est fournie enfin par le soi-disant autographe de Geoffroy d'Auxerre. Ce manuscrit contient le compte-rendu de celui-ci sur la dernière année et la mort du saint. Ce compte-rendu, envoyé d'abord à Eskil, l'archevêque de Lund, Geoffroy le révisa ensuite pour l'insérer comme un cinquième livre dans la vita prima, selon la recension A. Dans les deux versions de ce texte, qui datent de 1153 et d'environ 1154, et qui se laissent retrouver dans cet autographe, Geoffroy mentionne sans aucune ambiguïté que l'abbé de Clairvaux mourut en 1153 à l'âge d'environ soixante-trois ans38.
32Retournons enfin à la problématique de la datation de la naissance de saint Bernard, dont la précision est étroitement liée à celle de son entrée à Cîteaux. L'analyse des manuscrits démontre clairement qu'il est venu à ce monastère en 1113, et qu'il est évident que l'antidatation de son entrée s'explique par une contradiction factuelle du récit légendaire de cet événement par Guillaume de Saint-Thierry. Ensuite, les manuscrits les plus fiables lui donnent au moment de son entrée environ vingt-deux ans, moment qui se situe après Pâques 1113. Comme il avait à ce moment-là encore « environ vingt-deux ans », et qu'il avait au moment de sa mort, c'est-à-dire le 20 août 1153, « environ soixante-trois ans », la seule conclusion que nous pouvons tirer de cette analyse des manuscrits de la Vita prima, c'est que saint Bernard naquit en 1091, entre la fin du mois d'avril et environ le commencement du mois d'août. Donc, dès maintenant il n'y a plus d'objection à ce que l'ordre cistercien et les autres qui s'intéresseraient à ce personnage historique, commémorent en 2091 le premier millénaire de ce grand saint, dont, comme Marcel Pacaut a écrit alors, « il ne dut pas toujours être agréable d'être le contemporain39 »
Notes de bas de page
1 Pour cette inscription, E. Vacandard, Vie de saint Bernard, t. I, Paris, 1895 (le édition), p.1, n. 1 ; cependant sa référence à Chomton, Saint Bernard et le château de Fontaines-les-Dijon, t. I, Dijon, 1891, p. 37, est incorrecte. Quant à la publication de 1670, il s'agit de celle de F. Megglinger, Nova melliflui ecdesiae doctoris S. Patris Bernardi effigies. Ex epitome vitae ac selectis evistolis concinnata, Badae Helvetiorum. Cf. F. Gastaldelli, « I primi ventanni di San Bernardo » dans Analecta Cisterciensia XLIII, 1987, p. 117, n. 27.
2 J. De la Croix Bouton, Bibliographie Bernardine (1891-1957), Paris, 1957, p. 1-6.
3 P.L., t.185, c. 469-524.
4 Vita prima (citée désormais Vp.) I, c. IV, 19 ; P.L., t. 185, c. 237 : « Anno ab incamatione Domini millesimo centesimo decimo tertio, a constitutione domus cisterciensis quindecimo, servus Dei Bemardus annos natus circiter viginti duo* Cistercium ingressus, cum sociis amplius quam triginta, sub abbate Stephano, suavi jugo Christi collum submisit. » La traduction est empruntée à la Collection des mémoires relatifs a l'histoire de France, par F. Guizot, Paris, 1825, p. 169.
* L'édition de Migne lit : tres viginti.
5 Gastaldelli, art. cit. (ci-dessus no 1), p. 119. Selon lui, le terminus ad quem est le 31 mai 1113, exactement un an avant la fondation de Pontigny, dont Hugues de Mâcon, entré avec saint Bernard à Cîteaux, fut alors installé comme le premier abbé.
6 Gastaldelli, art. cit., p. 118.
7 Première édition, p. 1, n. 1 et p. 34, n. 1.
8 Ce livre a été réimprimé jusqu'en 1927. Après, aucune biographie de saint Bernard n'a surpassé l'ouvrage de Vacandard, bien qu'il soit considérablement vieilli.
9 Op. cit., t. I, p. 148.
10 De probatis sanctorum vitis, Cologne, 1570-1575 ; editio tertia, 1618, t. IV, p. 197-243 ; édition plus récente, Turin, 1877, t. VIII, p. 436-557. Vp. V, c. II, 15 (la première phrase).
11 Cf. E. Vacandard, « L'histoire de saint Bernard, critique des sources » dans Revue des questions historiques, t. 43,1888, p. 364.
12 Vp. I, c. III, 11-12 ; P.L., t. 185, c. 233-234.
13 Vp. I, c. III, 15 ; P.L., t. 185, c. 236 : « Ipsi vero quasi mensibus sex post primum propositum in saeculari habitu stabant, ut proinde plures congregarentur... ».
14 Phil. I, 6. Vp. I„ c. III, 13 ; P.L., t. 185, c. 234.
15 Cf. le commentaire de Gastaldelli sur ce raisonnement : art. cit. (ci-dessus n. 1), p. 119 et no 30.
16 Vp. I, c. III, 18 ; P.L., t. 185, c. 237. Pour la variante de lecture dans le recension A cf. Bredero, Etudes sur la « vita prima » de saint Bernard, Rome, 1960, p. 30.
17 Cf. G. Duby, Recueil des pancartes de l'abbaye de la Ferté-sur-Grosne (1113-1178), Aix-en-Provence, 1953.
18 Chomton, Saint Bernard, t. II, p. 25.
19 Vacandard, Vie de saint Bernard, t. I (le édition), p. 34, n.1.
20 Op. cit., t. I (le édition), p. 1, n. 1.
21 G. Huffer, Der heilige Bernard von Clairvaux (Vorstudien), Münster, 1886. Pour l’article de Vacandard, cf. ci-dessus, n. 11.
22 F° 9 recto. Cf. J. Winandy, « Les origines de Cîteaux et les travaux de M. Lefèvre » dans Revue Bénédictine, LXVII, 1957, p. 61 et η. 1. La même datation se trouve dans le ms. Gênes, Bibl.. univ. A IV 33 (provenant de l'abbaye S. Benigne de Gênes, XIIIe-XIVe siècle), il est probable que la date de 1112 a été également indiquée dans le ms. Chalon-sur-Saône, Bibl. municipale 6, écrit vers 1290 à Clairvaux. Bredero, Etudes, p. 30, n. 1 ; 56 et n. 1 ; 63 et n. 3. Cf. ci-dessous, n. 29.
23 Ms. lat. 1864 (provenant de l'abbaye de Bonpont, XIIIe siècle), f° 202v, et ms. lat 5369 (provenant de la collection Philippe de Béthune, XIIIe siècle), f° 6, col. 1.
24 Bredero, Etudes, p. 30, n. 1.
25 Isaïe, LIV, 1.
26 Vp. I, c. III, 18 ; P.L., t. 185, c. 236-237. Le passage après la citation biblique a été supprimé dans la recension B. Cf. ci-dessus n. 11.
27 Il existe aux Archives départementales de Saône-et-Loire une charte de donation à La Ferté datant de 1112 ; cf. J. Winandy, art. cit. (ci-dessus, n. 22), p. 62 et n. 1.
28 Chalon-sur-Saône, Bibl. municipale, ms. 29. Il manque au commencement du manuscrit deux cahiers de huit feuillets.
29 Chalon-sur-Saône, ms. 6. On est forcé d'admettre que selon ce manuscrit, dont le premier livre manque, l'entrée de saint Bernard à Cîteaux aurait également eu lieu en 1112. Cf. Bredero, Etudes, p. 56 et n. 1 ; 68, n. 3.
30 Cf. Y. Zaluska, L'enluminure et le scriptorium de Cîteaux au XIIe siècle, Cîteaux, 1989, p. 63-111.
31 J. Marilier, Chartes et documents de Cîteaux, Dijon, 1961, p. 66, texte no 42. Cf. J.-B. Auberger, L'unanimité cistercienne primitive : mythe ou réalité ?, Achel, 1986, p. 25.
32 Sur l'aspect cultuel de l'approche historique de saint Bernard, je reviendrai dans mon livre (d’abord en néerlandais) « Saint Bernard de Clairvaux entre culte et histoire », que je suis en train d'achever.
33 Cf. Bredero, Etudes, p. 63-64.
34 Par exemple les mss. Clm (Münich) 7991, prov. Kaisheim op. cit. (fil. de Morimond, commencement XIIIe siècle), Clm 22254, prov. Windberg (Prémontré, fin XIIe siècle), Schulpforte 24, prov. Pforta op. cit. (fil Morimond, XVe siècle) et Cologne, Archives Historiques G.B. 68, prov. Croisiers de Cologne (écrit en 1460).
35 Par exemple les mss. Bruxelles, Bibl. royale IV, 554, prov. Aulne (fil. de Clairvaux, commencement du XIIIe siècle), et Bruges, Bibl. munic. 147, prov. Ter Doest (fil. de Clairvaux, XIIIe siècle).
36 Ms. Chalon-sur-Saône 29. Sur ce dernier ms. ci-dessus n. 28.
37 Ms. Bruxelles, Bibl. royale, IV, 19, f° 130v.
38 Bibl. Nat. ms. lat. 7561. Cf. Bredero, « Un brouillon du XIIe siècle : l'autographe de Geoffroy d'Auxerre » dans Scriptorium, XIII, 1959, p. 41, lignes 423-424.
39 M. Pacaut, Louis VII et les élections épiscopales dans le royaume de France, Paris, 1957, p. 103.
Auteur
Université libre d'Amsterdam
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