La deuxième maison d’Anjou-Provence et la papauté (ca 1380-ca 1434)
p. 161-172
Texte intégral
1Par la force des choses, la deuxième Maison d'Anjou a, comme la première, des liens très spéciaux avec la Papauté. Louis Ier, alors qu’il était gouverneur général du Languedoc, s’était efforcé de retenir à Avignon Grégoire XI1. Après la double élection de 1378 et la consommation du schisme, Clément VII, le pape d’Avignon, avait usé de toute son influence pour faire adopter le prince par la reine Jeanne Ière de Naples, ce qui est chose faite en juin 13802. Cette conjoncture resserre l’alliance entre les deux parties, chacune ayant besoin de l’autre : le pape veut un champion en Italie face à son rival de Rome et à la Maison de Duras, le prince et les siens rêvent de conquérir le royaume de « Sicile » sur cette même Maison de Duras et de venger la mort de Jeanne Ière3. L’obsession de ce royaume, qui ne va plus quitter les princes pendant un demi siècle, a pour conséquences la volonté d'en obtenir l’investiture pontificale, puisque le dit royaume est vassal du Saint-Siège, et la nécessité de parvenir à financer les expéditions au-delà des monts. Mais par ailleurs la Maison d’Anjou est solidement arrimée au royaume de France, au cœur duquel se tient son apanage, et elle ne peut ignorer cet autre protecteur, à la bourse généreuse, si ses intérêts sont parfois divergents. Elle ne saurait échapper non plus à la crise qu’entraîne dans tout l’Occident le Grand Schisme et au désarroi de ses sujets.
I. L’ALLIANCE IMPARFAITE AVEC CLEMENT VII
2Après l'échec et la mort de Louis Ier à Bari, en septembre 1384, Robert de Genève, devenu le pape Clément VII, est le plus ferme soutien de la politique de Marie de Blois, veuve du duc et bayle de son fils mineur, Louis II. La princesse a grand besoin de cet appui, étant donné qu'il lui faut conquérir les comtés de Provence et de Forcalquier, « héritages » de la reine Jeanne mais non vassaux du Saint-Siège, évincer les compétiteurs, Duras et Valois, sans perdre pour autant les terres acquises par son défunt époux. A la Pentecôte 1385, à Avignon4, le jeune prince fait hommage au pape pour le royaume de Sicile « et toute sa terre en deçà du Faro et jusqu'aux confins des terres de l’Eglise... excepté la cité de Bénévent». Le vassal doit payer un cens le jour de la Saint-Pierre, offrir au pape un palefroi blanc, et, le cas échéant, fournir une aide de trois cents hommes d'armes. Il ne doit posséder ni capitainerie ni honneur ni pouvoir sénatorial dans les terres de l'Eglise et il s'oblige à faire restituer les biens de la dite Eglise, restaurer ses droits et sa justice5. La formule de cet hommage remonte au XIIIe siècle, à la lutte de la papauté contre les Staufen, et, dans le contexte du schisme, elle ne manque pas d'ambiguïté et peut passer pour une déclaration de guerre à Urbain VI. Marie, dont le fils n'exercera son pouvoir qu'à dix-huit ans, s'engage, en son nom, à ne rien aliéner.
3En attendant de mettre la main sur l'Etat pontifical et sur le royaume de Sicile, les alliés s'efforcent de vaincre la ligue d'Aix et ses soutiens. Entre Avignon, siège de la cour pontificale, et les résidences successives et provisoires des princes d'Anjou, Villeneuve, Pont-de-Sorgues, Sisteron, Pertuis, Arles, Tarascon, des chevaucheurs portent les courriers et assurent la liaison. Les princes font halte à Avignon, les proches de Clément VII les escortent parfois, comme le font trois chapelains pontificaux en décembre 1385, jusqu'à Arles6. La diplomatie d'Avignon appuie le plus souvent la diplomatie de la Maison d'Anjou dans sa volonté de liquider les séquelles de l'expédition italienne de Louis Ier, de rallier les villes provençales, d'éliminer Charles de Duras et de mettre sur pied la campagne que le jeune prince ne manquera pas de faire en Italie. Un certain nombre de barons et les grands ecclésiastiques du royaume de Naples participent au règlement de ces problèmes7. La présence au conseil de Marie de Blois de cardinaux, fidèles de Clément VII, est plus significative encore, car la politique se fait au conseil8. Certes, avec eux, la princesse « retient à conseil » des ecclésiastiques de l'apanage et, au fur et à mesure des ralliements, des comtés de Provence et de Forcalquier : Harduin de Bueil, évêque d'Angers, l'abbé de Saint-Aubin d'Angers, l’abbé de la Couture du Mans, l'abbé de Saint-Victor, Artaud, évêque de Sisteron, l’évêque de Vintimille, etc... Sur cent-trente-deux conseillers, il y a trente-et-un ecclésiastiques, soit environ 23 %, y compris les neuf cardinaux. On ne peut s'empêcher de penser que ces derniers ont pesé lourd dans le conseil royal, ainsi que dans le choix des prébendiers. En octobre 1386, le cardinal d'Avignon souhaite que le nouvel abbé de Montmajour soit quelqu'un à qui « Madame » (Marie de Blois) puisse se fier9 : une clientèle mixte se met en place. Mais le temps des cardinaux n'a duré que jusqu'à la mort de Clément VII, en 1394.
4L'entente entre le pape d’Avignon et la princesse Marie n'est pas sans nuages. Jamais la veuve de Louis II n'a confondu sa politique avec celle du pontife, même si elle se laisse parfois influencer et si, en gros, ils poursuivent les mêmes buts et sont visés par les mêmes ennemis : Clément VII ne révèle-t-il pas, le 26 septembre 1387, à ses cardinaux, au chancelier Jean Le Fèvre, à Raymond Bernard qu'une certaine ligue complotait contre Madame et contre lui10 ? Mais par ailleurs il se plaint, en juillet 1387, que « Madame arriéré les Prouvencaulx de son conseil dont il murmurent ; que Madame a arriere conseil et ce que li est en Avignon conseillé pour bien, elle fait le contraire »11. Le même jour, on déplore que l’évêque de Saint-Pons ne soit appelé au conseil de Madame12. Le pape est surtout mécontent des plaintes de Marie contre son frère, Pierre de Capoue, comte de Genève, qui réclame, en tant que créancier de Louis Ier, 60 000 florins et 4 000 pour le prêt, ou, ce qu'il préfère finalement, Berre, l'île de Martigues, Lançon et Istres. Il obtient ces terres et les droits qui y appartiennent, moyennant l'hommage, et la possibilité pour les princes d'Anjou de les racheter dans les dix ans. La princesse le tient quitte des joyaux que lui avait cédés Louis Ier pour 12 000 francs en contrepartie d'un prêt de 10 000 francs13. Enfin, dans la querelle qui oppose le duc de Berry à Marie de Blois, Clément VII amène la princesse à consentir à l'échange, qu’elle refusait tout d’abord, souhaité par l'oncle de Charles VI, de la principauté de Tarente contre l'héritage de la Maison d'Etampes : Etampes, Gien, Dourdan, Lunel. La négociation occupe l'été et l'automne de l'année 138514.
5Enfin, même aux plus beaux moments de l'entente entre la papauté d'Avignon et la Maison d'Anjou, il est question des dettes pontificales : en mars 1387, le chancelier Jean Le Fèvre affirme avoir vu deux bulles du pape Grégoire « par lesquelles il recongnoit devoir cent XXm francs au duc d'Anjou et une lettre du trésorier du temps du pape Clément, recongnoissant devoir XIIm francs »15. Malgré les remboursements déjà effectués, les princes maintiennent leurs exigences, et, en janvier 1388, Clément VII s'engage à payer le tiers du coût de la future expédition à Naples du jeune Louis II, estimée à 200 000 francs, à la condition que le roi de France lui abandonne les décimes du royaume16.
6Quelles qu'aient été les dissensions, la conquête de la Provence est le fruit de l'alliance entre Clément VII et Marie de Blois. Le couronnement de Louis II à Avignon, à la Toussaint de l'année 1389, en présence de Charles VI, scelle solennellement ce succès et semble ouvrir la voie à tous les espoirs17.
II. LES AMBIGUITES DE LA SOUSTRACTION — RESTITUTION D'OBEDIENCE
7Clément VII et Marie de Blois ont encore affronté ensemble Raymond de Turenne, du moins jusqu'en 1394. A cette date, la mort du pape et l'élection de l'Aragonais Pedro de Luna qui devient Benoît XIII mettent un point final à l'étroite collaboration entre la papauté d'Avignon et la Maison d’Anjou, même si la guerre continue contre Raymond qui demande « les biens meubles et la succession du pape Clément, son oncle. Et disait-on qu'il faisait la guerre au pape sans Rome et au roy sans coucouronne...»18. Les tensions, déjà perceptibles auparavant, se font plus âpres, et l'ingérence des clans du royaume de France dans la politique de la reine devient plus prégnante.
8La soustraction « totale » d'obédience faite à Tarascon le 30 novembre 1398 en présence de son fils cadet, Charles de Tarente, par la princesse Marie en son nom propre et en tant que bayle de son fils Louis19, peut être attribuée à cette pression, la soustraction du royaume de France ayant eu lieu en juillet 1398, à la peur des gens d'armes massés aux portes de la Provence, au vieillissement d'une reine qui a agi « non corde sed cohacta »20. Mais pourquoi ne pas voir dans cette décision la volonté de s'émanciper de la tutelle pontificale ? Certes le réquisitoire justifiant la soustraction est hautement inspiré par les mêmes considérations que celles du concile de Paris : échec de la voie de cession, mauvaise foi de Benoît XIII, obligation de restauration de la paix et de l'unité etc... Mais la princesse n'a-t-elle pas saisi l'occasion de rompre avec un pape dont aucun acte n'atteste qu'il ait confirmé à cette date l'inféodation du royaume de Sicile à Louis II ?
9L'impécuniosité de la Maison d'Anjou-Provence peut aussi expliquer ce geste, comme elle explique la mainmise sur certains droits pontificaux, dépouilles et vacants : l'affaire la plus connue est celle de l'archevêché d'Arles, où, après la mort de Jean de Rochechouart, Marie s'empare de toute la dépouille, soit plus de 15 000 florins21. A son retour, après dix ans d’absence, Louis II, qui s’apprête à annuler la soustraction d'obédience, et bien que son mariage solennel avec Yolande d'Aragon soit célébré à Saint-Trophime en décembre 1400, manifeste la même avidité : l’archevêché reste vacant jusqu'en 1404 et ses revenus vont en commende aux officiers du prince22. Il existe une remarquable continuité des politiques de la mère et du fils en ce qui concerne les bénéfices ecclésiastiques.
10De même, ils saisissent toutes les occasions d'affirmer le dominium du comte de Provence sur le temporel de tel ou tel évêché ou archevêché : Marie de Blois avait fait hisser la bannière du comte sur la tour de l’archevêché ; son fils inscrit ses armes sur la porte du même archevêché d'Arles, à la place de celles de l'empereur, le 23 août 140523. Tous deux cherchent à tirer le maximum de profit de la crise. Mais, pour Louis II, l'heure n'est pas encore venue de se libérer de la sujétion du pape d'Avignon.
11En effet, les Etats de Provence, convoqués par son lieutenant, Jean le Voyer, au nom du vice-roi Charles de Tarente, frère de Louis II, et réunis à Aix en avril 1401, ont élaboré plusieurs plaidoyers en faveur de Benoît XIII, que le cartulaire du notaire Jean Arnaud a rapportés : après avoir fait l’éloge de ceux qui, dans le passé, ont su reconnaître leurs erreurs, et dressé le bilan catastrophique des conséquences spirituelles et temporelles de la soustraction d'obédience, impuissante à régler la crise, les trois ordres supplient Louis II d'opérer une totale restitution d'obédience « pour l'honneur du roi et le profit de la Provence »24. D'autres voix s'étaient élevées en ce sens aux universités d’Angers, Orléans et Tours25. A Avignon, en avril 1399, conseillers et syndics rejettent la voie de fait, alors que le siège de la ville est commencé depuis plusieurs mois, et veulent que le roi de France accorde sauvegarde au pape. Parmi ces hommes se trouvent Raymond Bernard Flaminges, conseiller de Marie de Blois, Juge Mage de Provence, et Jean de Sade, docteur ès-lois, qui sera conseiller de Louis II26. Le royaume de France, en 1402, s'achemine vers la restitution, effective en mai 1403, Louis d'Orléans ayant pris ses distances avec la position de ses oncles. Neuf mois auparavant, après avoir rencontré Benoît XIII à Avignon, le 26 août 1402 et lui avoir fait hommage pour le royaume de Sicile, Louis II, par lettres données à Arles le 30 août, opère son retour et celui des comtés de Provence et de Forcalquier dans le giron de la papauté d'Avignon27.
12Sans marquer un brusque tournant dans la politique des Angevins en Provence et sans qu'en soit modifiée fondamentalement leur clientèle, cet acte s'inscrit dans la prise du pouvoir de Louis II, dont le règne personnel commence. Benoît XIII paie le prix de ce ralliement, « odieux marchandage » aux yeux de certains28. Ce fut, en tout cas, l'occasion de régler définitivement, à l'avantage de la Maison d’Anjou-Provence, le vieux contentieux des dettes pontificales. Louis Ier avait avancé 100 000 francs à Grégoire XI et 35 000 à Clément VII. Jean Le Fèvre, chancelier de Louis II, avait vu, en 1387, des reconnaissances de dettes portant sur des sommes légèrement inférieures29. En 1402, les officiers du prince réclament 100 000 francs30. Les comptes de la Chambre Apostolique prouvent, quant à eux, que, de 1378 à 1382, 44 632 francs, avaient déjà été remboursés, et que l'argent versé par la papauté pour les affaires italiennes des princes d'Anjou jusqu'en 1385 atteignaient 715 245 francs31. La dette pontificale aurait donc été remboursée à plusieurs fois sa valeur. Mais la logique des princes et princesses d'Anjou, pour contestable qu'elle soit, n'admet pas que les dépenses pontificales effectuées pour les expéditions napolitaines (galées, gens d'armes, etc...) aillent en déduction des dites dettes : comme s'il s'agissait là d'une œuvre commune, et que l’argent versé était au service de la politique pontificale, que celle-ci ait ou non un champion. Il ne semble pas que la somme promise par Clément VII, soit le tiers de 200 000 francs, pour l'expédition du jeune Louis II en 1389 ait été défalquée du restant de la dette des pontifes avignonnais. Quoi qu'il en soit, Benoît XIII paie : le 26 août 1402, à Avignon, les deux parties sont convenues que le reliquat de la trop fameuse dette s'élevait à 20 000 francs d'or, que la Chambre Apostolique s'engage à payer au prince en deux versements de 8 000 francs et 12 000 francs d'ici au mois d'avril de l'année suivante. Louis II promet de ne pas réclamer cette somme (à nouveau) au cas où elle aurait été employée à la conquête du royaume de Sicile, ce qui éclaire singulièrement les divergences antérieures entre les partenaires. En outre il a le revenu des bénéfices vacants des comtés de Provence et de Forcalquier32.
13Les années qui suivent cette restitution d'obédience sont marquées par la fuite de Benoît XIII d'Avignon, son accueil temporaire et réticent en Provence. L'installation à Marseille de la cour pontificale soulève des problèmes de droit. Le prince rencontre une dernière fois le pape à Antibes en mars 140533. S'il est vrai que Louis II a présidé l'assemblée de Paris qui opta pour la deuxième soustraction d'obédience34, en 1407, cela n'a concerné que le royaume de France. La Provence s'achemine tout doucement vers la rupture avec l'irréductible Aragonais : Marseille lui ferme ses portes en 1408, l'assemblée d'Aix, en 1409, se prononce pour la voie conciliaire35 au moment où son prince regarde à nouveau vers l'Italie. Le second siège d'Avignon, de mai 1410 à novembre 1411, la lutte entre les partisans de Benoît XIII et de Jean XXIII, le passage d'hommes d'armes et de réfugiés du Comtat Venaissin en Provence entraînent de sérieux troubles et des violences que la justice du prince s’efforce de châtier36. Mais un nouveau chapitre s’ouvre dans les rapports de la papauté et de la Maison d'Anjou.
III. LES ALEAS DE LA VOIE CONCILIAIRE
14Malgré la montée des périls dans le royaume de France, Louis II d'Anjou n'abandonne pas ses projets italiens et, pour les mener à bien, il lui faut l'alliance et l'investiture d'un pape. Benoît XIII éliminé, Grégoire XII soutenant le camp adverse, le prince est amené logiquement au choix de la voie conciliaire, comme ses sujets. Si l'évêque d'Angers, Harduin de Bueil, ne vient pas à Pise, l’université de la ville y envoie des délégués37. Louis II se fait représenter par l'évêque de Gap, deux chevaliers, un docteur ès-lois et un secrétaire38. Le journal de la chambre des comptes d'Angers mentionne l'élection du pape Alexandre V, le 26 juin 140939, et la bulle de ce pape du 9 décembre 1409, en créant l'université d'Aix, récompense le prince et les Provençaux40. L'itinéraire du roi de « Sicile » montre qu'il quitte Toulon en juillet 1409, est à Prato au début du mois de novembre, de retour à Marseille fin novembre — début décembre, à Paris fin décembre 1409 — janvier 1410 ; il repart à Toulon en avril 1410, pour être à Bologne en mai, et à Rome en décembre (entre temps, Alexandre V est mort et le nouvel élu est Jean XXIII). Le 27 mars 1411, le prince est encore « in palatio apostolico Bononie »41 et ne rejoint Marseille qu'au mois d'août. Incontestablement les années 1409-1411, pendant lesquelles Louis II cède le pouvoir dans ses terres à son épouse Yolande d'Aragon, sont fiévreusement consacrées à l'élaboration d'une nouvelle alliance avec les papes de Pise, à l'obtention de l'investiture du royaume de Naples, et, avec l'aide de Florence et de Sienne, à chasser Ladislas de Duras de l'état pontifical, les armes à la main, et enfin à frayer au pape la route de Rome, où la population les accueille au cri de « Vivat summus pontifex et victor rex Sicilie Ludovicus »42.
15Cette euphorie est de courte durée. Louis II se voit contraint d'abandonner l'Italie pour s'occuper de ses états cismontains. Est-ce pour cette raison que Jean XXIII, dont la position est fragile en raison de la persistance du schisme devenu tricéphale, a marqué quelque hésitation dans le choix de son champion ? En août 1413, il expédie des lettres à Ladislas, le dispensant, en tant que roi de Sicile, de lui fournir des gens d'armes pendant dix ans, comme il y était tenu43 : l'adversaire de Louis II a-t-il donc reçu l'investiture du pontife ? Mais, en 1414, Jean XXIII confirme à Louis II l'inféodation du royaume de Sicile par lettres de son camérier, François, évêque de Narbonne44. A cette date, le prince d’Anjou, absorbé par les affaires du royaume de France, déjà gravement malade, n'est plus en mesure d'être le champion du pape, ni de reconquérir le royaume de Naples, où, après la mort de Ladislas, sa sœur Jeanne accède au pouvoir. En novembre 1414 s'ouvre le concile de Constance.
16Malgré le choc d'Azincourt, Louis II et Yolande d'Aragon n'ont pas perdu de vue l'enjeu de ce concile. Un très précieux document nous renseigne sur la désignation de leurs ambassadeurs. Louis II, décédé en avril 1417, avait choisi, à la veille de sa mort, ces ambassadeurs ; sa veuve complète et retouche la composition de la liste en mai, puis en août 1417. A cette date, le concile a déjà déposé Jean XXIII, destitué Benoît XIII, Grégoire XII a abdiqué45. Yolande a accepté, à la demande des Etats de Provence, d'abolir les réformes de son mari. Elle prend fermement les choses en main, tant dans l'apanage que dans les comtés. Elle sait que la destinée de son fils, Louis III, dont elle est bayle, dépend de l'issue du concile et du choix du nouvel élu. Le royaume de « Sicile » est, pour l'instant du moins, toujours au cœur de sa politique.
17La journée du 4 août 1417, à Angers, où s'élabore la liste définitive des ambassadeurs de la Maison d'Anjou-Provence à Constance, semble avoir été assez fiévreuse et marquée par des hésitations. En fin de compte sont désignés : Pierre, évêque de Marseille, Vital, évêque de Toulon, Bertrand, évêque de Digne, Jean, évêque de Senez ; Guillaume de Mévouillon, Pierre de Ventayrole, chevaliers, Nicolas Perregaut, André Boutaric et Thomas Boucicaut, « orateurs » et « ambassadeurs » des princes, auxquels Yolande adjoint, pour les négociations, des « scientifiques », Henri Abatis et Thibault Regis ou Le Roy, professeurs de droit civil. Tous siègent au conseil46. D'autres lettres, du même jour, mentionnent comme « scientifiques » Pierre Nicolas de Brancace, professeur de droit canon, protonotaire du Siège Apostolique47. Du même jour enfin, la nomination d'un quatuor différent d'évêques, et de Guy de Laval à la place des deux chevaliers susdits48. Lesquels sont finalement allés à Constance ? On ne saurait dire quel fut le choix du défunt prince. Ces atermoiements ont-ils joué finalement en faveur d'un recentrage sur une liste à dominante provençale ou d'un élargissement à des Bretons ?
18Yolande d'Aragon s'inquiète en premier lieu de la condamnation de Jean XXIII, puisque celui-ci a été non seulement déposé mais condamné par le concile. Dans les instructions du 22 mai 1417, antérieures à la composition définitive de la délégation, elle se demande si les actes du pontife sont condamnés eux aussi, et donc si l'investiture du royaume de Sicile à Louis II se trouve annulée. Elle plaide la validité de ces actes, et on comprend qu'elle ait jugé bon, quelques mois plus tard, d’inclure dans son ambassade des professeurs de droit canon et civil. Elle défend la légitimité des revendications de la Maison d'Anjou-Provence, et fait état de l'adoption de Louis Ier par Jeanne Ière, des investitures du royaume données par Clément VII et Alexandre V, de l'approbation de Jean XXIII. Elle exprime son désir de parvenir à un accommodement avec « Johanella », dont elle souligne perfidement qu'elle a succédé à tort à Ladislas et qu'elle est mariée sans le consentement de l'Eglise. Les ambassadeurs devront faire état du souci qu'ont les princes de l’union de l’Eglise et s'efforcer d'obtenir le soutien du roi des Romains au dessein de Louis III, l’appui des cardinaux et, tout particulièrement, des ambassadeurs du roi de France : Yolande et Louis III souhaitent que leurs délégués œuvrent efficacement à l'exaltation et à l'honneur du roi et du royaume de France, et qu'ils approuvent l'église gallicane. Ils solliciteront l'avis de certains cardinaux, dont ceux de Viviers et de Cambrai, afin de parvenir à un accord avec Jeanne de Naples et à la validation des droits de la Maison d'Anjou sur le royaume de « Sicile »49. Le jeu est délicat qui veut à la fois l'intégration de la politique des princes d'Anjou à celle du royaume de France, dont l'apanage d'Anjou-Maine fait d'ailleurs partie intégrante, et l'appui de la délégation française à une politique italienne spécifique, par le moyen d’une ambassade essentiellement provençale, si toutefois c’est bien celle-ci qui est allée à Constance.
19Cette diplomatie est néanmoins couronnée de succès. Le pape Martin V, élu en novembre 1419, donne l’investiture du royaume de Sicile cette même année50. En 1420, le jeune prince va à Rome pour faire hommage. L'année du traité de Troyes, la Maison d'Anjou se replie sur la Provence et reprend le cours de ses rêves italiens. Mais, alors que sa mère et ses frères ne pourront pas longtemps se désintéresser de leurs terres du royaume de France et des destinées de ce dernier, Louis III ne pense qu'à « son » royaume de Naples. En 1425, un accord intervient avec Jeanne II51. Le prince devient le champion des papes Martin V et Eugène IV, comme son grand-père l'a été de Clément VII, dans de meilleures conditions même, puisqu’il n'y a plus qu'un pape et que ce pape est à Rome. Il est leur champion aussi dans le Comtat Venaissin, champion lointain il est vrai, qui condamne très sévèrement la révolte d'Avignon en 143252. Enfin, lorsque Louis III, rompant le mariage breton conclu du vivant de son père, se décide à épouser Marguerite de Savoie, il sollicite d'Eugène IV les lettres de dispense requises par le degré de parenté des futurs époux53.
20La perte du royaume de Naples quelques années après la mort de Louis III rompt de facto le lien vassalique que les princes d'Anjou-Provence avaient avec la papauté. Sans cette dépendance, l'histoire de cette famille aurait été en tout point semblable à celle des autres grands d’Occident, si l'on excepte qu'ils ont été les créanciers de deux papes, ce qui ne laisse pas de surprendre quand on connaît les finances de la Maison d'Anjou. Seul le royaume de France a pu fournir à Louis Ier l’argent de ces prêts : les papes d'Avignon, avant et après le schisme, ont profité de la spoliation du Languedoc, qui donne quelques remords au prince à la veille de sa mort54. Ce contentieux a duré un quart de siècle sans parvenir à détériorer totalement les rapports entre Clément VII et les princes. La puissance d'Avignon n'a pas été « inefficace »55 en ce qui concerne la conquête de la Provence. Louis II et son épouse ont su assez habilement naviguer entre les écueils de la soustraction-restitution d'obédience et de la voie conciliaire, en tirer des revenus et nourrir leurs chimères italiennes, du moins un temps. Mais une fois passées les belles années de Marie de Blois, la prise du pouvoir par Louis II, les joutes de champion de Louis III, il faut bien constater que la partie s'est jouée à trois et non à deux, et que, par les pressions exercées ou le soutien octroyé, le royaume de France malgré la crise qu'il traverse, a souvent fait la décision.
Notes de bas de page
1 Histoire d'Avignon, Edisud, Aix-en-Provence, 1979, p. 270-271.
2 Arch. dép. Bouches-du-Rhône, B 586.
3 E. G. Leonard Les Angevins de Naples, Paris, 1954, p. 471-476. L'alliance entre Charles de Duras et Urbain VI tourne rapidement à l'affrontement.
4 J. Le Fevre, Journal, pubi. H. Moranville, Paris, Picard, 1887, p. 111. Le jeune Louis II reçoit la bannière de l'Eglise et la bannière de Sicile.
5 Arch. Nat. J 513 no 36 ; Arch. dép. Bouches-du-Rhône B 587 ; Arch. Vat. Reg. Vat. 296, p. 147 et 175.
6 J. Le Fevre, op. cit., p. 211.
7 Ibid., p. 151. Les cardinaux de Cosenza et d’Embrun se soucient de l’affaire d’Otton de Brunswick qui réclame son dû pour la campagne de Louis Ier.
8 Ces cardinaux conseillers sont : Nicolas de Brancace, évêque puis cardinal de Cosenza (promotion Clément VII), cf. C. Eubel, Hierarchia Cattolica Medii Aevi, I, p. 26 ; Pierre Ameilh, « Cardinal d'Embrun », ibid., p. 26, ou plus exactement que ne le dit J. Le Fevre, archevêque d’Embrun et cardinal de Saint-Marc ; Jean Roland, cardinal d'Amiens, ibid., p. 27 note 5 et p. 87 ; Pierre de Thury, cardinal titulaire de Sainte-Suzanne, ibid., I p. 27 ; Jean de Murol, évêque de Tricastin, cardinal titulaire de Saint-Vital, ibid., p. 27 ; Jean de Bronhiac, évêque de Viviers, cardinal titulaire de Sainte-Anastasie, ibid., p. 27 ; Faydit d'Aigrefeuille, évêque d'Avignon, cardinal titulaire de Saint-Martin, ibid., p. 27 ; Louis de Casais, évêque de Pouzzoles, cardinal de Ravenne, ibid., p. 436. Certains de ces cardinaux sont peut-être des « chevaux de Troie » des princes français : le cardinal de Thury est chancelier du duc de Berry.
9 J. Le Fevre, op. cit., p. 312.
10 Ibid., p. 424-425. S'agit-il, à l'heure du ralliement d’Aix, des ultimes manifestations d’opposition aux princes d'Anjou ?
11 Ibid., p. 364.
12 Ibid., p. 364. Il s'agit de Dominique de Florence, OFP, qui fut confesseur de Louis Ier.
13 Ibid., p. 190 et 489-495.
14 Ibid., p. 173-181 ; Arch. Nat. P 1345 no 647-648 ; P 1352 no 713 et 719 ; P 13344 p. 24-25.
15 Le Fevre, op. cit., p. 338.
16 Ibid., p. 506.
17 Arch. Nat. P 13341 no 6 f° 11-15 ; Bibl. Nat. n. acq. fr. 7232, Brienne 263, f° 209-217 v° ; Bibl. Nat. Fonds fr. 4317 (10).
18 J. Juvenal Des Ursins, Histoire de Charles VI, éd. Godefroy, 1653, p. 106.
19 Arch. Nat. J 515 no 5. M. Reynaud, « La politique de la Maison d’Anjou et la soustraction d'obédience en Provence (1398-1402) » dans Cahiers d'Histoire, XXIV, 1979, p. 45-57.
20 Arch. dép. Bouches-du-Rhône B 604 no 18 et B 1384.
21 B. Boysset, Mémoires, Bibl. mun. Arles, ms 226 p. 16.
22 J.-R. Palanque (sous la dir. de), Le diocèse d'Aix-en-Provence (Histoire des diocèses de France, 3), Paris, Beauchesne, 1975, p. 52-53. En 1394, les vacants de l'archevêché d'Aix avaient aussi été assignés à Louis II.
23 B. Boysset, op. cit., p. 27.
24 Arch. dép. Bouches-du-Rhône B 190 p. 32-37.
25 N. Valois, La France et le grand schisme d’Occident, Paris, 1896-1902, t. III, p. 269-271.
26 Arch. Nat. J 515 no 2244.
27 Arch. dép. Bouches-du-Rhône B 604 no 18 et B 1384 ; Bibl. Nat. fonds lat. 5913 A p. 109.
28 N. Valois, op. cit., p. 269.
29 Cf. supra note 15.
30 Bibl. Nat. fonds lat. 5913 A p. 109 v°. Dans son testament de 1384, Louis Ier évalue à 65 000 francs, le restant de la dette de Grégoire XI et à 35 000 francs, la dette de Clément VII : Arch. Nat. P 133417 no 34.
31 Arch. Vat. Instr. Mise. 3730 et Armari XXXV p. 367-369. J. Favier, Les finances pontificales à l'époque du grand schisme d'Occident, Paris, De Boccard, 1966, p. 624-630.
32 Bibl. Nat. fonds lat. 5913 A p. 109-110. Accord au sujet des 20 000 francs le 26 août 1402 à Avignon. Lettres de Louis II au sujet des bénéfices vacants le 15 septembre 1402 à Tarascon : le prince affirme qu’il disposera des vacants des archevêchés, évêchés, abbatiats et autres bénéfices des comtés de Provence et de Forcalquier, ainsi que de tout ce qui relève du temporel : fortifications, places fortes, etc. : ibid., p. 115-116.
33 B. Boysset, op. cit., p. 30.
34 Arch. Nat. J 513 ; Religieux de Saint-Denis, Chronique du règne de Charles VI, éd. Bellaguet, Paris, 1839, t. III, livre 28, p. 174.
35 J.R. Palanque, op. cit., p. 53.
36 Histoire d'Avignon, op. cit., p. 274-275.
37 F. Lebrun (Sous la dir. de), Histoire du diocèse d'Angers (Histoire des diocèses de France, 13), Paris, Beauchesne, 1981, p. 79.
38 Religieux de Saint-Denis, op. cit., t. IV, éd. 1842, livre 30, p. 209. L'évêque de Gap est Jean de Saints, un fidèle de la Maison d'Anjou, qui occupe ce siège jusqu'en août 1409 : B. GAMS, Series episcoporum, Ratisbonne, 1873, p. 553. Or le concile de Pise s'ouvre le 25 mars 1409 : J. GILL, Constance, Bâle et Florence (Histoire des conciles œcuméniques, 9), Paris, Ed. de l'Orante, 1965, p. 28.
39 Arch. Nat. P 13344 p. 98.
40 N. Coulet, Aix-en-Provence, espace et relations d'une capitale (mil. XIVe - mil. XVe siècle), Université de Provence, 1988, t. I, p. 551.
41 Arch. dép. Bouches-du-Rhône. B 9 f° 194 et 260 ; E. De Monstrelet, Chronique, éd. Douët d'Arcq, Paris 1857-1862, t. II, p. 73 : Louis II, lors de son entrée à Bologne, le 31 mai 1410, est vêtu de vermeil et son cheval est couvert de clochettes dorées. Il est accompagné de cinquante chevaliers.
42 Religieux de Saint-Denis, op. cit., t. IV, livre 32, p. 397.
43 Arch. dép. Bouches-du-Rhône B 623.
44 Ibid., B 631.
45 J. Gill, op cit., p. 51-55.
46 Arch. dép. Bouches-du-Rhône B 630 no 5 et 6.
47 Ibid., no 5.
48 Ibid., no 2 : les quatre évêques sont alors l'évêque de Toulon, l'évêque de Digne, S. évêque de Dol, A. évêque de Saint-Pol-de-Léon : Stephan II Coeuvret pour Dol, Alan de Kerafred pour Saint-Pol-de-Léon : B. Gams, op. cit., p. 547 et 622. Comment interpréter ce choix de Bretons sinon comme une manifestation du rapprochement entre le duc de Bretagne et le duc d'Anjou jusque dans la diplomatie ?
49 Arch. dép. Bouches-du-Rhône B 630. Le cardinal évêque de Cambrai est Pierre d'Ailly, éminente personnalité du royaume de France et du concile. Le cardinal de Viviers, Jean de Linières, joua un rôle de premier plan lors de l’intronisation de Jean XXIII : E. De Monstrelet, op. cit., t. II, p. 71-73. Ce qui explique les instructions des princes.
50 Arch. Nat. J 513 no 40 ; Arch. dép. Bouches-du-Rhône B 636 et B 205 p. 102-110.
51 Ibid., B 642.
52 Aix, Bibl. Méjanes, R.A. 13 document 14 : lettre de Cosenza d’octobre 1432. Arch. dép. Bouches-du-Rhône B 11 p. 127-128.
53 Arch. dép. Bouches-du-Rhône B 11 p. 74-77.
54 Arch. Nat. P 133417 no 33 et 34.
55 M. Pacaut, Histoire de la Papauté de l'origine au concile de Trente, Paris, Fayard, 1976, p. 265 sq.
Auteur
Université Lumière-Lyon II
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