Les interventions de Jacques Cœur dans les collations ecclésiastiques
p. 135-145
Texte intégral
1Les travaux de Noël Valois et les recherches dont il fut l'initiateur ont prouvé que la Pragmatique Sanction adoptée par l'Assemblée du clergé de France à Bourges en 1438 reflétait incomplètement les décrets anti-romains du concile de Bâle, et que son application connut des entorses1. Le gallicanisme naissant ne ralliait pas l'opinion unanime du clergé français dont les assemblées ultérieures, par exemple en 1442 et 1444, connurent de vifs débats. D'ailleurs, ce n'était l'intérêt ni de Charles VII, ni de la Cour romaine d'aggraver leurs malentendus. Pourtant les réalités quotidiennes pouvaient susciter des frictions, sinon des conflits, sur deux plans particuliers : les collations bénéficiales, les problèmes financiers. Les faits sont connus dans leur ensemble, mais l'analyse de quelques épisodes permet de considérer les attitudes, les mobiles et les intentions de certains des protagonistes, les résultats de leurs agissements. A cet égard, le rôle de Jacques Cœur, conseiller le plus actif, et le plus célèbre, de Charles VII, présente quelque intérêt.
2L'office d'Argentier du roi ne comportait aucun titre à intervenir dans le choix des bénéficiers, non plus que dans les modalités de leur investiture. Aucun des prédécesseurs de Jacques Cœur n’avait tenu, en ce domaine, un rôle comparable à celui qu'il exerça. Mais les circonstances d'une part et son influence personnelle d'autre part amenèrent Jacques Cœur à des interventions efficaces, recherchées, parfois nécessaires. Il était membre du Conseil du roi, or le retour au système électif en vertu de la Pragmatique Sanction n'avait en rien diminué le jeu des recommandations sous les formes les plus diverses, de la simple suggestion à la pression et à l'intimidation à l’égard des collèges électoraux, c'est à dire les chapitres. De plus, malgré la suppression, en principe, des « réserves » pontificales, le recours à l'arbitrage du pape, souvent à sa décision pure et simple, pratiqué par le roi lui-même en dérogation avec la Pragmatique offrait l'occasion de faire jouer des influences à la Cour de Rome ; or Jacques Cœur fut toujours en excellents termes avec la Curie. Enfin, la Pragmatique n'ayant pas totalement supprimé les taxes expectatives (annates, communs et menus services) dues à la Chambre Apostolique par les nouveaux bénéficiers, l'Argentier du roi servit d'intermédiaire utile et obligeant pour en opérer le versement à Rome. Il faisait ainsi des avances, par les voies du crédit dont il jouissait auprès des banquiers italiens, effectuant au-delà des Alpes des transferts de fonds que les auteurs de la Pragmatique, comme ceux des décrets de Bâle, avaient voulu interdire. En somme, Jacques Cœur, grâce à son influence politique et à ses moyens financiers, se fit des obligés et des créanciers dans les milieux ecclésiastiques comme dans les autres, tout en en prenant à son aise avec les exigences du gallicanisme.
3Les bénéficiaires de ses interventions, en général des parents, des amis, des compatriotes berrichons, constituaient une sorte de clientèle. La plupart est connue ; il convient, cependant, de présenter les plus notables.
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4Une coïncidence, peut-être pas fortuite, est qu'au même moment, en 1438, Jacques Cœur devint Argentier et son frère Nicolas procureur du Roi auprès du Siège Apostolique. Ainsi, paradoxalement ou par une habileté conciliante, le roi confiait la défense de ses intérêts à un adversaire de la Pragmatique. Les motifs de cette faveur, à peu près simultanée, aux deux frères ne sont pas évidents, mais leur origine berruyère a certainement contribué à la décision de celui qui avait été le « roi de Bourges ». Leur expérience aussi, car ils n'étaient, ni l'un ni l'autre, de la première jeunesse. En effet, on n'a pas toujours accordé assez d’attention à ce que Jacques Cœur avait 35 à 40 ans au début de sa brillante carrière. Quant à Nicolas, la première mention de son nom remonte à vingt ans plus tôt, dans le premier registre du Parlement installé à Poitiers après le coup de force des Bourguignons à Paris en 1418. Chanoine de Bourges à son départ pour Rome, Nicolas en revint évêque de Luçon cinq ans plus tard2. Cette nomination fut difficile, car il avait eu un concurrent, l'abbé de Saint-Maixent, en faveur de qui une forte pression gallicane s'était exercée sur Charles VII, malgré les démarches patientes de Jacques Cœur dans l'intérêt de son frère. L'Argentier le lui devait bien, puisque, grâce à lui, il avait obtenu du Saint-Père en 1440 le premier privilège l'autorisant à commercer avec les Infidèles. La mort inopinée du concurrent de Nicolas Cœur avait dénoué le problème et l'estime du pape Eugène IV fit le reste.
5En abandonnant son canonicat berruyer, Nicolas avait ouvert la chance de son neveu Jean, fils aîné de l'Argentier3. Ce dernier, pourtant, avait à peine dépassé la vingtaine d'années, mais les prébendes tenaient alors le rôle de bourses d'études de notre temps.
6D'abord immatriculé à la Faculté des Arts de Paris, puis disciple du canoniste Pierre Fradet à Orléans, Jean Cœur prit ses grades in utroque jure. Cette orientation lui avait valu entre-temps, en 1444, le titre de notaire apostolique et la Chancellerie pontificale avait significativement retenu en sa faveur le fait qu’il était de bone genere procreatus. De plus, l'influence de son père avait obtenu pour lui une dérogation de cumul pour recevoir deux bénéfices en commende. Jean Cœur se trouvait également chanoine de Saint-Martin de Tours quand, en 1446, il fut présenté à la cour de Rome, au nom du roi, par le Chancelier Guillaume Juvénal des Ursins pour succéder à Henri d'Avaugour sur le siège archiépiscopal de Bourges. Le pape accepta cette proposition et le recommanda au clergé berrichon. Qu'il y ait eu ou non élection, peu importe : un scrutin n'était pas canoniquement nécessaire, car le prédécesseur ayant résigné son bénéfice, sa succession tombait sous le coup des réserves pontificales. Le tout ayant été négocié à Rome par un personnage plus tard évêque d'Agde, lié et dévoué à Jacques Cœur, Etienne de Roupy, dit de Cambrai ; celui-ci se chargea en outre des formalités de versement des menus et communs services de l’élu à la Chambre Apostolique. Le pape s'était montré fort conciliant, car Jean Cœur était seulement diacre ; il lui accorda des délais pour achever ses études, puis, en 1448, une dispense d'âge pour sa consécration épiscopale à 25 ans. Deux ans plus tard, Jean Cœur reçut le pallium et prit possession de son siège au cours d'une cérémonie solennelle. L'intronisation du fils était aussi une manifestation éclatante de la puissance du père.
7Les chanoines de Bourges n'avaient rien à refuser à la famille Cœur. Jean avait succédé à son oncle Nicolas ; Henri, cadet des enfants de Jacques, succèda à Jean dès 1446, en attendant de cumuler à son tour en 1448 trois prébendes vacantes par l'accession d'Etienne de Cambrai au siège d'Agde et d'accéder en 1450 au décanat du chapitre de Limoges ; en même temps, il recevait, comme naguère son frère, le titre de notaire apostolique.
8Après les autres membres de la famille, les amis. Déjà les services rendus par Etienne de Cambrai aux fils de Jacques Cœur méritaient une promotion épiscopale. Mais l'Argentier lui devait le renouvellement de sa licence de trafic avec les Infidèles par Eugène IV. Général des finances du Languedoc en 1446, Etienne de Cambrai était un de ceux sur lesquels l'Argentier pouvait compter ; ainsi au cours de son procès, il sollicita la possibilité de s'entretenir avec lui, comme avec son principal collaborateur Guillaume de Varye ; le refus des juges donne la mesure des liens unissant Jacques Cœur et l'évêque d'Agde. D'ailleurs, la faveur dont jouissait Etienne de Cambrai s'étendit à l'un de ses neveux, âgé de 18 ans, pour qui il obtint la faculté de résigner, en devenant évêque, ses deux canonicats de Bourges et d'Agde ; ce neveu, Guillaume, devait, mais bien plus tard, devenir en 1493 archevêque de Bourges4.
9Jacques Cœur n'oubliait jamais ses compatriotes berrichons. Parmi eux, le cas des frères d'Etampes est très significatif. Fils de Robert, seigneur de Salbris, en Sologne, trois firent carrière épiscopale. Deux s'appelaient Jean. L'aîné fut maître des Requêtes au Parlement de Poitiers et put y connaître Nicolas Cœur. Trésorier du chapitre de Saint-Hilaire et premier Chancelier de la jeune Université de Poitiers, il devint général des finances en Languedoc au moment où Jacques Cœur y développait son activité (1444), puis évêque de Carcassonne l'année suivante avec le soutien actif de Jacques Cœur et selon les vœux du roi. D'ailleurs, c'est l'Argentier qui se chargea des opérations de versement de ses communs et menus services à la Curie5.
10Moins heureuse fut l'intervention de Jacques Cœur lors de la première candidature épiscopale du cadet, Jean d'Etampes le Jeune, chanoine de Bourges, à l'évêché de Clermont en 1445. L'Argentier n'avait pourtant pas ménagé ses efforts, mais il n'était plus là pour soutenir son élection à Nevers quelques années après (1454). De même, il n'avait pas pu favoriser la carrière du troisième frère, Guillaume, familier (cubicularius et subdiaconus) de son ami le pape Nicolas V, et ne put contribuer directement à son élection à Montauban en janvier 14526.
11Non content de faciliter les carrières ecclésiastiques de ses compatriotes, Jacques Cœur ne négligeait pas celles des fils de ses amis et collègues du Conseil royal.
12Un grand ami de Jacques Cœur, berrichon comme lui et fort lié également à Guillaume de Varye son gendre, était Jean de Bar, seigneur de Baugy. C'était encore un général des finances du Languedoc et un des conseillers du roi (1444). Avec Jacques Cœur, il participa aux négociations de la reddition de Rouen en 1449. Ses liens avec l'Argentier expliquent la présence du blason des Bar au plafond de la chapelle du palais de Bourges avec deux de ses principaux associés. Etant un de ceux en qui l'Argentier avait « grant confiance », il le suivit dans sa disgrâce ; sans doute lui était-il redevable, entre autres dettes pécuniaires et morales, des bulles pontificales accordées en 1444 et 1446 à Jean de Bar, ancien condisciple de Jean Cœur à Orléans, devenu chanoine des cathédrales de Bourges, puis de Paris, avant d'être évêque de Beauvais7.
13Deux autres interventions de Jacques Cœur en faveur des fils de deux de ses collègues au Conseil du Roi furent bien plus éclatantes et survinrent la même année, 1447. L'évêché d'Angers se trouvait vacant au terme d'une période difficile. Naguère, avant que l’Argentier n'ait eu la possibilité de faire entendre sa voix, des gallicans intransigeants avaient amené le roi à y installer leur candidat contre celui du pape ; celui-ci n'était ni plus ni moins que le futur cardinal d'Estouteville ; il reçut la pourpre en compensation, et en gage de la confiance du Saint-Père. Il finit par renoncer à ses droits au siège d'Angers. L'Argentier put alors soutenir efficacement la candidature à cet évêché du fils d'un de ses bons amis, Bertrand de Beauvau, seigneur de Précigny, qu'il rencontrait au Conseil du Roi et avec qui il venait de collaborer dans de délicates affaires génoises en 1446-47. Jacques Cœur usa donc de son influence pour obtenir des chanoines angevins et du Saint-Siège l'accession de Jean de Beauvau à l'évêché d'Angers qu'une lettre du Roi recommandait impérativement. Il compléta ses bons offices en facilitant le paiement des taxes dues par le nouveau prélat à la Chambre Apostolique ; ce dont le père l'avait sollicité en des termes traduisant l'amitié de leurs relations : « Mon compère, je vous prie de faire délivrer à Rome 40 ducats »8.
14A peine deux mois plus tard, en décembre 1447, Jacques Cœur intervint à Orléans, de façon très pressante, pour y faire élire évêque Pierre Bureau, fils du Trésorier de France Pierre Bureau et neveu de Gaspard Bureau, connu pour son rôle militaire, comme Maître de l'Artillerie, dans les dernières campagnes de la guerre de Cent Ans9.
15Jacques Cœur échangeait donc des politesses avec les plus grands personnages et l'on pourrait citer d'autres épisodes du même genre. Ainsi en fut-il avec Jacques Juvénal des Ursins ; naguère chanoine de la Sainte-Chapelle de Bourges, compagnon de l’Argentier en diverses missions délicates en Savoie, à Gênes, à Rome, à Lausanne entre 1446 et 1449, il était devenu évêque de Poitiers ; c’est en cette qualité qu'il eut le courage, à la différence de bien d'autres et notamment de son frère Jean, archevêque de Reims, de manifester sa fidélité à Jacques Cœur en essayant de le soustraire aux rigueurs de la justice civile10.
16D'autres ecclésiastiques ont bénéficié de l’influence de Jacques Cœur. Tel Jean Jozan, successeur de Jean Cœur dans une prébende de Saint-Hilaire de Poitiers, plus tard doyen de ce chapitre, archidiacre de Sancerre qui, par exemple en 1445, servit d'intermédiaire sur le plan financier, entre Guillaume de Varye et Jean d'Etampes lorsque celui-ci passa du même chapitre à l’évêché de Carcassonne11. Tel surtout Pierre Fradet, maître de Jean et Henri Cœur à l'Université d'Orléans, redevable, sur la recommandation du premier de ces deux disciples, auprès du pape, d'une dispense pontificale pour cumuler trois bénéfices, parmi lesquels était un canonicat à Orléans obtenu au moment de l'élection de Pierre Bureau. Son accession, en 1450, au siège de Nevers, bénéficia également de la gratitude de l'archevêque de Bourges12.
17Il n'est pas nécessaire d'ajouter des exemples pour constater le zèle de Jacques Cœur à récompenser ou susciter des fidélités. Dans le clergé comme dans les autres milieux sociaux, il sut placer ses hommes. L'existence et l'efficacité d'un véritable clan berrichon, autour de sa propre famille, sont d'une évidence telle qu'il n’y a pas lieu d'insister.
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18En revanche, il n'est pas vain de considérer la stratégie de l'Argentier pour placer ses hommes. Habilement, en donnant au Saint Siège des gages d'une fidélité, sans doute sincère, et tout en conservant de réelles amitiés du côté gallican, Jacques Cœur sut jouer sur les deux tableaux, en considération des hommes en présence, en fonction des circonstances et de ses propres intérêts.
19Le confesseur du roi, Gérard Machet, dont la correspondance est une source précieuse d'informations, soutint en bien des cas les vues de l’Argentier13. Leurs relations ne se bornaient pas à un échange de services, même menus, tels que la fourniture par Jacques Cœur de peaux de chameau grâce auxquelles le chanoine se déclarait « armé contre le froid ». L’Argentier servit d'intermédiaire discret pour la transmission de quelques lettres entre Machet et ses correspondants, notamment le médecin de Charles VII, Jean Cadart. Inversement, Machet ne ménagea pas ses recommandations en faveur des fils de Jacques Cœur, Jean et Henri, en 1441, auprès de leurs professeurs, maître Guillaume Le Normant, le théologien Guillaume Evrard, Etienne Nicolas qui enseignait au collège de Champagne. Au premier de ces personnages, il faisait part de son « affection sincère » pour l'Argentier et, revenant sur la même idée, Machet écrivant à l'évêque de Meaux Pierre de Versailles, puis à Nicolas Cœur, appelait l'Argentier « un véritable ami ». Le confesseur du roi devait le ménager, malgré leurs différences d'opinion sur la Pragmatique Sanction. On pourrait juger comme un essai de justification après coup l'insistance de Machet à se défendre auprès de Nicolas d'avoir favorisé contre lui son concurrent, malchanceux d'ailleurs, à l'évêché de Luçon. Machet était au courant des nouvelles et des intrigues. Il avait mis Jacques Cœur en garde contre l'échec de Jean d'Etampes le jeune à l'élection épiscopale de Clermont : « Je l'avais prédit à plusieurs reprises à Mgr. l'Argentier ». Il avait alors, dit-il, partagé la déception de ce dernier. En revanche, il arrivait que Jacques Cœur le déçoive par sa réserve prudente à propos de la Pragmatique : « J'attendais en cette matière que notre Argentier soit un auxiliaire et un coopérateur opportun », écrit Machet.
20Selon les cas, Jacques Cœur, pour parvenir à ses fins, usa tantôt de son influence et de son prestige, tantôt de pressions directes et d'intimidation, pour autant, du moins, qu'il est possible de le discerner. Une fois de plus, la correspondance de Machet apporte quelque lumière. La nomination de Nicolas Cœur à Luçon avait demandé des mois de tractations et, selon Machet, l'Argentier avait pris les choses en mains (omnia vidit, palpavit et manu contractavit14). A plus forte raison il se dépensa pour ses fils, mettant en œuvre toutes ses relations en France et à Rome. A Bourges même, les deux chapitres, celui de la Sainte-Chapelle et celui de la cathédrale, étaient peuplés d'amis et de parents. En cette ville comme en d'autres, telle Laon15, la bourgeoisie locale casait ses fils. Déjà, avant d'y faire entrer ses proches, Jacques Cœur y comptait un cousin germain de sa génération, Jean Baquelier16. Même en supposant qu'une élection eût été nécessaire pour faire de Jean l'archevêque de Bourges, celle-ci eût été assurée. Les relations de l'Argentier avec le Saint-Siège étaient nombreuses et influentes. La confiance d'un membre éminent du Sacré Collège, le cardinal d'Estouteville, lui était assurée et se prolongea au delà de la chute de l’Argentier. Mais c'était sur la bienveillance des papes eux-mêmes, Eugène IV, puis Nicolas V, qu'il put compter. Sans s'attarder à l'exposé des relations entre le Saint-Siège et Jacques Cœur, traitées dans un autre travail17, on se rappellera le concours apporté par l'Argentier à l'abdication de Félix V en 1449. Jacques Cœur sut exploiter les bonnes dispositions des pontifes et pas seulement pour le renouvellement de privilèges particuliers au profit de son commerce oriental. A Rome, en juillet et août 1448, une ambassade, où il tint une place éclatante, a laissé sa trace dans les Suppliques et les Registres du Vatican et du Latran, par un nombre insolite de faveurs accordées à des Français et surtout à des Berrichons : une soixantaine d'actes en quelques semaines, notamment entre le 16 et le 20 juillet, immédiatement après l'audience pontificale18. Il s'y ajoute les facilités offertes aux bénéficiaires français par les relations de l'Argentier avec les banquiers italiens d'Avignon, de Genève, de Florence et de Rome, pour le transfert des taxes dues par eux à la Chambre Apostolique. Le banquier qui y fut « depositarius » entre 1443 et 1447, Thomas Spinelli, était associé à Jacques Cœur et Guillaume de Varye pour l'exploitation d'une entreprise de soierie à Florence19.
21A tous égards, le clergé français trouvait en Jacques Cœur un auxiliaire obligeant, peut-être encombrant, aux yeux des gallicans intransigeants. Gérard Machet avait cherché pendant un certain temps à modérer ses interventions, par exemple à propos des élections aux évêchés de Nevers et de Clermont en 1444 et 1445, mais peu avant la mort du confesseur du roi (juillet 1448) Jacques Cœur agit dans l'élection d'Angers directement et brutalement dans celle d'Orléans. Dans le premier cas il avait obtenu du Roi une lettre recommandant impérativement l’élection de Jean de Beauvau aux chanoines angevins20. Quant au deuxième cas, un procès en Parlement présente Jacques Cœur sûr de soi et cassant. Il osa venir à Orléans en personne, avec deux autres membres du Conseil royal, l'évêque de Maillezais, Thibaut de Lucé, et le maréchal Charles de Culan, pour dicter leur devoir aux chanoines. Dans le cœur même de la cathédrale, ils avaient exigé le retrait du candidat opposé, et tenté de le circonvenir. L’intéressé ayant refusé et le chapitre résisté aux pressions, appel au Parlement s'en était suivi, mais le pape nomma le candidat de Charles VII et de Jacques Cœur, Pierre Bureau21.
22C'est aussi par un procès que Henri Cœur vit reconnaître sa dignité de doyen de Limoges, confirmée par le pape en 1450, contre le fils de Jean Barton, chancelier du comte de la Marche. La concurrence fut dure et Henri Cœur attendit justice plus de cinq ans parce qu’il n'avait plus le soutien de son père : ceci prouve a contrario combien efficace avait été son appui auparavant22.
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23Quelles conclusions tirer ? En quel esprit, avec quelles intentions agissait Jacques Cœur : il serait tentant et facile de réduire ses interventions à des intérêts personnels. Il était alors d'usage que l'ascension d'une famille bourgeoise comportât l'acquisition de prébendes canoniales et de quelques mitres. Il était naturel d'en faire profiter les amis. Le sens du clan était vif et celui des Berrichons pouvait se targuer d'avoir été le gardien de la légitimité royale. En outre, en Languedoc, certains prélats cumulaient fonctions administratives et charge pastorale. Le Midi étant réputé pour son hostilité à la Pragmatique et Charles VII y laissant agir le Saint-Siège, Jacques Cœur eut la « suprême habilité » d'en profiter23.
24Là où les circonstances étaient délicates, à cause des tendances gallicanes d'une partie notable du clergé et du schisme du concile de Bâle, Jacques Cœur trouva l'occasion de résoudre les problèmes en louvoyant. Ami d'un gallican, Gérard Machet, secondé par son frère adversaire de la Pragmatique, il avait l’oreille de Charles VII, soucieux de ne pas envenimer les choses. Ayant l'audience du Siège romain, Jacques Cœur fut l'avocat de la modération24. Faudrait-il soulever, en outre, la question obscure de ses rapports avec le Dauphin ? Celui-ci, par réaction anti-paternelle, annonça d'avance une des premières décisions de son règne, l'abrogation de la Pragmatique. Ce fut Guillaume de Varye, alter ego de Jacques Cœur, qui formula en 1462 un plan d'aménagement des transferts d'argent vers la Chambre Apostolique par les voies employées par Jacques Cœur25.
25Pourquoi refuser à ce dernier la sincérité de son intervention en vue de la paix de l'Eglise ? Les prélats qu'il soutint n'étaient ni pires ni meilleurs que les autres. Ceux de sa propre famille ont laissé une réputation de dignité et même, en ce qui concerne son fils l’archevêque de Bourges, celle d'un pasteur attentif. L'histoire, sans juger les consciences, se doit de les comprendre. Jacques Cœur fut un personnage comme bien d'autres : fort complexe.
Notes de bas de page
1 Sur J. Cœur, l'ouvrage de P. Clement, Jacques Cœur et Charles VII, est demeuré malgré sa date (deux éditions : 2 vol. Paris 1853,1 vol. Paris 1866) la source de très nombreux ouvrages. Quant au thème du présent article, on retiendra, en langue française, les ouvrages suivants depuis ceux de N. Valois, Histoire de la Pragmatique Sanction de Bourges, Paris 1906, et Le Pape et le Concile, Paris 1853, les travaux de V. Martin, Les origines du Gallicanisme, t. II, Paris 1939, de E. Delaruelle, E.R. Labande et P. Ourliac dans Hist. Eglise (Coll. Fliche et Martin, Duroselle et Jarry) 1.14, vol. 1, Paris 1962, de J-.L. Gazzaniga, L'Eglise du Midi à la fin du règne de Charles VII (1444-61), Paris 1976 et notre propre ouvrage, Jacques Cœur ou l'esprit d'entreprise au XVe s., Paris 1988.
2 Bibl. Nat., n. acq. lat. 1968, f° 6 v° (renseignement dû à l'obligeance de R. Favreau). Cf. aussi L. Delhommeau, Documents pour servir à l'histoire de l'évêché de Luçon 1317-1801. Mém. dactyl., Poitiers 1970.
3 N. Gotteri a exploité essentiellement les registres de Suppliques aux Arch. Vatic., dans sa thèse dactyl. Le clergé et la vie religieuse dans le diocèse de Bourges au XVe s. d'après les Suppliques en Cour de Rome (1438-1484), th. 3e cycle Paris-Sorbonne, 6 vol. 1974, passim. Nombreuses références, impossibles à énumérer dans les Reg. du Vatican et dans les séries Introitus et Exitus, Obligationes et Solutiones de la Chambre Apostolique ; G. Godineau a présenté un aperçu de ses recherches en cours sur J. Cœur dans un article sur « Les Statuts synodaux au diocèse de Bourges promulgués par J. Cœur en 1451 », dans R.H.E.F., LXXII, 1986, 49-66.
4 Sur Et. de Cambrai, cf. Gotteri, op. cit., 81 ; Arch. Vat. Voir entre autres Ree. Vat. 364, f° 196 v, 378, f° 275 v., Intr. et Ex., f° 68.
R. Guillot, Le procès de J. Cœur, Bourges, 1974,20 n., 44,84, 89 ; Gotteri, op. cit., 81.
5 Valois, op. cit., CLXVIII, CLXIX ; Gotteri, op. cit., 78, Gallia Christ, II, 1217, 1227 ; B.N., n. acq. lat., 8577, f° 84 v°-85 ; Arch. Vat., Reg. Lat. 369 f° 4 ; Obl. et Solut., 72 f° 12 v° et 31.
6 Valois, op. cit., CXXXIV-CXXXV et p. j. 65 ; Gotteri, op. cit., 76-78 ; R. Bossuat, « L'élection de J. de Comborn, év. de Clermont et l'application de la Pragmatique Sanction en Auvergne » dans Revue d'Auvergne, 57, 1943, 117-135.
7 G. du Fresne de Beaucourt, Hist. Charles VII, passim ; Arch. Vat., Reg. Vat. 362, f° 150, Suppliques, 413 f° 70 ; Journal de Jean Dauvet, éd. M. Mollat, 2 vol. Paris 1952, passim.
8 Beaucourt, op. cit., passim ; Valois, op. cit, XCVI et suiv., CXXXI ; B.N. n. acq. fr. 2497, f° 31 ; n. acq. lat., 8577, f° 19 v°.
9 Valois, op. cit., CII-CIV, 171-185 ; Beaucourt, op. cit., passim.
10 J. Salvini, « Un évêque de Poitiers : J. Jouvenel des Ursins 1410-1457 » dans Bull. Soc. Antiq. Ouest 1961 (2), 85-108 ; Guillot, op. cit., 54-55.
11 Arch. Vat., Suppl. 433, f° 209 ; Gotteri, op. cit., 77,80, doc. 442.
12 B.N. Pièces orig. 799, P 148 ; n. a cq. fr. 2497 f° 1 v ; Arch. Vat. Intr. et Ex. 412, P 83 v ; N. Gotteri, « Les Expectatives in Francia en 1462 » dans Mél. Ec. Fr de Rome 83,1971(2), 517.
13 Les lettres de G. Machet (B.N. n. acq. lat. 8577) ont récemment retenu l'attention de deux chercheurs : M.P. Hugues, G. Machet, confesseur de Charles VII. Sa correspondance (Mém. dactyl. DES, Sorbonne, 1964) et P. Santoni, « G. Machet, confesseur de Charles VII et ses lettres », Positions thèses Ecole Nat. Chartes, 1968,175-182.
14 B.N. n. acq. lat. 8577, lettre 194.
15 H. Millet, Les chanoines du chapitre cathédral de Laon 1272-1412, Rome (Ecole française de), 1982.
16 J.Y. Ribault, « Jacques Cœur natif de Bourges » dans Cahiers hist, et archéol. du Berry, 1968, 67-79.
17 Ces questions sont développées dans notre ouvrage cité en note 1.
18 Arch. Vatic., Suppliques : reg. 427 f° 193 v.-194, 428, f° 228-273 (cf. Gotteri, op. cit., passim) ; Reg. Vat., 385, f° 243 v., 407 f° 218-230, 408, f° 233, 409 f° 271-274 ; Reg. Lat., 447, f° 246 v.-260, 448, f° 120-147, 454 passim.
19 M. Mollat, « Les Affaires de Jacques Cœur à Florence » dans Studi in onore di Armando Sapori, Milan 1957, 761-771 ; Journal de Dauvet, éd. Mollat, citée, I, 183, 364. Il est impossible d'énumérer, même sommairement, les références aux versements enregistrés à la Chambre Apostolique en ses diverses séries de comptes (Intr. et Ex., Oblig. et Solut., conservées aux Arch. Vat. et à l'Arch. di Stato à Rome).
20 Beaucourt, op. cit., IV, 453-454 ; Valois, op. cit., XCVI-XCIX.
21 Arch. Vat., Obl. et Solut. 72 P 30 ; Valois, op. cit., CII-CIV et 171-185 utilisant Arch. Nat. X1A 4802, f° 58 et suiv.
22 Arch. Vat., Reg Vat 416, f° 50-51 ; Gotteri, op. cit., 64-65 ; Gazzaniga, op. cit., 64 ; P. Ourliac, « Le Parlement de Toulouse et les affaires de l'Eglise au milieu du XVe siècle » dans Mélanges P. Tisset, Paris, 1970, 339-352 (344) ; Mollat, Journal J. Dauvet, cité, f° 373 v°.
23 La formule est de J-.L. Gazzaniga, op. cit. Les adversaires méridionaux de la Pragmatique comptaient notamment sur B. du Rosier, évêque élu de Bazas en 1447, puis transféré à Montauban en 1450, puis à Toulouse en 1452, avec qui il fut impossible que J. Cœur n'ait pas eu quelques relations (P. Crabeyre, « Bernard du Rosier, archevêque de Toulouse (1400-1475) » dans Journal des Savants, 1990, 291-326.
24 P. Ourliac, art. cité, met en lumière ce courant de « gallicanisme modéré ».
25 B.N., ms. fr. 20485, f° 17 r-v.
Auteur
Institut de France
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Jean-Louis Gaulin et Susanne Rau (dir.)
2009
Papauté, monachisme et théories politiques. Volume I
Le pouvoir et l'institution ecclésiale
Pierre Guichard, Marie-Thérèse Lorcin, Jean-Michel Poisson et al. (dir.)
1994
Papauté, monachisme et théories politiques. Volume II
Les Églises locales
Pierre Guichard, Marie-Thérèse Lorcin, Jean-Michel Poisson et al. (dir.)
1994
Le Sol et l'immeuble
Les formes dissociées de propriété immobilière dans les villes de France et d'Italie (xiie-xixe siècle)
Oliver Faron et Étienne Hubert (dir.)
1995