Introduction
p. 5-13
Texte intégral
1Les révolutions inattendues d’une histoire récente, les espoirs, les doutes et les angoisses de notre actualité ont rendu à la nation une énergie sémantique que l’on avait eu tendance à énerver ou à oublier. Les études historiques, politiques, sociologiques sur la notion ou sur les réalités qu’elle recouvre se sont donc multipliées.
2L’intention qui a inspiré le présent ouvrage répond à ce mouvement de retour. Mais le point de vue adopté est sensiblement différent de celui de tant de travaux récents. Les « mots de la nation », c’est non seulement ce mot même de nation par lequel s’exprime cette forme complexe d’une communauté humaine, cette catégorie de la totalité sociale qu’il donne immédiatement à entendre, mais aussi ceux qui, tels que peuple, pays, patrie, État, gravitent dans son champ et permettent, par le rapport qu’ils entretiennent avec lui, d’en arrêter autant que possible les traits pertinents et d’en éclairer l’histoire. Les « mots de la nation », ce sont non seulement ces mots saisis en eux-mêmes dans leurs formes, leurs significations, leur synonymie, les structures et les types de regroupements qui les caractérisent, mais aussi et surtout leur mise en chaîne et leur organisation dans le discours, qui permettent à la nation de se dire dans l’histoire, de se proférer au gré des individus et des groupes.
3Ceux qui ont pris le parti des mots, qui ont décidé de les suivre à la trace et d’en embrasser le système, ont pensé qu’ils pouvaient, en se plaçant dans cette perspective lexicale, ouvrir un champ de recherche à la fois large et diversifié, du point de vue des langues, des sites historiques, des textes et des discours.
4À partir du pôle européen (France, Grande-Bretagne, Allemagne), à l’intérieur duquel la France occupe une place privilégiée, l’extension se fait dans l’espace, vers le monde arabe et dans le temps (Antiquité grecque et romaine, tradition arabe). La comparaison des structures du lexique permet de mesurer des distances entre les langues, de constater similitudes, oppositions, filiations. D’un pays à l’autre, de l’Antiquité à l’Europe moderne, des usages anté-islamiques au monde islamique moderne, de la France d’Ancien Régime à celle d’aujourd’hui, se mettent en parallèle des traditions, des structures sociales et politiques, des contextes historiques, et s’éclairent des emplois et des évolutions spécifiques. Enfin la variété des discours et des supports textuels, dictionnaires, textes sacrés, théories politiques, manuels d’intruction civique, archives parlementaires, documents électoraux, gazettes, récits de voyageurs, répartis dans un temps et un espace largement ouverts, et assurant une navette constante entre actualité et histoire, permet de retracer l’histoire des mots (étymologie, sens anciens, tradition), mais aussi et surtout celle de la pensée, à travers des formes multiples de conceptualisation : de la pensée commune qui s’exprime dans les gazettes ou les récits de voyageurs à la pensée politique telle qu’elle s’énonce dans les textes fondateurs de Rousseau et Fichte, des définitions de dictionnaires aux discours engagés dans l’histoire et la vie politique, des textes originels et sacrés aux supports militants les plus éphémères. Ce parcours du temps et des textes s’impose à qui entend saisir dans les mots la diversité, la superposition et parfois la contradiction des messages que les groupes humains et les strates de l’histoire ont pu accumuler en eux.
5Un tel projet, lancé et engagé par les linguistes, était naturellement et nécessairement fédérateur. C’est pourquoi il a associé, pendant plus de deux ans, en un séminaire actif, quatre équipes de chercheurs de l’Université Lumière Lyon 2 et de l’Institut d’études politiques de Lyon (dont deux sont associées au CNRS) et des spécialistes français et étrangers : un colloque de trois jours a permis à l’ensemble des collaborateurs d’ouvrir largement les échanges et les débats les 17-18-19 mars 1994 à l’Université Lumière Lyon 2. Cette association sur un thème commun permettait de le placer sous le faisceau convergent de plusieurs disciplines : linguistique, lexicologie et lexicographie, analyse de discours et sociologie de l’argumentation, études de textes et histoire des idées, politologie, psychologie sociale, sciences de l’éducation.
6La lexicologie fournit les outils méthodologiques nécessaires à la saisie des mots, dans leurs formes (dérivés, familles de mots) et leurs significations, s’appliquant à démêler les diverses acceptions d’un mot polysémique, à en dégager les traits de sens pertinents, à situer les synonymes et parasynonymes à l’intérieur de champs lexicaux, à mettre en évidence les collocations et combinatoires usuelles des mots. Appliquée à la diachronie, elle permet d’éclairer l’origine des mots et d’en retracer l’évolution. La sémantique cognitive prend le relais de la lexicologie pour éclairer certains aspects du lexique, et pour traiter en particulier du problème délicat du nom propre, important dans cette recherche. La mise en place rigoureuse de structures lexicales jette en outre les bases d’une étude comparée des mots d’une langue à l’autre.
7L’analyse de discours (du moins certains aspects de cette discipline, devenue elle-même plurielle), du contexte étroit à la dimension textuelle, vient brouiller les constructions formelles et déranger les belles avenues qu’ont pu tracer certaines méthodes héritées du structuralisme dans le lexique. Elle fait apparaître d’autres systèmes d’organisation, propres à la dimension énonciative : choix ou évitement des mots, reprises, collocations et associations, enchaînements et attirances des mots entre eux, cheminement à travers des réseaux pouvant conduire à la réduction en slogans de certaines séquences – et à cet égard l’outil statistique et informatique mis au point par le Laboratoire de lexicométrie politique de Saint-Cloud apporte une aide essentielle. Les mots sont issus des discours : ils ne sont pas engrangés à l’intérieur de l’esprit dans un état d’isolement et d’univocité sémantique. On connaît assez l’importance des glissements de sens, des ambivalences, des connotations. On a pu mettre en lumière plus récemment de manière systématique les phénomènes de mémorisation en « grappes », d’écho, de martèlement. Pour décrire les catégories floues, ou, plus exactement les processus de gradualisation du sens, il importe encore de mobiliser les apports de la sémantique cognitive et des théories du prototype. Le schéma interactionniste qui régit les mots exige aussi qu’on prenne en compte la situation de production-réception, les sources et les visées de l’argumentation, les effets de polyphonie, le combat mené à travers les mots par la pensée politique engagée, les stratégies mises au service de groupes sociaux ou de partis, la transformation en slogans dans les discours de propagande.
8L’étude des textes et l’histoire des idées élargissent ce champ de recherche. La conceptualisation des théoriciens est mise en relation avec l’époque et le milieu où ils ont vécu, avec les mentalités qu’ils ont voulu transformer. Les mots sont « mis en scène » dans l’histoire : on fait parler ses témoins et ses acteurs, on met en place les forces sociales et politiques qui travaillent, tiraillent ou retournent leurs sens, on profile les grands événements qui mettent les mots dans des situations mouvantes et les chargent de significations nouvelles. En questionnant la structure interne des sociétés, dans leurs différents processus d’agrégation, dans leurs consensus et plus encore dans leurs conflits, la politologie ajoute la dimension des pratiques. Les mots sont traversés par des clivages, des enjeux, des problématiques, et acquièrent des valeurs conflictuelles qui s’intensifient avec la « politisation » des problèmes. Enfin l’objet propre où se pose le regard des sciences de l’éducation révèle la place et l’utilisation des mots dans ce lieu institutionnel privilégié qu’est l’école primaire du 19e siècle et dans la transmission des valeurs républicaines.
9L’ordre des contributions qui composent ce volume répond aux différentes dimensions de la diversité dont il veut être l’expression, de langues, d’époques, de disciplines, de méthodes. On y trouvera donc un grand ensemble centré sur le lexique moderne et contemporain, dont les structures sont examinées d’un pays à l’autre, en Europe et dans le monde arabe. Le second ensemble s’articule naturellement avec le premier qui se clôt sur un retour à la tradition arabe. Il met en perspective historique les mots, les discours, les pratiques, de l’Antiquité gréco-romaine jusqu’au 19e siècle. Sont privilégiées et mises en regard des époques où le concept est particulièrement saillant : 18e siècle en France et début du 19e siècle allemand. C’est en parcourant l’ensemble de ces dimensions que l’on peut essayer d’en apprécier les résultats, en ce qui concerne aussi bien l’objet de la recherche que l’approche transdisciplinaire qui l’anime.
10Le lexique s’offre ici sous les deux aspects, apparemment contradictoires et réellement inséparables, de la stabilité et du mouvement, du consensus et du dissensus.
11On découvre non sans étonnement un fond de stabilité et une homogénéité du lexique dans l’espace et dans le temps. On relève en effet dans le cadre européen un ensemble assez solidement structuré de traits communs et d’oppositions sémantiques : par exemple la correspondance de traits immédiatement saisissables, de nature géographique, humaine, structurelle, entre le français pays, peuple, nation, État, et l’anglais country, people, nation, state. Plus subtilement, le fait qu’une nation soit une entité abstraite, construite ou à construire, alors que le peuple, en tant qu’être collectif, se présente comme un donné, se retrouve en français et en allemand. Ces traits communs font davantage ressortir les différences et valeurs spécifiques des mots d’une langue à l’autre : l’expression spécifique de la « patrie » en anglais, ou encore du couple « peuple » et « nation » dans Fichte, le premier étant plus abstrait que le second. La mise en perspective historique fait également apparaître la pérennité de certains traits de sens à travers les bouleversements de l’histoire, en France particulièrement : le couple peuple et nation semble en effet y garder, du 18e siècle à nos jours, une opposition entre un trait « ascendant » caractéristique de nation, par rapport à peuple, pris dans un mouvement plutôt descendant. Ce trait ascendant de nation peut exprimer aussi bien la sublimation de l’attachement du peuple pour son roi, que servir la montée d’une volonté autonome et prérévolutionnaire. Des gazettes aux dictionnaires le peuple se présente comme un donné et une pluralité concrète ; la nation est toujours marquée par les notions de totalité et d’unité. Pour les raisons historiques que l’on connaît, les concepts allemands ont davantage basculé du début du 19e siècle à nos jours, même si certains traits subsistent à l’état de traces dans la conception de la nationalité allemande. Ainsi le lexique joue-t-il le rôle de témoin et de révélateur des histoires particulières et des grandes fractures propres à chaque pays. Quant au vocabulaire arabe, il n’a pas le caractère univoque qu’on lui a parfois prêté. On retrouve dans la ’umma le sens large de « volonté de vivre ensemble », sur la base d’éléments communs (langue, groupe ethnique, territoire, confession) : la religion n’en est qu’un parmi les autres, surévalué par certaines interprétations réductrices qui veulent conférer à ce mot la seule acception de « communauté politico-religieuse islamique ». Ce que le mot a de spécifique, c’est moins cette lecture « confessionnelle » que la richesse de sa polysémie présente dès les origines, comme l’atteste son histoire. Enfin l’Antiquité permet de découvrir, à travers les formes grecques et latines, les origines des mots et leurs regroupements en familles souvent méconnues de nos jours. Cet héritage ne saurait masquer l’hétérogénéité des deux mondes : la profusion des noms du « peuple » et l’importance de la cité témoignent d’une tout autre forme d’organisation collective, étrangère à notre conception moderne de la nation.
12D’un autre côté, concurremment à cette impression de stabilité, s’en dégage une autre fort différente, de flux, de labilité, de glissement, voire de fuite absolue des signifiés : glissements insensibles des acceptions à l’intérieur d’un mot polysémique aux frontières floues (peuple en français) ; changements de sens observés à l’intérieur de l’œuvre d’un même auteur (peuple dans Rousseau) ; redéfinition des mots et des concepts et création de nouvelles polysémies contextuelles (Fichte) ; détournements de sens antérieurs pour assurer l’expression de réalités nouvelles (passage du sens ancien de nation à sa signification moderne dans la seconde moitié du 18e siècle, continuité et rupture, importance des associations contextuelles nouvelles) ; perception d’interférences entre les mots et établissement de synonymies contextuelles (quand par exemple peuple et nation en français ne se distinguent plus, que nation intègre le patrimoine de peuple et patrie à la fin de l’Ancien Régime, ou qu’État fusionne avec patrie, dans les manuels scolaires du 19e siècle, quand pays devient un synonyme atténué de nation) ; ruptures avec les signifiants eux-mêmes lorsqu’il s’agit de gommer un passé (en Allemagne), ou création de formes nouvelles lorsque le discours doit fonder le politique (aux États Généraux en juin 1789) et que la force se convertit en mots ; réductions et cristallisations partisanes du sens lorsqu’il s’agit de servir des intérêts politiques et idéologiques dans le cas de la ’umma (nation) arabe, divisions de ce même concept selon les orientations idéologiques de leurs leaders, Banna (conception religieuse) et Nasser (nationalisme et socialisme) ; contamination plus ou moins inconsciente des signifiés par le voisinage d’autres mots.
13Un mot peut donc bouger à l’intérieur de lui-même, dans sa polysémie, dans les frontières qui le séparent des autres mots, dans ses associations et ses affinité de sens. Plus encore que d’autres, les mots de la nation sont pris dans la diversité des situations de communication, par les acteurs du langage qui se les approprient, les retaillent, les vident ou les enrichissent, les (ré)orientent ou les détournent, les transforment ou les manipulent, les renient ou les font renaître. Plus encore que d’autres, leurs significations se trouvent corrélées à la vie des communautés humaines, aux diverses formes et stratégies d’énonciation, aux enjeux politiques et sociaux, aux grands mouvements de la pensée et de l’histoire, aux conflits, aux évolutions et aux révolutions. En cela les mots du politique s’opposent tout particulièrement aux termes des lexiques spécialisés (en particulier ceux du lexique juridique), qui, par l’idéal de monosémie qu’ils visent (mais n’atteignent que rarement !), sont, selon une expression que j’emprunte à P. Bacot, des mots « scotchés » à l’objet ou à la situation qu’ils expriment, des mots qui ne bougent plus, parce qu’ils ne sont plus – ou ne doivent plus être – le lieu d’enjeux et de conflits.
14Certes cette opposition entre la fixité et le mouvement tend à s’inscrire dans une polarité textuelle qui va des dictionnaires aux discours. Se trouve confirmée la fonction du matériau lexicographique qui est de prononcer l’« arrêt » du sens, d’ordonner les significations en vue de stabiliser une communauté linguistique, d’organiser le « consensus », au détriment de la prolifération discursive des signifiés et de la vie des mots, à l’œuvre dans les discours. Mais, si ces supports textuels peuvent être dits, d’un extrême à l’autre de la chaîne, « prototypiques », on découvre aussi à travers eux que, parfois, les pôles peuvent s’inverser. Et c’est alors l’institution dictionnairique qui bouge : car le discours lexicographique s’écrit lui-même dans le temps, il connaît ses hésitations, ses ratures, ses ruptures, il n’échappe pas au flou, à l’opacité, à une circularité maintes fois dénoncée. Inversement, certains discours contredisent l’impression de liberté qu’on attendrait d’eux : ils figent le sens des mots, réduisent les signifiés, crispent les polysémies et assènent les slogans…
15Ainsi se manifeste dans son ambivalence cette double aspiration fondamentale des groupes humains à la fixité, garante de l’unité, avec les excès qu’elle peut engendrer, et au mouvement, expression d’une pluralité toujours menacée d’éclatement.
16Si l’on se place maintenant du point de vue de l’approche et de la méthode, l’on ne peut que constater les résultats étonnamment fructueux du dialogue entre les disciplines. Par sa recherche incessante de structuration des formes et des sens des mots, par son souci d’explicitation, de comparaison et de différenciation des signifiés, par l’observation de leurs regroupements et de leurs alliances, par le double éclairage qu’apportent la synchronie et la diachronie, la lexicologie « met de l’ordre » dans nos représentations sémantiques et fournit une grille de lecture utile pour les autres disciplines. En se mettant à l’écoute du sens des mots, de leurs emplois, de leurs enchaînements et de leurs combinaisons, elle permet de questionner plus précisément le contenu des textes, de baliser et de dessiner, sur de longues distances parfois, les parcours discursifs et argumentatifs, de mieux situer le flou et les ambivalences, d’éclairer les enjeux et les stratégies. Et par ses limites même et les résistances qu’elle rencontre, elle a pour effet de révéler la vie et la productivité extrême des mots, des discours et des énonciations, qui toujours effacent ou dépassent les frontières des systèmes dans lesquels on tente de les enfermer. L’analyse des discours et des interactions, l’étude des textes et des mentalités, la prise en compte des comportements et des événements, nous réintroduisant dans le monde de la praxis et de la communication, obligent à repenser le mot comme un courant, un flux (et un flou) de représentations, plutôt que comme un microsystème de significations bien définies, comme un lieu de passage des forces sociales et discursives, plutôt que comme un petit territoire de sens aux frontières intérieures et extérieures fixes, comme un instrument au service de la société plutôt que comme une unité de la langue. Grâce à cette confrontation et à cette mise en question réciproque, chacune des spécialités voit son champ de connaissance s’élargir et s’enrichir. De nouvelles questions se posent, qui multiplient les voies d’accès au sens, diversifient et affinent les modélisations sémantiques. À côté des méthodes éprouvées du structuralisme se mettent en place des types d’approche plus dynamiques et des modes d’organisation plus « libres » des significations, inspirés d’orientations récentes de la lexicologie, de la sémantique cognitive ou de la psychologie sociale. Les relations actancielles (ou schèmes casuels) pénètrent à l’intérieur des signifiés, même lorsque les mots, comme ceux de notre micro-champ expriment des substances abstraites plutôt que des processus, la conceptualisation des « facettes » vient parfois remplacer avantageusement le traitement par segmentation de la polysémie classique, les théories du prototype, les procédures de schématisation des représentations, les notions de centre, de périphérie, de saillance, confirment ce mouvement, qui tend à soustraire la sémantique de l’emprise de la linguistique formelle pour la faire entrer dans le champ de la connaissance humaine.
17Plus fondamentalement, l’expérience menée montre que, d’une discipline à l’autre, les mêmes questions se posent, que l’on peut penser de la même manière les processus langagiers et les processus institutionnels et sociaux. Elle conduit naturellement à une réflexion d’ordre épistémologique. L’on découvre que certains concepts et configurations traversent aussi bien la langue, que les discours et les pratiques. Ainsi en est-il des actants de la phrase (le linguiste Tesnière ne comparait-il pas la structure de celle-ci à un « petit drame », constamment rejoué dans le discours ?), des places ou fonctions sémantiques et textuelles, qu’on peut corréler aux rôles et aux acteurs de la vie sociale. La relation dialectique entre « statique » et « dynamique » semble être aussi à l’œuvre à tous les niveaux, qu’il s’agisse de distinctions catégorielles de base (entre nom et verbe par exemple), de la stabilité des formes lexicales opposée à la mouvance de leurs emplois, de la tendance à fixer et à pérenniser les formes de la vie sociale qui contraste avec les mouvements et les déchirements des communautés. La matière qui s’offre à nous constitue en fait une totalité. Seule une véritable transdisciplinarité, conçue, non comme une vulgarisation de connaissances ou un transfert de compétences, mais comme la mise en commun de spécialités qui, allant chacune jusqu’à l’extrémité de leur propre champ de recherche, prennent conscience de leurs limites et de la nécessité de s’ouvrir au champ voisin, permet de restituer l’unité et la continuité du réel, et toutes les « facettes », pour reprendre le mot d’Alan Cruse, d’un objet de recherche.
18Seule aussi une telle conjonction de disciplines peut essayer de cerner d’un peu plus près cette entité mystérieuse qu’est le mot. Deux aspects apparemment irréconciliables se dégagent de cet éventail d’études. Tantôt le mot s’offre comme une sorte d’épure sémantique, constituée d’un petit réservoir de traits, fortement abstraits et d’une grande généralité, stables dans l’espace et parfois même dans le temps, tantôt il donne l’impression d’éclater, de se disséminer, voire de se dissoudre, dans des contextes aussi divers qu’irréductibles et imprévisibles. Ce double aspect n’est pas nécessairement contradictoire si, au lieu d’en faire l’argument d’une polémique entre disciplines, l’on s’efforce de rechercher un principe unique de fonctionnement. C’est précisément parce que le signifié d’un mot est fait d’un petit nombre de traits très ténus, proches de ce qu’on peut appeller des « primitifs sémantiques », qu’il possède cette plasticité presque infinie, cette capacité toujours renouvelée d’extensions et d’applications référentielles. Tout dépend de sa rencontre avec tel énonciateur, telle interaction, telle situation ou événement historique ; tout dépend de sa forme d’engagement dans le « monde ». Ainsi apparaît le mot, dans sa force et sa fragilité entremêlées. Pris en lui-même, il n’est qu’un fétu de sens, qui offre peu de matière ; mais sa résistance et sa puissance créatrice sont inversement proportionnelles de cette faiblesse ; et cette force à son tour se convertit en fragilité, lorsqu’elle l’expose aux dangers d’une liberté sans limite.
19Plus que d’autres peut-être, les mots de la nation, pris dans le désastre des guerres et les déchirements de l’histoire, mais aussi dans les mutations et les (re)constructions des groupes humains, sont là pour en témoigner.
Auteur
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