Quelques réflexions sur les relations d’Alexandre III avec l'Italie méridionale
p. 111-121
Texte intégral
1Alexandre III a, durant tout son pontificat, entretenu d'excellents rapports avec les rois de Sicile. Nous tenterons d'en analyser certains aspects, mais nous chercherons surtout à mesurer l'action de ce canoniste sur l'organisation religieuse du Royaume ; en fait, nous nous limiterons à la partie centrale de celui-ci : Campanie, Molise, Pouille, Basilicate et Calabre ; les Abruzzes présentent, du point de vue de l'organisation ecclésiastique, des traits propres dus à leur appartenance ancienne à l'Italie franque ; les églises de Sicile, de leur côté, ont un statut particulier qu'on évoquera ; mais, bien entendu, on parlera des relations qui lient le pape à la Cour de Palerme1.
2La nature des rapports entretenus, au XIIe siècle, par le pape avec le royaume de Sicile est très complexe. En un sens, ces rapports sont étroits, pour plusieurs raisons. La première est géographique : le Royaume est l'unique voisin méridional de l'État pontifical : la frontière se fixe à l'époque de Roger II, de l'embouchure du Garigliano à celle du Tronto. En second lieu, depuis le XIe siècle, les chefs normands de l'Italie méridionale jurent fidélité au pape2 et lui prêtent souvent une aide militaire, en particulier en cas de conflit avec l’empereur. Au XIIe siècle, cette fidélité, toujours active en théorie, est mise en sommeil : ni Guillaume Ier, ni Guillaume II ne la prête à Alexandre III ; Guillaume II, qui monte sur le trône en 1166, attendra 1188 pour accorder un serment à Clément III3 ; les Normands, politiquement, ont cessé d'être des auxiliaires dociles pour devenir des alliés et des protecteurs (plus rarement des adversaires) du pape ; mais leur soutien est indispensable en temps de lutte avec l’empereur.
3Du point de vue religieux, les rapports entre Rome et les Églises du Royaume sont moins simples que la proximité géographique le laisserait supposer. Cela tient d'abord à l'originalité même de ces Églises. Passons sur la présence persistante de quelques évêchés et de nombreuses églises grecques, surtout en Calabre et dans le Salento (sans compter les monastères, dont les plus importants sont fondés à l’époque normande). Plus important est le fait que les églises latines du Royaume présentent deux caractères originaux. Le premier est le « langobardisch-italisches Eingenkirchenrecht »4, né au Ville siècle et qui n'est pas mort au XIIe, alors qu'il s'oppose au droit canon commun. Sa naissance est due, en particulier, à l'effondrement du réseau des évêchés paléochrétiens pendant la crise des VIe-VIIe siècles, au moment de l'invasion lombarde5 ; ce réseau se reconstitue surtout après que, au Xe siècle, le pape ait érigé en métropoles les capitales politiques de l'Italie méridionale, chargeant les prélats de ces sièges de se choisir des suffragante. La reconstitution en est parfois anarchique, notamment en territoire byzantin. Dans la Sicile reprise aux musulmans, c'est le comte qui a créé les nouveaux évêchés ; le roi y revendique, s'appuyant sur un privilège d'Urbain II auquel il donne une interprétation très extensive6, le droit de légation pour lui-même. Enfin, à la suite de la victoire militaire de Guillaume Ier sur l'empire byzantin appuyé par le pape, Hadrien IV a dû se soumettre à ses exigences à Bénévent en 11567. Le roi reconnaît le libre appel au pape pour les causes ecclésiastiques dans la partie continentale du Royaume, le droit du pape à accepter les transferts d'évêques, sa liberté de consécration et de visite dans toutes les Eglises du Royaume. Mais en Sicile, il n'y aura ni appels au pape, ni légations ; celles-ci sont limitées sur le continent : elles ne doivent pas entraîner de dommages pour les biens d'Église. Le pape ne pourra tenir de conciles que dans la partie continentale du Royaume, et encore pas dans une ville où le roi résiderait. Surtout, le roi aura la faculté de refuser une élection épiscopale si l'élu lui apparaît comme « traître », « ennemi », ou, simplement, lui est hodiosus : il jouit donc en fait d’un droit de veto illimité.
4La pratique pontificale, à la suite de ce « concordat », est plus restrictive encore ; le pape ne tient plus aucun concile dans le Midi, qui en avait accueilli un grand nombre à l'époque de la Réforme. En revanche, les évêques du Royaume forment près du quart des pères du troisième concile du Latran8. Rome n'envoie pratiquement plus de légats, même sur le continent : lorsque Célestin III cherche à en expédier un en 1195, Constance le refuse, affirmant — à juste titre — que le Royaume ne reçoit d'ordinaire que des légats envoyés au souverain ou partant pour l'Orient et traversant simplement le Royaume9.
5Telle est, de fait, la pratique sous le règne d'Alexandre III. Le seul légat connu sur le continent semble être Jean, sans doute diacre de Ste-Marie in Porticu, légat en Dalmatie qui, au passage, donne deux réponses canoniques à Bertrand de Trani et à Amand de Bisceglie10.
6Mais l'essentiel des relations entre le pape et le Royaume sont politiques et passent par le roi ; les légats se rendant expressément dans le Royaume ne vont qu'à Paierme et servent d’ambassadeurs. W. Ohnsorge11 a énuméré ceux qui se succèdent jusqu’en 1169 : Manfred de St-Georges ad velum Aureum et Pierre de Ste-Marie in Aquiro en 1167, Jean de Naples en 1166, Hubald évêque d'Ostie la même année, Bernard évêque de Porto et Manfred (déjà nommé) en 1167, Guillaume de St-Pierre-aux-Liens la même année, Jean de Naples de nouveau en 1169 ; ajoutons Pierre de Gaète, sous-diacre de l'Église romaine12.
7Parmi ces légats fréquentant la cour de Paierme, l'un semble avoir joué un rôle particulier, si l’on en croit l'auteur du Liber de regno Siciliae13 et Jean de Salisbury14 : Jean de Naples (Iohannes Neapolitanus). Jean de Salisbury affirme que, mourant, Guillaume Ier lui a remis, pour le pape, 60 000 tarins. Hugues Falcand présente sans complaisance son action à la Cour ; il aurait servi d'intermédiaire entre Maion, qui aspirait à la royauté, et le pape ; il intervient dans les querelles entre familiers du roi à la mort de Guillaume Ier, s'alliant au qâ’id Pierre contre Richard Palmer : l'auteur du Liber l'accuse d'être harum machinationum princeps et de briguer pour lui-même l'archevêché de Paierme. Autre épisode : Richard de Sées, désirant divorcer, s'adresse aux deux cardinaux alors présents, Jean de Naples et Bernard évêque d'Ostie ; le second, vir honestatis non dubie, refuse de se prononcer lorsqu’il voit que son collègue a donné son assentiment, muneribus et gratia precorruptus. Après la mort de Guillaume Ier, un groupe d'hommes de la cour, s'étonnant de la facilité avec laquelle le légat accomplit le trajet entre Rome et Paierme, lui demande quelle distance sépare ces deux villes ; il répond que le voyage dure quinze jours, mais un plaisantin lui rétorque que, à le voir, on dirait que les deux villes ne sont pas séparées de plus de vingt milles ; il ajoute méchamment que, si le roi était encore en vie, le légat ne repartirait pas surchargé (suffarcinatus) d’or sicilien.
8De ce personnage, C. D. Fonseca a retracé la carrière15. Iohannes Gaderisi appartient à une famille de l'aristocratie urbaine napolitaine, entrée dans le cercle des barons sous Roger II ; il semble avoir des liens avec la famille Cacapice de Naples et avec Florius de Camerota (Camerota se trouve dans le sud de la province de Salerne), justicier du Principat, un moment exilé, et parent de l'archevêque Alfan de Capoue16. Jean appartient donc à la même catégorie sociale — la vieille aristocratie urbaine indigène — que Maion de Bari ; on ne peut s'étonner qu'il soit à l'aise à la Cour, ni non plus que Hugues Falcand ne l'aime pas. Aux avantages de son origine napolitaine, il faut ajouter qu'il a toujours été, comme Alexandre III lui-même, partisan d'une entente avec le Royaume. Ce Napolitain, qui a commencé sa carrière religieuse chez les chanoines de St-Victor à Paris, est devenu sous Eugène III cardinal diacre des Sts-Serge-et-Bacchus et a été promu prêtre du titre de Ste-Anastasie en 1158. Mis à part son rôle en Sicile, il a été actif aussi dans les affaires anglaises : c'est sans doute son respect pour le pouvoir temporel qui le conduit à soutenir systématiquement Henri II Plantagenet contre Thomas Becket17. Dans les années 1170 enfin, il fait réformer la collégiale napolitaine de S. Pietro ad Aram par des Victorins de Paris.
9Si les légations à Paierme ne sont plus connues après 1169, on sait que l'entente politique avec le roi de Sicile, voulue par le pape dès avant son avènement, n'a pas faibli : c'est du Royaume, et avec des représentants de Guillaume II, qu’Alexandre III se rend à Venise pour faire la paix avec l'empereur.
10A ces relations politiques suivies et nourries s'opposent les très faibles possibilités d'action du pape auprès des Églises du Royaume. Les légats à Paierme n'ont pas à s'en occuper : le seul acte religieux accompli par Jean de Naples est la remise du pallium à Gauthier Ophamil, nouvel archevêque de Paierme à qui est ainsi évité un voyage à Rome18.
11Dans la partie continentale du Royaume, si on ne connaît aucun cas de légation (à l'exception du passage d'un légat envoyé en Dalmatie, on l'a dit), on s'aperçoit en revanche que la puissance du roi sur les Églises est énorme. Une bonne partie des revenus des cathédrales est d'ailleurs constituée par la dîme des revenus publics, assez libéralement accordée à des institutions qui par ailleurs ne sont pas richissimes19. Le pape presse le roi de ne pas laisser vacant trop longtemps l’évêché de Catanzaro et de lui rendre ses revenus20. On peut citer un cas caractéristique d'extension du pouvoir royal — qui ne paraît pas avoir suscité de protestations de Rome : dans les années 1170, c'est le roi qui ordonne (in mandatis dédit) à l'archevêque de Bari Raynald de juger l'accusation de simonie portée par le clergé de Minervino (siège suffragant de Bari) contre l'élu Maraldus21.
12Les autres dépositions, au demeurant peu nombreuses, sont dues au pape : celle des évêques de Caiazzo en Campanie et de Vieste en Pouille, pour simonie22, celle de Gilles, abbé de la SS. Trinità de Venosa passé au Mont-Cassin23. Mais les évêques dans la nomination desquels on peut déceler l'influence pontificale sont extrêmement rares : citons Gérard, ancien chapelain pontifical, transféré du siège de Salone en Dalmatie à l'archevêché de Siponto24.
13Rares sont aussi les procès tranchés par le pape ou son entourage dont la mention nous soit parvenue. En 1177, Manfred évêque de Palestrina, le cardinal prêtre du titre de Ste-Suzanne et un cardinal diacre jugent la plainte portée par les moniales de S. Cecilia (près de Foggia) contre l'abbaye de Pulsano, dont elles dépendaient ; mais la plainte n'a abouti à ces personnages que parce que le pape et sa suite traversaient la région avant de s'embarquer pour Venise25 ; d'autre part, le monastère de Tremiti fait appel au pape dans une affaire foncière qui l'opposait aux Templiers et dont avait été chargé l'évêque de Termoli26 ; on verra encore un exemple de ce type plus loin.
14Car, dans la grande majorité des cas connus, le pape confie de tels procès à des juges délégués choisis parmi les évêques et abbés locaux : ainsi les évêques de Teano, Sessa et Caiazzo d'une part, l'évêque de Frigento et l'abbé de S. Sofia de Bénévent d'autre part pour des affaires concernant S. Vincenzo al Voltumo27, l'archevêque de Capoue Alfan pour une cause opposant l'archevêque d'Amalfi à l'évêque de Ravello28, l'archevêque de Siponto, l'évêque de Salpi et l'abbé du Monte Sacro pour une controverse entre l'évêque de Troia et S. Maria de Foggia29. La longue affaire, dont on reparlera, qui oppose l'évêque de Gallipoli à S. Maria de Nardò est confiée d’abord à l'abbé de S. Stefano de Monopoli, Palmerius , et à l'archevêque d'Otrante, mais ce dernier est vite remplacé par Bertrand de Trani, l'une des figures les plus marquantes de l'épiscopat apulien30. Le même Palmerius est chargé, avec l'évêque de Monopoli, d'une enquête au monastère de Cuti31 ; dans l’affaire qui l’oppose à l'évêque de Conversano, l'enquête est encore confiée à Bertrand de Trani, avec Amand de Bisceglie (autre figure importante de l'épiscopat local)32. Le même Amand reçoit avec Daniel de Ruvo la charge de juger la plainte portée par le clergé de Corato contre Bertrand de Trani33 ; enfin, Daniel s’occupe encore avec Pierre de Venosa de la querelle qui oppose Bertrand à son propre chapitre34.
15Deux constatations s'imposent : quelques évêques et abbés (tels Bertrand, Amand, Palmerius) sont considérés par le pape comme des hommes de confiance, mais ont aussi des problèmes à résoudre. D'autre part, l'essentiel des affaires évoquées touche la Pouille, la Campanie étant au contraire très peu représentée, la Calabre (très mal documentée) pas du tout. Plusieurs de ces affaires (ainsi que d’autres qui ne sont connues que par des décisions pontificales) ont en commun de toucher à l'organisation même du réseau épiscopal, dont on a déjà dit le caractère récent et relativement improvisé : dans la Pouille et la Basilicate orientale, le nombre des évêchés est passé de 8 à 46 entre le IXe et le XIIe siècle et l'organisation métropolitaine est très peu cohérente (deux métropoles, Brindisi et Siponto, ont un seul suffragant, deux autres, Trani et Tarente, en ont deux). On comprend qu'une telle prolifération doive être disciplinée. Mais la politique pontificale, dans ce domaine, n’est pas très nette. Tentons de l'évaluer en présentant les différents cas.
16Signalons d'abord que deux petits sièges du Salento méridional, ceux d'Ugento et d'Alessano-Leuca, n’apparaissent à la documentation qu’à l'extrême fin du XIIe siècle35 ; on ne sait s'ils sont plus anciens, mais ce n'est pas sûr. L'évêché de Lesina n'est attesté qu’à partir de 117736 ; une telle création (prévue dès le XIe siècle, mais non réalisée alors) peut être mise en rapport avec l’importance prise par le comté de Lesina.
17Mettons ensuite ensemble les cas de deux sièges secondaires (une spécialité locale) qui veulent acquérir le statut de cathédrales de plein exercice. Ainsi à Oria, qui a remplacé comme siège Brindisi détruite au IXe siècle, avant que cette ville ne récupère la chaire en 110037. Après plus d'un demi-siècle d’apparente accalmie, le clergé et le peuple d'Oria revendiquent un évêque propre dans les années 1170. Alexandre III, qui peut s'appuyer sur l'exemple de ses prédécesseurs, refuse38, sans régler définitivement un problème qui ressurgira sous Lucius III. A Monte S. Angelo, qui n'a jamais eu d'évêque propre (bien que l'église possède un trône épiscopal du XIe siècle39), mais qui constitue le principal sanctuaire du diocèse de Sionto, la revendication est plus modeste : on demande seulement que l'archevêque porte le double titre et consacre le chrême dans les deux cathédrales ; après enquête, le pape, fort de la tradition, refuse40.
18Passons rapidement sur deux questions de frontière entre deux diocèses. La première, qui oppose Bénévent et Larino au sujet du castrum Marronum, est réglée en présence du pape41 ; la seconde, qui concerne Rutigliano, est réglée à la demande du pape par l'archevêque de Bari, qui restitue cet habitat à son suffragant de Conversano, mais y conserve des droits sur un monastère42.
19Dans trois cas, d'ailleurs dissemblables, enfin, le pape semble admettre les prétentions de monastères à exercer eux-mêmes des droits épiscopaux. L'abbaye de S. Stefano de Monopoli revendique la juridiction épiscopale sur son castrum de Putignano, au diocèse de Conversano, qui lui a été abandonnée par un évêque : Alexandre III semble admettre cette prétention étayée par un acte43 ; l'affaire sera, au contraire, réglée en faveur de l'évêque en 1195.
20Second cas : Montepeloso (aujourd'hui Irsina), en Basilicate, a eu un évêque au XIe siècle ; le siège, après une éclipse, est restauré en 1123, en faveur de l'abbé de S. Maria, qui exercera les droits épiscopaux sur les possessions de l'abbaye. Cet évêché original est, pour raisons politiques, supprimé par Roger II qui fait de S. Maria un prieuré de la Chaise-Dieu ; Alexandre III semble un moment admettre sa restauration44, que Célestin III repoussera.
21Dernier cas : celui de Nardò. Cette ville du Salento qui, contrairement à une opinion répandue, n'a jamais eu d'évêque pendant le haut Moyen Age45, dépend de l'évêque de Gallipoli ; or celui-ci est grec, alors que tous les autres évêques apuliens du XIIe siècle sont latins. Aussi, peu avant 1173 (sans doute sous le pontificat d'Alexandre III), a-t-on donné au monastère latin de S. Maria de Nardò (la ville est située à une quinzaine de kilomètres de Gallipoli) les dîmes sur les revenus publics qui auraient dû aller à l'évêque, ainsi que des parrochialia iura et une longue controverse aboutit à confirmer cette situation extraordinaire46. S. Maria de Nardò ne deviendra siège épiscopal qu'en 1413 ; elle occupe toutefois, à partir du dernier tiers du XIIe siècle, une place très exceptionnelle. C’est exactement à la même époque que le roi fonde, en Sicile, le monastère-archevêché de Monreale47. Ajoutons encore qu'Alexandre III distribue assez généreusement à des abbés le droit de porter la mitre et l'anneau48.
22On voit au total que le pape ne répugne pas à reconnaître des droits épiscopaux à certains monastères, même contre l’avis de l'ordinaire, prenant ainsi acte de l'importance de ces établissements dans les structures ecclésiastiques du Midi ; que, dans l'ensemble, il agit en juriste soucieux de conserver les situations dont l'ancienneté est prouvée ; mais, dans le cas de Nardò, il favorise — ou à tout le moins, laisse apparaître une nouveauté qui ne vise manifestement qu’à réduire l'hellénisme religieux du Salento. On ne peut pas dire que tous ses efforts tendent à normaliser une situation assez aberrante.
23L'autre originalité canonique du Midi (la Pouille étant encore particulièrement visée) est le droit particulier qui régit les églises privées : les princes lombards, puis les évêques leur ont accordé un type de document appelé cartula libertationis y limitant la puissance épiscopale à la correction du clergé, sans aucun droit de regard sur la nomination de celui-ci. Depuis le début du XIIe siècle, des réticences se font jour, sur place, à l’égard de cette institution devenue archaïque, mais qui se maintient en fait jusqu'à la fin du siècle49. Dans ce domaine, l'action d'Alexandre III est certaine, mais non décisive. Il refuse de reconnaître les privilèges princiers et pontificaux que lui présente S. Maria de Capoue et, donc, la « liberté » de ce monastère50. Il impose quand il le peut la forme canonique du ius patronatus51 ; une décrétale adressée à l'évêque d'Andria traite des clercs revendiquant l'héritage d'églises construites par leurs parents52. Mais le pape ne semble intervenir que dans des cas particuliers ; son rôle paraît moins décisif que celui de l'esprit général, qui évolue lentement.
24Quant aux décrétales adressées à des évêques du Royaume, Marcel Pacaut en a déjà noté le faible nombre53. Parmi les destinataires, notons la place tenue par Bertrand de Trani et Amand de Bisceglie, dont on a vu le rôle de juges délégués. La majorité de ces actes touche (on s'y attendait) des questions de morale sexuelle et d'interdits de consanguinité. Quelques-uns concernent la morale du clergé ; ils semblent adaptés à une situation quelque peu archaïque : ainsi, le pape répond à l'évêque de Salpi que les prêtres et diacres mariés doivent abandonner leurs épouses, mais que les sous-diacres peuvent continuer la vie conjugale54.
25Nous n'avons pas pris en compte, dans ce rapide exposé, ce qui nous semblait banal (confirmations, etc.) et qui forme la teneur de la grande majorité des lettres pontificales. Même si le hasard a sa part, évidente, dans leur transmission, force est toutefois de constater le faible nombre de documents conservés. Le Royaume représente bien, dans ses relations avec la papauté, un cas particulier qu'Alexandre III n'a manifestement pas cherché à normaliser. Les liens politiques étroits qui unissaient le pape et le roi exigeaient sans doute que le pape ne s'occupe pas de trop près d'églises étroitement contrôlées par la monarchie, en dépit de certains particularismes devenus gênants à l'époque de l'unification définitive du droit canon. L'Italie méridionale a apporté au pape un soutien politique sans failles ; mais, pour cette raison même, elle ne constituait pas un terrain favorable au triomphe de la conception du pouvoir pontifical qu'Alexandre III voulait imposer surtout à d'autres souverains55. Le Royaume de Sicile, gouverné par un « tyran » oriental56, était plus apte à fournir au pape des subsides qu'à servir de champ d'application à ses idées.
Notes de bas de page
1 On s'est principalement fondé sur le répertoire d'actes pontificaux de P.F. Kehr, Regesta pontificum Romanorum. Italia pontificia. VIII. Regnum Normannorum-Campania. Berlin, 1935 ; IX. Samnium-Apulia-Lucania, par W. Holtzmann, Berlin, 1962 ; X. Calabria-insulae, par W. Holtzmann et D. Girgensohn, Zurich, 1975. Le titre de ces volumes sera désormais abrégé sous la forme IP VIII, IX, X.
2 J. Deer, Papsttum und Normannen, Cologne-Vienne, 1971.
3 MGH, Constit., I, p. 591-592.
4 Voir H.-E. Feine, « Studien zum langobardisch-italischen Eingenkirchenrecht », II, dans Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, 62, Kan. Abt., 31,1942, p. 1-105.
5 Voir J.-M. Martin et G. Noye, « Guerre, fortifications et habitats en Italie méridionale du Ve au Xe siècle », dans Castrum 3. Guerre, fortifications et habitats dans le monde méditerranéen au Moyen Age, sous la dir. d'A. Bazzana, s.l., 1988 (Publications de la Casa de Velazquez. Série archéologie, 12. Collection de l'Ecole française de Rome, 105), p. 225-236.
6 S. Fodale, Comes et legatus Siciliae, Paierme, 1970.
7 MGH, Constit, I, p. 588-590.
8 IP VIII, p. 54, no 214.
9 T. Kolzer, Constantine imveratricis et regime Siciliae diplomata, Cologne-Vienne, 1983 (Codex Diplomaticus Regni Siciliae, II, 1,2), no 3 (1195).
10 IP IX, p. 296, no 25 et 26.
11 W. Ohnsorge, Die Legaten Alexanders III. im ersten Jahrzehnt seines Pontifikats (1159-1169), Berlin, 1928 (Historische Studien, 175), p. 90-104.
12 La Historia o Liber de Regno Sicilie e la Epistola ad Petrum Panormitane Ecclesie thesaurarium di Ugo Falcando, éd. G.B. Siragusa, Rome, 1897 (Fonti per la Storia d’Italia, 22), p. 163.
13 Ibid, p. 28-29, 95-96, 102-104, 106, 163.
14 The letters of John of Salisbury. II. The later letters (1163-1180), éd. W. J. Millor et C.N.L. Brooke, Oxford, 1979, lettre 168, p. 116 (juin 1166).
15 C. D. Fonseca, Il card. Giovanni Gaderisi e la canonica di San Pietro « ad Aram » in Napoli. Ricerche sui Vittorini e il movimento canonicale in Italia, Milan, 1962 (Publicazioni dell'Università cattolica del Sacro Cuore, Contributi, serie terza, Scienze storiche, 2).
16 Sur ces personnages, voir E. Cuozzo, Catalogus baronum Commentario, Rome 1984 (Fonti per la Storia d'italia, 101**), s. v. Notons qu’Alexandre III demande au roi de France d’intervenir auprès de Guillaume Ier pour qu'il rappelle d'exil Florius de Camerota (dont Fonseca a déformé le nom) : IP VIII, p. 50, no 193.
17 Il est possible que le culte de T. Becket ne se soit pas imposé de lui-même dans un royaume dans lequel une opposition religieuse à la politique royale est impensable : le pape demande à l'évêque d'Aversa d'inviter ses comprovinciaux à le fêter (IP VIII, p. 69 no 40) ; ce culte n'est toutefois pas systématiquement banni : IP IX, p. 139 no 1.
18 Romualdi Salernitani Chronicon, éd. C. A. Garufi, Bologne, 1914 (Rerum italicarum Scriptores VII-1), p. 258.
19 Voir N. kamp, Kirche und Monarchie im staufischen Konigreich Sizilien. I. Prosopographische Grundlegung : Bistümer und Bischofe des Königreichs 1194-1266, Munich, 1973-1982,4 vol.
20 IP VIII, p. 54, no 213.
21 G.B. Nitto De Rossi et F. Nitti, Le pergamene del duomo di Bari (952-1264), Bari, 1897, réimpr. anast. Trani, 1964 (Codice diplomatico Barese, I), no 54.
22 IP VIII, p. 272, no 5 et IP IX, p. 269, no 2. Laissons de côté le cas de l'évêque de Molletta, qui, pour des raisons inconnues, a participé, à Ancône, à la consécration de l'antipape Victor IV : IP IX, p. 351-52.
23 IP VIII, p. 184, no 274.
24 IP IX, p. 238. Voir N. Kamp, « Soziale Herkunft und geistlicher Bildungsweg der unteritalienischen Bischofe in normannisch-staufischen Zeit » dans Le istituzioni ecclesiastiche della « Societas Christiana » dei secoli XI-XII. Diocesi, pieve e parrocchie. Atti della sesta Settimana intemazionale di studio (Milano, 1974), Milan, 1977, p. 89-116.
25 J.-M. Martin, Les chartes de Troia. Edition et étude critique des plus anciens documents conservés à l'Archivio Capitolare, (1024-1266), Bari 1976 (Codice Diplomatico Pugliese XXI), no 96 : Coram domino papa circa partes illas transitum habente. Voir F. Chalandon, Histoire de la domination normande en Italie et en Sicile, Paris, 1907, réimpr. anast. New-York, 1960 et 1969, 2 vol., II, p. 379.
26 IP IX, p. 144, no 3.
27 IP VIII, p. 254, no 28 et 29.
28 Ibid., p. 392, no 17.
29 IP, IX, p. 209, no 26.
30 Ibid., p. 417, no 6 sq.
31 Ibid., p. 335, no 11.
32 Ibid., p. 295, no 20 et 21 ; l'enquête doit être transmise à Rome.
33 Ibid., p. 297, no 27.
34 Ibid., p. 296, no 24.
35 Ibid., p. 412, no 11. Sur le siège de Leuca (en fait, Alessano) : A. Jacob, « Ecclesia Alexanensis alias Leucadensis. A la recherche du siège primitif d'un diocèse salentin », dans Riv. Stor. Chiesa It., 33,1979, p. 490-499.
36 Kamp, Kirche und Monarchie, cit. supra n.19,1, p. 271 et n.1.
37 A. De Leo, Codice diplomatico Brindisino, I., éd. G.M. Monti, Trani, 1940, no 10.
38 IP IX, p. 394-95, no 38 et 39.
39 Alle sorgenti del Romanico. Puglia secolo XI. Bari, Pinacoteca Provinciale, 1975, sous la dir. de P. Belli D'Elia, Bari, s. d. (1975), p. 31.
40 IP IX, p. 238, no 19, 22, 23, 24.
41 Ibid., p. 70, no 70.
42 Ibid., p. 322, no 17.
43 Ibid., p. 379 no 3 et p. 380 no 9 (ce dernier acte nous semble douteux).
44 A.-C. Chaix De Lavarenne, Monumenta pontificia Arvemiae decurrentibus IXe, Xe, XIe, XIIe saeculis, Clermont-Ferrand, 1880, no 198, p. 323.
45 L. Duval-Arnould et A. Jacob, « La description du diocèse de Nardò en 1412 par Jean de Epiphaniis est-elle authentique ? », dans Bull, dell'lst. Stor. Ital. per il Medio Evo, 90,1982-83, p. 331-353.
46 IP IX, p. 417-420.
47 IP X, p. 274-75, no 1-3.
48 SS. Trinità de Cava : IP VIII, p. 328, no 29. SS. Deverino e Sosio de Naples : ibid, p. 459, no 3. S. Stefano de Monopoli : IP IX, p. 380, no 9. S. Michele de Montescaghoso : ibid., p. 467, no 3. S. Maria della Matina : IP X, p. 91, no 3. SS. Trinità de Mileto : ibid., p. 148, no 13.
49 Sur cette question, voir Feine, op. cit. supra n.4. P. Landau, lus patronatus. Studien zur Entwicklung des Patronats im Dekretalenrecht und der Kanonistik des 12 und 13. Jahrunderts, Cologne-Vienne, 1975 (Forschung zur kirchlichen Rechtsgeschichte und zum Kirchenrecht, 12). J.-M. Martin, « Lignage et piété en Pouille à la fin du XIIe siècle : l'église San Valentino de Bi-tonto» dans Horizons marins. Itinéraires spirituels (Ve-XVIIIe siècles), sous la dir. de H. Dubois, J.-C. Hocquet, A. Vauchez, I. Mentalités et sociétés, Paris, 1987, p. 201-211.
50 U. Stutz, Papst Alexander III. Gegen die Freiung langobardischer Eigenkirchen, Abhandlung der Preuss. Akad. der Wiss., philol.-hist. Klasse, 1936, 6.
51 IP IX, p. 189, no 3 et 4, p. 329, no 1.
52 Ibid., p. 308, no 1.
53 M. Pacaut, « Papauté, Royauté et épiscopat dans le Royaume de Sicile (deuxième moitié du XIIe siècle) », dans Potere, sociéta e popolo nell'età dei due Guglielmi. Atti delle quarte Giornate normanno-sveve, Bari, 1981, p. 31-61 : p. 51.
54 IP IX, p. 348, no 3. Voir aussi IP X, p. 114, no 9 et 10 (à l’archevêque de Cosenza).
55 M. Pacaut, Alexandre III. Etude sur la conception du pouvoir pontifical dans sa pensée et dans son œuvre, Paris, 1956.
56 Voir H. Wieruszowski, « Roger II of Sicily, Rex-Tyrannus in twelfth-century political thought », dans Speculum, 38,1963, p. 46-78.
Auteur
C.N.R.S.
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