Charles VII et Eugène IV, note sur le gallicanisme monarchique
p. 59-69
Texte intégral
1Dans une étude récente, C. Beaune a montré qu'à partir de 1461 et pendant près d’une trentaine d'années le règne de Charles VII a passé chez les chroniqueurs et chez les historiens pour une espèce d'âge d'or1. Les portraits du roi sont flatteurs, ils ne laissent apparaître que les louanges. L'historiographie est à l'époque au service d'une idée : l'opposition à Louis XI. Charles VII est « un bon roi », son gouvernement « un bon gouvernement». Le ton change au début du XVIe siècle, le règne n'est plus qu'un souvenir et, si l'image du Roi idéalisée est encore présente, le temps du « mythe » est révolu. A la fin du siècle, il n'en reste plus rien et, bientôt, la critique l'emporte sur la louange.
2Cependant tout n'est pas perdu. Charles VII allait demeurer et pour longtemps, l'énergique défenseur des libertés de l'Eglise Gallicane. Si désormais les portraits du roi sont critiques, ils réservent toujours la part qui revient au souverain gallican. On lui fait crédit d'avoir imposé la pragmatique sanction, de l'avoir scrupuleusement respectée et défendue contre Rome. Tous les auteurs gallicans se font l'écho de cette opinion que partagent la plupart des historiens2. Mais, comme la critique systématique du règne est excessive, l'éloge manque également de mesure.
3Depuis les travaux de N. Valois, on sait ce qu'il faut penser de l'exacte application de la pragmatique sanction sous le règne de Charles VII et de cet air d'indépendance que prenait alors l'Eglise de France3. La liberté dont auraient joui les clercs sous son règne est une illusion d'optique apparue sous Louis XI, avec le regret d'un certain âge d'or qui n'a jamais existé. Et si le gallicanisme du roi est certain, encore faut-il s'entendre sur les mots. Dire que Charles VII a maintenu la pragmatique ne suffit pas. En outre, réduire d'ordonnance de Bourges à un simple corps de doctrine auquel Charles VII aurait pleinement adhéré ne permet pas de rendre compte de la politique ecclésiastique toute en nuances que le roi va poursuivre. La situation intérieure de la France, la fin du conflit avec l'Angleterre, le soutien des Angevins à Naples, l'enjeu des alliances italiennes, sont toujours au centre des débats politiques où se jouent les rapports du pape et du concile et le sort de l'Eglise de France. Il faut également compter avec l'intransigeance et l'entêtement des hommes qui dépassent les principes et obligent souvent à composer, user de fermeté et de souplesse, et tour à tour, tenir ou céder.
4Les relations qu'entretiennent pendant plus d'une quinzaine d'années Charles VII et Eugène IV illustrent parfaitement ce jeu subtil et complexe qui caractérise la politique à la fin du XVe siècle. Elles éclairent aussi le gallicanisme monarchique.
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5Les rapports des deux souverains commencent sous les meilleurs auspices. Elu le 3 mars 1431, le nouveau pape reçoit l'ambassade que le roi de France avait adressée à Martin V, il lui notifie rapidement son élection. Charles VII manifeste très tôt un réel attachement au pontife et reconnaît sans délai son autorité. Eugène IV, de son côté, entend plaire au roi et le satisfaire. Ainsi, dès le 29 avril, il confirme la mission du cardinal Albergati, nommé le 27 novembre 1430 pour tenter à nouveau d'imposer la paix entre la France, la Bourgogne et l'Angleterre4. Quelques semaines plus tard, le 28 mai 1431, il assure la fondation de l'université de Poitiers à la demande du roi5. Sans tarder également, Eugène IV favorise les hommes que le roi lui recommande6. Les relations étaient excellentes sur tous les plans et l'on ne voyait pas ce qui pouvait les faire changer.
6Sur le plan politique, Charles VII n'avait qu'à se louer des pontifes. Dans le conflit anglo-français, Martin V avait toujours manifesté un grand attachement au dauphin puis au jeune roi. L'envoi, comme nous l'avons dit, du cardinal Albergati « l’ange de la paix » était manifestement la marque d'une grande sollicitude. Confirmé par Eugène IV, le légat participe ainsi en 1431-1432 aux entretiens d'Auxerre « pour lequel traictié ledit cardinal fist de grands diligence entre les parties »7. Mais l'Eglise devait surtout jouer un rôle déterminant au congrès d'Arras de 1435. Eugène IV envoie toujours Nicolas Albergati, cardinal de Sainte Croix et le concile de Bâle, Hugues de Lusignan, archevêque de Nicosie dit le cardinal de Chypre. A défaut de paix générale avec l'Angleterre, les cardinaux usent de toute leur influence pour réconcilier le roi de France et le duc de Bourgogne. A cette occasion, Louis de Garsiis, chanoine de Bologne, membre de l'entourage du cardinal romain, expose des arguments favorables à Charles VII. Si les deux prélats représentent comme le note Thomas Basin8, « l'Eglise Universelle », il n'en demeure pas moins que l'ambassadeur d'Eugène IV veut être au premier plan et entend manifester son dévouement au roi de France9.
7Dans les relations avec Rome, la politique de la maison d'Anjou est souvent mise en avant. La situation est complexe à Naples comme dans toute la péninsule. La succession difficile de la reine Jeanne oppose le roi d'Aragon à Louis d'Anjou. Ce dernier a déjà bénéficié du soutien officiel de Martin V. Eugène IV se montre dans un premier temps très favorable au parti angevin, le roi d’Aragon s'étant engagé à l'égard du concile de Bâle. Le pape en soutenant, après le décès de Louis, René d'Anjou, beau-frère du roi de France, entend rallier définitivement Charles VII à sa cause. Quelques années plus tard, après la promulgation de la pragmatique sanction, la question napolitaine est toujours au centre des discussions entre la France et Rome, même lorsque la partie est perdue pour la maison d'Anjou10.
8Il est un autre domaine où le roi ne pouvait que se féliciter de l'attitude de la papauté : la politique bénéficiale. La question est d'autant plus importante qu'elle va se trouver au centre du débat qui se joue autour de la pragmatique sanction11.
9Martin V déjà avait accepté une politique favorable à la France, entendons au Dauphin. La partie n’était pas facile pour Rome. Car aux difficultés nées du conflit franco-anglais, venait s'ajouter l'opposition des Armagnacs et des Bourguignons qui se disputaient l'influence auprès du jeune roi. Au parti gallican, en effet, que dominaient Philippe de Coetquis et Martin Gouge, s'oppose le clan plus ultramontain inspiré par la Maison d'Anjou qui arrive aux affaires avec Louvet. De là des prises de positions contradictoires qui ne parviennent pas à lasser la bonne volonté du pape. Malgré les affirmations de principe, en effet, un accord n'est jamais loin. Charles VII finit par se montrer de plus en plus conciliant à l'égard de Martin V qui de son côté, fait la sourde oreille aux prétentions anglaises. On en vient ainsi à un concordat qui arrange les deux parties. Si la pratique bénéficiale présente l'aspect d'un beau désordre, chacun s'en accommode. Comme le suggère N. Valois, cela aurait pu durer sous le pontificat d'Eugène IV sans le concile de Bâle.
10Très rapidement, en effet, le nouveau pape renouvelle les mesures favorables de son prédécesseur. Les ambassades entre la France et Rome se multiplient ; elles ont dans leur mission, non seulement la situation intérieure de l'Eglise de France mais aussi les difficultés qui opposent Eugène IV aux Bâlois. Le pape cherche des alliés quand les pères conciliaires attendent désespérément le soutien des princes pour donner corps à une assemblée qui met bien du temps à s'organiser. Quelle est alors l'opinion de Charles VII ? Elle est indécise. Lors de la dissolution du concile, le roi l'aurait approuvé sans l’entourage épiscopal qui dans ces années 1430-1435 est importante au conseil12. La position du souverain, en réalité, n'est jamais tranchée ; tout reste flou et le roi poursuit une politique qui a fait ses preuves : il s'entend avec le pape, sollicite ses faveurs, mais se sert du concile lorsque le pape ne fait pas ce que l'on attend de lui. Cependant, peu à peu, la tension monte entre Bâle et le pape ; les mesures deviennent de part et d'autres plus radicales ; bientôt, elles sont irrémédiables. A nouveau, Charles VII intervient en faveur d'Eugène IV pour prolonger le délai de « l’ultimatum » que lui ont adressé les pères conciliaires. Le roi, très sincèrement, ne veut pas de cette hostilité systématique au pape, mais il lui est très difficile de tenir la partie égale entre les positions irréductibles des Bâlois et du souverain pontife. On est aussi intransigeant à Bâle qu'à Bologne. Le parti gallican s'agite autour du roi en faveur du concile. La convocation par le pape d'un prochain concile pour décider de l'union avec les Grecs inquiète beaucoup. D'autant que par ces outrances même, Bâle est en train peu à peu de se discréditer. La confusion est extrême. Les évêques plus engagés dont l’un des plus violents est Talaru, archevêque de Lyon, pressent le roi d'intervenir et veulent l'obliger à choisir entre le pape et le concile. C'est dans ces conditions que Charles VII, en janvier 1438, interdit d'aller au concile de Ferrare, et qu'il convoque, quelques mois plus tard, l'assemblée de Bourges qui se réunit en juin 1438 d’où sortira la pragmatique sanction. Il ne faut pas cependant exagérer l'influence des prélats ; le roi, à l'époque, est préoccupé par le sort de l'Eglise de France et redoute, comme il se manifestera plus tard, l’allure schismatique que prennent les événements. Comme en 1396, comme en 1408, la réunion de l'Eglise de France s'impose. Il y va du bon gouvernement13.
11Le récit des événements a été fait ; le contenu de l'ordonnance est bien connu. Il suffit de rappeler que les envoyés du concile et du pape à l'assemblée de Bourges ont fait assaut d'éloquence, que Gérard Machet, confesseur du roi, et Philippe de Coetquis, archevêque de Tours ont joué un rôle déterminant. La majorité penche en faveur du concile pour l'approbation des décrets conciliaires : le rétablissement des élections, l'abolition des réserves, des annates et le nouveau régime des appels en cour de Rome. Mesures que la pragmatique sanction reproduit en les modifiant quelque peu. L'ordonnance ménage en effet, dans la nouvelle politique bénéficiale une place pour l'intervention du roi qui par « de bienveillantes prières » pourra solliciter les électeurs. Le texte accorde également un régime de faveur à Eugène IV. Si le parti du concile emporte à Bourges une grande victoire, il convient d'en mesurer la portée et d'analyser la position du roi. La pragmatique sanction est imposée par le parti bâlois nettement majoritaire à Bourges. Le parti est dominé par quelques prélats et par les docteurs parisiens. Il s'en faut de beaucoup qu'il représente l'opinion générale14. Cependant, le roi signe l'ordonnance car il la trouve bonne ; il la fait sienne. Rien en revanche, ne permet de penser que Charles VII se lie à l'assemblée pas plus qu'il n’adhère pleinement au concile de Bâle. Si le roi est influençable, il n'en est pas pour autant soumis. Il est suffisamment gallican pour voir tout l'intérêt des propositions formulées par la pragmatique, mais il est assez politique pour ne pas y mettre le même esprit que ses rédacteurs. Que voulaient des hommes comme Talaru, Coetquis, Beaupère, Courcelles ? Le triomphe du concile et l'échec du pape. Ces hommes portent en eux l'esprit de Bâle et plus encore l'esprit de Constance où une poignée d'intellectuels tenaient en leurs mains les destinées de l'Eglise15. A Constance, dominaient D'Ailly et Gerson, désormais c'est la génération des élèves qui répandent toujours les opinions enseignées à l'université de Paris ; mais les idées ont fait leur chemin, elles se sont radicalisées.
12Est-ce dans les mêmes sentiments que Charles VII a promulgué l'ordonnance ? Certainement pas. Quelques traits méritent d’être soulignés. Il convient tout d'abord de noter que le roi est alors préoccupé par les questions religieuses. Il est pieux et très sincèrement chrétien. Son entourage où l’influence de Yolande d'Aragon est encore assez forte et qui anime tout un parti franciscain, l'entretient dans ses convictions16. Il est conscient des difficultés de l'Eglise ; il attend la réforme et trouve bon d’organiser celle de l'Eglise de France. Tout le préambule de la pragmatique en dit assez long sur l'ambiance générale et ce souci de réformation qui retient tous les esprits17. Les articles célèbres sur les élections ou la suppression des annates ont fait oublier les vœux contenus dans cet exposé des « motifs » où se retrouve avec beaucoup de verbiage le souci unanime de sortir l'Eglise d'une situation difficile. L'ordonnance d'ailleurs n'en reste pas aux principes, elle consacre de nombreuses mesures à la discipline ecclésiastique qui sont alors fort bien venues.
13Charles VII est également gallican. Il l'est avant tout par esprit de parti. Le roi a été élevé par les Armagnacs et le gallicanisme c'est le parti anti-anglais. Il a depuis son adolescence entendu parler des libertés de l'Eglise. Près de lui, les gallicans veillent. On rencontre dans son entourage les plus violents mais aussi les plus modérés qu'illustre parfaitement G. Machet qu'il écoute volontiers18. Mais si le roi est gallican, qu'entend-t-il par gallicanisme ? Très nettement l'indépendance à l'égard de Rome. En précisant que Charles VII est sensible aux abus de la cour pontificale et à leurs conséquences pécuniaires. La question fiscale est essentielle. La fuite de l'or qui est un des thèmes majeurs des gallicans est une réalité qu'éprouve durement un pays ruiné par la guerre. Charles VII est également préoccupé par les nominations bénéficiales. La reprise en main du royaume passe aussi par l’Eglise. Le roi ne peut supporter la présence de certains évêques trop proches du parti Anglais. Il sait que l'attribution d’un bénéfice est la récompense de services rendus. Dans ces conditions, lui a-t-on fait croire que le nouveau pape manquait de souplesse, que les électeurs seraient plus dociles ? Il l'a peut-être espéré. Le roi mesurera très vite les limites de la liberté des élections et reviendra à des pratiques éprouvées. Une chose en tout cas est très nette, le roi veut une Eglise en son pouvoir, ce qui est bien l'un des traits dominants du gallicanisme monarchique.
14Le roi croit-il à la supériorité du concile sur le pape, autre principe gallican ? Comme un dogme, cela est peu vraisemblable. En revanche, à l'époque, comme beaucoup, le roi espère dans le concile. Le concile de Constance a mis fin au schisme et l'on attend du concile de Bâle la réforme de l'Eglise. Cela le roi ne peut l'oublier. De plus, Charles VII voit dans le concile une autorité avec laquelle le pape doit compter. Politiquement cela lui sert. La leçon de Gerson n'est pas perdue : les assemblées qui ne sont pas bonnes pour gouverner le royaume peuvent s'avérer efficace au gouvernement de l'Eglise19. Le roi pourra ainsi jouer au gré des circonstances entre le pape et le concile. Il n'y a pas de là de principe de supériorité, mais une tactique qui explique que Charles VII ait offert ses bons offices pour le concile d'union avec les Grecs et qu’il ait appelé à plusieurs reprises à un concile général. Il espère par là amener Rome à plus de raison ; le roi n'ignore pas que l'appel au concile est avant tout une arme20. Enfin, nous devons ajouter que le roi, même affichant des positions gallicanes, veillera à ne jamais se laisser enfermer par la doctrine. Il sait qu’il a une politique à mener, des intérêts supérieurs à défendre auxquels les docteurs et les faiseurs de systèmes sont étrangers. Dans cette politique, le roi a besoin du soutien du pape20. La pragmatique sanction n'y changera rien.
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15On a parlé de rupture, or jamais les relations n'ont été plus étroites entre la France et Rome. Les ambassades n'ont jamais été aussi nombreuses. Certes, le roi a toujours refusé de revenir sur l'ordonnance de Bourges et le pape s'est obstiné à solliciter inlassablement son abrogation. On a opposé la fermeté du roi à l'entêtement du pape et l'on y a vu l'exaltation du gallicanisme. Les faits démentent une appréciation aussi catégorique.
16Tout d’abord, le roi n'a jamais appliqué vraiment la pragmatique sanction. S’il paraît dans les premiers temps s'y plier, il reviendra très vite à des pratiques antérieures qui lui accordent plus de liberté. La nomination de quelques évêques, jadis étudiée par N. Valois, fait bien apparaître que le roi non seulement sollicite les électeurs mais demande souvent au pape de nommer directement le candidat de son choix. G. Machet lui-même se désole que le roi ne maintient pas exactement « sa pragmatique ». Devant les parlements, à Paris d'abord, à Toulouse par la suite, les compétiteurs font état de sollicitations royales : « Le roi en escrivit au pape » peut-on lire à plusieurs reprises21. Le parlement de Toulouse face à une telle indécision n'a pas d'attitude très tranchée à l'égard de la pragmatique. Les ecclésiastiques eux-mêmes continuent à s'adresser à Rome, ce qui leur paraît plus sûr. Eugène IV nomme et, sauf quelques exceptions malheureuses, le roi ne trouve rien à redire. Assez vite d'ailleurs, on se demande qui tient vraiment à appliquer dans le royaume l'ordonnance de Bourges : quelques clercs du second ordre et l'université de Paris qui souhaite placer ses gradués22. En réalité, on a bien l'impression que la pragmatique n'a rien changé à la politique bénéficiale, elle offre simplement un argument de plus aux multiples compétiteurs et ajoute au désordre23.
17Le roi d'ailleurs ne se considérait pas comme lié par la pragmatique sanction. Les parlementaires gallicans considéraient volontiers, au mépris de toute tradition, que l'ordonnance s'imposait au roi. La question est vivement débattue à Paris comme à Toulouse lors des procès bénéficiaux, on la retrouve encore sous le règne de Louis XI24. Les avocats tiennent à marquer la place exceptionnelle de l'ordonnance. Raymond de Luppault, avocat au Parlement de Toulouse qui affiche des sentiments plutôt gallicans affirme dans l'intérêt de son client « A ce que la pragmatique sanxion, ne les constitutions non ligant regent dit que le Roy ne doibt, ne peut venir contre les decrets de Basle contenuz en la dite pragmatique au quel l'eglise galicane a adheré »25. Il est bien difficile de voir dans ces propos autre chose qu’un argument de plaidoirie dans la mesure où le roi a toujours mené la politique bénéficiale à sa fantaisie. De plus, le roi refusera toujours, malgré de pressantes sollicitations, d'aller au-delà de la pragmatique. Une question devait faire difficulté : la rétroactivité des décrets de Bourges. Les plus conciliaristes des gallicans souhaitaient en effet reporter l'application des mesures consacrées par la pragmatique à la date de leur promulgation au concile de Bâle. Se ranger à cette opinion26, c'était accorder encore plus de crédit à la thèse conciliaire, et, au lendemain de la déposition du pape (1439), un coup supplémentaire porté contre l’autorité pontificale. Charles VII ne veut ni se plier aux Bâlois ni s'aliéner le pape ; il s'oppose à la rétroactivité, comme le précise l'ordonnance de 144127.
18En réalité, libre de toute contrainte, le roi entend maintenir les meilleurs relations avec Rome. Tout d'abord, le roi est très sensible à l'attitude d'Eugène IV à l'égard de la maison d'Anjou. Il convient de ménager le Pape. Le jeu compliqué des alliances italiennes impose, comme nous l'avons vu, d'éviter toute rupture. La présence à Rome d'un procureur du roi depuis 1437 — il s'agit alors de Gilles Le Lasseur — est témoin de ces bons rapports. De son côté, Charles VII continue à jouer les bons offices dans le conflit qui ne cesse de s'envenimer entre le pape et le concile. Pendant de long mois, il soutiendra l'initiative d'un nouveau concile convoqué pour l'union avec les Grecs qui aurait à la fois l'assentiment du pape et celui des Bâlois. Dans le choix difficile d'une ville, le roi intervient, et s'il paraît se ranger à l'opinion des pères de Bâle qui ne souhaitent pas aller en Italie, c'est qu'il ne lui est pas indifférent que le concile ait lieu en France ; il ne conçoit pas cela comme un affront. Certes il interdit d'aller à Ferrare, mais lorsque en 1439, les Bâlois vont déposer Eugène IV, il désapprouve cette mesure extrême. En 1440, il refuse de retirer son obédience au pape28. L'élection de Félix V le navre et le roi va déployer toute son énergie pour arrêter le schisme29. Il joue de son influence pour faire cesser ce nouveau scandale qui déchire l'Eglise. Eugène IV, jusqu'à sa mort (23 février 1447) n'aura pas de plus ferme soutien. Le Hérault Berry s'étend longuement sur la fin du schisme et le rôle essentiel joué par le roi « car les roys de France ne vouldrent jamais soustenir cisme en l'église mais treuve len es escriptures qu'ils ont tousjours aydé à remectre sus l'église »30. Le pape Nicolas V recueillera quelques années plus tard tout le profit de cette politique.
19Sans doute, dans le même temps, le roi refusera d'abroger la pragmatique sanction alors que Rome lui propose des concordats qui sont au moins aussi avantageux31. Faut-il y voir une intransigeance gallicane de la part de Charles VII ? Ce serait excessif. Charles VII n'est pas plus gallican d’avoir maintenu la pragmatique sanction que Louis XI est ultramontain pour l'avoir abrogée en 1461 ! Le roi en réalité voit dans la pragmatique un double avantage. D'une part, elle lui laisse une grande liberté dans les affaires internes de l'église, d’autre part, elle lui permet de traiter directement avec Rome. A l'intérieur, ce n'est qu'un texte, à l'égard de Rome, c'est une arme. Et l'usage que le roi en fait correspond parfaitement à cet équilibre qui va dominer toute la politique religieuse de la monarchie jusqu'au concordat de Bologne.
20Il faudra certes compter avec la personnalité des monarques et des différents papes et avec les situations particulières à chaque règne, mais l'orientation est commune. Or, cette politique Charles VII l'inaugure avec Eugène IV faisant alterner le chaud et le froid : le roi apporte son soutien au pape mais en même temps sait le tenir à distance ; il garde l'Eglise de France à sa main et lui accorde cependant des allures de liberté. C'est tout le gallicanisme monarchique, celui qui devait finalement s'imposer.
Notes de bas de page
1 C. Beaune, « L’historiographie de Charles VII, un thème de l’opposition à Louis XI », dans La France de la fin du XVe siècle, renouveau et apogée, Paris, éd. CNRS, 1985, page 265-281.
2 Le ton est déjà très net chez Thomas Basin dont l'hostilité à Louis XI est bien connue ; mais on retrouve le même thème dans tous les commentaires et traités des libertés de l'église gallicane et encore au XVIIIe siècle Boutaric ou Durand de Maillane dans son Dictionnaire de droit canonique. Les historiens se joignent au même concert d'éloges sur le gallicanisme de Charles VII.
3 N. Valois, Le Pape et le Concile (1418-1450) Paris, 1909, 2 vol. et Histoire de la pragmatique sanction de Bourges sous Charles VII, Paris, 1906.
4 G. Du Fresne De Beaucourt, Histoire de Charles VII, t. II page 38.
5 Voir les études de R. Favreau et notamment, « l'Université de Poitiers et la société poitevine à la fin du Moyen Age » dans The Universities in the late middle ages, Louvain, 1978, p. 549-571.
6 Le premier mai 1431, le pape accorde à la demande du roi un bénéfice à J. Ragonzey, Vallet De Viriville, Histoire de Charles VU, roi de France et de son époque, t. II, p. 222.
7 La chronique d'Enguerran de Monstrelet, éd. L. Douet D'Arcq, t. V, p. 26 ; Les chroniques du roi Charles VII par Cilles le Bouvier dit le hérault Berry, éd. H. Courteault et L. Celier, Paris 1979, p. 150 ; Dufresne De Beaucourt, op. cit., t. II, p. 436.
8 T. Basin, Histoire de Charles VII, éd. Ch. Samaran, t. I, Paris 1933, p. 185 et suiv.
9 Les deux cardinaux veulent certes agir pour la paix mais également pour défendre les autorités qui les ont envoyés, le pape et le concile. C'est en partie ce qui anime leur zèle mais c’est aussi ce qui limite la portée de leurs influences respectives. P. Contamine, « Note sur la paix en France perdant la guerre de cent ans » dans Rapport du XVe congrès international des sciences historiques, Bucarest 10-17 août 1980 repris dans La France au XIVe et XVe siècle : Hommes, Mentalités, Guerre et Paix, Londres 1981, montre avec raison que la papauté est affaiblie par le grand schisme et la crise conciliaire ; le concile n'a guère plus de crédit. Sur le congrès d’Arras, voir J. G. Dickinson, The Congres of Arras, Oxford, 1955.
10 Déjà, lorsque René d'Anjou était prisonnier du duc de Bourgogne, Charles VII avait conjugué ses efforts à ceux du pape pour obtenir sa délivrance. Sur la question d'Anjou, il convient de se reporter toujours à Lecoy De La Marche, Le roi René, Paris 1875, 2 vol. Sur la complexité de la politique italienne, voir le récent ouvrage coordonné par I. Cloulas, L'Italie de la Renaissance : un monde en mutation 1378-1494, Paris Fayard, 1990 (avec bibliographie).
11 Sur les préliminaires de l'ordonnance de Bourges, N. Valois, Histoire de la pragmatique sanction... op. cit.
12 P-R. Gaussin, « Les conseillers de Charles VII (1418-1461) essai de politologie historique », dans Francia, 1982, p. 67 à 130.
13 H. Millet, « Du Conseil au concile (1395-1408) », dans Journal des Savants, janvier-septembre 1985, p. 137-159.
14 L'assemblée est assez peu nombreuse et moins représentative que celles de 1396-1408. Sans reprendre les excès de B. de Rosier qui dans sa critique de la pragmatique sanction ne voit dans l'assemblée que la réunion de quelques prélats et docteurs en quete de faveurs, « synagogue de Satan », il y a cependant une part de vérité dans ses appréciations. Un parti pro-romain existe manifestement dans l'Eglise de France, on a refusé de l’entendre. Sur les critiques de B. De Rosier et sur le courant ultramontain de l'Eglise de France, voir P. Ourliac, « La pragmatique sanction et la légation en France du Cardinal d'Estouteville (1451-1453) », dans Mélanges d’archéologie et d’histoire de l’école française de Rome, 1938, p. 403-432 et Etudes d’histoire du droit médiéval, Paris 1979, p. 375-398 ; J. L. Gazzaniga, L’Église du Midi à la fin du règne de Charles VII, Paris 1976 et l'étude récente de P. Arabeyre, « Un prélat languedocien au milieu du XVe siècle. Bernard de Rosier, archevêque de Toulouse » (1400-1475) dans Journal des Savants, juillet-décembre 1990, p. 291-326.
15 P. Ourliac, « Sociologie du concile de Bâle » dans Revue d’histoire ecclésiastique, 1961, p. 5-32 et Etudes d’histoire du droit médiéval, op. cit., p. 331-355 et H. Muller, « Lyon et le concile de Bâle (1431-1449) études prosopographiques » dans Cahiers d’histoire, t. 28, 1983, no 4, p. 33-57.
16 E. Delaruelle, « La spiritualité de Jeanne d'Arc », dans La piété populaire au Moyen Age, Turin 1975, p. 357-400.
17 P. Contamine, « Le vocabulaire politique en France à la fin du Moyen Age. L'idée de réformation » dans Etat, Eglise dans la genese de l’état moderne, Bibliothèque de la Casa de Velázquez, Madrid 1986, p. 145-156.
18 Il ne s’agit pas de remettre en cause le gallicanisme de G. Machet ni le rôle essentiel qu'il a joué dans l'élaboration de la pragmatique sanction qu'il a défendue avec énergie. Mais le confesseur du roi sait cependant se garder de position extrême ; il garde en outre de bonnes relations avec le parti du pape notamment Pierre de Versailles avec lequel il entretient une correspondance. Il y a chez Machet un gallicanisme plus politique que doctrinaire qui rappelle nettement celui du roi. Sur ces relations avec Pierre de Versailles voir A. Coville, Pierre de Versailles (1380-1446), Paris, 1933.
19 J. Krynen, Idéal du Prince et Pouvoir en France à la fin du Moyen Age (1380-1440), Etude de la littérature politique du temps, Paris, 1981.
20 On doit ajouter qu'il y a chez Charles VII un très net attachement au pape qui le retient de s'arrêter à des positions extrêmes.
21 J. L. Gazzaniga, Eglise du Midi..., op. cit.
22 La Pragmatique Sanction de Bourges avait en effet réservé un régime de faveur aux gradués des universités que les évêques ne respectaient pas ; les universités et plus spécialement celle de Paris se sont toujours violemment opposé aux prétentions de collateurs ordinaires.
23 Les procès en matière bénéficiale sont toujours aussi nombreux ; les compétiteurs font état de nomination et d'élection et n'hésitent pas à porter leurs différends devant toutes les juridictions, le Parlement, la cour pontificale et le Concile de Bâle. Pour quelques exemples particuliers, J. L. Gazzaniga, L'Eglise du Midi... op. cit.
24 J. Krynen, « Le roi très chrétien et le rétablissement de la pragmatique sanction, pour une explication idéologique du gallicanisme parlementaire de la politique religieuse de Louis XI » dans Eglise et Pouvoir politique, Angers, 30 mai-1er juin 1985, p. 135-149.
25 Arch. Départ, de la Hte. Garonne, B. 1979, fol. 120, jeudi 20 avril 1447 ; l'opinion contraire est développé par Ynart : « Item que nulle ordonnance ne la pragmatique sanxion lye le roi qu'il ne puisse faire le contraire, maxime s'il le scet réservé », Arch. Depart. Hte. Garonne B. 1979, fol. 40, v° jeudi 20 janvier 1447.
26 Pour les avocats l'argument est essentiellement judiciaire ; cela permet de revenir sur des collations bénéficiales antérieures à la pragmatique sanction. L'intérêt du client est ici primordial. Aux références parisiennes signalées par N. Valois, Histoire de la pragmatique... op cit on peut ajouter quelques exemples toulousains notamment en faveur de la rétroactivité toujours, R. De Luppault, B. 1979, fol. 120 ; jeudi 20 avril 1447 et contre la rétroactivité B. 1977, fol. 413, lundi 19 juillet 1445 ; B. 1979, fol. 40 v°, jeudi 26 janvier 1447 ; B. 1980, fol. 63, lundi 3 mars 1449.
27 L’ordonnance du 7 août 1441. Cf. N. Valois op. cit.
28 J. Gill, Le concile de Florence, Paris 1964.
29 Plusieurs membres de l’entourage royal refusent les honneurs que leur propose l'antipape, Félix V.
30 Les chroniques... op. cit., p. 287 s.
31 N. Valois, Histoire de la pragmatique... op. cit.
Auteur
Université des sciences sociales de Toulouse
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Séjourner au bain
Le thermalisme entre médecine et société (xive-XVIe siècle)
Didier Boisseuil et Marilyn Nicoud (dir.)
2010
Le Livre de saint Jacques et la tradition du Pseudo-Turpin
Sacralité et littérature
Jean-Claude Vallecalle (dir.)
2011
Lyon vu/e d’ailleurs (1245-1800)
Échanges, compétitions et perceptions
Jean-Louis Gaulin et Susanne Rau (dir.)
2009
Papauté, monachisme et théories politiques. Volume I
Le pouvoir et l'institution ecclésiale
Pierre Guichard, Marie-Thérèse Lorcin, Jean-Michel Poisson et al. (dir.)
1994
Papauté, monachisme et théories politiques. Volume II
Les Églises locales
Pierre Guichard, Marie-Thérèse Lorcin, Jean-Michel Poisson et al. (dir.)
1994
Le Sol et l'immeuble
Les formes dissociées de propriété immobilière dans les villes de France et d'Italie (xiie-xixe siècle)
Oliver Faron et Étienne Hubert (dir.)
1995