Être ou ne pas être Gibelin : l’Etat Savoyard et la papauté du xiie au milieu du xve siècle
p. 47-57
Texte intégral
1Grande idée et longtemps réalité médiévale, le Saint Empire a compté sur de fermes appuis dans chacun de ses royaumes et, dans celui de Bourgogne, il semble difficile de trouver soutien plus décisif que celui de la Savoie.
2Le fondateur de la Maison de Savoie, Humbert 1er, choisit une politique de vigoureux appui diplomatique et militaire à l’empereur, spécialement à Conrad II qui eut à lutter pour recueillir l'héritage des Rodolphiens. De concessions territoriales du roi de Bourgogne en mariages avantageux, Humbert Ier et ses fils ont déjà entrepris au milieu du XIe siècle le rassemblement de territoires dans les royaumes de Bourgogne et d'Italie, permettant de contrôler deux cols alpins essentiels : le Mont Cenis et le Mont Joux (Grand Saint Bernard). Depuis l'époque carolingienne ces routes ont une primordiale importance, à la fois militaire, politique, religieuse et économique, dont les Humbertiens vont tirer les meilleurs partis. Au XIe siècle elles sont en même temps indispensables à l'empereur pour les liaisons entre les trois royaumes de Germanie, d'Italie et de Bourgogne. En effet lorsque la voie du Brenner entre pays danubiens et padans n'était pas sûre, le Mont Cenis représentait de loin la meilleure solution de rechange, pour des raisons topographiques et surtout climatiques. Conrad II et Henri III avaient fait choix d'une famille comtale très fidèle et l’avaient comblée de droits : l'alliance étroite entre Franconiens et Savoie s'imposait.
3Les effets de cette alliance parurent éclatants à l'époque de Canossa. Dans l'hiver 1076-1077 l'empereur Henri IV, époux de Berthe de Savoie, jugea prudent de passer sur les terres de son beau-frère Pierre Ier pour aller des pays rhénans en Toscane, car le pape Grégoire VII était momentanément en position de force. La Maison de Savoie permit ainsi à l'empereur de retourner la situation en sa faveur, moyennant de nouvelles concessions territoriales. Les petits-enfants d'Humbert Ier continuèrent la même politique profitable avec Henri IV. Ils n'allaient tout de même pas remettre en cause les investitures aussi utiles à une Maison princière qu'à l'empereur, pour quelques réformateurs même d'Empire, même de Savoie comme l'avait été sans doute le pape Nicolas II. La tradition savoyarde des liens étroits avec l'Empire paraissait bien ancrée dès le XIe siècle et elle se poursuivit avec le renfort de la théorie d'une origine saxonne des Humbertiens. Comment ceux-ci auraient-ils pu tolérer des proclamations grégoriennes telles que : « Le pape est le seul homme dont tous les princes baisent les pieds. Seul il peut user des insignes impériaux ? ».
4Pourtant la Savoie allait adopter dès le XIIe siècle une habile diversification des alliances, préparée par l'évolution des rapports avec la Papauté à la fin du XIe siècle, puis accélérée au temps de saint Pierre II de Tarentaise et de saint Anthelme de Chignin. Affirmation téméraire quand dans toutes les sources savoyardes la place de la Papauté est infime avant le milieu du XIIIe siècle. Pourtant le rapprochement de l'histoire du Saint-Siège avec celle de la Savoie montre combien les soutiens traditionnels de l'empereur ont dû composer avec l'autorité croissante des successeurs de Pierre, surtout quand ceux-ci se sont mis à circuler entre le Pô et le Rhône1.
I. LE PREMIER RAPPROCHEMENT AVEC LA PAPAUTE
Les hésitations : le temps du pape Urbain II
5Le règne du comte Humbert II (1080-1103) commença sur les bases habituelles, consolidées par l'influence du dense réseau des prieurés clunisiens si favorables à l'Empire2. Mais la mort d'Adélaïde de Suse, belle-mère d'Henri IV et grand-mère d'Humbert II, n'apporta pas seulement en 1091 la garantie d'une intéressante succession piémontaise : elle relâchait un peu les liens de la Savoie avec l'empereur. De plus, à la même époque, la division s'était mise dans la famille impériale depuis que Conrad, fils rebelle d'Henri IV, avait accepté de suivre docilement les conseils d'Urbain IL Le nouveau pape reprit tout le programme de Grégoire VII, mais avec une intelligence politique qui avait fait défaut à son modèle et qui gagnait des partisans dans tout l'Empire. En 1095 Urbain II fut assez fort pour tenir le concile réformateur de Plaisance, continuer sa route par un itinéraire mal connu d'Asti à Valence et parvenir à Clermont en Auvergne pour une prédication décisive de la Croisade3. Que ce soit dans l'été 1095 ou l'année suivante au retour, Urbain II est-il passé en Savoie ? Rien n'est moins sûr, mais le pape devenu très proche lançait un projet qui débordait la question des investitures et plaçait vraiment la Papauté à la tête de la Chrétienté.
6Humbert II qui en était resté à la politique d'investiture laïque compensée par de grandes libéralités aux monastères fut ébranlé. Il envisagea le voyage d'outre-mer, d'après le motif d'une donation au prieuré du Bourget en 10974. Peu importe si le projet resta sans doute sans suite à cause de la succession piémontaise : un comte de Savoie avait pensé suivre une expédition patronnée par Rome et l'idée en demeura chez son fils Amédée III.
L'influence de Calixte II sur Amédée III
7L’influence de Calixte II mérite attention, car le champion bien connu de l'intransigeance grégorienne était ce Guy, issu des comtes de Bourgogne, qui s'était fait connaître comme un métropolitain de Vienne fort autoritaire à l'égard de ses suffragante5. Elu irrégulièrement pape à Cluny et promptement couronné à Vienne en 1119, il se rendit célèbre par le concordat de Worms en 1122 et le concile du Latran l'année suivante. Or la mère d Amédée III était Gisèle de Bourgogne et Calixte II était donc l'oncle d'Amédée III comme d'Adélaïde de Savoie. Cette soeur du comte régnant était l'épouse du roi de France, Louis VI, depuis 1115. La diversification des alliances savoyardes avait commencé par la France au moment où la Papauté avait pris l'habitude de s'appuyer sur ce pays pour contraindre l'empereur à composer.
8C'était un fait nouveau pour la Maison de Savoie que de compter dans sa parenté un pape réformateur et durant son règne (1103-1148) Amédée III a donné une place exceptionnelle aux entreprises de l'Eglise. Sans rompre avec l'empereur Henri V ou avec ses successeurs, le comte est allé bien au-delà des fondations monastiques. Il accepta de toucher au statut de Saint-Maurice-en-Chablais (Saint-Maurice-d'Agaune), base essentielle de la légitimité dynastique. La réforme de 1128 ne permettait plus au comte d'intervenir dans les affaires de l'abbaye par un prévôt nommé mais seulement comme avoué. La grande affaire restait la Croisade. Amédée III, longtemps obligé de mener une politique active de fortifications contre des voisins envahissants, put reprendre, après sa victoire de Montmélian contre les Dauphinois en 1142, le projet du voyage à Jérusalem. Les prélats réformateurs mis en place depuis Calixte II, les abbés et prieurs sensibles aux interventions d’un saint Bernard si présent en royaume de Bourgogne, durent se charger de maintenir le comte dans ses sentiments.
La rencontre avec Eugène III et ses conséquences
9Moine de Clairvaux devenu pape en 1145, Eugène III se trouva immédiatement confronté à la lourde menace pesant sur les états chrétiens de Terre Sainte depuis la chute du comté d'Edesse et il réagit par une bulle d'appel à la Croisade. Amédée III n'hésita pas : selon une donation au monastère de Saint-Just de Suse, il rencontra Eugène III et reçut de lui l'absolution de ses péchés en se croisant à Suse le 8 mars 11476. Accompagné par plusieurs dizaines de grands vassaux et alliés, il dut participer aux opérations d'Asie Mineure, mais il tomba malade dans l'île de Chypre et mourut à Nicosie le 1er avril 1148. Le valeureux chevalier avait dû son ultime célébrité à une entreprise pontificale.
10Amédée III laissait un fils qui régna sous le nom d'Humbert III. Celui-ci, après longtemps hésité, prit le parti d'Alexandre III élu en 1159 et cette fois le comte de Savoie devint franchement guelfe. En représailles l'empereur Frédéric Ier entreprit de reconnaître les prélats savoyards princes du Saint-Empire, les rendant ainsi indépendants du comte. Saint Anthelme, l'énergique évêque réformateur de Belley, osa accuser le comte d'être responsable de la mort d'un prêtre et d'abus commis au détriment des possessions d'Eglise, puis il l'excommunia en 11667. Le pieux Humbert III dut se retourner vers Alexandre III pour être absous par une démarche inimaginable au siècle précédent et dès lors il accentua encore sa politique guelfe en traitant avec Henri II Plantagenêt en 1173. Frédéric Ier riposta en dévastant la vallée de Suse l'année suivante. Humbert III, probablement sensible à la défaite impériale de Legnano, ne changea jamais de politique. L'empereur cita donc le comte à comparaître devant le tribunal impérial, finit par le mettre par contumace au ban de l'Empire et il chargea Henri, roi des Romains, d'exécuter la sentence. La grandiose expédition de 1187 en vallée de Suse tourna court car l'hiver arrêta les opérations. Mais l’alerte avait été si sérieuse que la Cour de Savoie ne tarda pas à réviser toute son orientation.
Le coup d'arrêt de Thomas Ier le Gibelin (1189-1233)
11Bien conseillé par son tuteur gibelin, Boniface de Montferrat, Thomas Ier sut obtenir sans retard l'investiture impériale pour ses terres. Assez vite le nouveau comte entreprit une vaste politique de consolidation et d'extension de ses possessions. Le schisme impérial de 1198 ne le troubla pas : l'empereur ne pouvait être qu'Hohenstaufen et seul Philippe de Souabe était en âge de régner, toute autre solution, même approuvée par la Papauté relevant de l'usurpation. Aussi l'empereur, légitime par l'hérédité et par l'élection de la majorité des suffrages, sut-il récompenser son fidèle en lui concédant en 1207 des droits nouveaux en Pays de Vaud et en Piémont.
12Il est très improbable que Thomas Ier ait suivi les injonctions d’innocent III touchant à la 4e Croisade ou à la Croisade des Albigeois. Au contraire le soutien total à l’empereur Frédéric II lui valut en 1226 le vicariat impérial en Piémont et en Lombardie, puis la première intervention officielle en Provence à propos de Marseille : les perspectives savoyardes dans les royaumes d'Italie et de Bourgogne se précisaient8. Amédée IV, fils aîné et successeur de Thomas Ier, poursuivit la tradition de soutien à l'Empire. Après le triomphe impérial de Cortenuova, il reçut solennellement à Turin en février 1238 Frédéric II qui érigea les pays de Chablais et d'Aoste en duchés. Cette politique pro-impériale permit de neutraliser l'évêque de Turin et les guelfes de Piémont et d'assurer définitivement en 1247 l'autorité sur Rivoli à l'occasion du mariage de Béatrice de Savoie avec Manfred, le fils naturel préféré de Frédéric II. Pourtant, tout en gardant pour lui-même l'orientation paternelle, Amédée IV sut laisser une large liberté d'action à ses frères cadets fort entreprenants.
II. LE SECOND RAPPROCHEMENT AVEC LA PAPAUTE
Le revirement Savoyard à l'égard d'innocent IV
13Le pape Innocent IV bénéficia d'une nouvelle diversification des alliances savoyardes amorcée vers 1240 quand les frères d'Amédée IV commencèrent à tirer les conséquences des mariages de leurs nièces de Provence, surtout celui d'Eléonore avec Henri III Plantagenêt en 1236. Le roi d’Angleterre comprit le parti qu'il pourrait tirer de l'appui militaire des Savoyards et des Provençaux qu'il attira par de grands avantages : parmi les frères d'Amédée IV Pierre reçut notamment en 1241 l'important comté de Richmond et Boniface laissa l'évêché de Belley pour l'archevêché de Cantorbéry. Or Henri III ne cessait de prêcher à ses fidèles la vertu d'obéissance au Saint-Siège.
14C'est alors que survint l'année 1244 où Innocent IV fuyant Rome regagna Gênes, sa ville d'origine, et de là il demanda à Amédée IV le passage des Alpes par le Mont Cenis. Le comte de Savoie accorda ce passage en novembre, sur l'intervention de son frère Philippe, chanoine de Lyon, doyen de Vienne et élu de Valence. Les perspectives rhodaniennes de la Maison de Savoie valaient bien le risque de déplaire à l'empereur. La possibilité pour le pape de tenir à Lyon le concile tant espéré assura à Philippe le siège de primat des Gaules dès 1245. Aussi Philippe veilla-t-il à la sécurité d'innocent IV durant ces longues années d'installation lyonnaise et jusqu'à son retour à Rome9.
15Amédée IV dut être scandalisé par la déposition puis par la tentative d’assassinat de l'empereur qui relevaient de la responsabilité d'innocent IV. Il accorda à Frédéric II toute facilité pour que l'armée impériale puisse marcher sur Lyon en 1247. Frédéric II avait déjà concentré son armée à Turin quand la révolte de Parme l'obligea à changer de direction. Saura-t-on jamais si derrière les moines Mendiants envoyés par Innocent IV pour prêcher la révolte ne s'est pas manifesté l'argent savoyard pour éviter un conflit fratricide ? Le danger écarté, Amédée IV fit bon accueil à Frédéric II souvent présent en Piémont, et un autre frère du comte, Thomas, accepta de l'empereur le Canavais (nord du Piémont) en 1248 et même le vicariat impérial en Lombardie en 124910. Pourtant ce même Thomas qui avait servi d'intermédiaire entre l'empereur et le pape n’hésita pas à épouser en 1250 Béatrice Fieschi, la propre nièce d'innocent IV. Frédéric II disparu, les relations entre Savoie et Papauté continuèrent à s’améliorer. Alexandre IV exigea en 1258 qu'Asti relâche Thomas de Savoie, alors que Pierre de Savoie était procureur d’Henri III à la Curie romaine11.
L'influence de Grégoire X et ses prolongements
16Résolu à tenir un nouveau concile, Grégoire X choisit Lyon où il avait été jadis chanoine de la cathédrale Saint-Jean. Dès 1272 il fit élire comme archevêque de Lyon le dominicain Pierre de Tarentaise. Il était habile de placer sur le trône jadis occupé par Philippe de Savoie un Savoyard capable de garantir au pape le passage des Alpes, d'organiser un concile comportant une forte participation des prélats d'Empire, de se faire accepter par des Lyonnais influencés par le roi de France et d'avoir d'excellents rapports avec la Curie (au point de devenir plus tard le pape Innocent V)12. Cette fois le comte de Savoie escorta le pape qui franchit le Mont Cenis à la fin d'octobre 1273, célébra la Toussaint à Chambéry et par le lac du Bourget gagna le Rhône pour une descente entrecoupée de nombreux arrêts. La Savoie adoptait une attitude résolument guelfe, même si le choix par le pape et par le concile de Rodolphe de Habsbourg comme empereur fut certainement très mal vu par les Humbertiens13.
17Le concile de Lyon de 1274 rappela vigoureusement l'attention de l'Occident sur l'empire byzantin. L’événement fit impression sur le futur Amédée V. Devenu prince d'Empire, ce dernier poussa la branche cadette de Piémont à l'alliance de 1301 avec les princes d'Achaïe et prépara les unions entre la branche aînée et les Paléologues : une fille d'Amédée V, Jeanne, épousa Andronic III en 1325 et un fils d'Amédée V, Aymon, épousa Yolande de Montferrat, fille de Théodore Ier Paléologue, en 1330. C'était amorcer le soutien savoyard aux avant-postes de la Chrétienté durant les XIV et XVe siècles. Si le délai entre la cause et ses effets peut paraître long, il faut prendre en compte la priorité absolue qu'Amédée V dut donner durant son long règne (1285-1323) à la lutte contre le dauphin de Viennois et aussi la durée de l'intermède bonifacien.
L'intermède bonifacien
18D'Innocent V en 1276 à 1294, sept pontifes se succédèrent rapidement qui gardèrent les meilleures relations avec la Savoie. La preuve la plus éclatante en fut fournie lorsque le représentant d'Amédée V, maître Etienne de Cressieu, se présenta le 1er octobre 1289 devant le concile provincial de Vienne14. Par son envoyé, Amédée V récapitulait les torts que lui causait, ainsi qu’aux citoyens, l'évêque de Genève et il faisait appel au pape Nicolas IV de tout ce que le concile pourrait décider au préjudice du comte de Savoie. Le concile adopta néanmoins des canons permettant à l'évêque de Genève de fulminer la sentence d'excommunication contre ses adversaires en janvier 1290. Le pape réagit aussitôt en désignant l'abbé de Me-Barbe, l'archevêque de Lyon et l'évêque de Mâcon pour négocier un compromis. Ce dernier en septembre 1290 fut essentiellement à l'avantage du comte, ce que laissait bien prévoir le choix des prélats.
19En revanche les archives princières savoyardes ignorent Boniface VIII, pourtant jadis chanoine de Lyon. Soutenu par ses propres légistes, Amédée V ne toléra pas plus que Philippe IV le Bel les atteintes à l'autonomie du pouvoir temporel. Le comte de Savoie, généralement en bons rapports avec les prélats de son état, n'hésita pas à entrer en conflit avec les évêques de Genève, de Lausanne et de Sion, dès lors qu'ils ne respectaient pas les droits princiers. Il ignora donc les proclamations de souveraineté absolue du pontife romain en un temps où, en dépit du contentieux territorial, la Savoie commençait à se rapprocher diplomatiquement de la France.
III. LA LONGUE ENTENTE AVEC LES PAPES D'AVIGNON
Clément V et Amédée V
20Couronné à Lyon à la fin de l'année 1305, le nouveau pape accéda à toutes les demandes du comte de Savoie15. En 1307 il contraignit le chapitre de la cathédrale de Lyon à accepter Aymon de Savoie comme chanoine et, l'année suivante, il poussa le comte de Genève à prêter hommage à Amédée V. Le pape était à peine installé à Avignon en 1309 que le comte de Savoie s'y rendait pour lui demander la reconnaissance d'Henri VII de Luxembourg comme roi des Romains, puis l'élection de son neveu Louis II sire de Vaud comme sénateur de Rome pour préparer le couronnement impérial. En effet les Savoie soutenaient sans réserve les efforts des Luxembourg pour accéder à l'Empire et barrer la route aux dangereux Habsbourgs. Comme l'indiquent de nombreux comptes de châtellenie, la suite du XIVe siècle connut les déplacements annuels des procureurs et messagers savoyards auprès du pape d'Avignon pour des négociations secrètes ou publiques en vue d'accords diplomatiques ou de projets de Croisade. Amédée V mourut lui-même en 1323, au moment où ses victoires sur les Dauphinois lui permettaient d'espérer réaliser son rêve d'intervention en Orient.
Le développement des liens entre la Savoie et Avignon
21Jean XXII et Benoit XII ont surtout soutenu les efforts de paix de la Savoie avec le Dauphiné et la poursuite du rapprochement franco-savoyard, mais entre Avignon et Chambéry il a été aussi bien question des relations avec le monde byzantin que de la monnaie de Bourg-en-Bresse. Le comte Aymon (1329-1343) jadis d'Eglise favorisa d'ailleurs beaucoup ces relations. Un refroidissement sensible survint avec Clément VI qui crut bon d'encourager à partir de 1343 la cession du Dauphiné à la France au préjudice de la Savoie16. Toutefois inquiet de la grave tension entre les deux pays, le pape voulut faire traiter les parties à Avignon en 1351 sur la base de l'accord delphino-savoyard de 1337. Considérant qu'il n'obtenait aucune compensation de la part de Jean II le Bon, Amédée VI dénonça aussitôt le traité en déclarant que son chancelier avait été acheté.
22La situation s'améliora avec Urbain V qui souhaitait unir dans une vraie ligue contre les Routiers beaucoup de princes dont Amédée VI : cela fut réalisé en 1364. Peu après Urbain V prêcha la Croisade et Amédée VI fut le seul à répondre par des actes : en 1366-1367 il réussit à faire reculer les Turcs sur les détroits et à dégager des Bulgares le Basileus Jean V qui devait ensuite abjurer le schisme17. Grégoire XI à son tour favorisa la Savoie en tentant le rapprochement avec le marquis de Saluces et en activant la ligue anti-Visconti entre 1371 et 1374.
L'apogée des bonnes relations sous Clément VII
23Pour les Savoyards, Urbain VI, élu irrégulièrement sous la pression de la populace romaine, n'était que l'intrus de Rome. Clément VII, élu librement, était le seul pape reconnu. Il était aussi issu de la Maison de Genève, non plus rivale mais vassale de la Savoie. Enfin il s'était installé à Avignon si proche du Bourget grâce à la descente du Rhône. Clément VII ne se borna pas à choisir des prélats savoyards selon les souhaits du prince mais il facilita aussi les entreprises d'Amédée VI et d'Amédée VII, la principale étant la percée méditerranéenne18. Clément VII obtint en 1380 l'adoption de Louis d’Anjou par la reine Jeanne de Naples, puis en 1382 la marche de Louis d’Anjou sur Naples où s’était installé Charles de Duras avec la bénédiction de l'intrus de Rome. Alors Amédée VI put proposer avec succès son appui militaire moyennant des conditions financières très strictes et il participa à la campagne de 1382-1383. Or l'Angevin ayant manqué sa marche sur Naples ne régla pas ses dettes. Devenu comte en 1383, Amédée VII s'estima en droit de se dédommager en occupant la Provence orientale de Barcelonnette à Nice en 1388 avec la plus large approbation des habitants. Lors de la réunion de 1389 à Avignon où l'on étudia de rétablir de force Clément VII à Rome, Louis d'Anjou protesta contre l'occupation de Nice, Amédée VII répliqua par le rappel des dettes et le pape déclara l’affaire classée.
24Malheureusement Amédée VII disparut en 1391 des suites d'un accident de chasse, ce qui déclencha une crise de minorité. Quand celle-ci fut totalement résorbée en 1391, Clément VII n’était plus. Du moins laissait-il en bonne place des Savoyards actifs dont le vice-chancelier d'Eglise romaine, Jean de Brogny, et tout un parti clémentiste qui, en riposte à la prolongation du schisme par les anciens urbanistes, élut Benoît XIII. La Savoie se montra désormais plus réservée, soutenant quand même Benoît XIII au point de lui offrir refuge à Nice de 1404 à 1406 quand une armée de Charles eut tenté de marcher contre lui19. Mais il n'existait plus de pape d'Avignon.
25Foncièrement gibeline au XIe siècle et plus irrégulièrement jusqu'au milieu du XIIIe, la Savoie, sans jamais renier son attachement à des empereurs acceptables pour elle, en est venue aux meilleures relations avec la Papauté. Le temps d'Amédée VIII apparaît comme l'épilogue normal de cette évolution20. De l'effondrement de la Papauté d'Avignon jusqu'à la déposition d'Eugène IV en 1439, Amédée VIII garda une attitude de très grande prudence qui n'excluait pas d'ailleurs de nombreuses initiatives. Dans l'affaire du concile de Bâle, comme tous les princes d'Empire, il resta plutôt neutre. Il finit par se retirer en 1434 comme prieur de son nouveau château-chartreuse de Ripaille, laissant la lieutenance générale de l'état à son fils Louis. Tout au plus semble-t-il avoir suivi la difficile application du concordat du 6 juin 1430 avec le clergé savoyard, car ce document appelé « transaction avec les prélats » visait à réserver la juridiction d'Eglise et à fixer ses limites avec la juridiction ducale. L'attitude des prélats qui ne respectaient pas l'accord provoqua de vives protestations des Etats de Savoie et l'intervention princière. Brusquement Amédée VIII vit arriver à Ripaille le 15 décembre 1439 une délégation des Pères de Bâle qui lui annonça son élection. Il hésita parce qu'Eugène IV n'avait pas démissionné mais il pensa être plus capable de régler les rapports entre le pape et le concile en raison de ses talents diplomatiques et de réformer l'Eglise après des années d'efforts de spiritualité. Il transmit donc le titre ducal à son fils et partit à Bâle au début de 1440 se faire couronner sous le nom de Félix V : une Maison princière longtemps gibeline donnait un pape à l'Eglise.
26Félix V espérait que le concile de Bâle réussirait sous sa direction la réforme de l'Eglise. Il fut cruellement déçu. D'un côté le concile de Bâle se bornait à radicaliser le conciliarisme en instituant un gouvernement permanent d'assemblée contraire à la tradition de l'Eglise et pour le reste il se perdait dans les tractations pénibles et les difficultés financières. D’un autre côté Eugène IV se maintenait, utilisait la virtuosité du cardinal Piccolomini à rallier évêques et princes et suscitait des tracasseries administratives à son adversaire. Ni Bâle, ni Rome ne s'intéressaient à la réforme. Aussi quand l'obstiné protecteur des humanistes païens, Eugène IV, eut été remplacé par le pieux diplomate Nicolas V en 1447, Félix négocia-t-il les conditions honorables de l'abandon de la tiare : l'accord fut trouvé et appliqué en 1449.
27Puisque l’Eglise romaine s'enlisait pour longtemps dans les jouissances du siècle, Amédée VIII jugea nécessaire d’organiser au moins une Eglise nationale, aucun prélat savoyard n'étant en mesure d’y prétendre, même pas l'archevêque de Tarentaise. Voilà pourquoi Félix V s'était retiré en qualité de cardinal légat du Saint Siège pour les diocèses savoyards et d'évêque de Genève : le chef de la Maison de Savoie devenait en 1449 le chef de l'Eglise du pays avec la bénédiction de Nicolas V. Il consacra ses dernières forces à pérenniser la situation. De là provint l'Induit de 1451 par lequel le pape accordait au prince séculier de Savoie le droit de nommer aux bénéfices ecclésiastiques. Après le gallicanisme et l'anglicanisme, un sabaudisme était né. Avec une Eglise nationale à l'échelle d'une principauté même vaste, la Savoie du milieu du XVe siècle restait au fond fidèle aux destinées des pays d’Empire et reprenait quelques distances vis-à-vis de la Papauté. Même si l'expression était passée de mode, être ou ne pas être gibelin, telle était toujours la question à l'heure de l'ascension des ambitieux Habsbourg et du glissement vers une « Papauté baroque et italienne »21.
Notes de bas de page
1 Pour la Papauté indications de base dans M. Pacaut, Histoire de la Papauté des origines au concile de Trente, Paris, 1976 et dans F. Rapp, L'Eglise et la vie religieuse en Occident à la fin du Moyen Age, Paris, 1971. Pour la Savoie indications de base dans S. Guichenon, Histoire généalogique de la Royale Maison de Savoie, réédition Roanne, 1976 et dans B. Demotz, Le comté de Savoie du XIIIe au début du XVe siècle, thèse d'état dactylographiée, Lyon, 1985.
2 M. Pacaut, L'ordre de Cluny, Paris, 1986, p. 182.
3 R. Fedou, Les Papes du Moyen Age à Lyon, Lyon, 1988, p. 34-35.
4 S. Guichenon, op. cit., Tome III, p. 27.
5 R. Fedou, op. cit., p. 40.
6 S. Guichenon, op. cit., p. 36-37.
7 J. Picard, Saint Anteime de Chignin : vie par son chapelain, Belley, 1978, p. 42-43.
8 La plupart des descendants médiévaux de Thomas Ier ont obtenu un vicariat impérial, tantôt étendu à ces royaumes, tantôt limité à l’état savoyard.
9 P. Bonnassieux, De la réunion de Lyon à la France, Lyon, 1874.
10 Historiae Patriae Monumenta, Turin, 1836, Tome I, doc. 942 et 944.
11 L. Wurstemberger, Peter der Zweite, Berne-Zurich, 1858, Tome IV, no 452 et 461.
12 A. Steyert, Histoire de Lyon, 1897, Tome II, p. 442.
13 M. Pacaut, « Le concile de Lyon : l’événement et sa portée » dans 1274 année charnière, Paris, 1977, p. 314.
14 L. Boisset, Un concile provincial au XIIIe siècle : Vienne 1289, Paris, 1973, p. 135-138 et 181-184.
15 P. Fournier, Le royaume d'Arles et de Vienne, Paris, 1891, p. 330-331 et Marie-Jose (S.M. la reine), La Maison de Savoie : les origines, Paris, 1956, p. 78.
16 Marie-Jose (S.M. la reine), op. cit., p. 88-89.
17 Ibid., p. 150-152 et 187.
18 Ibid., p. 245-266 et 313-324.
19 Marie-Jose (S.M. la reine), Amédée VIII, Paris, 1962, p. 211-212.
20 Colloque international : Amédée VIII-Félix V, Ripaille-Lausanne, 1990, 4e partie (sous presse).
21 M. Pacaut, Histoire de la Papauté, op. cit., p. 9. Les indications sur l'Induit de 1451 nous ont été aimablement communiquées par notre collègue L. Chevallier.
Auteur
Université Jean Moulin Lyon III
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