Préface
p. 9-15
Texte intégral
1« Machines à instruire, machines à guérir ». Clin d’œil à l’œuvre de Michel Foucault1, le titre annonce le livre allègre qui suit. L’art de la formule et le goût des remises en cause ne sont pas les seules qualités de l’auteur et de son livre. Médecine et société en Allemagne, tel pourrait être le sous-titre de cet ouvrage, tant il apprend et donne à réfléchir, bien au-delà de son objet officiel.
2Vue par Isabelle von Bueltzingsloewen, la naissance de la clinique – cette opération qui consiste à placer l’observation du malade au cœur de la médecine, en lieu et place de la référence aux textes des Anciens – n’a plus rien d’une simple étape d’un progrès médical immanent, dans lequel s’illustreraient quelques grands personnages géniaux et isolés du monde extérieur. L’étudier ne consiste pas à s’adonner au petit jeu des antériorités et des emprunts ni à conférer des labels d’authenticité, même si l’auteur ne méconnaît pas l’intérêt de cette démarche. Pour elle, « la dimension épistémologique de la clinique, trop souvent évacuée par les historiens du social, doit être replacée dans la problématique plus large de la médicalisation » – terme protée qui sert, entre autres, à désigner le processus par lequel nos sociétés confient à des professionnels la gestion de la santé à laquelle elles attachent de plus en plus d’importance – En effet, « la clinique n’est pas seulement un concept et un regard. Elle est une machine à instruire qui a pour fonction d’améliorer la formation pratique et l’efficacité thérapeutique des médecins ». Tout l’ouvrage est fidèle à cette déclaration liminaire : il récuse les cloisons absurdes entre l’histoire des sciences, des idées et celle des hommes qui les incarnent pour être une histoire globale. Parallèlement, il évite les pièges du sociologisme et de l’histoire étherée des concepts pour n’être jamais caricatural. Nombre de pages ne dépareraient pas dans une bonne histoire intellectuelle de la médecine et complètent très utilement celles qui existent. On apprend beaucoup sur des personnages souvent cités mais peu connus comme Hufeland, Haller, Frank, Hoffmann. On en découvre d’autres, injustement oubliés, comme Schönlein, précurseur d’une méthode empirique à la Claude Bernard et plus encore Wunderlich, auteur en 1842, d’un manifeste digne de l’Introduction à la médecine expérimentale de 20 ans postérieure. Cette histoire des hommes, solidement campés dans leur singularité, est toujours replacée dans des courants intellectuels plus vastes, médicaux comme la Naturphilosophie ou plus généraux comme la Reformbewegung des années qui précèdent 1848. Ces constellations intellectuelles sont elles-mêmes articulées à l’histoire générale. Isabelle von Bueltzingsloewen est particulièrement convaincante lorsqu’elle montre combien la naissance de la clinique est le fruit d’une convergence entre les revendications des étudiants soucieux de se constituer une clientèle grâce à une efficacité accrue, celles des médecins en place cherchant à justifier leurs ambitions sociales et politiques, la volonté des autorités publiques d’améliorer l’état de santé des populations et de juguler les problèmes de pauvreté et enfin les aspirations d’une clientèle potentielle croissante accordant de plus en plus d’importance à son bien-être physique. Tout au long du texte, l’aller et retour permanent entre les évolutions de la société et celles de la médecine fait de ce livre un modèle d’une histoire qui privilégie la complexité du réel au détriment de tout schéma réducteur.
3La démarche est d’autant plus fructueuse qu’elle s’appuie sur une connaissance approfondie de l’Allemagne du xixe siècle et des travaux historiques les plus récents qui la concernent. La prouesse n’est pas formelle. Elle nous vaut, chemin faisant, d’apprendre une foule de choses sur l’Allemagne de ce temps : sur ses principautés qui ne sont pas d’opérette, sur ses barons de Münchhausen qui ne sont pas ceux auxquels on pense, sur ses universités parfois minuscules (Zwerguniversitäten) mais toujours ouvertes et dynamiques avec leurs instituts, leur principe de liberté d’apprentissage (Lernfreiheit) et installées dans des villes très particulières qu’elles façonnent (Göttingen, Heidelberg, Tubingen, etc...). Tout cela est toujours précis, nourri des travaux les plus récents et replacé dans le cadre des problématiques plus vastes de l’histoire allemande (l’absence de révolution, la modernisation « défensive » face aux influences françaises imposées par les conquêtes napoléoniennes). En attendant l’ouvrage synthétique que l’auteur prépare en collaboration avec Jean Solchany sur l’Allemagne des deux derniers siècles2, celui-ci peut, à bien des titres, servir d’introduction à l’histoire allemande et à l’historiographie de nos voisins.
4Ces éléments n’altèrent en rien, bien au contraire, le fil du raisonnement et la rigueur des démonstrations tant ils sont mobilisés pour éclairer, via la question de l’enseignement clinique, la place croissante que la médecine et la santé occupent dans la société allemande de ce temps, de ses sommets à ses profondeurs. L’auteur est trop fin connaisseur de l’Allemagne pour se laisser aller aux facilités des modèles nationaux. En revanche, ce qui se passe en Allemagne dévoile des fonctionnements particulièrement intéressants parce que dérangeants. D’emblée, le lecteur un tant soit peu au fait de ces questions est frappé par l’ancienneté et l’importance qu’occupe la santé publique dans l’espace germanique, intrigué par la vigueur et l’imagination des débats qui la concernent : forte tradition d’intervention des autorités urbaines avec ces très précoces médecins municipaux (Stadtphysiki) qui soignent gratuitement les pauvres parfois depuis le xive siècle ; place centrale de la santé dans les initiatives des despotes éclairés qui contrastent avec la timidité de la monarchie française ; multiplication des universités très liées au pouvoir politique (y compris financièrement). Cette implicite remise en cause d’une prétendue avance française débouche sur le renversement de nombreuses perspectives. Loin d’être un handicap ou un archaïsme comme on le laisse entendre, le morcellement politique de l’Allemagne est, dans ce domaine, et peut-être dans d’autres, une vigoureuse invitation à innover et à expérimenter, ne serait-ce que pour rivaliser avec ses voisins. La concurrence entre micro-États accélère la circulation des hommes, des idées et des expériences. Ajoutée à ce contexte, la faible taille des États et des universités rend modeste et pousse à faire appel à des étrangers. L’omniprésence de Tissot est un bon indicateur d’une tradition d’ouverture sur le reste de l’Europe, dont on trouve déjà des traces au xive siècle avec l’introduction des Stadtphysiki copiés sur le modèle des medici di condotta italiens. Enfin, les petits États se prêtent mieux au despotisme éclairé que les grands et décuplent pour les médecins éclairés la possibilité d’être entendus des princes3. Les rivalités religieuses jouent sans doute le même rôle. L’éthique protestante qui valorise plus le corps – pour les plus radicaux la bonne santé comme la réussite matérielle est à la fois un signe d’élection et le devoir d’un bon chrétien – n’est pas sans influence sur les États catholiques à tel point que l’archevêque de Wurtzbourg impose à ses sujets le catéchisme de santé du protestant Christoph Faust4. La Réforme joue aussi un rôle essentiel dans l’existence d’un réseau hospitalier particulièrement peu dense par rapport à ce qu’il est en France à la même période. Pourtant, cet apparent handicap en matière d’enseignement clinique n’en est pas vraiment un mais il explique la voie choisie. Faute d’institutions préexistantes à investir, les médecins des Lumières allemands créent des hôpitaux académiques, des cliniques « stationnaires » (avec un hébergement des patients) et, à défaut, des cliniques « ambulatoires » (ou policliniques différentes des polycliniques qui sont des hôpitaux polyvalents). Dans ces institutions, ils sont libérés de la tutelle des administrateurs de la bienfaisance, des pressions des autorités toujours en recherche d’hébergement pour leurs pauvres et du voisinage des religieuses auquel sont soumis leurs collègues français. Ainsi comprend-on mieux, sans avoir besoin de faire appel à des notions normatives et plus ou moins stigmatisantes de retard ou de spécificité, que la clinique en Allemagne soit ce qu’elle est : plus pédagogique, plus humaniste, moins prestigieuse que son pendant français mais finalement plus enracinée dans la formation et la pratique des médecins.
5Plus paradoxal encore, le maintien des structures corporatives refuse de jouer le vilain rôle qu’on lui assigne volontiers dans le cadre d’une histoire progressiste et linéaire. C’est en effet au sein de ce système « rétrograde » que naissent et se développent, à la fin du xviiie siècle et dans la première moitié du suivant, les premières formes d’assurances sociales qui décidément ne doivent pas tout, loin s’en faut, à Bismarck. D’abord dans le cadre de certaines professions et de façon facultative, puis de façon plus large et plus contraignante, les compagnons cotisent pour assurer, en cas de maladie, les frais de leur séjour à l’hôpital. Là encore, rien de miraculeux, rien qui n’émane d’une pseudo mentalité germanique qui serait mystérieusement portée à l’association mais le simple fruit de nécessités croisées : l’évidence de la maladie, la pénurie d’hôpitaux, des cliniciens à la recherche de « bons » malades. En établissant tout cela, ce livre secoue vigoureusement les paresses bien installées d’une prétendue histoire des mentalités, qui fait de celles-ci, sous couvert d’un vocabulaire modernisé, des « dei ex machina » qui n’expliquent rien et cachent mal leur parenté avec les caractères nationaux de triste mémoire. Tout au contraire, il montre que les façons de penser, d’agir et de s’organiser sont toujours le fruit d’interactions entre des facteurs multiples et contraignants5.
6Parmi ces facteurs, Isabelle von Bueltzingsloewen pointe celui de la demande sociale. À de multiples reprises, elle note, après démonstration, que les patients sont souvent les véritables maîtres de la situation et des évolutions. Elle s’inscrit donc dans le débat central sur les causes de la médicalisation qui anime depuis une vingtaine d’années le monde des historiens de la santé mais devrait aussi intéresser les acteurs contemporains et tous les citoyens en cette période de recherche de la maîtrise des dépenses de santé. Face à la montée des préoccupations et donc des dépenses de santé depuis deux siècles, trois interprétations majeures se sont faites jour. La première voit dans ce phénomène le simple effet mécanique d’une médecine de plus en plus scientifique et coûteuse à laquelle les gens se seraient progressivement ralliés au fur et à mesure qu’elle devenait plus efficace. La seconde, inspirée par les travaux de Michel Foucault, y voit surtout une illustration d’un processus disciplinaire (Sozialdisziplinierung) que l’auteur des « Machines à instruire » définit comme « un pacte signé entre l’État et un corps médical en voie de professionnalisation dans le but de soumettre les couches inférieures de la population aux normes de la société bourgeoise ». La troisième, à laquelle l’auteur adhère pleinement, ne croit ni à la cohérence ni à l’efficacité de ce complot et préfère mettre l’accent sur les pressions que la population exerce sur les médecins pour obtenir plus de soins, de soulagement et de guérison, poussant ainsi les médecins à devenir plus efficaces et donc plus cliniciens. Certes, Isabelle von Bueltzingsloewen ne néglige pas la volonté des médecins des Lumières allemands (Gesundheitsaufklärer) de devenir les conseillers des princes et les tuteurs d’un peuple qu’ils se donnent pour mission d’arracher aux charlatans et à des croyances jugées obscurantistes. Elle marque aussi que cette ambition ne résiste pas toujours au réflexe de défense corporative. Au milieu du xixe siècle, lorsque survient, comme en France6, une disparité entre l’offre médicale croissante et une demande solvable stagnante, les médecins allemands se regroupent, comme leurs collègues français, en associations qui revendiquent la suppression des corps inférieurs (ici les chirurgiens) et prônent une politique malthusienne de recrutement qui, dans les conditions du temps, va à l’encontre d’une éventuelle volonté de placer la population entière sous le contrôle des professions médicales. Aussi est-ce bien d’abord vers la population qu’il faut se tourner pour comprendre le processus de médicalisation et donc la formation et l’évolution de la clinique en Allemagne. Affinant les constats faits par ses devanciers7, Isabelle von Bueltzingsloewen montre que le processus est antérieur à l’industrialisation, qu’il se développe loin des grandes agglomérations et bien avant même que celles-ci n’existent. À cet endroit, le livre croise les hypothèses convergentes d’autres auteurs qui, s’inspirant des intuitions d’Elias, lient la croissance de l’attention au corps au « procès de civilisation ». Au fur et à mesure que la violence est bannie des comportements personnels habituels, chacun est appelé à réprimer ses affects, à contrôler les manifestations intempestives de son corps et donc à lui prêter une attention croissante8. De plus, dans une société où la mêlée sociale est de plus en plus ouverte et les règles édictées de moins en moins nombreuses et contraignantes, l’individu, à la fois plus libre et plus dépendant, doit compter sur ses propres forces et les améliorer tant sur le plan physique que psychique. Ainsi s’ouvre dès le début de l’époque moderne le « marché de l’amélioration de soi »9 qui n’a cessé de se développer et connaît à la charnière des xviiie et xixe siècles une notable accélération. C’est dire combien ce livre ne parle ni de terres lointaines ni de passé révolu.
7À la fierté que l’historien éprouve à préfacer un ouvrage d’une telle qualité, et au plaisir personnel que j’ai de saluer une jeune collègue pleine de qualités qui ne sont pas seulement scientifiques, s’ajoute la joie du responsable de l’axe de recherche santé et assistance du Centre Pierre Léon de voir publié par un de ses membres le meilleur manifeste de ce que doit être une histoire de la santé partie prenante de l’histoire tout court. En accueillant ce livre dans sa collection, le Centre Pierre Léon et son directeur, Serge Chassagne, montrent la vigueur de deux de ses axes de recherche, déjà souvent liés, l’histoire allemande et l’histoire de la santé.10 En publiant un livre consacré à l’histoire allemande, qui sera lu tout autant en Allemagne (d’autant plus qu’il sera traduit) qu’en France, les Presses universitaires de Lyon font aussi preuve d’une ouverture que l’on doit saluer. Outre le succès qu’on lui souhaite et qu’il mérite, ce livre en annonce d’autres. Celui qu’Isabelle von Bueltzingsloewen éditera bientôt à la suite d’un colloque franco-allemand consacré à « Chrétiens sur le terrain social »11. Celui qu’elle prépare sur « Médecine et confessions religieuses en Allemagne »12 et pourquoi pas un autre à plusieurs mains, largement lyonnaises, sur « Médecine et sociétés en Europe du xviiie siècle à nos jours ». Au-delà de ces considérations qui ne sont pas de pure forme, on espère que ces quelques pages échappent aux principaux travers d’un exercice particulièrement risqué et, qu’à tout le moins, elles donneront envie de lire celles qui suivent... les seules qui comptent.
Notes de bas de page
1 Issue des Mémoires sur les hôpitaux de Paris de Tenon (1788), l’expression de machines à guérir, qui définit l’idéal hospitalier des médecins réformateurs, a été popularisée dans le monde de la recherche en servant de titre à un ouvrage collectif dirigé par Michel Foucault (Paris, 1976).
2 Dans la collection Nouvelle Clio aux Presses universitaires de France.
3 Vivian Nutton (dir.), Medicine at the courts of Europe, Londres, 1990.
4 Alfons Labisch, Homo hygienicus : Gesundheit und Medizin in der Neuzeit, NewYork/Francfort, 1992.
5 Norbert Elias, La dynamique de l’Occident, Paris, 1975, (Réed 1991 ; 1re édition allemande 1939). Et plus généralement toute l’œuvre de cet auteur.
6 Jacques Leonard, La médecine entre les savoirs et les pouvoirs, Paris, 1981.
7 Colin Jones, « Montpellier medical students and the medicalisation of eighteenth century France, » in R. Porter, A. Wear (dir.), Problems and methods in the history of medicine, Londres, 1987, Olivier Faure, Les Français et leur médecine au xixe siècle, Paris, 1993, Jacques Gelis, La sage-femme ou le médecin, Paris, 1988.
8 Georges Vigarello, Le sain et le malsain : santé et bien-être depuis le Moyen-Âge, Paris, 1993.
9 Alain Ehrenberg, L'individu incertain, Paris, 1996.
10 À l’initiative de Maurice Garden, pionnier des recherches lyonnaises en ce domaine, codirecteur de la thèse d'Isabelle von Bueltzingsloewen (avec Étienne François) et artisan essentiel du colloque Praticiens, patients et militants de l’homéopathie en France et en Allemagne (1800-1940), Lyon, 1992.
11 Tenu à Göttingen en mai 1996 et dont les actes seront publiés en 1997 aux Presses universitaires de Strasbourg.
12 Sur ce chantier, Isabelle von Bueltzingsloewen a déjà publié : « Sœur de charité ou diaconesse ? La confessionnalisation des soins aux malades dans l’Allemagne du xixe siècle », Bulletin du Centre Pierre Léon d’histoire économique et sociale, 1995, no 2-3, pp. 7-19 et « Confessionnalisation et médicalisation des soins aux malades au xixe siècle : essai de réflexion sur les cas allemands et français », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 43-4, oct-déc 1996, pp. 632-651.
Auteur
Université Lyon III
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Cheminots en usine
Les ouvriers des Ateliers d'Oullins au temps de la vapeur
Christian Chevandier
1993
Parcours de femmes : Réalités et représentations
Saint-Étienne, 1880-1950
Mathilde Dubesset et Michelle Zancarini-Fournel
1993
Machines à instruire, machines à guérir
Les hôpitaux universitaires et la médicalisation de la société allemande (1730-1850)
Isabelle von Bueltzingsloewen
1997
Élites et pouvoirs locaux
La France du Sud-Est sous la Troisième République
Bruno Dumons et Gilles Pollet (dir.)
1999