III. Naître et paraître
p. 35-46
Texte intégral
1Depuis les débuts du Second Empire se posait le problème de la succession de Napoléon III. La naissance du Prince impérial fut ainsi un événement capital, proposant l'image d'un avenir assuré, écrasant du poids d'une histoire dynastique l'opposition divisée. Le destin bonapartiste n'était plus l'objet d'une lutte acharnée, mais s'incarnait visiblement dans le nouveau-né. Espoir du bonapartisme, le prince fut plus que le prince Napoléon ou Pierre Bonaparte la cible privilégiée des piques républicaines.
2« L’idée napoléonienne », écrivait le Prince Louis-Napoléon Bonaparte, « est comme l'idée évangélique : elle fuit le luxe et n'a besoin ni de pompe ni d'éclat pour pénétrer et se faire recevoir1 » Son populisme fut toutefois de courte durée. Pour l'entreprise hagiographique, la naissance du Prince n'était rien moins que l'avènement d'un Messie, digne à ce titre d'être assimilée à la naissance du Christ : elle suscita donc une propagande fastueuse. En résulta cette Nativité due à la plume de Théophile Gautier :
C'est un Jésus à tête blonde
Qui porte en sa petite main
Pour globe la paix du monde ;
Et le bonheur du genre humain.
Sa crèche est faite en bois de rose,
Ses rideaux sont couleur d’azur ;
Paisible en sa conque il repose,
Car : Fluctuat nec mergitur2.
3C'est à cette naissance que Rimbaud va faire écho dans deux poèmes de l'Album zutique, Vieux de la vieille ! et Ressouvenir.
1. Je vous salue, Eugénie
Vieux de la vieille !
Aux paysans de l'empereur !
A l’empereur des paysans !
Au fils de Mars,
Au glorieux 18 Mars !
Où le Ciel d'Eugénie a béni les entrailles !
4Louis, Prince impérial, est en effet né en mars 1856. L'importance symbolique de ses anniversaires augmentait avec l'état de santé de plus en plus préoccupant de son père et avec la menace croissante de l'opposition républicaine. Dans Le Nain jaune du 17 mars 1870, G. Hugelmann se plaignait de la manière dont l'Empire libéral, avec pour premier ministre Emile Ollivier, édulcorait les cérémonies lors de l'anniversaire du prince. Les « ultras » du bonapartisme voyaient dans ce détail un symptôme de l'affaiblissement de l'Empire, vicié par une insidieuse contamination démocratique :
Aussi cet anniversaire n'est-il salué que par les larmes de ceux qui auraient voulu l'accueillir avec toute leur joie ; et ils ont raison de pleurer sur Napoléon IV, car Napoléon IV régnera-t-il ?
Pour la première fois, la majorité de l'héritier de la couronne est soumise en France à l'étranglement du huis clos, sans que les grands corps de l'Etat témoignent de leur allégresse fidèle.
L'enfant, beau comme sa mère, fièrement campé sur son cheval, comme les héros de sa race, devait nous apparaître au milieu de l'armée, qui l'attendait, et saluer de sa main, au-delà des soldats les masses facilement rendues à l'espoir.
M. Emile Ollivier a étendu sur tout cela les basques de son habit noir, comme sur la lumière la chauve-souris étend ses ailes [...] Nous étendons à tes pieds des javelots afin de savoir si tu as vraiment dans les veines le sang des demi-Dieux.
Si ce sang est le tien, nous prions Dieu qu'il se révèle ; car ce n’est pas seulement ta Dynastie que le Parlementarisme est en train d'anéantir, c'est la France [...]
5Dans le poème de Rimbaud, l'allusion au « fils de Mars » n'est pas très obscure puisque, pour citer le Père Peinard, « le jean-foutre Mars jouait dans le ciel de Jupiter le sale métier de ministre de la guerre »3. En 1871-1872, les prétentions militaires de Napoléon III prêtaient à rire. Le renversement rhétorique des deux premiers vers — « Aux paysans de l'empereur ! / A l'empereur des paysans ! » — ironise sur le caractère de « cul-terreux » de celui que les Républicains appelaient Badinguet et sur la classe qui le soutenait, loyalement et même aveuglément. A la paysannerie conservatrice, Rimbaud oppose implicitement, nous le verrons, le prolétariat révolutionnaire.
6Le cinquième vers parodie évidemment la liturgie catholique : Rimbaud s'attaque brutalement à cette hagiographie éhontée qui fait du prince un nouveau Christ, en faisant allusion au « Je vous salue, Marie ». Dans Un Cœur sous une soutane, Monsieur Léonard s'excite prodigieusement à l'idée de la « vierge enceinte ». Le père supérieur s'écrie : « mais... Vierge enceinte !... C'est la conception ça, jeune homme ; c'est la conception !... ». Devant les charmes insolites de la « Vierge au bol », une certaine Mademoiselle Thimothina, Léonard se transforme en archange... érigé : « Tenez, hier, je n’y tenais plus : j’ai étendu, comme l'ange Gabriel, les ailes de mon cœur » — de son cœur phallique /v. Ascione et Chambon/. Avant tout, cette allusion acerbe à la naissance du Prince impérial rappelle que l'Impératrice faillit en mourir.
7Le titre du poème peut d'abord signifier le « vieux » Badinguet de la « vieille » Badinguette (Eugénie), comme le pense Wallace Fowlie /159/. Rimbaud insinue, par une déviation burlesque du récit évangélique, que le prince n'est pas né de l'accouplement du Vieux avec la Vieille : le Saint-Esprit ou plutôt Gabriel a dû intervenir. L'allusion à l'Ave Maria signifie fréquemment, dans les textes « satyriques », que l'enfant est un bâtard. Un des plus célèbres personnages de cette littérature marginale mais populaire, le Bossu M. Mayeux, écrit par exemple :
Je lui fis donc parvenir la salutation angélique ; mais moins vierge que la Vierge, elle ne conçut pas, et elle fit bien, car en ce temps d'impiété, on ne parviendrait pas facilement à faire un sauveur d'un bâtard [...]4
8Le nouveau-né miraculeux est souvent considéré comme un imbécile, ainsi que le rappelle La Rapsode foraine de Corbière : « Là, c'est l'idiot de naissance, / Un visité par Gabriel »5.
9Selon Alfred Cobban, l'Impératrice était « une vierge naturelle, incapable de répondre à la sensualité de l'Empereur... Après la naissance du Prince impérial en 1856, qui faillit tuer l'Impératrice, les relations conjugales cessèrent »6. De son manque de désir pour son mari, certains déduisirent avec enthousiasme l’existence d’autres partenaires. Magen évoque ainsi la nuit nuptiale d'Eugénie de Montijo et de « Badinguet » :
Montijo, plus belle que sage,
De l'Empereur comble les vœux.
Ce soir, s'il trouve un pucelage,
C'est que la belle en avait deux7.
10A Londres, Verlaine sera éberlué par l'abondance des caricatures anti-bonapartistes :
Aux vitrines des photographes : Stanley, Liwingstone [sic], Badinguet, Ugênie, Charognard — ô que d'Ugênies ! — (dans les 32 positions) —. C'est importun, parole ! Mais pas bandatif, ô que non pas ! /VB I 49/
11Charognard était l'un des sobriquets accordés au Prince impérial par les républicains. On sait que l'Empereur avait un très fort accent hollandais, d'où la prononciation Ugénie8 (plutôt en fait qu'Ugénie). Ne disait-on pas que son géniteur réel, loin d'être celui qu’il pensait — Louis, roi de Hollande — avait été l'amiral hollandais Verhuell9 ? Selon des vers éloquents de l'époque :
Le roi de Hollande
Fait la contrebande,
Et sa femme
Fait de faux Louis10
12Quant aux positions d'Ugênie, il est évidemment question de positions sexuelles, que Verlaine n'estime qu'à 32, tandis que Forberg, plus généreux ou du moins ingénieux, n'en propose pas moins de 9211. Veuillot reproche ainsi à Jules Favre ce genre de caricature, qui foisonne après le 4 septembre 1870 :
[...] je vois l'image d’une femme qui a régné vingt ans et dont la réputation d'honneur n’a reçu aucune atteinte. Elle est souillée des injures auxquelles toute femme préférerait la mort [...] l’infâme affront fait à cette femme et à la pudeur retombe plus encore sur vous. [...] Ce fut par ce procédé surtout qu'on assassina Marie-Antoinette, après avoir assassiné son honneur12.
13La « nymphomanie » de l'Impératrice, inventée de toutes pièces par la propagande républicaine, suscitait en effet de très nombreuses caricatures. Alfred Le Petit s'autorisa de l'équivalence rose - nature de la femme (ou virginité) pour faire d'Eugénie La Rose impériale, entourée de guêpes lascives (Granier de Cassagnac, Ollivier, Failly...) (fig. 11). Dans Deux dames de Faustin, par un rébus que la couleur hyperbolique du signifiant renforce, on apprend que l'Impératrice aime... les glands (équivoque fréquente à l'époque) (fig. 12). Pour Hadol, Eugénie est La Grue (fig. 13), pour Faustin La Poule (fig. 14). Le lecteur n'aura pas de mal à saisir la métaphorique sexuelle, conventionnelle, du jeu de « poule » ou de billard, ni la pertinence des ornithonymes qui servent à désigner l'Impératrice. Et si l'Eugénie caricaturale porte très souvent un tambour, c'est à la fois pour rappeler ses origines espagnoles et pour proposer une insinuation sexuelle : tambouriner signifiait à l'époque « jouir d’une femme, en frappant son ventre à coups de cette baguette qu'on appelle le membre viril » /DelvEr/.
14Un poème antibonapartiste de Verlaine, cité de mémoire par Camille Pelletan, et qui aurait figuré dans l'album détruit des Vilains Bonshommes, rappelle ce goût d'Eugénie pour la danse en évoquant un symbole plus spécifiquement espagnol :
On prétend que Badinguette
Doit finir comme Antoinette
Oh ! là ! là !
Tu finiras, Castagnette,
C'est vrai, dans une lunette,
Mais non pas dans celle-là !13
15Des caricatures montrent Eugénie dans la lunette de la guillotine, mais il ne s'agit justement pas de « celle-là ». Comme dans Le Balai de Rimbaud, il s'agit de la lunette... sanitaire.
16Le poème de Rimbaud, Vieux de la vieille !, s'insère dans une veine de caricatures où l'on voit d'une part L'Impuissance de Badinguet (de Corseaux, peut-être), de l'autre Les Bâtards de Badinguet (de Taltimon) où l'Empereur surveille fièrement une véritable armée d'horribles rejetons. L'Empereur — voluptueux débridé ou épave humaine — perd à tous les coups. Souvent, son impuissance est expliquée par ses excès antérieurs ; elle aurait aussi pour cause des tares héréditaires. Ou bien le prince n'était pas son fils, ou bien il n'était pas moins débile que son illustre père, comme le proclame par exemple cette Complainte de Badinguet :
Cette union fut heureuse,
Et nous eûmes un enfant
Aussi fort qu’un éléphant
De nature scrofuleuse,
Il n'avait qu'un vice au sang,
Mais moi, j’en avais bien cent !14
17Dans la propagande républicaine, le prince sera souvent nommé Scrofuleux IV ou le Fœtus impérial ; parfois on le montrera dans un bocal. Il faut préciser, peut-être, que la scrofule (ou les écrouelles) est caractérisée par des lésions torpides et qu'elle se relie à la tuberculose et... à la syphilis. Rimbaud maintient assez systématiquement cette utilisation polémique de la pathologie, mais avec une subtilité textuelle sans doute rare dans les intertextes dont il reprend les techniques.
18Or, Pascal Pia a observé, sans soupçonner un instant l'exquise perfidie du détail, que le Prince impérial est né en réalité le 16 et non le 18 mars /AlbZ 106/. Comme beaucoup de « lapsus » de Rimbaud, celui-ci n'en est pas un, puisque le poète profite de ce petit déplacement chronologique pour transformer son « toast » porté à l'Empire en commémoration clandestine de la Commune, née le 18 mars lorsque Thiers ne parvint pas à enlever les canons à la Garde Nationale à Montmartre /Forestier 1972 et 1989/. Le même jour, le comité central de la Garde Nationale s'installa à l’Hôtel de Ville. Il va sans dire que cette « blague » aurait été transparente pour un lecteur de l'époque.
19La plaisanterie est soulignée par la deuxième allusion à Mars, mot écrit en minuscules agrandies et suivi par un point d'exclamation. Dans Le Forgeron et Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs, on trouve d'autres datations humoristiques. Ce qu'on dit... est daté du 14 juillet, jour de la prise de la Bastille (qui n'est pas encore en 1871 une fête nationale) /Hackett 1981, 22/.
20Théophile Gautier, on vient de le voir, avait composé une Nativité mièvre à souhait pour la naissance du prince. Il est intéressant de constater que dans ses Emaux et camées, il avait publié un poème intitulé, justement, Vieux de la vieille, mais sans point d'exclamation. Ce poème en l'honneur des « vieux de la vieille », au sens propre les vétérans de la garde impériale de Napoléon Ier, pouvait être lu, rétrospectivement, comme un prélude au coup d'Etat, une réhabilitation du souvenir bonapartiste à un moment décisif. Le poème, publié le1er janvier 1850 dans la Revue des Deux-Mondes, avait valu à Gautier l'envoi, par les « vieux de la vieille », d'une médaille commémorative, en remerciement pour son hommage poétique.
21Rimbaud propose ici un « médaillonnet » dans le goût de la miniaturisation souvent imputé aux Emaux et camées, gravé au burin par un adversaire de cet Art pour l'Art subrepticement complice du bonapartisme. Certes, Gautier avait aussi composé Le Godemichet de la Gloire, transformant la colonne Vendôme en pénis artificiel, mais Rimbaud ne l'en tint pas quitte. Il est notoire qu'à trois poèmes près, Emaux et camées se compose exclusivement d'octosyllabes. Dans le cas de Vieux de la vieille !, il est difficile d'établir un système métrique cohérent, car dans le quatrième vers, les minuscules agrandies de mars, auxquelles on ne prête presque jamais attention, peuvent signifier que l'émetteur du toast en braillant, allonge le mot, qui aurait de la sorte plus qu'une syllabe.
22Il faut enfin relever une allusion contextuelle qui, sans être formellement inscrite dans le texte, ne pouvait cependant être négligée par un lecteur contemporain, comme en témoigne cette Complainte de la Colonne :
On vit les Vieux de la Vieille
Oublier, de désespoir,
D' fair' sécher leur mouchoir
Et d'siffler un verr’ de vieille15.
23En effet, la colonne venait nécessairement à l'esprit lorsqu'on évoquait les « vieux de la vieille » et Gautier n'échappait pas à la règle :
Quand on oublie, ils se souviennent !
Lancier rouge et grenadier bleu,
Au pied de la colonne, ils viennent
Comme à l’autel de leur seul dieu.
24La fonction de la colonne est en effet de rappeler au souvenir la gloire du premier Napoléon, comme celle du poème de Rimbaud est de remettre en mémoire la Commune. Mais en 1871, l'expression « vieux de la vieille » a pu être appliquée aux combattants communards qui avaient survécu lors de la Semaine sanglante /v. Forestier 1972 et 1989/. Et ces nouveaux « vieux de la vieille » se félicitent justement d'avoir « déboulonné » la colonne Vendôme (fig. 15), considérée par les Communards, par Marx et même par Isidore Ducasse, comme le plus important symbole du bonapartisme. A un moment où les journaux et les caricatures conservateurs vilipendent le rôle de Gustave Courbet dans cet acte de « vandalisme » révolutionnaire, Rimbaud montre qu'il est toujours de tout cœur avec les Communards qui ont pu se sauver. Bientôt, il les retrouvera d'ailleurs à Bruxelles, puis à Londres. En attendant, il s'attaquera à la poésie réactionnaire, à son contenu comme à ses caractéristiques prosodiques.
2. Les remembrances de Coppée
Ressouvenir
Cette année où naquit le Prince impérial
Mc laisse un souvenir largement cordial
D'un Paris limpide où des N d'or et de neige
Aux grilles des palais, aux gradins du manège,
Eclatent, tricolorement enrubannés.
Dans le remous public des grands chapeaux fanés,
Des chauds gilets à fleurs, des vieilles redingotes,
Et des chants d'ouvriers anciens dans les gargotes,
Sur des châles jonchés l'Empereur marche, noir
Et propre, avec la Sainte espagnole, le soir.
François Coppée
25Ressouvenir, ce faux Coppée de Rimbaud, rappelle encore les célébrations de la naissance du petit Louis. L'apparent manque d'insinuations désobligeantes de ce dizain est pour le moins étonnant, vu que son propos paraît parfaitement adapté aux exigences thématiques de l'humour zutique. Un premier indice parodique est fourni toutefois par la signature de Coppée lequel pouvait en effet, à l'opposé de Rimbaud /v. Guyaux 1981, 96-97/, se souvenir de cette année 1856. Rimbaud décrypte dans la nostalgie coppéenne une certaine arriération politique, une propension au conservatisme. Aux yeux des Républicains, Coppée jouissait depuis longtemps d'une réputation de réactionnaire. Lors de la publication de la pièce de Coppée La Grève des forgerons, Eugène Vermersch parodia ainsi son esthétique :
Aussi je veux que l'œuvre au moins me soit utile !
Je crirai, s'il le faut, affrontant la fureur
De Verlaine, en plein jour, mon « Vive l'Empereur ! »16
26A côté des « grands chapeaux fanés », « chauds gilets à fleurs » et « vieilles redingotes » des bourgeois, — milieu favori de Coppée — on trouve des ouvriers qui fréquentent une « gargote », endroit où l'on mange, par définition, malproprement, et qui possède en outre des connotations notoirement subversives. Comme l'écrit Georges Coulonges :
La loi Le Chapelier (1791) avait interdit les associations professionnelles de plus de vingt membres. Pour parer à cette interdiction, les ouvriers se réunissaient dans les arrières-salles de café où, sous couvert de chansons, ils exaltaient l'enthousiasme de leurs camarades.
En dépit de la présence des mouches (inspecteurs de police) la chanson tenait lieu de véritable discours, de cours de formation civique et révolutionnaire. Les goguettes furent tuées par Napoléon III17.
27Loin de s'intéresser aux fêtes impériales, ces ouvriers esquissent déjà le renversement du régime, chantant pour célébrer non une naissance, mais une mort anticipée. Leur acte de substitution correspond donc exactement à celui perpétré par Rimbaud dans Vieux de la vieille ! D'ailleurs, c'est justement dans une gargote que Coppée campera les militants syndicaux dans sa Grève des forgerons. Le « désintéressement » actif des prolétaires — et surtout des anciens qui se souviennent de 1848, de 1830 et peut-être même, en 1856, de 1793 — s'explique donc sans difficulté. Vésinier dira du régime de Napoléon III :
[...] aussi jamais on ne vit pareil luxe, semblable prodigalité dans le monde des affaires, de la finance et du gouvernement ; là on dépense l'or à la pelle, [...] pendant que des milliers de pauvres prolétaires agonisent et meurent faute d'un morceau de pain f...]18
28En revanche, la Bourgeoisie s'associe volontiers au régime, puisqu'elle craint les « partageux » et se félicite du retour à l'Ordre. Le mot tricolorement possède dans ce contexte une évidente ironie politique, puisque la présence du drapeau de la République est ici une véritable obscénité, cinq ans après le coup d'Etat de décembre 1851. Selon Vésinier, l'Empereur est :
[...] ce prince selon Machiavel, qui n'a déployé le drapeau tricolore, que pour mieux étouffer les idées modernes dans ses plis, que pour baillonner et étrangler toutes les libertés [...]19
29Au-delà toutefois de cette mise en scène implicite d'un conflit de classes, il existe dans le dizain un côté caricatural qui a pu passer inaperçu. La Sainte espagnole du poème désigne bien entendu l'Impératrice : « on l'appelait : l'Espagnole, comme autrefois les Jacobins appelaient Marie-Antoinette : l'Autrichienne, en manière d'injure »20. La polémique contre l'Impératrice comporta en effet une bonne dose de chauvinisme, dans la propagande légitimiste comme dans la propagande républicaine21. De même que l'Empereur est sans doute « propre » par antiphrase, la sainteté d'Eugénie serait pour le moins un attribut conjectural. Le dizain est accompagné d'une caricature, d'apparence innocente (fig. 16). Il est légitime de se demander pourquoi Eugénie regarde si obstinément le signe « N », alors que son mari regarde ailleurs. C’est que, comme dans « J'occupais un wagon de troisième... », dans l'Album zutique, Rimbaud fait allusion à l'aine. Ce genre d'équivoques est courant et on en trouve plusieurs exemples dans le Parnasse satyrique :
Vous connaissez, j'en suis certaine,
Derrière un petit bois touffu,
Dans le département de l'Aisne,
Le village de Confoutu22.
30Nous avons déjà constaté que l'Impératrice est accusée de mener une vie sexuelle très riche avec les personnages les plus éminents de l'Empire. Les boucles en forme de cornes (cf. fig. 17) de l'Empereur scellent la plaisanterie ; il s'agit là d'un trait qui figure dans de nombreuses caricatures dépeignant l'infidélité d'Eugénie. L'Empereur, doté dans le dessin zutique d'un véritable visage de clown, devient chez Alfred Le Petit un taureau mélancolique (il aurait été rendu cocu par un certain Lebœuf...) (fig. 18) et chez De Frondas un « vieux cerf ». Il a été « actéonisé », selon le joli terme de l’époque. L'excellence même de la caricature indique qu'elle n'est assurément pas attribuable à Rimbaud. Ses rapports avec le dizain de Rimbaud confirment que les textes et dessins zutiques jaillissent d'une activité collective et d'une culture républicaine et « satyrique » partagée.
31La pique est encore plus évidente dans le dizain que dans le dessin, du moment que l'on connaît l'argot contemporain. Car si « des N d'or et de neige [...] Eclatent, tricolorement enrubannées », et si l'aine possède chez Rimbaud une signification phallique, il n'est pas inutile de savoir que ruban avait à l'époque le sens courant de « capote anglaise » /DelvEr/, comme dans ces vers du Parnasse satyrique :
Je l'ai fait sucer si souvent
Et si fort, qu'il ne reste, en somme,
Que l'enveloppe et le ruban
Qui recouvraient si proprement
Mon bâton de sucre de pomme...23
32Marchant sur des « châles jonchés », les châles représentant métonymiquement les femmes, l'Empereur n'est lui-même pas sans désirs occultes... De la sorte, le portrait officiel, l'image d'Epinal de la fête impériale, se désintègre, laissant entrevoir les dessous de l’Empire, son immoralité.
33Au moment de l'Album zutique, le Second Empire est déjà mort. On peut donc se demander pour quelles raisons Rimbaud se penche ainsi sur ce passé récent, plutôt que de choisir des sujets et des cibles parmi les hommes politiques du jour. L'analyse de Vieux de la vieille ! et de Ressouvenir révèle que le choix de parler de 1856, loin de constituer un escamotage des problèmes politiques du présent, permet à Rimbaud d'y revenir, par le fait même d'adopter les procédés de la caricature républicaine. Après la Semaine sanglante, les républicains du gouvernement défendent des valeurs traditionnelles, celles de l'Ordre, de l'Eglise, de la Propriété. Vieux de la vieille !, par son toast porté à la Commune, Ressouvenir, par son allusion aux ouvriers adversaires de l'Empire, inscrivent une idéologie incompatible avec celle de la Troisième République. Ces références à l'anniversaire du Prince impérial ne sont donc pas exemptes de perfidie. Rimbaud s'y livre à des expériences sémantiques, jouant sur des effets d'insinuation et de superposition d'autant plus utiles que la censure a de nouveau été imposée. Les zutistes, qui saisissent l'envergure de la victoire versaillaise, comprennent aussi que la Troisième République défend avec fort peu d'enthousiasme les véritables valeurs républicaines.
Notes de bas de page
1 Des Idées napoléoniennes, par le prince Napoléon-Louis Bonaparte, Henri Plon et Amyot, 1860, p. 9.
2 Œuvres complètes, éd. R. Jasinski, Nizet, t. III, p. 238.
3 L'Almanach du Père Peinard, 1894-1896-1897-18981899, Papyrus, 1984, p. 3.
4 Claude Duneton, La Goguette et la Gloire. Les aventures érotiques du Bossu Mayeux, Le Pré aux clercs, 1984 [1832], pp. 98-99.
5 Œuvres complètes, éd. P.-O. Walzer el F. Burch, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1970, p. 804.
6 Alfred Cobban, A History of Modem France, t. 2, 1799-1871, Pelican, 1976, pp. 162-163.
7 Hippolyte Magen (publication anonyme), Les Amours de Napoléon III, par l’auteur de la Femme de César, Librairie et Imprimerie Universelles, Londres, 1863, p. 274.
8 V. Roger Williams, The Mortal Napoléon III, Princeton University Press, 1971, p. 54 ; cf. aussi Pierre Vésinier, La Vie du Nouveau César. Etude historique, t. II, P. Vésinier, Libraire-Editeur des Mystères du Peuple, Genève, 1865, p. 69 sur l'accent hollandais du prince.
9 Vésinier, op. cit., t. 1, p. 7.
10 Victor Schoelcher, Histoire des Crimes du Deux Décembre, John Chapman, Londres, 1852, p. 402. Ce livre n'est pas de Schoelcher ; on l'attribue généralement à Vésinier.
11 F. C. Forberg, Manuel d'érotologie classique (De figuris Veneris), Aux Editions du Rocher, Monaco, 1979 (trad. Alcide Bonneau, première publication 1824), pp. 203-208.
12 Veuillot, op. cil., t. 1, p. 367
13 Victor Méric, A travers la jungle poétique et littéraire. Librairie Valois, 1930, pp. 276-277.
14 La Complainte de Badinguet, Collection de Vinck, Bibliothèque Nationale, 50 21125.
15 Cité par Léonce Dupont, Souvenirs de Versailles pendant la Commune, E. Dentu, 1881, p. 177.
16 Texte publié dans La Parodie de Gill (No 14, 20-27 novembre 1869) et dans La Caricature de Piloted (No 1, 28 novembre 1869).
17 Georges Coulonges, La Commune en chantant, Editeurs Français Réunis, 1970, p. 29.
18 Pierre Vésinier, op. cit., t. I, p. 330.
19 Ibid., t. I, pp. 418-419.
20 Napoléon III [apocryphe], Souvenirs et notes intimes de Napoléon III à Willhelmshoehe, Librairie internationale Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1871, p. 20.
21 Edouard Fuchs, L'élément érotique dans la caricature. Un document à l'histoire des meurs [sic] publiques, C. W. Sterne, 1906.
22 Le Parnasse satyrique, t. II, A Bruxelles, sous le manteau, 1881 [première publication 1864], p. 109.
23 Ibid., t. II, p. 111 ; cf. aussi t. I, p. 153 et Le Nouveau Parnasse satyrique du dix-neuvième siècle, p. 52.
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