Conclusion
p. 189-191
Texte intégral
1Trente-deux ans, c'est le temps d'une génération. Ceux qui partent au front le 2 août 1914 pour défendre la Patrie sont nés, pour la plupart, dans cette période de consolidation de la République et ont reçu dans leur école une instruction civique consciente de ses objectifs. Si l'idée de celle-ci remontait au grand débat inauguré en 1789, son émergence en qualité de discipline nouvelle tient à l’histoire nationale. La séparation progressive de l'Eglise et de l'Etat pour l'éducation des enfants conduisait la République à se donner des fins et des principes détachés des options religieuses, désormais laissées à la conscience de chacun, et à réorganiser son système éducatif en conséquence.
2Si une matière scolaire originale est alors apparue, c'est parce qu'il y en avait besoin ; et c'est là un exemple particulièrement éclairant des conditions dans lesquelles elle naît ; elle n'est pas la simple transmission d'une science pré-existante ; elle se construit, au contraire, à partir de plusieurs savoirs : histoire, géographie, économie, morale, droit, réunis et regroupés pour constituer "l'instruction civique", c'est-à-dire pour servir une fin éducative spécifique : la formation du citoyen d'une société nouvelle. De fait, la société française avait alors besoin, de façon particulièrement urgente, de ces mythes et de ces symboles sans lesquels aucun groupe humain ne peut se constituer et durer. L'instruction civique apparut alors comme un excellent facteur d'intégration sociale des futurs citoyens. Sans elle, après les six régimes différents vécus de 1798 à 1882, il n'y aurait pas de république durable. Bien plus que scolaire, sa fonction était donc d'abord sociale et politique, et l’enseignement comme le savoir n'étaient que le support des objectifs à atteindre. Cela apparaît clairement dans les débats qui ont abouti à la loi du 28 mars 1882.
3Mais un nouveau savoir a besoin, lui aussi, de supports. A cet égard, la naissance et la multiplication de manuels qui se suivent, se corrigent et évoluent mettent en lumière le rôle d'un agent social, l'instituteur, que l'on avait, certes, chargé d'enseigner mais qui était, aussi, un citoyen engagé dans la croissance et les vicissitudes de la République, avait ses opinions propres, et ne se laissait pas réduire à sa fonction professionnelle. Inspection, directives nationales, contrôles, censures, polémiques, rappels à l'ordre ne supprimaient pas le fond du problème. On avait compté beaucoup sur la médiation de l'enseignant, mais on avait oublié le médiateur. Or l'instituteur, chevalier et prêtre de la République, s'est de plus en plus révélé comme n'étant pas un simple canal d'information, mais un véritable acteur social et politique, au coeur d’une communauté, elle-même en pleine transformation. Il entendait bien poursuivre sa médiation, mais à condition que l'on ne gommât pas le rôle du médiateur.
4L'élan de 1914, l'héroïsme patient de la Grande Guerre devront montrer que son rôle n'avait pas été vain et que les petits écoliers d'hier ne défendaient pas leur pays pour quelques idées ou pour des mots, mais pour une vraie terre, qui vivait sous leurs pieds et ne voulait pas mourir dans leur coeur.
5Il reste que, à la fin de notre itinéraire, l'instruction civique change de rôle. De matière enseignée, elle devient maîtresse, et nous donne à son tour une leçon de civisme. Si nous rappelons le parcours que nous avons effectué, nous avons l'impression qu'elle a été d'abord un bon texte d’auteur, dont le thème est bien défini, le style bien travaillé, le dialogue bien ciselé. Les destinataires sont de futurs lecteurs et de futurs auditeurs, et ils n'ont qu'à lire, écouter, comprendre et, en bonne théorie de la connaissance, devenir ce qu'ils apprennent.
6A ce niveau, les objectifs seront atteints. Année par année, les citoyens connaîtront mieux les mécanismes du vote, des élections, du fonctionnement de l'administration, de la justice et du gouvernement. L'esprit républicain et le sens de l'idéal démocratique deviendront peu à peu l'objet de l'adhésion réelle de la nation, au-delà du discours ou de la phraséologie officiels. La patrie existera de plus en plus et le pays réagira vitalement au coup d'Agadir, à la conquête des colonies et à l'Entente Cordiale. Une langue française unique doublera les langues, dialectes et patois locaux. La presse sera lue davantage et une opinion publique naîtra quand viendra l'heure de lever tout un peuple contre l’envahisseur.
7Mais, dans le même temps, le chargé d'affaires, le délégué principal, le médiateur essentiel de cette éducation grandira avec l'efficacité de son effort. Lui, qui était antérieur et au coeur du problème, prendra peu à peu conscience de sa valeur. Lié par un contrat de travail et un statut nouveau au destin de la République, il voudra que son rôle social déterminant soit progressivement reconnu et sa personne respectée. D'agent de la Patrie, il deviendra acteur et le bon texte du théâtre républicain saura qu'il a autant besoin de bons acteurs que d'une mise en scène pour produire ce qu'il dit.
8Cela demeure vrai aujourd'hui. Si l’on veut une instruction civique et, tout autant, une éducation politique de la nation, il faut, bien sûr, étudier tous les paramètres de la théorie de l'information, émetteur, récepteur, codes, canaux, supports, parasites et déformations. Mais il ne faut pas oublier le médiateur, qui est l’interprète de l'ensemble, comme l'acteur l'est du texte d'auteur quand il arrive sur la scène.
9Il faut que le statut de cette médiation soit d'abord reconnu et, ensuite, bien défini. Mais il faut encore saisir et déterminer le rôle que va jouer ce médiateur, prévoir les zones de distanciation qui lui sont nécessaires, car l'enseignement n'est jamais détaché du maître, même dans les domaines les plus abstraits et les plus objectifs. Celui qui enseigne vit aussi son enseignement à l'intérieur de lui-même ; enseigner les autres à devenir acteurs de la société suppose que l’on soit soi-même traité comme un bon acteur, celui qui peut se couler dans un personnage tout en restant lui-même. Telle est la leçon de 1882 pour demain. Aucune éducation ne se fait sans médiation. Aucune éducation sociale et politique ne peut se conduire sans des médiateurs vivants et réels, acteurs eux-mêmes d'une société et de sa recherche politique.
10Encore s'en faut-il que la réalisation d'un projet éducatif se déroule de façon simple, selon les prévisions. Elle soulève au contraire des difficultés dont on n'avait pas toujours mesuré l'ampleur. En rendant l’instruction obligatoire, en organisant un réseau d'étude, en décidant de former au civisme, l'Etat devient éducateur. Mais cela n'est pas facile car, si c'est là l'une de ses responsabilités, si l'on ne peut guère contester qu'il ait à s'assurer que le droit de chacun à l'éducation est respecté, on ne saurait non plus omettre de considérer les risques auxquels, de ce fait, il s'expose nécessairement. Et tout spécialement, ici, celui de dépasser son rôle, d'outrepasser sa compétence, de peser sur les consciences, de contraindre les esprits à adhérer, comme malgré eux, à certaines valeurs. Il y a là un dilemme : comment exercer une tâche qui ne peut être négligée et, simultanément, éviter un écueil auquel leur sentiment aigu de la liberté rend nos contemporains de plus en plus sensibles : celui de ne pas respecter leurs libres choix. C'est pourquoi O. Reboul a mis en garde avec juste raison contre "l'endoctrinement"1 et, de même, Guy Avanzini a récemment pu émettre la crainte "que le retour à l'éducation civique suscite ou couvre des pressions idéologiques inacceptables"2. Comment donc, réussir à prévenir ce danger sans négliger simultanément une dimension sans doute de plus en plus importante de l’éducation ? C'était déjà le problème qui suscita les controverses entre le législateur de 1882 et l'opposition. Avec d'autres données, il demeure de nos jours, et c'est pourquoi il nous paraît requérir une réflexion à laquelle la connaissance de ce qui s'est passé de 1882 à 1914 pouvait apporter d'utiles éléments.
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