Chapitre X. Un médiateur lié à l'instruction civique - 1891-1902
p. 155-167
Texte intégral
1La période de 1891 à 1902 est marquée par une expansion très vigoureuse des pays européens. L'Angleterre et la France sont en concurrence pour le partage de l'Afrique et de l'Asie. Dans cette croissance économique et cette affirmation politique, chaque participant tient à ce que son rôle soit reconnu. En France même, au soir du XIXème siècle, une agitation intense se développe. La classe ouvrière existe et prend conscience de sa force ; elle va commencer à s'organiser pour revendiquer une amélioration de sa condition. Par ailleurs, la République va être secouée par l'affaire Dreyfus ; un nationalisme antisémite est en train de naître. Des groupes anarchistes surgissent, se forment, qui mettent en cause les principes de l'Etat. Un mouvement pacifiste se déploie, mêlé d'antimilitarisme et, parfois, d'antipatriotisme.
2Succédant à un régime fort, la République ne pouvait qu'être forte et centralisatrice. Pour exister, elle avait été conservatrice, vérifiant en cela la prédiction de Thiers. Les structures étatiques avaient été lourdes pour l'ouvrier qui aspirait maintenant à plus de bien-être et de liberté ; certains sombrèrent, par réaction, dans le refus de l'Etat et le désir de l'abattre : l'anarchisme.
3La sécurité des frontières assurée, les bienfaits de la paix commencent à être appréciés. Les dépenses militaires élevées sont contestées par une partie de l’opinion, qui voit partir ses enfants, durant de longues années, pour de lointaines conquêtes. Face aux dépenses excessives et à un service militaire trop long, beaucoup entreprennent une campagne pour une politique plus raisonnable. Chacun s'aperçoit que ces aventures ne profitent en définitive qu'aux bourgeois : ceux-ci s'assurant ainsi de nouveaux débouchés et de nouveaux marchés. Les Schneider, au Creusot, s’enrichissent avec l'industrie du canon. Aux pacifistes se mêlent les antimilitaristes : ils refusent purement et simplement une armée qui, trop souvent utilisée pour mater des grèves, assure à l'extérieur la prospérité du patronnat, tandis que, à l'intérieur, elle asseoit son pouvoir.
4Les républicains se divisent, alors que la République semble de plus en plus être le gouvernement légal du pays. L'unité morale des instituteurs autour de l'idée de patrie se fissure ; dans une France qui bouge, ils prennent une part de plus en plus active aux luttes, en s'associant à la classe ouvrière dont ils sont issus. Au service de ces tensions, que va donc devenir l'enseignement du civisme ?
I. LES INSTITUTEURS, LE POUVOIR ET LA POLITIQUE
Le corps enseignant et la politique
5La bataille électorale des élections législatives de 1898 n’a pas vu, comme à l'habitude, s'opposer les républicains aux partis d'opposition mais deux grandes fractions surgissent au sein du parti républicain : la politique radicale et la politique modérée du cabinet Méline. "Sur ce terrain nouveau, les maîtres de l'enseignement primaire, vieilles troupes auxiliaires qui, depuis quinze ans, combattaient pour la République, ont continué de prendre un ordre de bataille et de pratiquer l'offensive et, le plus souvent, c'est derrière les radicaux qu'ils se sont rangés, et contre les républicains de gouvernement qu’ils se sont acharnés". Or, constate Georges Goyau, Jules Ferry avait demandé à "l'école nationale d'être une école républicaine, et républicaine sans épithète". En 1898, l'enseignement primaire est devenu "l'instrument du radicalisme". Les instituteurs avaient officiellement reçu la charge de faire aimer la Révolution et la République. Maintenant, ils sont les porte-parole et les propagandistes d’une coterie. Leur intérêt n'est plus celui de la République seule, mais d'une politique pour la nation. Georges Goyau les excuse : "Sentiments de tout ordre et de tout aloi, petites idées et grandes idées, ambitions mesquines et aspirations emphatiques, souci de leur avancement et souci de ce qu'ils croyaient être leur tâche, tout contribuait à jeter les maîtres d'école dans la bagarre de la politique, sous l'égide des préfets successifs, leurs chefs". La belle époque de l'instituteur-colon de la République et "collaborateur" du préfet semble révolue. Avec la scission du parti républicain, commencée lors du cabinet Bourgeois, achevée lors du cabinet Méline, beaucoup ont risqué un pas décisif vers l'extrême gauche et, pour la première fois, font de la politique" en dehors des préfets et à l'encontre des préfets". Devenus majeurs au point de vue politique, ils ont déclaré la guerre aux républicains modérés. René Goblet, dans les colonnes du Manuel général dirigé par Ferdinand Buisson (ancien directeur de l'enseignement primaire), attaque le cabinet Méline et "l'esprit nouveau", cette bourgeoisie qui se jette, par un retour désespéré, mais peu sincère, dans les bras de l'Eglise pour y chercher un appui". Pécaut note, dans la même revue, qu’il se produit "dans l'ordre scolaire le même mouvement d'arrêt ou de réaction qui se remarquait dans l’ordre religieux et dans l'ordre politique, et qui nous conduirait bien loin et bien bas si on s’y laissait aller1". L'instituteur doute de sa mission d’émancipation du peuple et soupçonne ses chefs de pactiser avec la réaction. Jules Ferry ne reconnaissait pas aux instituteurs le droit de faire de la politique. Ferdinand Buisson, plus ouvert, distingue le fonctionnaire, absolument neutre, et l'homme, absolument libre. Il pense que, sous le régime républicain, une attitude à la fois virile et réservée ne provoquera pas les rigueurs administratives.
6Lorsque E. Spuller, ministre de l'Instruction publique en 1887, s'opposa à la création d’une "Union nationale des instituteurs de France", il justifia sa position par la crainte que des hommes politiques se glissent parmi eux. L'instituteur public laïque ne saurait avoir d'autres chefs que le préfet et l'inspecteur d'académie. Les radicaux reprirent le combat abandonné par les républicains de gouvernement : ils utilisèrent un vocabulaire symbolique : lois intangibles, vieil esprit républicain, discipline républicaine, péril clérical, réaction aux abois ; et ils finirent par se rallier les coeurs des "gardiens de la République", les maîtres d'école.
7Le Gaulois, sous la plume de Jules Delafosse, écrit : "Je plains, et de toute mon âme, ces maîtres d'école du Calvados, qui racontent aux bambins, durant la première heure de classe, qu'ils auront sept ans de service à faire si M. Jules Delafosse est élu par leurs papas2". Certains voient là un rôle d'agent électoral, incompatible avec leur rôle d'éducateur.
8Les instituteurs se retournaient contre un pouvoir qui les avait grandis. Jules Simon avait peut-être raison lorsqu'il voulait en faire tout bonnement et tout simplement des maîtres d’écoles de village. La radicalisme avait emporté les instituteurs mais d'autres, moins nombreux, certes, plus virulents aussi, étaient gagnés par le socialisme. Le ministre Georges Leygues, évoquant les périls de la politique dans l'enseignement, soulignait les ravages dus à Jaurès, Mirman, Thierry-Cazez, Carnaud. On ne pouvait servir à la fois deux maîtres et cumuler deux situations ; un choix était nécessaire entre "l'obscure sécurité de l'administration et les couronnes éclatantes mais aléatoires de la faveur populaire3".
9D'après l'engagement actif de certains, on peut supposer un enseignement civique influencé par un militantisme politique partisan. Les traces écrites sont malheureusement fort rares. Néanmoins, un article du Temps fournit un témoignage intéressant, la situation dénoncée n'étant pas unique. Dans l'orphelinat de Campuis, l'amour de la patrie et de son organisation politique était pour le moins mis à mal par la froide expression : "Nous aimons l'agglomération politique où le hasard nous a fait naître et où tous ceux qui l'habitent jouissent des mêmes avantages que nous et, ajoutons-le à regret, souffrent des mêmes maux". La direction de l'orphelinat abandonne les précautions oratoires et "invite ses pupilles à juger d'abord, du haut de leurs consciences, l'emploi que la patrie entend faire d'eux. S'agit-il de se battre, ils refuseront si le motif de guerre leur paraît indû. Au Mexique, ils devraient déserter, "comme je l'aurais fait moi-même" ajoute carrément le directeur4". Ainsi, les enfants sont encouragés dans la critique de l'Etat et apprennent à juger ses représentants. Ce n'est plus de l’instruction civique mais une école de rébellion et de contestation. L'auteur de l'article accuse l'Hôtel de Ville de Paris, qui patronne cet orphelinat.
10Une lettre du ministre de l'instruction publique et des Beaux-Arts, Georges Leygues, confirme l'influence directe de l'engagement politique des maîtres sur l'enseignement civique. Elle attire l'attention des préfets sur des incidents lors de conférences publiques des instituteurs sur "des sujets se rattachant directement ou indirectement à la politique intérieure du pays", il les prie d'inviter les instituteurs "à s'abstenir désormais de traiter des sujets de cette nature5".
11Les socialistes prêchent les idées de liberté à travers un collectivisme égalitariste. Pour ses adversaires, le socialisme est une menace grave ; c'est "l'abolition de l’Etat, des armées, des religions, des frontières, de tous les cadres organiques de la vie des nations6", les socialistes sont des "terroristes7", qui se "proposent d'abolir un certain nombre de libertés8". C'est une utopie car "ce sont les élites qui font le progrès de la civilisation9" et l'égalitarisme absolu tend à les tuer.
12L'opposition à l'armée et, surtout, la vague antimilitariste poussent le gouvernement à quelques mises au point sur son rôle, sa nécessité et son bienfait ; il n'y a pas vraiment d'opposition entre l'armée et la démocratie. Elle est la force du régime démocratique et la garantie contre la dictature. On laisse entendre qu'elle est appelée à évoluer avec le progrès de la société, des moeurs et des institutions. Son recrutement est démocratique et le service militaire donne droit au suffrage universel. On reconnaît que l'adaptation de sa charge reste à faire… par voie de réformes et de lois. Son rôle est la défense de la patrie attaquée et les jeunes gens doivent remplir leur devoir militaire. "La vitalité d'une démocratie se mesure au courage, à l'entrain et à la foi qu'inspirent chaque citoyen à le consentir10". Code militaire, sentiment du devoir, science de la guerre lui assurent cohésion, discipline et efficacité. Soldats et officiers se doivent une mutuelle confiance, animée d’un même patriotisme.
13Waldeck-Rousseau entend mener une politique d'action républicaine dans l'ordre et le progrès, en s'appuyant sur le pays pour l'avenir de la France et de la République. Il oppose son action à ce qu'il appelle une politique de combat, qui divise, s'appuie sur l'esprit de parti et travaille pour les intérêts du moment.
L'instituteur subordonné au pouvoir politique
14Dans ce contexte, la lutte va s'intensifier entre les maîtres et le pouvoir politique. L'instituteur est "encore tenu (malgré toutes les déclarations) dans un état voisin de l’esclavage. Les politiciens voient surtout en lui un agent électoral et le maintiennent serf de la politique. Il est nommé par une autorité politique, le préfet ; il reçoit de l'avancement ou bien il est disgrâcié et déplacé sur la recommandation ou la plainte des députés, des conseillers généraux ou des maires". L'auteur de l'article, titré "Libérons l'instituteur", juge cet état de subordination politique incompatible avec sa mission pédagogique ; il conclut : "Nous demandons à MM. Bourgeois et Combes une loi transférant du préfet au recteur la nomination des instituteurs et institutrices11".
15Le problème de la nomination des maîtres de l'école primaire par leur chef hiérarchique ne cessera d’agiter les intellectuels et les enseignants, car ils estiment que sans cela ils sont conduits à faire "plus de politique que d'enseignement12". Un directeur d'école normale confie : "La République a affranchi l'instituteur de la tutelle de l'Eglise et de la surveillance ombrageuse du curé. Mais il s'en faut qu'elle la (l'indépendance) lui ait garantie au point de vue politique. Dans nombre de communes, le pauvre maître d'école n'a fait que changer de joug quand il ne porte pas les deux à la fois. S'il veut rester neutre entre les partis, il se trouve placé entre le marteau et l'enclume. C'est une situation intolérable13". Le Temps constate que tout le monde est d'accord et propose de remettre nomination et avancement entre les mains de l’inspecteur d'Académie et du conseil départemental. De grands noms soutiendront ce point de vue : A. Colin, A. Fouillée, E. Lavisse et Masson (président de l'Association des instituteurs). Il faut soustraire l'école à la politique pour la confier aux hommes d'école. Fouillée résume ainsi la pensée commune : "La République n'a rien à perdre et tout à gagner à l'indépendance de ses instituteurs vis-à-vis des agents de la politique militante, qui est éphémère, et à leur dépendance par rapport aux représentants universitaires des grands intérêts moraux et sociaux, qui sont permanents14".
L'instituteur conteste le rôle du directeur d'école
16Auguste Mailloux, un des pionniers du syndicalisme des instituteurs, prend la tête d'un mouvement de contestation du rôle du directeur. Là aussi, les abus ont eu raison de la patience des maîtres. Imbu de sa fonction, le directeur tyrannisait ses adjoints. Mailleux militait sur cette conviction que "l'instituteur adjoint (le titulaire) doit être libre au triple point de vue pédagogique, moral et social. Si le maître adjoint conduisait sa classe en toute liberté, en dehors de l'autorité du directeur, les résultats seraient sûrement meilleurs. N'oubliez pas que l'adjoint d'aujourd'hui a en général plus d’instruction que le vieux directeur, des idées plus neuves, des connaissances pédagogiques plus solidement acquises par une fréquentation assidue des élèves, et par des leçons consciencieusement étudiées (…)15". Il justifiait ainsi sa position : l'instituteur était citoyen électeur, donc libre et indépendant, il avait payé l'impôt du sang et était capable de défendre la patrie au besoin. De plus, l’esprit étroit du directeur et son humeur chagrine mettaient l'adjoint à la merci d'un déplacement d’office.
La Ligue de l'enseignement (congrès de Reims)
17Dans toute cette contestation, seul un petit nombre joue un rôle très actif. C'est une minorité très agissante, mais elle gagnera très vite du terrain. A la fin du XIXème siècle, la "Ligue de l'enseignement" est encore un pilier de la République modérée. A la séance de clôture du congrès de Reims, le 16 août 1897, elle redira la confiance mutuelle qui règne entre la Ligue et le Ministère. Pour elle, la République Française est le gouvernement de la raison, et une grande majorité des instituteurs partagera ce sentiment.
II. LE ROLE DE L’INSTITUTEUR
L'instituteur, homme public
18C'est l'inspecteur d'Académie des Ardennes, Martin, qui rappelle, par une lettre adressée le 25 septembre 1897 aux inspecteurs primaires, les devoirs des instituteurs. Citoyens d'une république libre, il reconnaît qu'ils ont une liberté de conscience entière et le droit d'avoir une opinion personnelle. Cependant, "ils sont appelés à recevoir comme élèves les enfants des familles attachées à des opinions diverses, et tenus, par convenances professionnelles, d'observer non seulement à l'école, ce qui est élémentaire, mais même au dehors, une stricte neutralité, d'éviter toute manifestation qui pourrait aliéner les sympathies d'une partie de la population au milieu de laquelle ils vivent16". Pour l’inspecteur d'Académie, l'instituteur perdrait toute autorité et considération s'il devenait partisan ou sectaire. Dans ses fonctions de secrétaire de mairie, il ne doit prendre part en aucune manière à la conduite des affaires communales et rester dans les attributions de simple greffier. Il l'invite à la réserve, à la modération et au libéralisme.
Le rôle unificateur de l'instituteur
19Léon Bourgeois s'adresse aux instituteurs dans une lettre ouverte, que publie le Manuel général de l'enseignement. En sa qualité de chef du parti radical et de ministre de l'Instruction publique, il sait les républicains divisés et connaît l'engagement naissant des instituteurs dans la lutte politique. Il leur demande donc de s’abstenir de toute politique militante : "La politique est la chose qui nous divise ; lui (l’instituteur) est l'homme qui nous unit. La politique, c'est la lutte, lutte inévitable, salutaire, nécessaire dans les pays libres. Mais cette lutte des citoyens ne doit pas troubler l'enfance et la jeter aux passions, avant que soit en elle formée la raison17" : cet appel du ministre laisse supposer des débordements et un manque de réserve qui justifient une telle lettre. Neutralité politique et pacification dans l'école, maison commune, avec l'aide d'un homme de paix et de tolérance, dont la voix doit être un organe de lumière et de raison, tels doivent être les objectifs de l'instituteur. En outre, il doit former des hommes qui, "dans la pratique de la vie, marchent droit et raisonnent juste18". Mais cela ne va pas de soi et c'est pourquoi, de 1895 à 1900, le Temps fournit toute une série d'articles sur son rôle, en réaction contre une montée de plus en plus forte de l'engagement politique et syndical de ce corps de fonctionnaires.
Les rôles de l'instituteur et les moyens d'y parvenir
20Au début de l'année 1899, Jules Payot, alors inspecteur d'académie de la Marne, expose, dans une lettre circulaire, les devoirs des maîtres et de leurs chefs. Ils sont dictés par "l’obligation que nous avons acceptée de travailler de concert à former de bons Français et de bons républicains19". Chaque Français a droit au respect de la personnalité dans la liberté et la justice. Instincts bestiaux, orgueil, esprit de caste, irascibilité, haine, intolérance sont à bannir absolument.
21L'instituteur, dans cette lutte de tous les instants, doit être au premier rang. La fierté et la discipline républicaines seront données par l'exemple. Il enseignera "la très haute valeur des idées, des sentiments, des principes" constitutifs de "la glorieuse conquête, plus menacée que jamais, de la Révolution". Il invite ses subordonnés à fuir "l'esprit de servage" qui les lie à leurs chefs, à renoncer "aux recommandations ayant pour but une distinction, une promotion, un avancement quelconque". Il prêche pour la moralisation de la profession.
III. LES FETES PUBLIQUES : MOYENS ET INSTRUMENTS D'ENSEIGNEMENT
Un constat
22Un certain Joseph Fabre écrivit aux instituteurs. Il voulait que les fêtes publiques fussent un moyen et instrument d'éducation nationale. Malheureusement, les Français ont perdu de vue leur sens. Pour une majorité, c'est "une occasion de réjouissances qui ne sont pas particulièrement propres à engendrer de hautes idées ou de fortifiantes émotions". Pour d'autres, c'est "une occasion d'échapper aux servitudes de la vie courante, de fuir vers quelque coin de campagne ou quelque plage préférée", où l'on recherche dans l'isolement "le plaisir individuel ou familial". Les fêtes nationales n'unissent plus les Français mais "desserrent encore le lien déjà si lâche qui les rattache les uns aux autres, dans l'ordre social actuel". Il est donc urgent et nécessaire que les Français retrouvent le sens du sacrifice et s'imposent "de communier, aux jours de fête, dans le sentiment national, dans le sentiment civique". Cette morale civique en action serait l'oeuvre du foyer et de la rue.
Le sens de la fête et du chant
23Joseph Fabre met la fête de Jeanne d’Arc au premier rang parmi "toutes les grandes solennités qui sont entrées dans les moeurs du pays". Toutes peuvent contribuer à l'enseignement moral et civique. L'instituteur est invité à expliquer et commenter le sens des fêtes nationales et les raisons qui ont conduit à leur création. Il cherchera à éveiller dans les jeunes coeurs des sentiments nobles et patriotiques par "des lectures bien choisies, des chants appropriés, mais surtout la parole grave et émue du maître20".
IV. AU TOURNANT DU SIECLE, UN DEUXIEME BILAN
Le point sur l'enseignement civique
24"Le régime du suffrage universel" imposait l'éducation civique des jeunes générations appelées à prendre part à la conduite des affaires publiques". Félix Pécaut rend les instituteurs et les institutrices responsables de la conduite politique des nouvelles générations. Ils ont la charge de les préparer "en une certaine mesure à se conduire un jour dans les affaires publiques, à démêler la vérité, le droit, l’intérêt du pays, tout au moins à reconnaître quels sont les hommes, les journaux les plus dignes d'être écoutés". Mais bien des conditions manquent à l'école primaire, en 1895, pour qu'elle fasse grandir des citoyens. L'éducation civique apprend bien à juger pour éclairer le choix, à ne pas être un étranger dans son pays, à connaître la France et à l'aimer, mais cela ne suffit pas.
25Le temps passé à l’école est trop court. La plupart des enfants la quittent à onze ans (avec, souvent, une absence de quatre à cinq mois par an). Seule une minorité la fréquente jusqu’à douze ans ou douze ans et demi, quelques-uns jusqu'à quatorze ans dans les cours complémentaires, un nombre infime jusqu'à quinze ou seize ans dans les écoles primaires supérieures. Quelle efficacité attendre dans ces conditions ? Comment veut-on que, à onze ans, l'enfant comprenne "les conditions vitales du régime démocratique et libre" ? Parmi les alphabétisés, bien peu savent juger en politique. Comment veut-on qu'ils se défendent contre les sophismes, qu'ils sachent tirer au clair leurs idées, qu'ils aient le sens de l'ordre, c'est-à-dire "du possible et de l'impossible… du raisonnable et du chimérique ; du progrès compatible avec la nature, particulièrement avec la nature humaine, et du progrès magique ou apocalyptique, obtenu d'un coup, en un moment, par décret, par conséquent tout illusoire21" ? Quant aux idées de liberté et de justice, l'enfant n'est pas capable de les entendre. A l'école primaire, elles sont présentées du dehors, d'une façon purement verbale. La seule instruction ne suffit pas, il faut également :
- un parti pris moral, car il fait partie intégrante d'un jugement politique sain ;
- le sentiment de la cité, afin de reconnaître sa complexité et sa fragilité, pour la ménager malgré ses imperfections et, par suite, consentir "l'obéissance due aux lois, sous réserve du droit de la conscience, jusqu'à ce qu'elles soient abrogées ou modifiées" ; implicitement, cela signifie non à la guerre sociale et non à la révolution ;
- le sentiment de justice : penser et agir en citoyen éclairé, en dehors de tout préjugé ;
- le respect de la démocratie, de ses institutions, du peuple, de la multitude "pauvre, ignorante, crédule et soupçonneuse à la fois, mobile et routinière, généreuse et cruelle, mais souveraine de fait comme de droit", et que l'on doit aimer pour elle-même, avec ses qualités et ses défauts.
26L'école primaire, à elle seule, ne peut ni tout faire ni, à plus forte raison, corriger l'oeuvre malsaine des moeurs, de la presse et de la littérature. Félix Pécaut ne désespère pas pour autant et souhaite voir l'oeuvre entreprise dès l'enfance se prolonger dans les cours d'adultes, les conférences et les entretiens familiers. Il réaffirme l'importance, pour l'Ecole, de former des citoyens et constate l'insuffisance des moyens dont elle dispose. Elle initie "à la responsabilité et aux vertus du citoyen". Les maîtres du primaire ont entre leurs mains "l'avenir du pays, de ses libertés et de sa dignité, comme de la paix publique22". C'est la conclusion de Pécaut. Mais le plus grand zèle civique et le meilleur esprit règnent-ils à l'école ? La vérité n’est-elle pas que la démocratie française cherche une éducation politique comme elle cherche une éducation morale et même une morale ? Nous notons, non sans intérêt, dans son texte, le remplacement du mot "civique" par celui de "politique".
27En présence de Ferdinand Buisson, Léon Bourgeois, ministre de l'Instruction publique, fit un discours remarqué, à la clôture des assises de la Ligue de l'enseignement à Rouen23. Les partis politiques ne doivent pas débattre aussi passionnément de l’éducation nationale. Les destinées de la République et de la France en dépendent. Les hommes sombrent dangereusement dans un égoïsme permanent. Le salut de la République est dans le renoncement de chacun. Il faut être optimiste, c'est la condition de l'action ; perdre espoir reviendrait à perdre la raison de vivre. La situation de l'éducation civique donne des raisons d'être en souci, et aussi des raisons d’espérer. Des influences malsaines pénètrent la masse du peuple et de la jeunesse populaire. Le ministre trouve facile de se consoler avec de belles illusions :
- l'illusion patriotique, qui consiste à dire que la France ne peut périr,
- l'illusion pédagogique, de ceux qui croient que seule l'instruction suffit.
28Bourgeois donne la loi du devoir comme la loi souveraine de l'univers. L'action morale directe doit passer au premier plan. L'accomplissement du devoir même est source de bonheur ; il perd de son efficacité dès lors que se pose le problème du messianisme collectiviste et l'égale répartition des richesses. Le problème social est très aigu ; mais il faut faire admettre la situation actuelle qui comporte une nouvelle hiérarchie sociale. Pour cela, les républicains de gouvernement prêchent une morale du devoir, proche de celles des hommes d'Eglise de l'Ancien régime. Et le ministre se réjouit du ralliement de la Ligue de l'enseignement à sa cause.
Une révolte d'élèves - Le zèle d'un maître
29L'ordre, l’acceptation de la loi, le dialogue ou le suffrage pour la changer étaient un souci fondamental de l'éducation civique. Malheureusement, l'enseignement de l'école primaire ne portait pas toujours ses fruits. Transportons-nous à Cluny (Saône-et-Loire) au début du mois de juillet 189624.
30L'Ecole nationale pratique d'ouvriers et contremaîtres, ouverte le 2 novembre 1891 dans les locaux de l'ancienne Ecole normale d'enseignement secondaire spécial, accueille depuis 1893 une promotion de cent internes (en plus des externes). Les études duraient trois ans, avec un enseignement général conduisant au brevet supérieur et un enseignement pratique du bois ou des métaux. Au début de juillet 1896, trois adjudants aimés des élèves furent renvoyés. Les élèves de la 3ème division se révoltèrent, l'agitation dura une nuit et un jour, et le Secrétaire général de la préfecture, venu de Mâcon, intervint. La répression fut sévère ; si les élèves de la 3ème division furent autorisés à subir les examen du brevet, les élèves des 1ère et 2ème divisions qui s’étaient joints à leurs aînés furent purement et simplement renvoyés.
31Cet exemple n'a, bien sûr, qu'une valeur relative, mais montre l'état d’esprit de l'époque. A l'école comme à l'usine, l'enseignement reçu ne suffisait pas à contenir la fièvre du mécontentement.
32Toujours en Saône-et-Loire, à Semur-en-Brionnais, un incident se produisit le 13 février 189625. L’instituteur-secrétaire de mairie voulut conduire ses élèves à la séance du tirage au sort. Belle démonstration d'instruction civique en action ! Etait-il sincère sur la finalité de son intention ? Illustration d'un moment de la vie civique du citoyen ou bien volonté de montrer (ou d’en faire naître le sentiment) l’injustice d'un tel procédé ? Nous ne le saurons jamais. La tentative tourna court et provoqua un vif échange entre le Maire, le Sous-préfet de Charolles, le Préfet de Saône-et-Loire, le député… et le maître. Chargé de famille, il ne fut pas déplacé… grâce aussi à un revirement du maire de la Commune, qui avait trop besoin de ses services.
Education nationale, instruction civique et faillite sociale
33On a donc le sentiment d'une faillite de l'éducation civique devant un mouvement social qui se développe et éloigne du consensus espéré auparavant Certes, Buisson prend la défense de l'Ecole et de ses maîtres. "Ce n'est pas à l'école que nos élèves ont sucé le lait empoisonné ; c'est à l'atelier, c'est au café, c'est par les conversations de la rue et par les suggestions de la presse que ce virus a pénétré dans le coeur de l'enfant ou de l'adolescent26". Deux équipes travaillent en parallèle : l'Ecole reconstruit la France, la presse "pornographique" et la rue s'appliquent à la détruire. Mais l'inspecteur d'académie de l'Oise, par exemple, constate les mauvais résultats de l'instruction civique. "Le maître se contente trop facilement de la simple énumération des matières, sans en essayer une définition". L'explication doit succéder à l’énumération ; il faut dépasser le détail pour aller à l'idée générale. L'âge des enfants est en cause, mais les cours d'adultes et les conférences populaires prennent le relais. "La "corvée" du devoir militaire" est transformée "par une élévation au statut d'honneur suprême". La morale et l'éducation se joignent naturellement à l'instruction, la réflexion engendrera l'obéissance à la loi "que nous nous efforcerons de modifier si elle nous paraît injuste27".
L'Etat et le système d'éducation
34Deux conceptions de l'Etat s'opposent. D'une part la vision socialiste, d’autre part le libéralisme. Un article de Temps définit la première comme "une utopie dangereuse et dégradante pour la liberté humaine qui tend à courber toutes les volontés sous le joug oppressif de l'Etat-providence, chargé d'imposer un nivellement brutal et de subvenir seul aux besoins de tous les membres de la cité". Un Etat-éveilleur, stimule les initiatives individuelles.
35Le système d'éducation (l'Etat et ses lois) enseigné à l'école répond, bien sûr, au critère de la seconde vision, celle des républicains de gouvernement. Aussi nous permettons-nous de penser que des instituteurs devaient, soit émettre de sérieuses réserves lors de leurs leçons d'éducation civique, soit aller jusqu'à une remise en cause des structures de l'Etat qu'ils étaient chargés d'expliquer. Plus encore, un consensus ne se formait-il pas pour la contestation du système d'éducation ? : "Il entravait le développement de l'initiative et de l'esprit d'entreprise ; il ne fabriquait, à peu d'exceptions près, que des mandarins, des fonctionnaires et des déclassés28".
Notes de bas de page
1 Goyau (G.), "L’évolution politique de l'école primaire, Revue des deux mondes, 15 juin 1898, pp. 906-923.
2 Le Gaulois, du 21 mai 1898.
3 Le Temps du 18 septembre 1894. Le ministre de l’Instruction publique recevait le 17, les professeurs et instituteurs de Villeneuve.
4 Le Temps du 24 août 1894.
5 AD 71, T. 63, Lettre à Monsieur le Préfet, Paris le 19 mars 1900.
6 Le Temps du 29 août 1900.
7 Le Temps du 7 septembre 1900.
8 Le Temps du 1er septembre 1900.
9 Le Temps du 29 août 1900.
10 Le Temps du 11 septembre 1900.
11 .Le Temps du 19 décembre 1895.
12 Le Temps du 21 janvier 1896.
13 Le Temps du 21 janvier 1896.
14 Le Temps du 5 janvier 1899.
15 Id., 18 juin 1897.
16 Id., 16 novembre 1897.
17 Id., 30 janvier 1898.
18 Id., 19 décembre 1895.
19 Id., 13 janvier 1899.
20 Id., 4 avril 1898.
21 Pécaut (F.), "L'école primaire et l'éducation politique", Revue pédagogique, 15 mars 1895, pp. 193-203.
22 Pécaut (F.), "L'école primaire et l'éducation politique", Revue pédagogique, 15 mars 1895, pp. 193-203.
23 Discours de clôture du 12 août 1896, le Temps du 13 août 1896.
24 D'après un article du Temps, daté du 3 juillet 1896.
25 AD 71, T. 197, d'après courriers confidentiels (avec autorisation spéciale).
26 Analyse de la faillite sociale par Buisson, Fouillée et E. Pécaut dans le Temps du 22 août 1897.
27 Doliveux (H.), "L'instruction civique à l'école primaire" (d’après le rapport annuel), Revue pédagogique, 1900/2, pp. 566-569.
28 Le Temps du 5 août 1897.
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