Chapitre IX. Les débuts d'une déconvenue
p. 141-153
Texte intégral
1Il nous reste à chercher si les changements économiques, politiques, sociaux et culturels survenus en France de 1882 à la veille du conflit de 1914 ont eu une influence déterminante sur l'instruction civique.
2Jusqu'à présent, nous avons examiné uniquement des projets, la vision - ou théorie, au sens exact du mot - qui a présidé à l'émergence de l'instruction civique comme discipline scolaire. Or, il faut maintenant quitter le domaine des idées et des textes pour tenter de voir comment cet enseignement fut dispensé sur le terrain : dans les écoles communales, et dans le pays, qui n'arrête pas de vivre et de se transformer de 1882 à 1914.
3La première période va de la promulgation de la loi de 1882, jusqu'à la fin de la crise boulangiste. Vu le climat global de l'époque, comment va-t-elle donc s'organiser sur le terrain et de quelles premières réactions va-t-elle être l'objet ?
I. L'ECOLE DANS LA SOCIETE
Le premier service de l'école : l'ordre social
4Les républicains sont animés par deux soucis majeurs, l'ordre et le progrès, qu'ils empruntent à Auguste Comte. Dans ce couple au sein duquel les éléments sont soumis à des tensions réciproques, l'école doit "inspirer aux élèves le respect de la loi" pour assurer l'ordre social. L'écolier doit "comprendre l'harmonie des intérêts et la merveilleuse organisation de la société (…), assurément l'une des meilleures préparations pour bien remplir notre rôle en ce monde1". On est conscient que cet ordre, imposé, durera dans la mesure où il sera compris. Chaque ouvrier instruit devra, "à quelque degré de la hiérarchie qu'il se trouve", être "capable d'un effort moral pour accepter la place qui lui est assignée, et être heureux d'y produire tout ce que ses forces et son intelligence peuvent donner2". Il apprendra son métier et sera fier de le remplir. Dans cette perspective, l'homme trouve une dignité et une importance ; on reconnaît que rien ne peut plus se construire sans lui.
5La société ainsi conçue s'engage sur la voie d'un progrès mesuré et réfléchi, comme en témoigne ce discours de Jules Ferry : "Le progrès n'est pas une suite de soubresauts ni de coups de force ; mais un développement lent, une évolution, un phénomène de croissance sociale, de transformation, qui se produit d'abord dans les idées et descend dans les moeurs pour passer ensuite dans les lois… Il lui faut de la stabilité et de la méthode". La loi est donc l'aboutissement d'un processus, et non le commencement. Jules Ferry est fermement opposé aux luttes ou agitations sociales et appelle à "se méfier des formules vagues et des promesses fallacieuses3".
Le nouveau rôle de l'enseignement civique
6Si l'ordre sur lequel repose la société républicaine est bien ancré, le citoyen doit comprendre que le progrès passe par la démocratie et le suffrage universel. Le peuple souverain choisit selon sa conscience, puis respecte la loi de la majorité qui se dégage des urnes.
7En premier lieu, l'instruction civique devra former des lecteurs pour qu'ils se rendent compte "du mécanisme des institutions, de leurs droits et de leurs devoirs ; qu’ils aient quelques principes… qu'ils soient en état de choisir entre les candidats et de raisonner leur choix4". Si les garçons sont préparés à leur futur rôle de citoyens électeurs, les filles ne sont pas pour autant oubliées. Ni électrices, ni éligibles, elles ne peuvent rester étrangères à la politique, car elles sont ou seront françaises, femmes de citoyens français, mères de citoyens français. L'enseignement qui leur sera dispensé sera le même que celui des garçons, excepté le maniement du fusil. "C'est dans la maison que la femme sera citoyenne : citoyenne avec son mari qu'elle encouragera, qu'elle aidera, qu'elle calmera, qu'elle consolera ; elle accomplira et continuera l'oeuvre de l’instituteur". Elle ne vote pas mais "dispose d'une influence légitime et considérable sur son mari et sur ses fils. Il importe que cette influence soit éclairée et salutaire, conforme à la raison, à l’intérêt général. Tant que la femme restera étrangère à ces connaissances et à ces vertus civiques, il ne faut pas compter que nous aurons des citoyens7". Le bon enseignement civique produira le meilleur effet sur l'ordre, et Félix Cadet prévoit une diminution du nombre des "braillards", des "sophistes" des "énergumènes", "devenus impuissants au milieu de citoyens éclairés".
8L'école primaire sera l'école de l'ordre ; elle ne recrutera pas "pour les clubs de bavards", ni ne préparera sur ses bancs à de "vaines et dangereuses déclarations". Elle devra former, dans une société démocratique, des hommes et des femmes qui, connaissant leurs droits et leurs devoirs, soient prêts à exercer les uns et à remplir les autres. Ce sera l'école de patriotisme, de l'effort qui élève et grandit, vers le progrès de l'humanité par la justice, la liberté, l'ordre et le respect de la dignité humaine. L'enseignement civique puisera donc dans l'histoire nationale la compréhension de l'enchaînement des faits, la marche des idées, le changement des institutions". Il fournira les "connaissances élémentaires reconnues indispensables à tout Français4".
9Félix Cadet ressent comme une nécessité pressante l'introduction de la politique. Or, même si, sur ce point, les républicains Paul Bert et Jules Ferry veulent montrer la supériorité de la société nouvelle sur celle de l'Ancien régime, leur but est avant tout l'union de la société française. D'où l'importance d’un choix de valeurs, pour la création d'un consensus national. L'instruction civique se fera prudemment, souvent associée à une morale civique du comportement individuel. L'éducation civique pourra prendre alors un caractère politique ou un caractère national. Le choix est simple entre l'union et la discorde : la nation française a besoin d'une unité morale, donc d'un enseignement national. La haine entre Français doit disparaître car les privilèges ont été supprimés et l'égalité politique réalisée par l'avènement du suffrage universel. La principale mission assignée à l’enseignement civique est donc la formation du citoyen électeur, respectueux d'un ordre établi par le biais du suffrage universel. Cela constitue la pierre angulaire du régime républicain.
10A la fête des bibliothèques libres, au Trocadéro, Paul Bert déclara, dans sa conférence sur "l’éducation civique"5, que celle-ci devait confondre l'honneur personnel avec l'honneur de la patrie. Les lectures, les dictées, les chants civiques, la décoration des écoles apprendront à faire connaître et à faire aimer les faits héroïques de notre histoire, pour une instruction comprise dans une éducation civique.
La formation et le rôle des maîtres
11L'instruction morale et civique a été introduite dans les programmes d'études des écoles normales par décret du 22 janvier 1881. Le Directeur de l'enseignement primaire de la Seine, M. Carriot, soumit au ministre de l'Instruction publique un projet pour l'organisation de conférences aux instituteurs et aux institutrices, afin de les préparer à enseigner la nouvelle matière. Elles commenceraient par s'adresser la première année, aux directeurs et directrices des écoles et, la seconde, aux adjoints. L’enseignement serait confié à M. Izoulet, ancien élève de l'Ecole normale supérieure et agrégé de philosophie6. En outre, Ferry s’adressa personnellement à "Monsieur l’Instituteur" par sa fameuse Lettre du 17 novembre 18837.
12Félix Cadet remarque que l'instituteur doit préparer les électeurs, même s'il lui est interdit de s'occuper d'élections. Il doit éclairer le choix des futurs citoyens, les prévenir de ne pas se laisser prendre par de belles phrases et les inviter à s'assurer de la capacité et de l'honnêteté des candidats. La lecture, la réflexion et les conseils serviront à former le sens commun des élèves. Son adhésion aux principes et aux valeurs de la République est donc seule garante de l'efficacité de l'enseignement civique.
II. DES VOIX MECONTENTES COMMENCENT A S’ELEVER
13La République a besoin des maîtres d'école, et ceux-ci doivent au régime républicain leur émancipation. Le couple République-Instituteur va-t-il vivre des jours heureux ou être l'objet de crises, voire de heurts ? L’enseignement dispensé à l'école publique obligatoire va-t-il faire l'unanimité parmi eux ?
La condition de l'instituteur
14Les instituteurs doivent à la République de les avoir reconnus, établis, et de leur avoir donné une dignité morale. Ils lui en sont reconnaissants et lui apportent un soutien qu'elle souhaite efficace et discret. Mais, se sentir investi d'un rôle de soutien républicain n'est pas toujours facile à vivre. Beaucoup dépassent les bornes, au point d'amener les autorités à sévir, comme à Trans (Loire-Inférieure), où l'instituteur, M. Bodin, est suspendu par l'Inspecteur d’Académie pendant six mois, avec suppression de traitement, pour manque de réserve aux élections8.
15Leur action considérable est d'ailleurs reconnue par le gouvernement, qui tient à conserver toute son autorité sur ce véritable corps d’armée. Quoi qu'il en soit, en effet, des pouvoirs reconnus au recteur, leur rattachement administratif à l’autorité du préfet est une assurance contre toute tentative d'obstruction du pouvoir central. Un article du Temps donne une idée de leur condition, vue par les dirigeants républicains : "Nous voulons pour nos instituteurs tout le bien-être, toute la dignité, toute l'indépendance, toute la sécurité possibles, et sur tous ces points, il y a encore beaucoup de réformes à réaliser. Mais ce serait tomber dans l'excès contraire que de vouloir faire du corps enseignant un corps privilégié, ou, si l'on veut, une sorte de clergé laïque, sur lequel l'Etat n'aurait aucune prise. C'est là, certainement, ce que ne fera pas M. Paul Bert, quelque légitime souci qu'il puisse avoir d'assurer aux instituteurs la situation matérielle et morale à laquelle ils ont droit"9.
16Or les rapports entretenus avec le pouvoir administratif représenté par le préfet sont très ambigus. En effet, tout est affaire de services mutuels. En échange de renseignements sur la politique locale, et pour ne pas être considérés comme de potentiels ennemis de la République, les instituteurs entendent s'attirer les faveurs préfectorales, en vue d'une promotion ou d'une nomination plus avantageuse. A ce jeu, ils ont sûrement tiré quelques avantages, mais pas la considération des autorités. Celles-ci sévissaient sans doute plus qu'elles ne récompensaient. Les déplacements d'office et les disgrâces de toutes natures les mettaient à la merci des maires et conseillers généraux. Des rapports méthodiques étaient établis, en particulier sur "l'attitude politique apparente et la sincérité présumée de ses convictions républicaines10". Le sous-préfet de Charolles demandait le déplacement de trois instituteurs, ceux de Dyo, Beaudemont, St-Racho, à la suite de la chute des voix républicaines lors des élections cantonales de 188911. On épiait également leurs fréquentations, comme dans la Commune de St-Semin-du-Plain (Nord du département de la Saône-et-Loire) où, l'instituteur livrait campagne en faveur du candidat "réactionnaire", contre celui des républicains, et entretenait des relations avec les "réactionnaires" de la Commune de Saisy12. Surveillés et bridés par un pouvoir fort, ils ressentaient chaque jour un peu plus le poids d'un Etat qui leur laissait très peu de liberté individuelle.
Les instituteurs mécontents de leur traitement
17Le mécontentement allait surgir à propos de leur traitement. Vu qu'ils étaient spécialistes en tout, on leur demandait toujours plus, les gratifiant, à l'occasion de bonnes paroles. Dès 1888, des voix s'inquiétèrent du peu de candidats aux concours de recrutement des écoles normales ; il y avait plus de places que de candidats (pour les garçons)13.
18Jaurès reprit ce thème à la tribune de l'Assemblée à l'occasion du débat sur le budget de l'enseignement primaire. Entamant ensuite une vive critique de l'école primaire, il déplora la différence de condition entre l'enfant du peuple et celui de la bourgeoisie, due à l’existence de deux systèmes parallèles. Il souhaita que les maîtres de l'enseignement primaire lussent plus instruits et sortissent de l'Université, afin de rapprocher les programmes des écoles primaires de ceux des lycées. Pour lui, les pouvoirs publics nourrissaient de périlleuses illusions sur les écoles normales, où manquaient discipline morale et simplicité. Le Temps répondit à Jaurès que le problème de l’Ecole était plutôt une affaire de classes que d’enfants, que les lycées accueillaient autant d'élèves des deux catégories et que le passage en sixième était facilité par une augmentation du nombre de bourses, diminuant d’autant le nombre de places attribuées aux enfants de la bourgeoisie14.
Les instituteurs se regroupent et manifestent leurs sentiments
19A la fin de l'été 1887, un congrès d'instituteurs eut lieu à Paris. Le ministre s'empressa d'adresser une lettre aux Préfets, sans même attendre la publication des actes du congrès. Une résolution fit peur au gouvernement :
"4ème section - Groupement des instituteurs ; première résolution. Une société autonome et amicale des instituteurs sera constituée dans chaque département. Ces sociétés seront reliées entre elles et formeront l'Union nationale des instituteurs de France…15"
20Une idée germait : elle allait faire son chemin. Dès 1887, une Union des instituteurs et institutrices de la Seine, forte de 600 à 700 membres, fut reconnue d'utilité publique par arrêté ministériel.
21Au banquet du 26 juillet 1888, Lockroy, ministre de l'instruction publique, lança un appel vibrant de radicalisme et déclara : "Nous sommes vraiment en démocratie, et la preuve, c'est que le grand-maître de l'Université vient ici dîner avec vous !" Or, un incident marqua la réunion, et, au milieu du discours de Lockroy, au dessert, un groupe de trois ou quatre personnes cria "A bas le Sénat !" pendant qu'un autre hurlait : "A bas le boulangisme !". Le Temps critiqua d'ailleurs l’attitude du ministre, qu'il trouva trop partisane et trop orientée politiquement. Il était clair que Lockroy appelait les instituteurs à soutenir une politique radicale et, à cette occasion, voulait les remercier de préparer "une génération de travailleurs et de soldats16". Mais eux étaient de moins en moins sensibles à la flatterie, et plusieurs évoluaient vers le socialisme, en particulier pour protester contre le refus du droit syndical, dont la loi Waldeck-Rousseau de 1884 excluait les fonctionnaires et que les Républicains, spécialement Jules Ferry, n'acceptaient pas de leur reconnaître. On se rappelle que la IIème Internationale fut fondée en 1889 à Paris.
L'empoisonnement de la jeunesse
22Albert Duruy tint des propos virulents, dès 1886, contre l’instruction publique. "Qu'est-ce, en effet, que l'histoire de l'instruction publique depuis sept ou huit ans, sinon un incessant et tyrannique effort de la démocratie pour mettre la main sur la jeunesse, pour l'asservir à son culte et la courber sous son joug ?". Il s'est toujours affirmé comme un partisan du pluralisme et du respect de la liberté de conscience. Pour lui, la démocratie pratique l'opportunisme depuis dix ans ; "elle est arrivée, elle veut jouir, elle règne". S'il reconnaît l’habileté de Jules Ferry, animé de "l'âpre volonté de parvenir, et de l'inébranlable résolution de rester", il s'en prend à l'enseignement civique et s'attaque à sa diffusion : "Le catéchisme de P. Bert a remplacé le livre de messe et, pour avancer, il n'est pas inutile d'en laisser passer un bout de sa poche". L’enseignement civique, "invention renouvelée de la révolution (…), avait une signification claire : on n'était civique qu'à condition d'être du côté du manche : constitutionnel en 1791, girondin en 1792, montagnard et terroriste en 1893, thermidorien en 1794 : (…) (il) consistait principalement à flatter tour à tour tous les pouvoirs établis". Mais, aujourd'hui, si le pouvoir s'en est défendu au Sénat, il est allé chercher "dans l'arsenal révolutionnaire cette arme de combat" pour s'en servir.
23Albert Duruy juge l'enseignement civique à la valeur des livres en circulation depuis dix ans. Or son appréciation est sévère : A une ou deux exceptions près, les auteurs sont très partiaux. Au lieu de condamner la révolution, d'où qu'elle vienne, tantôt ils la condamnent, tantôt ils l'absolvent. Selon lui, il n'est pas une page "où n’éclate le parti-pris évident de rabaisser tout ce qui tient à l'ancienne France pour exalter la République et les républicains". Mais, ajoute-t-il, "en matière commerciale (…) c'est d'être dans le goût du jour (…) ; l'article qui rapporte le plus en librairie (…) c'est le catéchisme républicain et les produits similaires". A l'école règne, sous "couleur d'instruction civique (…) une véritable propagande révolutionnaire". L'Etat devrait respecter "le droit absolu du père des enfants mineurs en matière religieuse et politique". La jeunesse est empoisonnée "de politique et d'histoire frelatée, et pour tout sursum corda on l'a mise à ce régime de la Marseillaise et des bataillons scolaires, qui n'est que la parodie du patriotisme et des vertus militaires17". L'opposition au régime républicain se réveille donc sur le terrain de l'école, à propos de l'enseignement civique. Plus encore, cette mise en cause s'amplifie, même si elle n'affecte pas la stabilité du système politique en place.
III. LE BOULANGISME ET LES INSTITUTEURS
24La fin des années 1880 sera marquée par une grave crise, qui secouera la République et sera personnifiée par un homme : le général Boulanger. Ministre de la guerre en 1886, député en 1888, soutenu par l'extrême gauche (Clémenceau) de 1886 à 1887, il refusera cependant de participer à un coup d'état en 1889.
25Or les instituteurs, lassés des promesses, déçus de la République, doutent et renient Ferry. Ils veulent une république moins "monarchique", moins de combinaisons politiciennes et une plus grande écoute de la volonté populaire. Beaucoup proposent leurs services à un grand mouvement patriotique et populaire, la Ligue des patriotes18. Plusieurs ont été gagnés par le boulangisme, même si seuls quelques imprudents, ceux qui ont écrit au Général ou ont participé à des banquets boulangistes, ont été poursuivis en Haute-Cour de Justice en 1889. Des révocations et mesures disciplinaires furent prononcées à l'encontre d'une vingtaine.
26L'appel du "Comité antiboulangiste des étudiants de Paris" aux instituteurs de France laisse à penser que le mouvement avait quelque peu ébranlé la conviction républicaine des maîtres. Est-ce à dire que l'enseignement civique qu'ils diffusaient en fut affecté ? Rien ne permet d'infirmer ou de confirmer cette hypothèse. Tout porte à croire cependant qu'ils avaient une vie de citoyen distincte de leur vie de fonctionnaire.
27Nous reproduisons la lettre de ces étudiants parue dans Le Temps du 5 octobre 1889 :
"Vous prouverez que, grâce à votre vigilance, à l'instruction saine que vous répandez, à l'accomplissement strict de votre devoir, les manoeuvres jésuitiques sont aujourd'hui déjouées, les menaces ont été inutiles, les mensonges n'ont trompé personne.
La République, dans sa sollicitude constante pour ses serviteurs les plus méritants, a assuré dans les écoles votre indépendance, dans vos foyers le bien-être matériel, dans la commune la place due à votre travail, à votre savoir et à votre dignité : vous ne l’oublierez pas.
Vous vous souviendrez, qu'enfants de la démocratie, vous êtes ses plus sûrs champions, que vous préparez ses meilleurs citoyens et qu'à ce double titre vous devez, sûrs d'être écoutés, faire entendre votre voix pour la Patrie et pour la République".
28Il est impossible de mesurer l'effet des idées boulangistes sur le comportement des maître vis-à-vis de l’enseignement civique. Nous pouvons tout au plus imaginer des impasses ou des raccourcis sur tel point du programme. Le déroulement des scrutins, par exemple, était l’objet de vives discussions, tendant à assurer la liberté, l'intégralité et le secret du vote. Le 27 février 1889, le ministre de l'Intérieur, Constant, entendit la commission chargée de l'examen de la question. Il acceptait le vote sous enveloppes non fermées, fournies par l’administration départementale, mais n'admettait pas l'idée de ce que nous appellerons plus tard l'isoloir… Ce n'était qu'un projet et la loi sur le secret du vote ne fut votée qu'en 1912 ! On peut donc supposer la gêne de certains instituteurs à enseigner la liberté du vote et la démocratie dans des régions comme celle de Montceau-les-Mines, où les Chagot règnaient en maîtres ; les bulletins de couleurs différentes étaient glissés (sans enveloppe) dans l'urne, sous les yeux inquisiteurs des sbires du patron19 !
29Après la crise boulangiste, en 1890, la République vit ses institutions se raffermir. Le danger avait réveillé les consciences et rapproché les hommes. La question religieuse n’était plus d'actualité ; des chefs éminents de l'Eglise catholique avaient, pour la première foi, manifesté hautement des sentiments favorables à nos institutions. Le seul objet de discorde avait été le débat sur le tarif imposé par le fisc aux biens imposables des congrégations20.
IV. DIX ANS APRES : UN PREMIER BILAN
301890 marque la fin d'une période. Commencée dans la stabilité, elle venait d'essuyer une tempête et le calme était revenu. Il est donc maintenant temps de dresser un premier bilan de l'instruction civique. Pour cela nous recourrons à un recueil des Monographies pédagogiques publié à l'occasion de l'Exposition universelle de 1889, car il rassemble des informations assez diverses pour nous permettre une estimation de la manière dont cette discipline nouvelle était considérée par le corps enseignant.
La distinction entre enseignement moral et enseignement civique
31D’après ce texte, l'enseignement civique se rapporte à la "culture intellectuelle" et il contient "des notions positives, concrètes, parfaitement ordonnées sur l'organisation de la société et des pouvoirs publics".
32L'enseignement moral n'a rien de didactique et doit se mêler à tout le reste ; "c'est un ensemble de moyens ayant pour but de créer dans l'école une atmosphère saine et fortifiante, par tous les procédés : lectures, récitation, conversation, chant, procédés aussi variés que l'intelligence du maître lui-même (…), ce sont, en somme, deux choses absolument différentes".
33La morale, constitutive du climat de l'école, contient naturellement de l'instruction civique et lui fournit une dimension éducative. L'objet de l'instruction civique n'est pas "d'initier prématurément l'enfant à des notions de droit social et politique qui ne sont encore d'aucune application pour lui, mais d’organiser en lui, par le raisonnement et l’habitude, une sorte de mécanisme spontané de l'esprit et de la volonté, qui lui rende naturel et facile le respect des lois auxquelles il devra plus tard plier sa liberté".
34L’enseignement civique est l’achèvement de l'enseignement moral, "la loi sociale venant s'ajouter à la loi individuelle". L'auteur de la monographie citée indique : "C'est donc une éducation civique qu'il faudrait dire, et c'est de ce point de vue que nous jugerons toutes les tentatives pédagogiques de ces dernières années21".
Le but assigné par l'Etat et la nécessité d'une éducation
35Le citoyen vit dans une société organisée ; il participe à sa gestion et il y trouve des droits en même temps que des devoirs. L'enseignement civique assigne une double tâche à l’instituteur :
- plier les enfants à l'obéissance que réclament les lois communes à toutes les sociétés régulières (impôt, service militaire, code criminel, police, etc.) ;
- inspirer le respect des lois particulières à la patrie déterminée dont ils sont les enfants (organisation de l'Etat, constitution et institutions, rapports des pouvoirs publics, système d'après lequel les citoyens coopèrent à la chose publique, etc.).
"L'enseignement civique ne contient pas seulement des notions sur le droit naturel et humain (confondu avec la morale sociale universelle), il comprend la connaissance sommaire du droit national".
36L'enseignement civique est légitimé par la confection de la loi et il est la rançon du suffrage universel. La loi est la base constitutive de la société, son fondement et sa garantie de solidité. Son programme est jugé comme "une merveille de simplicité et de clarté" et se résume selon la chaîne logique :
37L'étude des fondements de l'Etat français contemporain, dont les principes sont issus de la Révolution, implique de montrer à l'élève ce qu'ils contiennent de juste et de raisonnable ; aussi l'enseignement civique est-il l’affaire d'éducation plutôt que d’instruction.
Un bilan
38"Trop souvent les notions morales et civiques que nous offrons aux élèves et même aux instituteurs, restent chez eux à l'état verbal". La loi a un caractère trop conventionnel, en ne reposant que sur la justice et la raison. Il faut joindre un caractère réaliste, qui corresponde au milieu de vie de l'homme. Les lois civiques devront être reliées à la Science qui "devient la maîtresse exclusive de l'esprit moderne. Ainsi, les idées de Patrie et de gouvernement, de propriété et d'impôt, de travail et de capital (…) de liberté, d'égalité, de solidarité et de fraternité se dégageront d'elles-mêmes de l'étude éclairée de la nature" et, de ce fait, ne seront plus critiquables.
39Cependant, l'enseignement civique est "donné d'une façon assez irrégulière dans nos écoles : on le considère toujours comme accessoire". A l'école primaire, il se place dans le programme à raison d'une heure par semaine ; il en est de même en troisième année d'école normale. De ce fait, les résultats sont presque nuls et l'usage du manuel civique mis en cause. "On se borne à (en) faire un livre de lecture dans l'espoir que les enfants sauront extraire et s'assimiler le suc qu'il renferme". L'auteur de la monographie demande des leçons directes et "dogmatiques", rattachées à la morale et à la science du monde. Le livre et la leçon seront complémentaires "pour imprimer dans les tendances de l'âme enfantine et dans les plis mêmes de son cerveau le sentiment d'obligation et de respect que la loi impose au citoyen21". Une éducation en action se déploiera au travers des liens de solidarité mutuelle (secours mutuel, orphelinat, retraites, assurances, épargne) et de sociétés de gymnastique, d'éducation militaire et de tir, afin de préparer le citoyen serviteur de sa patrie.
Notes de bas de page
1 Cadet (F.), Lettre septième sur la pédagogie, Revue pédagogique, novembre 1881, pp. 481-508.
2 Le Temps du 6 mai 1883.
3 Le Temps du 16 octobre 1883. Discours de J. Ferry au Congrès international des instituteurs au Havre.
4 Cadet (F.), Lettre huitième sur la pédagogie, Revue pédagogique, mars 1882, pp. 241-263.
5 Le Temps du 8 août 1882.
6 Le Temps du 30 juin 1881.
7 Elle concerne surtout la neutralité religieuse, l'enseignement de la morale et l'utilisation du livre.
8 Le Temps du 5 janvier 1881.
9 Le Temps du 29 décembre 1881.
10 AD 71, T. 196, Rapports confidentiels sur les instituteurs de la circonscription d'Autun, 10 avril 1890.
11 AD 71, T. 196, Lettre du Sous-Préfet au Préfet, 15 janvier 1890.
12 AD 71, T. 196, Rapport du commissaire spécial de la police au Préfet, 1890.
13 Le Temps du 13 décembre 1888, article et entretien de Paul Bourde avec trois instituteurs de l'Yonne.
14 Le Temps du 3 décembre 1888.
15 AD 71, T. 62, Lettre du Ministre aux Préfets, 20 septembre 1887.
16 Le Temps du 27 juillet 1888.
17 Duruy (A.), "L'instruction publique et la démocratie", Revue des deux mondes, 1er mars 1886, pp. 160-191.
18 Fondée par Déroulède en 1882, dissoute en 1889.
19 Témoignage oral recueilli en octobre 1987 auprès de M. et Mme Gillot, anciens instituteurs de la IIIème République, descendants de mineurs et responsables du musée de l'Ecole à Montceau-les-Mines.
20 D'après un article du journal Le Temps sur le bilan de l'année 1890.
21 Monographie pédagogique - recueil 1889. C'est nous qui soulignons.
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