Chapitre VII. Emile Boutroux et les premiers manuels
p. 123-130
Texte intégral
1La première réflexion-bilan conduite sur ces nombreuses publications émane d'un philosophe connu, Emile Boutroux1, qui l'a fait paraître dans la Revue pédagogique du 15 avril 18832. Il s'agit d'une remarquable analyse, menée aux points de vue politique et pédagogique3, de 46 manuels mis en usage dès la première année d'application de la loi. Si 12 d'entre eux traitent exclusivement de morale, 30 sont destinés aux écoles primaires et 4 aux écoles normales d'instituteurs.
Le point de vue politique
2L'écueil de l'enseignement civique était l'introduction de la politique à l'école. Dans quel sens les manuels l’engagent-ils donc ? Or, d'emblée, un trait frappe l'auteur : tous sans exception dépassent le cadre de l'instruction, pour donner une éducation ; "tous se proposent d'agir sur l'âme des enfants, de leur inculquer des sentiments et des dispositions". Néanmoins, on perçoit deux catégories de manuels : d'une part, ceux dans lesquels domine l'idée pure et simple de patrie, considérée comme se suffisant à elle-même ; d'autre part, ceux qui ne glorifient pas moins l'idée de patrie, mais qui privilégient le politique. La première est ici reliée à la notion d'une certaine forme de gouvernement : on parle plus d'Etat que de patrie. La question dominante est celle de l'ancien et du nouveau régime, et les auteurs se divisent entre partisans du nouveau et partisans de l'ancien.
3Cependant, tous les manuels, sans exception, "respirent le plus vif amour de la patrie, et s'ingénient à trouver les moyens les plus efficaces pour inspirer ce sentiment à la jeunesse". La finalité de l'éducation est de former de bons Français et d'honnêtes gens. Un autre point de consensus est "la condamnation du cosmopolitisme et de la fraternité des peuples". Charles Bigot résume le sentiment commun : "Cette doctrine dissolvante, où plusieurs esprits généreux inclinaient avant la guerre, est aujourd'hui repoussée de tous4". Plus personne, quelles que soient ses opinions politiques et religieuses n'ose enseigner ou insinuer que ses "frères véritables sont, non pas ses concitoyens, mais ceux qui partagent ses opinions".
4Pour Broutoux, Charles Bigot est le plus enthousiaste et le plus chaleureux des patriotes. Il présente notre race gauloise comme noble, antique et belliqueuse ; elle s'est illustrée sur les champs de bataille et a donné de nombreux héros à la patrie. Comme le dit Bigot, notre pays est beau et bien situé, il rayonne par sa culture et son génie. Selon Bourde, l'amour de la patrie donne le désir et la force d'acquérir toutes les vertus, dont le civisme. Le Cours d'instruction civique de Mabilleau, par de familières et ingénieuses causeries sur l’amour de la patrie, s'efforce de créer un sentiment, un lien unificateur de tous, précis et inébranlable. Mais le patriotisme doit être fier et la pudeur commande notre retenue : "Par fierté, évitons de nous représenter comme un peuple qui a vécu douze siècles dans l'esclavage et l'abrutissement5". Xavier Rousselot voit dans le patriotisme la véritable école de l'humanité. Mme Henry Gréville traite la question du point de vue des femmes, pour qui elle revendique le "droit de s'intéresser à tout ce qui touche à la grandeur du pays", la capacité de sacrifier un être cher (fils, mari ou fiancé), la compréhension et la reconnaissance d'une guerre juste et nécessaire, et même l'éventualité de mourir pour son pays plutôt que de le trahir. Mme Gréville conclut : "Tous les sacrifices pour le devoir, pour l'honneur et pour la patrie6".
5Chez Bourde, Laloi, Bruno, Mabilleau, Rousselot, Schuwer, Gréville, "la question de l'ancien et du nouveau régime soit n'est pas abordée, soit est traitée d'une manière subsidiaire, et cela, en général, dans le sens de la continuité et de l'unité de l'histoire de la France". La question politique domine au contraire chez beaucoup d'autres. La comparaison du nouveau régime avec l'ancien entraîne des positions souvent fortement tranchées. Chez les républicains d’abord, où tout ce qui est mis au débit de l'ancien régime est crédité au nouveau. Nous trouvons néanmoins des degrés d'engagement divers, allant de la simple mention du rôle de la Révolution en matière de liberté et d'égalité (J. Simon) à la condamnation impartiale, par J. Steeg, du régicide et de l'insurrection, aussi catégoriquement que de l'oppression et de l'arbitraire, à la fermeté de G. Compayré qui veut montrer l'ancienne France pour faire apprécier la nouvelle aux ingrats, l'éloge du nouveau étant destiné à faire détester l’ancien, et à "l'amour des représailles" chez Paul Bert.
6Boutroux s'élève contre la théorie des catégories tranchées et formule son objection de la façon suivante : "Peut-être serait-il plus conforme à l'esprit de la science moderne que, comme la nature, la société ne fait pas de sauts ; que le présent germait déjà dans le passé, et que, du passé, quelque chose subsiste dans le présent". Il constate également que G. Compayré et P. Bert applaudissent à la destruction de l'Ancien régime par la Révolution, mais n'admettent pas que l'on "recoure de nouveau à la révolution pour améliorer l'état de la société".
7Les ouvrages qui mettent en relief l'idée républicaine tendent à faire aimer les institutions légales du pays et "de tout temps il a été difficile à l'homme d'aimer une chose sans détester son contraire" ; d'où les vives attaques contre l'Ancien régime. Mais la lutte est encore de saison, car l'adversaire est loin d'avoir rendu les armes. Plusieurs manuels opposent, de manière plus ou moins affichée, l'Ancien régime au nouveau, comme le bien au mal. Si F.I.C. reste prudent, dans un texte aux mots judicieusement calculés, où rien ne s'élève contre les institutions et les lois actuelles, si Audley limite son engagement à l'assimilation de la République et de la Monarchie, parce que toute autorité descend de Dieu et remonte à Dieu7, les quatre autres manuels émanant de personnalités catholiques glorifient l'ancien régime aux dépens du nouveau. Les abbés Bailleux et Martin attaquent directement les institutions : "L'obligation du service militaire est une entrave à la liberté8" ; le citoyen a le droit de discuter la loi et de s'y soustraire s'il la tient pour non avenue. L'abbé Huguenot va même jusqu'à écrire : "Une loi est évidemment mauvaise quand elle est évidemment contre la loi de Dieu, contenue dans le Décalogue9".
8Pour Emile Boutroux, "l'une des préoccupations essentielles de MM. Huguenot et Loth est certainement de diriger le vote des citoyens2" ; il étale son constat en empruntant cette phrase à A. Loth : " Il fallait d'abord mettre l'écolier au courant de l'organisation politique administrative de la France, de manière surtout à lui faire comprendre l'importance du vote et d'un bon gouvernement10". Notons cependant que, sortie de son contexte, cette phrase aurait très bien pu être empruntée à P. Bert. L'abbé Huguenot s'élève contre les dépenses inutiles et s’en prend à l'école publique : "Si l'on votait des dépenses inutiles, un palais, par exemple, pour une institutrice laïque, quand il y a des religieuses dont tout le monde est satisfait, seriez-vous content"11 ? Et, bien sûr, pour ces auteurs, la France fraternelle et charitable est celle d'avant 1789. Comme nous le voyons, les luttes où se mêlent le nom de Dieu et l'intérêt religieux ne visent ni le salut des âmes, ni le salut de la France. Placées sur le terrain politique, leur objet est le pouvoir, l'empire.
Le point de vue pédagogique
9L'analyse révèle trois types de méthodes d'enseignement, poursuivant chacune un objet propre. Du reste, toutes les méthodes sont misent à la portée des enfants.
10La méthode d'intuition promène et entraîne leur esprit dans un monde réel ou imaginaire et leur fait sentir les vertus civiques. La méthode d'induction éveille le sentiment et sème le ferment patriotique et civique dans les jeunes consciences. Toutes deux visent l'éducation du sujet. P. Laloi est le seul à associer le dogmatisme à l'intuition, dans une présentation originale. Les éléments de sa méthode didactique, placés dans la partie supérieure des pages, instruisent et nourrissent un cerveau qui s'éduque ensuite par des lectures appropriées, situées en bas de page.
11Très nettement, les auteurs ont pris parti pour un enseignement du sujet, chez qui non seulement on développe mais surtout on suscite des facultés propres à faire naître ensuite sentiment patriotique et conduite civique, dénominateur commun et unificateur de l'époque. Ce choix oriente tout naturellement vers une méthode vivante, à base de lectures ou de dialogues. Ici, Emile Boutroux s'étonne que les auteurs aient réuni dans un même manuel un enseignement moral, qui vise une éducation par une méthode expositive : "Nous nous expliquons mal que plusieurs de nos auteurs aient rapproché, souvent même fondu, l'enseignement moral et l’enseignement civique. Le premier rentre plus que tout autre dans l'éducation : le second avait été, par le plan d'études lui-même (Plan d'études des écoles primaires publiques : division de l'enseignement), rattaché à l'histoire et à la géographie". Il souhaite donc des ouvrages d'enseignement qui soient partagés en deux catégories :
- des ouvrages d'éducation, selon la méthode intuitive,
- des ouvrages d'instruction, selon la méthode démonstrative.
12Les premiers seraient des livres de lecture et de morceaux choisis, qui susciteraient les sentiments moraux et patriotiques. Les seconds contiendraient des exposés méthodiques et complets, propres à être étudiés et appris. Ils auraient pour objet de donner un tableau d'ensemble du système de la morale et de l'organisation de la France. Mais ces derniers soulèvent une question : convient-il d'établir trois cours concentriques, "de telle sorte que, dès le premier, toutes les matières aient été touchées et que le dernier ne diffère du premier que par le degré de développement ?" Les craintes de l'auteur sont de trois ordres :
- - N'est-ce pas peupler l'esprit de l'enfant d'idées fausses qu'il faudra corriger par la suite ?
- - N'émousse-t-on pas de bonne heure la curiosité ?
- - N’expose-t-on pas l'élève à sortir de l'école avec une instruction incomplète et mal pondérée ?
13Emile Boutroux propose l'idée d'un traité simple, méthodique et complet, que l’élève emporterait de l'école et dont le maître aurait fait vivre le contenu par l'emploi d'une méthode intuitive et l'usage approprié de livres de lecture. En accord avec F. Buisson, il distingue nettement deux périodes dans l'enseignement primaire : une période préparatoire, d'éducation intellectuelle et morale, où le maître éveille la curiosité, le jugement et la conscience par l'emploi de livres de lectures simples, sans prétention didactique ; une seconde serait celle des études proprement dites, à partir d'un livre unique qui présenterait "avec méthode, précision et concision le tableau complet des connaissances d'un même ordre que l'on juge appartenir à l'instruction primaire". Pour cela, Boutroux prévoit des manuels de forces différentes selon qu'il s'agit d'écoles de villes ou de campagne où, dit-il, "existe une hiérarchie plus ou moins tranchée". L'emploi d'ouvrages de lecture, concurremment au livre didactique, est conseillé car "l'éducation doit toujours accompagner l'instruction, pour l'appeler et pour en profiter".
14La question des méthodes n'est rien "en comparaison de celle de l'esprit dans lequel doit être donné l’enseignement moral et civique". La finalité d’un tel enseignement est de "préparer dans chacun des élèves le citoyen dévoué à sa patrie, l'homme futur que la société attend".
15Aux yeux de Boutroux, la plupart des auteurs ont donc franchi les limites de la simple description, pour entrer dans le "domaine des questions sur lesquelles on est généralement d'accord, pour aborder celles qui divisent les penseurs et la société". Il leur pardonne néanmoins car "on ne peut exiger d'hommes éminents et convaincus qu'ils fassent abstraction de leurs idées personnelles par cette seule raison qu’ils écrivent pour l'enfance. C'est la marque et la supériorité des hommes d'élite d'imprimer leur personnalité sur toutes leurs oeuvres".
16Il distingue toutefois les thèses aventureuses, qui vont néanmoins dans le sens des idées modernes et des institutions légales, de celles qui vont contre le courant général de la civilisation. Il note que "l'introduction dans l'école des questions religieuses, politiques et philosophiques est en elle-même une chose grave et digne d'attention". L'émergence de cet enseignement "n'est pas né d'un caprice ou d’un accident, mais d’un long et régulier développement historique ; et il portera des fruits utiles, parce qu'il procède de l’une des plus nobles pensées que puisse concevoir l'esprit humain".
17Enfin, il envisage la rédaction d'un manuel d'enseignement civique par une commission officielle, avec l'approbation du Conseil supérieur de l’instruction publique. Il contiendrait l'exposition "sommaire, impersonnelle, de notre droit public et administratif. Mais ce souhait, partagé par d'autres, resta à l'état de voeu pieux.
Notes de bas de page
1 Alors maître de conférences à l'Ecole normale supérieure.
2 Boutroux (E.), "Les récents manuels de morale et d'instruction civique", Revue pédagogique, 15 avril 1883, pp. 289-342.
3 L'annexe VI donne les listes des manuels examinés par l'auteur pour l'instruction civique ; l'une contient les livres destinés aux écoles primaires, l'autre aux écoles normales.
4 Bigot (C), Le Petit Français, p. 29.
5 Mabilleau (L.), Cours d'instruction civique, p. 28.
6 Gréville (H.), Instruction sociale et civique pour les jeunes filles, p. 187.
7 Audley, Instruction civique à l'usage des écoles primaires, avant-propos, p. XII.
8 Abbés Bailleux et Martin, Nouveau manuel d'enseignement moral et d'enseignement civique, p. 144.
9 Abbé Huguenot, Manuel chrétien d'enseignement civique, p. 59.
10 Loth (A.), Le Livre du jeune Français, manuel d'instruction civique. Préface, p. 11.
11 Abbé Huguenot, op.cit., p. 151.
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